Corps de l’article

Le néo-institutionnalisme s’est développé aux États-Unis au début des années 1980, porté par des auteurs aux orientations différentes allant du marxisme de Theda Skocpol à la perspective stratégique de Kenneth Shepsle et Barry Weingast[1]. Il a émergé simultanément dans des domaines divers [2], mais c’est en politique comparée et en politiques publiques, notamment dans les travaux sur l’État-providence, qu’il s’est imposé[3]. Le préfixe « néo » rappelle l’existence, au début du xxe siècle, d’un ancien institutionnalisme occulté ensuite par le behaviorisme triomphant de l’après Deuxième Guerre mondiale. Les behavioristes, qui trouvaient cette approche trop empreinte d’idéalisme et de formalisme, ont alors proposé une explication des phénomènes politiques en termes de comportements et de valeurs, explication qui devait dominer la science politique américaine des années 1950 à 1970[4]. Cette nouvelle approche a connu les excès que l’on sait[5] et c’est essentiellement contre ces excès que les pionniers du néo-institutionnalisme ont voulu réagir. Le nouvel institutionnalisme se rapproche de l’ancien (et diffère du behaviorisme) par l’utilisation des institutions comme variables explicatives autonomes[6], mais il s’en distingue par une acception plus complexe de l’institution, donc par un champ d’investigation plus vaste que la démocratie et ses institutions formelles qui étaient au coeur de l’ancienne version. Ses thématiques couvrent ainsi l’étude traditionnelle de l’État, des institutions formelles ou sociales, de la démocratisation, des luttes pour le contrôle du pouvoir politique. Elles comprennent aussi le rôle des grandes entreprises, des firmes multinationales et des flux transnationaux, et même la formulation des politiques publiques, la problématique de l’État-providence et l’accès aux subsides de l’État, sources de luttes entre secteurs sociaux[7].

Le néo-institutionnalisme a donc considérablement élargi le champ de la politique comparée. La définition de l’institution — qui couvre désormais les structures formelles, les normes sociales, les symboles et les idées — ainsi que l’insistance sur l’autonomie des institutions et sur leur capacité à structurer leur environnement ont conduit à une réorientation de la recherche et au recours à de nouveaux types de variables indépendantes. Il n’est pas fortuit que ces développements aient coïncidé avec l’apparition des premiers travaux sur la troisième vague de démocratisation[8] dont les auteurs ont activement contribué à ce retour des institutions. Ils s’intéressaient initialement au renversement des régimes démocratiques[9], à la nature et au fonctionnement des régimes autoritaires qui les ont remplacés[10], et à l’arrivée au pouvoir des premiers régimes démocratiques de la troisième vague en Europe du Sud et en Amérique latine[11]. Leurs travaux ont fini par conduire à la constitution des democratization studies, terme désignant à la fois la « transitologie », qui s’occupe du changement de la nature des régimes politiques, et la « consolidologie », qui s’intéresse au degré d’institutionnalisation des règles définissant ces régimes[12]. D’un point de vue analytique, un consensus relatif existe sur deux points : sur la définition procédurale de la démocratisation à la suite de Joseph Schumpeter et Robert Dahl qui privilégient les élections, l’extension de la compétition et de la participation politiques[13] ; et sur l’idée que c’est un processus complexe, incertain et réversible. La nouvelle perspective institutionnelle a permis d’étudier la démocratie suivant l’idée, explicitée par James March et Johan Olsen, qu’elle ne dépend pas uniquement des conditions sociales et économiques, mais aussi (voire surtout) de l’architecture institutionnelle[14]. L’accent est ainsi mis sur les processus de diffusion et de continuité institutionnelle, les innovations institutionnelles, les procédures juridiques, les règles du jeu, les jeux d’acteurs et les rapports de forces. Au coeur de ce changement de perspective, se trouve l’idée que les institutions ne sont pas de simples variables intervenantes, mais des arènes qui, bien qu’étant des construits, façonnent considérablement le procès politique[15].

