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Série de lettres rédigées par un homme « sage » qui s’adresse à ses treize petits-enfants et aux nouvelles générations du xxie siècle, cet ouvrage nous invite à réfléchir à la responsabilité de la citoyenneté dans le siècle émergent. Comme l’indique l’auteur : « Ce que vous allez lire, c’est en quelque sorte mon testament. À vous de juger et d’en faire ce que vous voudrez » (p. 229). Écrit sobrement, ce livre pose une question fort simple : comment penser la communauté politique à une époque où la place du citoyen paraît évacuée au profit des langages de l’économique et de l’identitaire ? Jean-William Lapierre en appelle à la pensée libre contre « la pensée dominante de maintenant : l’économisme ».

À première vue, la lecture peut paraître limitée. L’auteur passe en revue de façon bien mécanique les grandes leçons bien connues à propos de la sociabilité humaine, du passage de l’état de nature à l’état de société ou de la classification des régimes politiques. La démarche est la même dans tous les chapitres : l’auteur part de l’anthropologie, va à l’histoire et conclut par des considérations plus actuelles. Cependant, il faut reconnaître que la pensée de l’auteur est fidèle à l’héritage humaniste d’Emmanuel Mounier et des fondateurs de la revue Esprit. Le lecteur qui accepte de parcourir ces pages est encouragé à (re) devenir citoyen, comme si l’Homme avait perdu cette qualité.

La première lettre pose la question des fondements du pouvoir politique. Il y aurait une sociabilité naturelle de l’être humain, qui est amené à donner un sens au fait de vivre en communauté. J.-W. Lapierre passe en revue l’histoire du mythe, qui « fait comprendre que les hommes ne sont pas des dieux et ne peuvent pas établir un ordre social parfait » (p. 30). Toute société politique, primitive ou moderne, se fonde sur un sens partagé, sur une représentation d’un commencement légitime. À chaque fois, il est fait appel à des notions comme la sécurité, le droit de propriété ou le bien commun.

Dans nos sociétés hyper-modernes, J.-W. Lapierre relève l’absence de sens. Où se trouve le sens d’aujourd’hui ? Est-il construit autour de mythes comme la performance ou la croissance ? Est-il logé dans le mythe de l’éclatement post-moderne ? Pour l’auteur, la recherche de sens devient alors un devoir civique. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel sens : il faut le formuler autour des notions comme le bien commun et le ré-enchantement du politique, auprès des jeunes surtout. De grands chantiers démocratiques sont à mettre en oeuvre. La renaissance du politique doit nous mener à une forme de refus du raisonnable et du rationnel qui, selon l’auteur, brime les forces de l’imaginaire. Selon J.-W. Lapierre, les sociétés modernes ont utilisé les grands mythes de la nation et du peuple dans le but de légitimer le pouvoir politique mais ont par là creusé un écart entre le pouvoir et les populations. Par conséquent, ce qui manque le plus aujourd’hui, c’est l’imaginaire. Où sont les poètes créateurs du xxie siècle ?

La seconde lettre nous présente les nouvelles problématiques de notre époque et leurs conséquences diverses sur les sociétés politiques contemporaines. Les mutations du territoire bouleversent la tâche de l’État ; les frontières sont plus souples, les populations et les biens circulent librement. Il y a des changements démographiques considérables et des modifications sont apportées au milieu naturel. La misère du monde ne fait que croître en raison du marché. Il faut poser la question : par quel moyen pouvons-nous réagir à la pénétration du consumérisme dans nos vies ? Devant la menace du « tout s’achète, tout se vend », J.-W. Lapierre rappelle la nécessité de la justice sociale, au sens où l’entendait E. Mounier, c’est-à-dire la nécessité du combat à mener contre toutes les formes d’inégalités. Dans le contexte actuel, l’auteur constate bien la force de l’argument avancé par le penseur libéral John Rawls, établissant que la justice sociale consiste à distribuer une part égale de justice à tous les individus dans la société. La conséquence d’un tel raisonnement est, selon lui, de négliger le véritable problème, soit le désengagement de la médiation politique au profit d’une conception économique de la démocratie libérale. J.-W. Lapierre se rapproche plutôt de Paul Ricoeur, qui affirme que la justice sociale ne peut passer que par médiation du politique et non par l’économie. Ce passage nous semble le plus éclairant de l’ouvrage sur ce que veut dire (re) devenir du citoyen.

Pour l’auteur, le réductionnisme inhérent à l’individualisme semble être le plus grand danger des sociétés de demain. Le secteur des communications, notamment Internet, suscite les craintes les plus vives. Que peut bien signifier cette révolution qui dispose l’individu seul devant son écran ? Nous sommes pratiquement laissés à nous-mêmes (au sens où Hannah Arendt parlait d’« esseulement ») et nous vivons une transformation de notre façon d’agir en société : de plus en plus, nous ressemblons à des consommateurs qui ne prennent plus le temps de s’investir dans des relations humaines. Afin de contrer cette tendance, J.-W. Lapierre défend la nécessité de renouer avec la fraternité civique, c’est à dire avec des formes de voisinage ancrées dans la vie ordinaire.

La troisième lettre nous amène à demander quelle direction nous devons prendre et comment nous pouvons satisfaire l’exigence civique à l’ère post-nationale. Il faut en effet penser la nation au-delà de l’État-nation, d’où l’attrait que suscite le modèle fédéral depuis la chute du mur de Berlin. Il faut croire en l’Europe, mais en une Europe citoyenne et démocratique. Il faut inverser la tendance à la technocratie et considérer les contours d’une démocratisation à l’échelle globale. De nos jours, la crise de la médiation politique se manifeste un peu partout, nous rappelant que l’euphorie de l’après-1989 n’a conduit à rien. J.-W. Lapierre propose quelques alternatives, un peu trop ciblées, selon nous, sur le cas français. Au lieu de se fier aux promesses d’une démocratie directe par le biais d’Internet, Lapierre préfère penser des réformes susceptibles d’améliorer la démocratie représentative, comme par exemple l’interdiction de tout cumul de mandats, la lutte contre la corruption et les affaires, l’obligation du vote pour le citoyen.

La quatrième lettre conclut le parcours par une mise en garde contre les discours à la mode de nouveaux philosophes à tendance pessimiste et catastrophiste et par un appel à la persévérance de la pensée dans le siècle à venir.

Cet ouvrage ne doit pas être vu comme cherchant à rivaliser avec les grands traités de philosophie politique. J.-W. Lapierre conseille simplement de prendre un peu de temps afin de réfléchir à des considérations justes et souvent simples, mais oubliées dans un monde où la nouveauté prend toute la place. Rappelant ses maîtres à penser Charles Péguy et Jean Nabert (« un authentique et modeste philosophe »), Lapierre s’attache à « dire bêtement les vérités bêtes, ennuyeusement les vérités ennuyeuses, tristement les vérités tristes » (p. 229).