Corps de l’article

Introduction[1]

Dans les sciences naturelles, le média central de la communication scientifique[2] – l’article de recherche – ne peut être imaginé sans la présence d’images, de diagrammes, de tableaux, de graphiques et d’autres types de représentations visuelles. Ces représentations visuelles ne sont pas seulement associées à différents endroits du corpus textuel, elles font référence aussi réciproquement les unes aux autres. Cet article porte sur la contextualisation mutuelle des éléments visuels au sein d’un article scientifique, considérant, comme cas de figure, la recherche en nanotechnologie dans la perspective d’une sociologie des sciences.

Les études sociales s’intéressent aux images scientifiques depuis trois décennies[3]. On peut distinguer deux courants importants, dont le premier vise la productionscientifique des images et le second, la diffusion des images scientifiques vers le public. Curieusement, la question de la diffusion des images au sein de la communauté scientifique, à travers des publications textuelles ou des communications orales, n’a reçu que très peu d’attention[4]. On peut présumer que cela est lié à la préférence de la sociologie des sciences constructiviste, de type « études laboratoires » (voir Knorr Cetina, 1995), pour les processus de construction de représentations visuelles dans le laboratoire (voir Amann et Knorr Cetina, 1990 ; Lynch, 1985). Le lien entre la production et la diffusion des images a alors été caractérisé comme un enchaînement de représentations visuelles, c’est-à-dire de transformations successives d’images émanant des instruments du laboratoire, depuis leur inclusion au sein des publications jusqu’à leur présentation en des lieux publics. Bruno Latour parle d’une « cascade d’inscriptions de plus en plus simplifiées »[5] (1986 : 16).

Contrairement à ces relations « sérielles » entre images (Lynch et Woolgar, 1990b : 6), les relations « transversales » (c’est-à-dire non séquentielles) entre représentations visuelles ont attiré beaucoup moins d’attention[6]. Ce sont ces relations transversales entre représentations visuelles au sein d’un article scientifique qui seront considérées ici. Une représentation visuelle sera conçue comme « une surface autonome qui est néanmoins contenue à l’intérieur d’un texte »[7] (Lynch, 1990 : 155). Cette perspective invite à discuter de la relation entre représentation visuelle et texte de manière ouverte et sans présupposition, au lieu de réduire par défaut la conception d’une représentation visuelle à son rôle (potentiel) d’illustration du texte. L’enjeu est donc d’explorer la contextualisation mutuelle des éléments figuratifs au sein d’un article, en considérant les relations de ces éléments non seulement entre eux, mais aussi entre les éléments figuratifs et textuels.

Nanotechnologie et microscopie à l’échelle nanométrique

Dans la conception publique, la nanotechnologie[8] a une forte présence visuelle, étant associée à des images reproduites à répétition dans la presse quotidienne, les romans ou les sites Web (voir Lösch, 2006 ; Milburn, 2008). Bien que, typiquement, les images qui circulent dans le public – comme celles qui relèvent de la science-fiction – ne soient pas les mêmes que celles qui intéressent les chercheurs, elles jouent néanmoins un rôle clé dans la pratique épistémique de ce champ de recherche. Cela tient du caractère central des techniques et des appareils de visualisation.

Les chercheurs produisent les images par des microscopes à résolution nanométrique, comme les microscopes à effet tunnel (STM) et les microscopes à force atomique (AFM), et par des microscopes électroniques. Contrairement à la microscopie optique, qui permet d’observer des structures jusqu’à 1/10 de millimètre environ, ces formes de microscopie opèrent à l’échelle atomique. Elles permettent de visualiser et d’analyser les structures atomiques et moléculaires. Cependant, les instruments comme les STM et les AFM permettent aussi de manipuler et de produire ces structures (voir Daston et Galison, 2007 : chap. 7 ; Mody, 2004). En exploitant des effets de la mécanique quantique, ces procédures de manipulation sont utilisées pour créer des objets (matériaux ou autres) avec de nouvelles propriétés – ce qui est considéré comme un aspect essentiel et caractéristique des nanotechnologies.

Les images de structures atomiques produites dans le laboratoire comptent parmi les plus importants résultats de la pratique en nanotechnologie. Une petite sélection de ces images, éditées de manière adéquate, se retrouve dans les publications scientifiques par le biais desquelles les chercheurs communiquent leurs résultats à leurs collègues. La rôle crucial des images dans la recherche est mis en évidence par leur présence et par l’importance qu’on leur accorde dans les publications. En conséquence, notre article s’intéressera aussi à la manière dont ces images sont assemblées et incorporées dans des articles, et aux effets de ces types d’assemblage.

