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Pour de nombreux observateurs, le populisme renvoie souvent à une conception péjorative de la politique, soit la manipulation opportuniste d’un électorat, l’instrumentalisation de mythes mobilisateurs ou encore le caractère démagogique et antidémocratique de la mobilisation. D’après Pierre-André Taguieff, ceci a pour effet de stigmatiser le populisme au détriment de la lecture sérieuse d’un phénomène qui tend à se répéter dans l’histoire[1]. Jusqu’aux années 1980, le concept de « populisme » relevait d’un usage assez précis. On l’utilisait principalement et presque exclusivement pour des évocations historiques et classiques tels le populisme des intellectuels russes de la fin du xixe siècle, le populisme des fermiers dans le Midwest américain et les Prairies canadiennes, et le populisme charismatique et autoritaire des leaders latino-américains (Vargas, Perón) et tiers-mondistes (Nasser, Sukarno) ou encore pour des expressions extrémistes tels le poujadisme en France et le maccarthysme aux États-Unis. Prisonnier d’un cadre d’analyse développementaliste, le populisme était alors défini comme une forme primitive d’expression politique appelée à disparaître avec la modernisation des sociétés politiques [2].

Depuis une vingtaine d’années, l’évolution qui étonne le plus est cette résurgence du populisme dans l’espace politique contemporain. Pour de nombreux analystes, la reprise du populisme constitue une menace sérieuse pour les systèmes démocratiques pluralistes. En Europe occidentale, des partis politiques qualifiés d’extrême droite mais également de néopopulistes ou populistes de droite[3] ont réussi à occuper le terrain politique en profitant de la baisse de confiance à l’égard des institutions politiques et de la classe dirigeante. Ces nouveaux acteurs ont également réussi à articuler plus librement des questions délaissées par les partis traditionnels, entre autres l’immigration, l’insécurité urbaine et le refus du multiculturalisme. Les exemples sont nombreux : le Front national en France, le Vlaams Blok en Belgique, Forza Italia et les Ligues régionales en Italie, le Parti de la liberté (FPÖ) en Autriche, les formations populistes en Scandinavie, le Reform Party-Alliance canadienne au Canada, le One Nation Party en Australie. Il faut également noter le développement de mobilisations néopopulistes en Amérique Latine et en Asie autour de personnalités fortes et médiatiques, entre autres, au Venezuela avec le lieutenant-colonel Hugo Chavez, au Pérou avec Alberto Fujimori et aux Philippines avec la vedette de cinéma Joseph Estrada. Enfin, le populisme tend à déborder les expressions partisanes pour caractériser d’autres formes de mobilisations politiques, soit celles des mouvements sociaux et des diverses initiatives citoyennes dans la défense d’enjeux particuliers le plus souvent liés à l’environnement et au territoire[4]. Comment, dans ces circonstances, envisager l’étude de ce phénomène qui conserve selon toute vraisemblance encore aujourd’hui toute son actualité.

Ce numéro spécial de Politique et Sociétés tire son origine d’un atelier organisé par Victor Armony et Chedly Belkhodja dans le cadre du congrès annuel de l’Association internationale de science politique tenu à Québec en août 2000. L’objectif était alors de réunir des chercheurs intéressés au phénomène du populisme d’un point de vue à la fois conceptuel et empirique. Par la présentation d’études de cas traçant le portrait de divers contextes nationaux, les auteurs réunis dans ce numéro réfléchissent aux différentes définitions du concept de populisme, à la pertinence de parler de « nouveaux populismes » ou de « néopopulismes », aux caractéristiques particulières de partis, de leaders ou de mouvements que l’on considère comme populistes, ainsi que sur les contrastes que l’on peut établir à cet égard entre différents espaces géographiques et culturels. Il s’en dégage une forme de géopolitique des populismes qui nous invite à considérer ses diverses expressions contemporaines.