La présente note procède à une revue critique de la contribution du néo-institutionnalisme à l’analyse comparée des processus de démocratisation[16]. Dans cette perspective, l’argumentation se résume ainsi : 1) le néo-institutionnalisme est abordé comme une approche plurielle, chacune de ses variantes fournissant une perspective théorique spécifique dont la contribution se révèle asymétrique ; 2) la démocratisation est décomposée en phases analytiques, car la compréhension de ces phases fait appel à des outils différents ; et 3) la manière dont les modèles théoriques proposés par les néo-institutionnalistes servent à l’analyse de ces phases est exposée et leur pertinence discutée.

Cette tâche n’est pas sans poser quelques problèmes : d’une part, la perspective adoptée peut paraître trop généraliste et certains auteurs auront probablement de la réticence à se retrouver dans les catégories où ils sont classés ici ; d’autre part, la démocratisation comme le néo-institutionnalisme soulèvent des problèmes empiriques, théoriques et méthodologiques divers[17]. Nous ne pouvons ni les traiter tous ici, ni évoquer l’ensemble de la littérature et du reste ce n’est pas l’objet du présent article, mais dans les pages qui suivent, nous revenons sur certains de ces enjeux.

Néo-institutionnalismes et explication du passage à la démocratie

La troisième vague de démocratisation a commencé en Europe du Sud avec la révolution des Oeillets au Portugal (1974), la démocratisation de l’Espagne post-franquiste (1975) et les transitions en Amérique du Sud, notamment en Argentine (1983) et au Brésil (1985). Le mouvement qui a conduit à l’émergence du néo-institutionnalisme a été porté en partie par des auteurs étudiant ces expériences afin d’expliquer le processus complexe de reversement de l’autoritarisme et de son remplacement éventuel par un régime démocratique[18].

Les néo-institutionnalistes intéressés aux transitions vers la démocratie fournissent une explication de l’occurrence de celles-ci qui n’est plus une perspective économique, comme celle de Seymour Martin Lipset, ou culturelle comme celle de Gabriel Almond et Sidney Verba, mais qui s’apparente au modèle des changements institutionnels proposé par Stephen Krasner[19]. Ce dernier modèle, qualifié de statique par Kathleen Thelen et Sven Steinmo[20], distingue entre des périodes de continuité ou de stabilité institutionnelle et des périodes de crises. Ces dernières sont présentées de façon un peu tautologique comme des « moments où des changements institutionnels importants se produisent, créant par là des bifurcations qui engagent le développement historique sur un nouveau trajet[21] ».

Au moins deux pistes de recherche distinctes se présentent ici aux néo-institutionnalistes du point de vue de la démocratisation : d’abord, ce qui provoque le passage à la démocratie[22] ; ensuite, une fois le tournant pris, le design institutionnel, dans la mesure où plusieurs types possibles existent.

La libéralisation et l’émergence des institutions

La première piste mène à appréhender les institutions comme des variables dépendantes, c’est-à-dire expliquer le processus de leur émergence[23]. En général, indépendamment de leurs tendances respectives, les néo-institutionnalistes font appel à des catalyseurs, s’exposant ainsi au reproche de ne pas proposer une explication institutionnelle[24]. Une partie de leur faiblesse vient de ce qu’ils suivent le modèle de S. Krasner selon lequel ces crises proviennent de changements dans l’environnement externe. Les chocs externes qui se retrouvent en amont du déclenchement des différentes transitions sont variés[25]. Au moins quatre cas de figure sont fréquemment invoqués par les néo-institutionnalistes[26], mais avec des configurations spécifiques dans les travaux sur la démocratisation.

Les transitions peuvent s’expliquer en premier lieu par l’impact des crises économiques. En Afrique, sans s’y réduire, les causes profondes de l’apparition de processus de démocratisation sont généralement rapportées à ce que Kankwenda Mbaya qualifie de « crise du modèle d’accumulation économique de l’État post-colonial[27] ». Au Bénin, pays laboratoire de la démocratisation en Afrique[28], l’idée que le processus est d’abord le fruit de la banqueroute économique fait l’objet d’un consensus, que les perspectives soient néo-institutionnelles[29] ou non[30]. Les mêmes causes produisant ici les mêmes effets, la transition dans de nombreux autres pays comme le Niger, le Mali, le Congo, la Côte d’Ivoire s’explique par ces mêmes facteurs[31].