Imagerie composite : indication numérique

En feuilletant des revues scientifiques de nanotechnologie, on s’aperçoit, premièrement, que les figures (c’est-à-dire ce qui apparaît sous le label « figure » dans un article) sont majoritairement composées par des images microscopiques et, deuxièmement, que ces figures contiennent souvent plusieurs images, courbes ou schémas conjoints. Pour mieux saisir les formes d’assemblage des éléments visuels et textuels dans un article, une centaine d’études ont été analysées numériquement. La base de données est constituée par deux revues : Nanotechnology, fondée en 1990 et dédiée à la recherche multidisciplinaire en sciences et technologies d’échelle nano ; Advanced Materials, revue de première qualité en sciences des matériaux, établie en 1988 et s’adressant à des chercheurs en matériaux, chimistes, physiciens, ingénieurs d’orientations diverses et de la communauté nano. Cinquante articles de chaque revue ont été sélectionnés, soit vingt-cinq, de part et d’autre, pour l’année 1993 et pour l’année 2008.

Dans les deux revues, le matériau visuel a un statut important, compte tenu d’abord de l’espace qu’il occupe et de l’abondance des images : le rapport entre représentations visuelles (incluant les légendes) et texte est environ un pour quatre. Aujourd’hui, seulement un article sur dix ne contient aucune image microscopique. Qui plus est, les chiffres indiquent aussi qu’une image microscopique apparaît rarement seule (6 % des articles en 2008). Des figures avec plusieurs images microscopiques affichées en juxtaposition directe se retrouvent dans presque la moitié des articles (44 % en 2008). Des figures qui combinent images et courbes sont également repérables dans des proportions similaires (48 % pour AM, 56 % pour NA)[9], tandis que celles qui associent images et schémas sont moins fréquentes (24 % pour AM, 4 % pour NA). Les figures composites[10] comportent en moyenne trois éléments. Ces observations suggèrent que, dans de nombreux cas, les figures composites se caractérisent par une structure référentielle interne complexe. Cette évaluation rapide vaut aussi pour d’autres sources, comme les séances d’affichage.

L’abondance des représentations visuelles en général et des figures composites en particulier est à la base d’une double thèse. Premièrement, on postulera que les images sont des révélateurs de différents types de faits. Deuxièmement, on pourra affirmer que le caractère composite des représentations visuelles joue un rôle constitutif pour la communication scientifique : une image acquiert du sens dans le contexte d’autres représentations visuelles (images, courbes, schémas) et, en étant juxtaposée à elles, une dynamique se nourrit de la multivalence factuelle des images – notion qui sera introduite dans la prochaine section.

Images, révélateurs de faits distincts

Quelle signification donner à l’idée que, dans les publications, les images agissent comme révélateurs de faits distincts[11] ? Pour introduire cette notion, considérons, comme cas emblématique, l’une des images les plus étroitement associées à la nanotechnologie dans l’imaginaire public et scientifique : le logo IBM (fig. 1 ; voir Baird et Shew, 2004 ; Hennig, 2006 et 2009). Cette image transmet (au moins) trois types d’énoncés factuels.

Figure 1

Logo IBM composé par des atomes individuels.

Logo IBM composé par des atomes individuels.

Image reproduite avec l’autorisation de IBM Almaden Research.

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Fait phénoménal : Les composantes des lettres I, B et M sont des atomes individuels (dans ce cas, des atomes de xénon), chaque lettre mesurant de haut en bas cinq nanomètres. Des énoncés de ce type désignent un fait relatif à la forme, les dimensions et la nature spécifiques du phénomène ou de l’objet d’investigation qui sont représentés par les images. Dans le cas de la microscopie à l’échelle nanométrique, il s’agit, typiquement, d’un énoncé factuel sur la structure atomique ou moléculaire de l’échantillon considéré.

Fait procédural : Pour produire l’image affichée, les atomes individuels ont été déplacés par un microscope à effet tunnel (STM). Cette donnée renvoie aux étapes et à la procédure expérimentale suivie dans la production du phénomène présenté. Le lecteur peut apprécier le fait procédural révélé par l’image sans pour autant s’intéresser aux détails du fait phénoménal (par exemple, la composition chimique de la surface sur laquelle les atomes de xénon ont été assemblés).