Les deux premiers articles du numéro traitent du populisme dans le contexte européen de l’après-guerre froide. D’une part, Hans-Georg Betz explore la manière dont les formations populistes de droite en Europe de l’Ouest ont remanié leur idéologie durant les années 1990, opérant ainsi une radicalisation du principe de l’exclusion culturelle. Selon H.-G. Betz, la plupart des recherches sur le populisme de droite ont plutôt traité de l’implantation électorale (municipale, nationale, européenne) et moins des similitudes idéologiques de ces formations politiques qualifiées hâtivement de pragmatiques et d’opportunistes. H.-G. Betz cherche à définir la base du populisme de droite, à savoir son refus du modèle pluraliste en place et l’appel à une doctrine « ethnoculturelle » et raciste de l’identité nationale. En même temps, l’auteur tente de montrer que les nouveaux partis populistes ont réussi à occuper le devant de la scène politique en devenant les défenseurs de l’identité nationale menacée par les logiques d’ouverture mondialiste et européenne. L’illustration la plus forte est la façon dont les partis populistes de droite ont défini l’Islam comme la grande menace de la civilisation occidentale. L’archétype de ce nouveau langage est le Front national français mais également des partis plus « modérés ». Dans les cas suisse, danois et italien, l’auteur remarque un éloignement des positions originelles, soit la doctrine antifiscale au coeur du populisme scandinave et le discours séparatiste et régionaliste de la Lega Nord et du Parti du peuple suisse. Ces formations politiques illustrent bien l’ajustement du populisme de droite aux soi-disant dangers externes, l’immigré devenant la cible de choix d’un discours « nativiste » à la recherche d’un bouc émissaire capable de canaliser toutes les frustrations des « nationaux ».

Alexandra Goujon présente la consolidation d’un régime autoritaire et populiste en Biélorussie. Son analyse de l’ascension fulgurante d’Alexandre Loukachenko, candidat aux élections présidentielles de 1994, permet de mettre en lumière l’opportunisme politique d’un homme habile à manier une rhétorique populiste afin de rejoindre les inquiétudes d’une population en attente de solutions concrètes. Utilisant le concept de sultanisme défini par Max Weber, A. Goujon affirme que le populisme est l’outil pratique qui permet à un individu de se démarquer de l’ensemble de la classe politique et ainsi de consolider son pouvoir personnel. D’une part, Loukachenko symbolise bien la dimension charismatique du pouvoir populiste manipulant de façon habile différentes images de sa personne. Le président est ainsi le sauveur de la nation, mais aussi un homme « comme les autres » se présentant comme un amateur en politique. D’autre part, par l’emploi d’un discours populiste, Loukachenko s’en prend aux institutions démocratiques, notamment le Parlement et les députés, présentés comme les responsables de l’échec du régime post soviétique. Ce refus de la médiation permet alors au président de consolider son pouvoir personnel en s’appuyant sur les relations clientélistes qu’il entretient au sein de l’administration.

Les deux textes suivants se penchent sur une autre tradition du populisme, à savoir le populisme latino-américain. Les articles de Victor Armony et de Marcos Novaro présentent l’évolution du populisme argentin durant les années 1980 et 1990, notamment la jonction du populisme et de l’idéologie néolibérale. V. Armony propose une analyse comparative du « code populiste » de Juan Perón et de Carlos Menem. À partir d’une analyse de contenu des messages annuels à l’Assemblée législative, l’auteur est en mesure de spécifier l’emploi du populisme, à savoir le caractère d’extériorité du langage de Perón et de Menem par rapport au discours politique traditionnel plus proche de la tradition républicaine. L’auteur précise ensuite la relation pouvant exister entre les représentations classiques du populisme de Perón et le nouveau populisme énergique de Menem. L’article illustre très clairement la façon dont le populisme a évolué d’une conception « lourde » reposant sur le charisme autoritaire du chef et de l’appui des masses ouvrières vers une conception souple s’adaptant au jeu de la démocratie électorale et d’une nouvelle clientèle politique. Le nouveau populisme du président Menem constitue alors ce complément politique naturel du néolibéralisme, ses marques de référence devenant l’individu et le consommateur.