L’occurrence des transitions est expliquée en deuxième lieu comme le résultat de conflits militaires[32]. Les expériences pionnières en Europe du Sud et en Amérique latine entrent dans cette catégorie. La révolution des Oeillets au Portugal s’explique largement par le contexte de guerre coloniale frustrante pour les jeunes officiers. C’est l’enlisement dans la guerre qui a mené le Mouvement des forces armées (MFA) à renverser Caetano, le successeur de Salazar et à initier ensuite une transition[33]. De même, la transition en Argentine s’explique ainsi largement par la tournure de la guerre des Malouines contre l’Angleterre, car la défaite a fait perdre la légitimité au pouvoir militaire, rendant l’ouverture démocratique possible. Une variante de ce type d’explication consiste à voir dans certaines formes violentes de prise de pouvoir comme celles expérimentées au Mali en 1991 et au Niger en 1999, qui permettent ensuite des élections libres, des « coups d’État démocratiques ».

L’occurrence des transitions est expliquée en troisième lieu par le stimulus de l’environnement externe. Adam Przeworski[34] considère que la concomitance des transitions implique une certaine homogénéité. Dans un monde où le répertoire institutionnel est limité, les nouvelles démocraties apprennent des vieilles et les unes des autres. Cette perspective découle des théories néo-institutionnelles de la diffusion des idées et des modèles institutionnels que l’on retrouve chez Peter Hall ou encore Margaret Weir[35]. Elle permet d’expliquer pourquoi les dynamiques politiques sont similaires dans des contextes pourtant culturellement ou économiquement différents. Le mimétisme ou les contagions peuvent imposer une conformité au contexte environnant. En Europe du Sud (Espagne, Italie, Grèce, Portugal, Turquie), le passage à la démocratie est lié en partie à la construction européenne, à ses institutions, aux obligations découlant de ses traités et à l’exigence corrélative d’instauration d’un État de droit[36]. C’est aussi le cas lorsqu’un conflit survient entre les normes des institutions en place et les normes de l’environnement externe[37]. Guy Hermet[38] appelle à tenir compte des effets de la mondialisation actuelle et Larry Diamond[39] parle de révolution démocratique globale. Dans ce sens, le passage à la démocratie en Europe de l’Est et en Afrique est indissociable de ce processus global.

L’occurrence des transitions est expliquée en quatrième lieu par les stratégies d’acteurs. Cette explication est avancée par les tenants de l’institutionnalisme historique et ceux du choix rationnel qui divergent cependant sur la question de la formation des préférences. Elisabeth Wood évoque au sujet de l’Afrique du Sud et du Salvador une démocratisation par voie insurrectionnelle, considérant que les mobilisations populaires sont cruciales dans ces sociétés oligarchiques et répressives [40]. Mais elle admet l’idée émise par A. Prezeworski, qui lie le changement à l’existence d’une alternative organisée. Tout un pan de la littérature insiste sur les arrangements résultant de ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Michel Dobry, des « transactions collusives » entre élites. Chez des auteurs comme Guillermo O’Donnell, G. Hermet, Terry L. Karl, Paul Schmitter et bien d’autres, on trouve une insistance sur les fractures qui surviennent au sein du régime autoritaire entre les durs ( hard liners ) et les modérés ( soft liners ). Lorsque les modérés l’emportent, ils négocient avec l’opposition pour opérer une transition en douceur[41].