Fait technologique : Le STM a été utilisé pour déplacer les atomes et, par la suite, visualiser le résultat de cette manipulation. Ce type d’énoncé factuel renvoie à la capacité et au pouvoir de l’appareil et de la technologie employée. Associer les représentations visuelles aux faits technologiques est d’une grande importance au moment de l’implantation d’une nouvelle technologie. Dans ces situations, l’attention se déplace de ce qui est visualisé (le phénomène) à l’appareil déployé. Les images révèlent la capacité de la technologie sous-jacente, tandis que le phénomène visualisé assume un rôle instrumental pour mettre la technologie en valeur (voir Mody, 2005 : 198).

Dès la prise de conscience du lecteur que les « gouttes » représentent des atomes individuels, l’image du logo IBM déploie son pouvoir suggestif. Parce que le dessin (I, B, M) est si manifestement artificiel – impossible de l’imaginer autrement que comme résultant d’un acte délibéré –, le fait procédural est inscrit dans l’image, de même que la capacité technique pour y parvenir. Un physicien, à qui j’ai demandé ce que l’image IBM représentait à ses yeux, la résume ainsi : « l’image montre la capacité des chercheurs de contrôler la position d’atomes qu’ils savent placer sans erreur ». Le texte accompagnant l’image se contente d’ordinaire de préciser ces détails : un STM a été utilisé, les atomes xénon ont été posés sur une surface en nickel.

Le fait que les conventions esthétiques, selon lesquelles l’image a été conçue, sont connues rend l’image accessible et identifiable par un large public (Hennig, 2009). Par conséquent, l’image du logo IBM est aujourd’hui un élément central de l’iconographie de la nanotechnologie, symbolisant ainsi le pouvoir des scientifiques sur la nature. Somme toute, l’image rend hommage à l’entreprise derrière le projet. Le STM a été développé par les chercheurs d’IBM, Binnig et Rohrer, qui ont reçu le prix Nobel pour cette invention en 1986, et ce sont des chercheurs de la même entreprise, Eigler et Schweizer, qui ont fabriqué le logo à l’échelle nanométrique dans leur laboratoire (Baird et Shew, 2004 ; Binnig et alii, 1982 ; Hennig, 2009).

L’exemple du logo IBM (fig. 1) a montré qu’une seule image pouvait communiquer des faits de types différents. Toutefois, l’évaluation de l’imagerie employée au sein des articles scientifiques, dans le domaine de la nanotechnologie, suggère qu’une image microscopique apparaît rarement seule. La question se pose donc de savoir comment l’imagerie révèle des faits différents dans la publication originale qui vise un public scientifique. Le logo IBM nano est présenté à la communauté scientifique dans une « lettre » de trois pages, parue en 1990 dans la revue Nature, avec le titre « Positioning single atoms with a scanning tunnelling microscope » (Eigler et Schweizer, 1990).

L’article scientifique n’exhibe pas le logo IBM comme image individuelle et isolée (fig. 1), mais expose une séquence de six images, arrangée dans deux colonnes de trois images chacune (fig. 2). Ces six images constituent une séquence temporelle « d’images STM, prises pendant la construction d’un arrangement ordonné d’atomes de xénon sur une surface nickel (110) »[12] (légende de l’article original), démontrant des stages successifs du processus de construction.

La figure composite renforce donc l’impression de procédure et de processus en documentant le fait que la composition IBM a été produite étape par étape. Cela n’est guère surprenant, puisque l’article vise précisément à établir explicitement le succès d’une nouvelle procédure. En comparaison, le fait procédural est représenté de manière plus implicite dans le cas du logo IBM public (fig. 1).

Figure 2

Réimpression de l’image créée à l’origine par la corporation IBM.

Réimpression de l’image créée à l’origine par la corporation IBM.

Reproduite avec l’autorisation de Macmillan Publishers Ltd : NATURE © 1990 (Eigler et Schweizer, 1990 : 525 [fig. 1])

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Dans les deux cas, l’imagerie du logo IBM privilégie le fait procédural comme étant intimement lié au fait technologique : comment utiliser un STM pour positionner des atomes individuels sur une surface avec précision atomique. Le fait phénoménal reste plus implicite, ses détails étant incorporés dans la légende et le corpus du texte. Cela s’explique par le fait que la structure « I B M » n’est pas très intéressante en soi. D’autres structures nanométriques, comme les jonctions moléculaires traitées ci-dessous, sont également intéressantes pour leurs aspects phénoménaux. La comparaison de la figure 2 avec d’autres composites représentant des faits procéduraux révèle que la démonstration séquentielle du processus de construction (fig. 2) est aujourd’hui typiquement remplacée par des formes de représentations composites privilégiant d’autres logiques d’assemblage.