Marcos Novaro s’intéresse à l’articulation du populisme par le gouvernement Menem dans le contexte du virage néolibéral. Il avance la thèse selon laquelle le populisme devient un style politique qui permet au pouvoir politique de faire « passer la pilule » des réformes socio-économiques. D’un point vue théorique, M. Novaro cherche à « reconstruire » le concept à partir d’une définition « minimaliste » du populisme empruntée à Kurt Weyland. Le populisme comporte cette caractéristique principale de servir à tout pouvoir politique qui cherche à gérer le conflit de manière personnelle tout en s’efforçant de satisfaire l’ensemble de la population. En premier lieu, le recours au populisme aurait eu comme effet de maintenir l’État au centre du système, voire de lui permettre d’augmenter les recettes publiques et ainsi de lui donner un large appui populaire. En second lieu, le populisme permet de dissimuler les conséquences néfastes des réformes économiques. Par des promesses vagues d’un « bien-être » pour l’ensemble de la population, le gouvernement Menem gère des contradictions fortes, soit la marginalisation des classes moyennes devant l’ouverture d’un espace économique conçu pour un « type de société d’individus ».

Frédéric Boily remet en question la nature populiste du régime duplessiste dans le Québec des années 1930 aux années 1960. Selon l’auteur, une caractéristique essentielle du populisme consiste à proposer l’idée d’un changement en profondeur dans une société figée autour d’un ordre politique établi. Le populisme s’y présente de deux façons : d’une part, il défend une conception de la démocratie du peuple tout entier sans distinction entre « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut » ; d’autre part, il formule une représentation identitaire du peuple fixée autour de l’ethnie et de la race. Il se dégage de l’analyse de F. Boily que le « populisme » de Maurice Duplessis, s’il existe, apparaît plutôt comme un outil mobilisateur et non comme un cadre référentiel à son idéologie nationale et traditionaliste. À partir d’une analyse des campagnes électorales, notamment l’entrée en scène de l’Union nationale et de Duplessis, l’auteur remarque l’emploi d’un style populiste qui vise à se démarquer du système politique en place. Duplessis emploie la rhétorique de l’appel au peuple — les gens des campagnes, les cultivateurs —, la dénonciation des gouvernements provinciaux précédents et du pouvoir fédéral centralisateur et, enfin, des ennemis extérieurs, soit les communistes et les témoins de Jéhovah. En revanche, l’étude des politiques du gouvernement Duplessis ne permet pas de distinguer un programme authentiquement populiste à l’image des mobilisations populistes classiques.

Enfin, dans une note de recherche, Daniel Guérin, Hasan Kirmanoǧlu et Ahmet Süerdem mettent également en évidence la rencontre d’une expression néopopuliste et néolibérale amorcée durant les années 1980 par le Parti de la Mère Patrie dirigé par Turgut Özal. Ce populisme s’inscrit dans l’histoire politique du pays caractérisée par l’émergence de « cycles populistes » depuis l’instauration du régime pluraliste en 1950. Selon les auteurs, les gouvernements ont utilisé le populisme telle « une manière de gouverner » capable d’assurer un équilibre social tout en permettant aux élites en place de maintenir des réseaux clientélistes, notamment dans les secteurs économiques liés à l’exportation. Les auteurs avancent que le recours au populisme n’a pas permis d’assainir le climat politique turc, ce qui aurait contribué à la montée des partis extrémistes de droite et religieux durant les années 1980.

Dans l’ensemble, ces articles ont le grand mérite de faire avancer la réflexion sur l’emploi du populisme dans l’analyse des mutations du discours et de la gestuelle politiques. Comme la plupart des auteurs le soulignent, il existe une profondeur idéologique au populisme qui se rattache aux spécificités des terrains d’émergence et inscrit le phénomène dans la longue durée. Au contraire, l’idée forte à dégager de la lecture de ces textes est que le populisme se distingue par sa capacité d’adaptation aux nouvelles logiques du monde contemporain, soit la pénétration de l’imaginaire néolibéral et l’inquiétude identitaire devant l’ouverture des frontières aux flux migratoires. Dans cette perspective, il nous semble que le populisme s’inscrit dans une logique de changement et non de simple réaction passéiste. En manipulant habilement les thèmes de la proximité ou du rapprochement, les formations et les leaders populistes apparus au cours des années 1980 se sont présentés comme une alternative capable de répondre à un sentiment d’éloignement et de mécontentement souvent exprimé à l’endroit de la politique traditionnelle. Ils proposent d’y remédier, à leur façon, en rétablissant le contact entre les élites et les citoyens.