C’est relativement à l’explication de l’occurrence des transitions qu’apparaît la filiation entre les faiblesses de la transitologie et ses emprunts au néo-institutionnalisme, lequel n’est pas un modèle de changement mais un modèle d’ordre. Par ailleurs, l’incohérence entre l’ontologie institutionnelle de ces travaux et le défi de l’explication institutionnelle du processus de changement de régime apparaît. La relation causale repose sur peu de facteurs institutionnels et l’analyse a effectivement peu de spécificité ici par rapport à d’autres analyses économiques ou structurelles. L’institutionnalisme sociologique, par exemple, est complètement absent du débat, le terrain des analyses du changement selon le modèle jurisprudentiel — ou de conformité sociale des institutions démocratiques — étant largement dominé par les perspectives culturalistes.

Toutefois, il convient de revenir sur la perspective dialectique qu’adoptent les institutionnalistes et de distinguer les analyses qui ont recours aux institutions comme variables dépendantes de celles qui y ont recours comme variables indépendantes. D’une part, lorsqu’ils abordent les institutions comme variables dépendantes et notamment lors des périodes critiques[42], les néo-institutionnalistes admettent que les institutions qui émergent ne sont pas uniquement le fruit d’institutions, comme l’ont montré Walter W. Powell et Paul DiMaggio [43] qui, en institutionnalistes sociologiques, insistent sur les phénomènes d’isomorphisme explicatifs du changement institutionnel[44]. D’autre part, même ceux qui poussent le plus loin l’idée selon laquelle les institutions dictent les comportements admettent, en général, que ces dernières « ne naissent pas seules [45] », même si d’autres incitent à se méfier d’une approche trop volontariste du processus de leur émergence [46].

Le tournant démocratique et le design institutionnel

La seconde piste concerne le design institutionnel. Plus précisément, elle impose d’expliquer pourquoi, une fois le tournant démocratique pris, certains types d’arrangements particuliers prévalent, dans la mesure où, après tout, un éventail important de possibilités existe. Ici, les réponses des néo-institutionnalistes sont diverses, mais nous nous intéressons essentiellement aux types de régimes politiques et de règles électorales dont le choix est influencé par la rationalité, les processus d’apprentissage ou les héritages historiques.

Joseph Colomer, auteur représentatif de l’institutionnalisme des choix rationnels, a ainsi tenté de montrer qu’au moment de la transition, le type de régime (présidentiel, parlementaire, mixte) et les modes de scrutin (majoritaire ou proportionnel) qui vont structurer les interactions résultent de choix dépendant eux mêmes du rapport de forces entre les acteurs en présence. Lorsque les acteurs détiennent déjà le pouvoir, et surtout lorsqu’ils ont un parti à vocation majoritaire, ils choisissent le régime présidentiel et le scrutin majoritaire qui, combinés, leur permettent de conforter leur position. À l’inverse, l’opposition, en général fragmentée dans cette phase du processus, opte pour le régime parlementaire et le scrutin proportionnel, car leur combinaison présente alors un double avantage : elle permet une représentation de toutes ses composantes dans les instances législatives et elle implique, au niveau de l’exécutif, la formation de coalitions en vue de satisfaire les nombreuses ambitions. Les formules institutionnelles choisies sont donc en réalité les options des plus forts du moment[47].

Mais cette explication souffre de ce que M. Dobry appelle l’illusion héroïque [48]. Elle prête aussi le flanc à la critique adressée aux tenants du choix rationnel en général[49], en ce qui a trait à la rationalité et au caractère donné des préférences qui les amènent à proposer des modèles universels. On ne peut pas s’empêcher de rappeler l’objection olsonienne du free rider, surtout dans ces moments d’incertitude caractéristiques de la démocratisation[50]. On ne peut s’empêcher non plus de douter de la cohérence des coalitions et des intérêts autour desquels celles-ci se nouent[51].