En résumé, nous constatons que les images microscopiques peuvent transporter des énoncés factuels de différents types. Cette multivalence factuelle est, on peut le présumer, imputable à « l’ouverture sémiotique »[13] des images en combinaison avec leurs « pouvoir de persuasion découlant du fait qu’elles sont considérées, simultanément, comme voix d’autorité technoscientifique et comme expressions de nature »[14] (Burri et Dumit, 2008 : 305). Cela pourrait expliquer la propension des lecteurs à accorder un statut factuel à l’image. Une image peut être associée à un énoncé factuel spécifique, mais ce n’est pas forcément le cas. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de correspondance biunivoque entre image et fait. Comme dans le cas du logo IBM, une image peut aussi incorporer des énoncés factuels divers, chacun de degré différent.

Typiquement, l’image même ne détermine pas le type d’énoncé factuel sous-jacent. Cela dépend plutôt de l’interaction avec l’entourage de l’image, en fonction des autres représentations visuelles et du texte qui l’encadre. En ce sens, il s’agit d’une propriété émergente. Par conséquent, les faits sont communiqués non pas uniquement par des images individuelles, mais aussi par des figures composites (et bien sûr par le texte). L’imagerie composite semble donc avoir un rôle clé dans la communication scientifique. Dans la section suivante, des chercheurs en témoignent.

Lecture et écriture : intercaler images et textes

En regardant les figures, je devrais saisir l’histoire.

Un graphique par ici, un autre par là,

ça rend la chose difficile à lire. (Entrevue)

Un article scientifique attire l’attention des chercheurs par sa qualité scientifique et son caractère innovateur. Mais sa visibilité dépend, de manière cruciale, de la réputation de la revue scientifique dans laquelle il paraît et de « l’emballage » des résultats. La façon dont les auteurs sélectionnent et présentent les images (et les graphiques, plus généralement) dans un article joue un rôle clé pour montrer et communiquer les résultats. Les scientifiques sont confrontés à cette question dans deux perspectives complémentaires : comme auteurs et comme lecteurs. Ils ont acquis l’expertise pour présenter les résultats sous forme d’images et de graphiques, et pour extraire les résultats d’un article et de ses graphiques en tant que lecteurs. Ces deux formes d’expertise s’informent donc mutuellement.

De quelle façon les scientifiques s’approprient-ils la littérature scientifique dans leurs champs de recherche respectifs[15] ? Ils font une première sélection en visant les titres (parfois aussi les résumés) et les auteurs de publications en vue d’identifier les articles d’intérêt potentiel. Les articles sélectionnés sont ensuite examinés de manière minutieuse, en portant une attention particulière aux graphiques et aux légendes.

Je lis le résumé, je regarde les images et les légendes – voici ce que je fais d’abord. Et puis, ça dépend, si je fais un passage rapide à travers l’article (« quickly scan »), ça dépend de son importance. (Ibid.)

Les lecteurs déplacent donc leur attention des images et de leurs légendes au texte qui les englobe. Les chercheurs suivent le même parcours lorsqu’ils écrivent un article. Dans ce cas, ils commencent par assembler les figures et continuent « à écrire l’article autour des figures » (ibid.). Ce faisant, les auteurs ajoutent d’abord les légendes aux figures et puis, étape par étape, le reste du texte. L’utilisation de la préposition « autour » suggère que les graphiques sont considérés comme le centre, le noyau de l’article, ce qui semble correspondre aux perspectives des auteurs et des lecteurs.

Mais comment se présente ce noyau visuel ? Est-ce un lieu central dans lequel toutes les images de l’article sont réunies ? Ou s’agit-il plutôt de nombreux centres locaux, qui chacun relie localement une partie du texte ? En pratique, ni l’une ni l’autre de ces variantes n’est employée. Par contre, les scientifiques groupent les images et d’autres éléments graphiques dans des composites qui, ensemble, « racontent une histoire » (ibid.). Typiquement, ce groupement aboutit à un faible nombre de figures par article, la plupart composites. Les chercheurs expliquent leur parti pris de ne pas présenter des images individuelles par le fait que cela « rend l’histoire très difficile à lire » (ibid.). Au contraire, « mettre l’information ensemble » (ibid.), sous forme de figures composites, est considéré comme un moyen d’assembler les faits correspondants en une « histoire locale », ce qui rendrait ceux-ci plus accessibles aux lecteurs.

Comme le constate Myers (1990 : 249), chaque figure correspond à un passage précis dans le texte qui y fait référence. La création de figures composites a pour conséquence d’éloigner les représentations visuelles du texte correspondant. Cette distance entre l’image et le texte auquel elle renvoie est une autre indication du degré considérable d’autonomie du narratif, créé par les représentations visuelles et leurs légendes, dans le contexte d’une figure composite. Malgré cette autonomie locale, les figures composites d’un article sont étroitement liées entre elles, sous-entendant que le tout résume le contenu et les résultats d’une publication. L’avis qu’un chercheur chevronné donne à ses étudiants de niveau master en témoigne :

En regardant les figures, je devrais saisir l’histoire.

Si les figures ne me racontent pas l’histoire, il en manque

une ou deux, ou bien on ne les a pas choisies de manière

adéquate. (Entrevue)

Une telle conception des figures implique que les représentations visuelles soient compréhensives et évoquent toutes les décisions stratégiques et les résultats centraux qui caractérisent et mettent en valeur l’article. Dans cette perspective, le texte peut être interprété comme étant une légende étendue des figures, supplémentée par des informations sur la motivation de l’expérience sous-jacente et sur son lien avec des travaux similaires.

Communiquer la recherche sur les jonctions moléculaires

L’imagerie d’un article scientifique spécifique sera considérée maintenant comme second cas de figure. L’article en question est le produit de la recherche de cinq chercheurs, figurant comme auteurs, qui sont associés aux instituts de physique et de chimie d’une université suisse et qui font partie d’un important programme de recherche en nanotechnologie. Le travail s’inscrit dans le cadre de l’électronique moléculaire, domaine qui s’intéresse aux circuits ou composants électroniques assemblés à partir de molécules. L’article est paru dans la revue Advanced Materials avec le titre « Reversible formation of molecular junctions in 2D nanoparticle arrays » (Liao et alii, 2006).

La publication compte quatre pages. Elle est structurée graphiquement : par trois figures en noir et blanc (chacune, avec sa légende, occupant un quart de page de trois pages consécutives), par une seule section sous-titrée « partie expérimentale » (détaillant les procédures suivies pour préparer les composantes de l’expérience), sur la dernière page, et par la liste des références bibliographiques qui clôt l’article. Les trois figures sont toutes composites : la première (fig. 3) joint six images microscopiques de tailles différentes ; la deuxième (fig. 4) réunit cinq représentations visuelles, dont deux images microscopiques, deux graphiques et un schéma ; la troisième combine deux graphiques avec une image microscopique miniaturisée insérée dans un des graphiques.

Dans ce qui suit, les deux premières figures composites seront analysées en fonction des aspects exposés ci-dessus. L’analyse est basée, premièrement, sur une « lecture » détaillée de l’article, incluant les représentations visuelles, les éléments textuels ainsi que leurs relations. Elle bénéficie, deuxièmement, des données recueillies lors d’une entrevue d’expert et par des interactions informelles avec deux des auteurs, dont le directeur de projet.

Figure 3 : composition d’images de microscopie électronique

Chacune des six images de la première figure de l’article considéré (voir fig. 3) est étiquetée par une lettre à laquelle la légende fait référence. En outre, les images sont annotées par l’échelle respective qui est réduite d’une image à l’autre (de 30µm à 100nm). La légende commence par les mots « assemblage de nanoparticules d’or (diamètre : 10nm) encapsulées dans des alcane-thiols et déposées sur un substrat SiO2-Si – images obtenues par microscopie électronique »[16], et elle est suivie de commentaires détaillés sur chaque image (Liao et alii, 2006 : 2444).

Image [a] : fait procédural

Cette image montre des bandes de largeur uniforme. Si la légende n’indiquait pas au lecteur qu’il s’agit d’une image de microscopie électronique, il pourrait confondre l’image avec une représentation schématique de la structure produite : l’image est nette et sans irrégularité apparente. La substance des bandes est identifiée par les annotations : « SiO2 » et « colloïdes Au ». L’image semble montrer que la structure visualisée est un produit du laboratoire. La section de la légende correspondant à cette image confirme l’interprétation. On apprend que « les particules ont été auto-assemblées à une interface air/eau, puis transférées sur un substrat à l’aide d’un timbre pré-moulé en PDMS [polydiméthylsiloxane] afin de produire des lignes parallèles de monocouches de nanoparticules »[17] (Liao et alii, 2006 : 2444). L’image renvoie donc à un fait procédural. Dans le même temps, elle montre la forme de la structure prétraitée que les chercheurs ont insérée dans l’arrangement expérimental pour effectuer des mesures (voir fig. 4).

Figure 3

Images de nanoparticules en or après traitement, produites par microscopie électronique (Liao et alii, 2006 : 2444 [fig. 1]).

Images de nanoparticules en or après traitement, produites par microscopie électronique (Liao et alii, 2006 : 2444 [fig. 1]).

Avec l’autorisation de © Wiley-VCH Verlag GmbH & Co. KGaA.

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Images [b] à [f] : faits phénoménaux

Contrairement à l’image [a], les autres images de la figure ([b] à [f]) présentent des irrégularités et ressemblent aux résultats d’une investigation expérimentale. Elles renvoient toutes à des énoncés factuels sur des phénomènes qui concernent la structure atomique du réseau assemblé, mais elles caractérisent des propriétés différentes de cette structure. Selon la légende, l’image [b] indique « l’emballage compact de la structure tabulaire assemblée »[18] sans accentuer un détail spécifique ; l’image suivante démontre que les bords sont « bien définis ».

Les images [d], [e] et [f] sont alignées horizontalement et groupées dans le coin droit en bas de la figure. Ces images gagnent une signification par voie de comparaison entre elles, ce qui rend les particularités visibles : par exemple, le fait que « l’ordre s’améliore et l’écartement entre particules augmente » (légende) en se déplaçant de [d] vers [f]. La différence de structure s’explique par des alcane-thiols de type différent utilisés pour stabiliser l’assemblage de nanoparticules. Les énoncés factuels sous-jacents correspondent aux phénomènes : les structures nanométriques des différents types d’assemblage de nanoparticules.

Figure composite : articuler procédures et phénomènes

Dans la perspective de la figure composite entière (à l’opposée d’une image individuelle ou de paires d’images), la question des faits sous-jacents trouve une réponse différente. La combinaison des images met en évidence le fait que l’assemblage a été construit et que ses propriétés varient avec la composition des ligands. Ainsi, la figure composite articule des énoncés factuels de procédure et de phénomène. Un coup d’oeil sur le texte suffit pour illustrer cette association de phénomène et de procédure ; en regroupant les images [a] et [c], il est possible de démontrer que « la technique de déposition produit des réseaux de nanoparticules bien ordonnés »[19] (ibid.). Dans ce contexte, la représentation schématique [a] devient, simultanément, un plan de production pour l’assemblage et une démonstration de la procédure suivie, et elle révèle la structure qui en découle. Le directeur de projet résume le procédé ainsi :

Nous voulons montrer qu’il est possible de créer des structures bien définies, c’est-à-dire que la procédure de déposition est bien contrôlée et que les détails de ces structures sont également contrôlés. (Entrevue)[20]

Peut-être est-ce parce que les lecteurs sont aujourd’hui habitués à la sophistication de la microscopie électronique qu’ils n’associent plus, au même degré, les images avec la technologie sous-jacente. Les faits technologiques associés à la microscopie ne sont donc pas spécialement accentués par les images. Cela n’implique pas que les capacités techniques en général sont devenues moins importantes : elles se sont seulement déplacées, par exemple vers les technologies de production et d’assemblage des échantillons ou des structures. Ces faits technologiques sont toutefois toujours bien raccordés aux faits procéduraux.

Figure 4 : images microscopiques et résultats de mesures

La deuxième figure du texte (voir fig. 4) est un cas exemplaire d’un composite complexe combinant images, graphiques et schémas. Son titre, « Mesures de transport à travers un réseau de nanoparticules avant et après échange moléculaire »[21] (première phrase de la légende), indique qu’il s’agit de mettre en évidence les résultats de l’expérience. Le composite constitue un ensemble de représentations visuelles dans lequel chaque élément apporte des informations contextuelles nécessaires pour pouvoir apprécier les éléments avoisinants. C’est une figure qui « raconte une histoire » (voir plus haut la section « Lecture et écriture »).

Images [a] et [d] : microscopie à but distinct

Les images de microscopie électroniques [a] et [d] se ressemblent par leur taille et leur encadrement, mais elles diffèrent dans leurs fonctions. La première agit comme présentation schématique de l’agencement expérimental : deux contacts carrés ont été évaporés sur un réseau de nanoparticules de largeur « w », selon la légende. Cette description renvoie au statut fabriqué de l’agencement et donc à un fait procédural. Les deux images en [d] montrent la structure moléculaire du réseau et renvoient donc à des faits phénoménaux.

Figure 4

Figure composite présentant des mesures de transport (Liao et alii, 2006 : 2445 [fig. 2]).

Figure composite présentant des mesures de transport (Liao et alii, 2006 : 2445 [fig. 2]).

Reproduite avec l’autorisation de © Wiley-VCH Verlag GmbH & Co. KGaA.

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Cependant, l’aspect procédural est néanmoins très présent car ces images représentent deux phases de l’expérience : avant et après le traitement du réseau par OPE (oligo phénylène éthynylène), nom qui désigne une famille de molécules. Dans l’expérience décrite, le réseau est immergé dans une solution OPE. Pourquoi donc s’intéresser à la structure du réseau de nanoparticules dans des phases différentes ? Cela conduit le lecteur à l’idée derrière l’expérience et à ses résultats.

Graphique [b] : les mesures et leur contexte

Les deux contacts montrés en [a] sont mis sous tension et le courant qui circule est mesuré. Ces mesures sont représentées sous la forme typique de courbes courant/voltage en [b]. Pourtant, le résultat scientifique central de l’expérience ne consiste pas uniquement en une courbe de ce type, mais en la superposition de plusieurs courbes. Pour comprendre le message central de l’expérience, le graphique seul ne suffit pas. Il nécessite la proximité d’autres représentations visuelles du composite qui lui servent de contexte. Voici le narratif sous-jacent :

La numération des courbes « 1,3 » et « 2,4 » renvoie à quatre phases de l’expérience. Comme mentionné ci-dessus, le réseau est traité par OPE. La courbe 1 indique les mesures avant ce traitement et la courbe 2, celles d’après (avec les structures moléculaires montrées en [d]). L’hypothèse selon laquelle l’effet de ce processus peut être annulé en immergeant le réseau de nanoparticules dans une solution d’octane-thiol (au lieu d’OPE) est corroborée par les mesures correspondantes : l’annulation est révélée par la courbe 3 chevauchée sur la courbe 1. Le processus continue avec une immersion en OPE reconduite, résultant en courbe 4.

Cependant, la figure composite offre au lecteur non seulement les résultats des mesures, mais aussi une interprétation du phénomène observé. Le schéma [c] est ainsi mis au premier plan et présente une schématique du processus d’échange moléculaire. Les dessins montrent les nanoparticules encapsulées par alcane-thiols, avant (gauche) et pendant (droite) le traitement OPE qui est lui-même visualisé par une flèche. L’idée est maintenant celle que les molécules OPE – qui sont visualisées par la serpentine sous la « rosette » gauche – pénètrent la couche octane-thiol et s’attachent par une liaison chimique aux nanoparticules. De cette façon, un réseau de jonctions moléculaires est créé qui entraîne la réduction de la résistance et donc la hausse du courant, comme le montre le graphique [b]. Ainsi, les correspondances à travers les représentations visuelles sont marquées graphiquement par l’utilisation du noir et du gris : les courbes en gris sont associées au traitement OPE, de même que la flèche grise dans le schéma. En fin de compte, le graphique [e] montre la dépendance de la résistance en fonction du temps de l’immersion dans OPE.

Observations

L’esquisse du chemin suivi pour interpréter les deux figures composites donne lieu à plusieurs observations. Premièrement, c’est un aspect caractéristique de la recherche en matériaux à l’échelle nano que des nouvelles structures moléculaires sont artificiellement créées : cela met en évidence l’image comme vecteur de faits procéduraux. Toutefois, les images de microscopie à l’échelle nanométrique révèlent aussi des faits phénoménaux et technologiques. L’émergence d’un de ces types comme aspect dominant dépendra du contexte de l’image aussi bien que de l’expertise et de l’intérêt spécifiques du lecteur (voir Bazerman, 1988 : chap. 8). Le contexte d’une image est plus ou moins étendu. La légende, par exemple, peut indiquer le type de fait qui sera communiqué par l’image. À l’inverse, un article entier peut être explicitement associé à un type de fait précis. C’est le cas de l’article scientifique présentant les images du logo IBM dont l’objectif est de communiquer le fait procédural touchant la fabrication de ce type de structures.

Deuxièmement, le composite constitue un environnement dans lequel des faits concernant procédure, phénomène et technologie circulent et sont entrelacés. Typiquement, une figure composite n’a pas d’ordre de lecture défini. Bien que chaque représentation visuelle soit numérotée de manière consécutive, une figure composite invite le lecteur à tracer son propre chemin à travers l’imagerie pour construire l’histoire sous-jacente. Par ailleurs, la notion « d’ordre de lecture » est trompeuse parce que les lecteurs ne suivent pas une trace linéaire à travers les différentes composantes. Une géométrie complexe (non séquentielle), comme dans la figure 4, invite à ce type de lecture, ce qui nous conduit à la prochaine observation.

Troisièmement, une figure composite est caractérisée par de multiples références croisées entre ces composantes individuelles, chacune acquérant signification et statut de facticité au vu de l’autre (voir Alac, 2004 ; Bastide, 1990). Les références croisées assument des formes typiques de référence : par exemple, comparaison avec un élément alternatif (échantillon, représentation instrumentale, représentation visuelle, etc.), zoom (c’est-à-dire modification d’échelle), abstraction et concrétisation (image versus schéma), etc. Dans l’article considéré, toute la gamme des formes de référence est utilisée. La comparaison assiste l’oeil dans l’identification des particularités. Les références croisées existent aussi entre figures diverses, notamment entre une figure illustrant l’échantillon par images microscopiques et une figure documentant les résultats mesurés en forme de graphiques.

Quatrièmement, la légende agit comme adhésif entre les parties individuelles d’un composite. Elle complète ce qui reste ouvert et équivoque dans le matériau visuel. Mais elle renforce aussi le message transmis par les représentations visuelles (voir les exemples ci-dessus). Qui plus est, la légende constitue un intermédiaire entre le texte continu et l’imagerie. Dans ce rôle, la légende rend possible l’attachement des faits à leurs qualificatifs et à l’information contextuelle concernant les origines, les bases expérimentales et la valeur attendue des faits.

Conclusion

Cet article a tenté de démontrer l’intérêt des figures composites pour transmettre les messages centraux de publications scientifiques. Compte tenu du fait que la communication scientifique sous forme d’articles n’a que très rarement recours aux images isolées, la thèse présentée ici établit que les chercheurs en nanotechnologie ont besoin de plus d’une image pour convaincre et se laisser convaincre. Les images microscopiques sont typiquement enlacées dans des composites. La puissance de cet enlacement réside dans la multiplicité des énoncés factuels qui circulent dans cet ensemble. Dans ce sens, le composite présente un récit non seulement des phénomènes, mais encore des procédures suivies et des technologies appliquées dans la recherche. La communication de résultats de recherche, par voie de composite, exploite le potentiel et la propension des lecteurs à se construire des narrations de l’expérience sous-jacente : ces histoires parlent d’instruments, de procédures suivies, d’échantillons traités, préparés et analysés. Cela introduit un ordre temporel dans l’interprétation des graphiques. Bien qu’il s’agisse d’un ordre fortement reconstruit, bien éloigné d’un rapport chronologique qui serait fidèle à l’expérience effectuée au laboratoire, il présente aux lecteurs un guide utile qui permet de dévoiler le fonctionnement des représentations visuelles. Ce mécanisme prend effet parce que les membres d’une communauté scientifique partagent des conventions visuelles, une expertise relative à la production, l’édition et l’interprétation des images ou d’autres représentations visuelles, etc. Les chercheurs sont rompus à ces techniques de représentation en tant qu’auteurs et comme lecteurs, ce qui implique qu’ils savent alterner les perspectives à titre d’essai.

La comparaison, à travers le temps, de la figure 3 de l’article publié en 2006 avec la figure 2 de l’article dans Nature en 1999 rend visible la complexité accrue dans la constitution du composite récent. La tendance vers une plus grande complexité dans l’imagerie composite est aussi apparente dans l’échantillon des revues analysées. L’une des personnes interrogées offre une explication de cette observation, en arguant qu’il ne suffirait plus de montrer simplement des images microscopiques à l’échelle atomique pour justifier une publication. L’utilisation expérimentée de microscopie à l’échelle atomique serait aujourd’hui considérée comme une simple routine. Les attentes envers ce qui est aujourd’hui valorisé comme résultat intéressant ou comme procédure innovante se sont modifiées en conséquence. Les faits phénoménaux, en combinaison avec des faits procéduraux relatifs à la constitution de l’échantillon sous-jacent, se trouvent au coeur de l’intérêt, cependant que les faits technologiques liés à l’utilisation de la microscopie à l’échelle nanométrique perdent de l’influence.

La préférence actuelle pour la communication de résultats par voie d’imagerie composite complexe est en résonance avec cette conception des résultats de recherche en tant que faits multiples associés. Les composites, typiques des publications en nanotechnologie d’aujourd’hui, semblent donc suivre aussi l’évolution de ce domaine de recherche.