Les tenants de l’institutionnalisme historique évitent ces critiques en refusant de prendre les questions de mobilisation, d’intérêt et de formules institutionnelles comme données. S’ils admettent l’intentionnalité des acteurs et l’importance des choix, ils s’interrogent aussi sur l’origine même de ces choix en accord avec la prémisse selon laquelle les institutions laissent leur marque bien après les moments de changement, obligeant les acteurs à définir les nouvelles options par rapports aux anciennes. Le débat constitutionnel en Afrique est souvent marqué de références aux régimes militaires, aux traditions de parti unique et aux pouvoirs présidentialistes[52]. Au Bénin, l’option en faveur du régime présidentiel a été clairement présentée comme dictée par le souvenir des années d’instabilité dues en partie au contexte institutionnel[53]. Ce seraient donc les anciennes institutions qui expliquent les options prises.

Quant à l’institutionnalisme sociologique, les perspectives culturalistes ne lui laissent pas de marge sur ce point, notamment dans les expériences africaines où l’on invoque les incohérences cognitives et la non-conformité sociale des modèles institutionnels importés[54]. Si les travaux qui s’inscrivent dans cette perspective exagèrent la dimension externe et l’inadéquation des modèles institutionnels, ils permettent néanmoins de nuancer le volontarisme suggéré par les tenants du choix rationnel en mettant en exergue les phénomènes d’isomorphisme, de jurisprudence ou de « cultural embededdness[55] » qui expliquent l’origine, mais aussi les (absences de) transformations institutionnelles en les liant à une nécessité d’ajustement aux normes sociales[56].

Néo-institutionnalismes et consolidation de la démocratie

Lorsqu’ils ont recours aux institutions pour comprendre les conditions de la consolidation de la démocratie, les néo-institutionnalistes, notamment historiques, s’appuient sur deux sortes d’explications : l’impact des nouveaux types d’arrangements institutionnels adoptés et l’héritage légué par l’ancien ordre institutionnel. Le premier type d’explications est basé sur l’idée de la force du droit et des institutions ; il repose sur la prémisse que les institutions prescrivent les comportements et les relations entre les acteurs, rendent possibles des conflits du fait de l’ordonnancement des rôles et prévoient des mécanismes de régulation. T. L. Karl et P. Schmitter considèrent dans ce sens que « les arrangements établis par les principaux acteurs politiques durant une période de transition entre deux régimes instaurent des règles, des rôles et des modèles de comportements qui peuvent (ou non) marquer une rupture importante avec le passé et qui, à leur tour, génèrent les institutions qui vont modeler les perspectives de consolidation du régime dans l’avenir[57] ».

Dans cette perspective, de nombreux auteurs ont marqué leur préférence pour le régime de type parlementaire, à leurs yeux plus favorable à la durabilité de la démocratie, en raison de sa souplesse[58]. C’est à une conclusion similaire que sont parvenus Cindy Skach et Alfred Stepan qui cherchaient aussi à déterminer l’impact des formules institutionnelles : ils estiment que le parlementarisme pur est le plus fortement corrélé avec la consolidation démocratique[59]. D’autres auteurs ont montré que, dans des sociétés plurielles, un régime permettant la représentation des identités dans les institutions centrales et régionales (au moyen de la décentralisation) était plus à même de préserver l’État et la démocratie. Dominique Darbon a mis l’accent sur la transaction démocratique de la nation arc-en-ciel[60] et Arend Lijphart a contribué avec d’autres à populariser le concept du régime consociatif utilisé en Belgique ou en Suisse [61] comme alternative au principe majoritaire peu adapté à ces sociétés fragmentées. Ces auteurs expriment l’idée que les institutions ont un pouvoir structurant. Évoquant Mary Douglas, Philippe Corcuff, estime que, même si les institutions sont produites par les interactions entre acteurs, elles gardent le primat car en dernière analyse, elles fournissent « les catégories de pensée et d’action » qui guident les acteurs et non l’inverse[62].

Le second type d’explications proposé par les institutionnalistes historiques vient d’une tradition remontant à Tocqueville[63]. Le concept de path dependence (dépendance au sentier) en rend bien compte, même si ses acceptions sont nombreuses [64]. Retenons ici que les institutions créent les conditions de leur propre reproduction, comme le montrent les travaux de Paul Pierson à propos de l’État-providence[65]. P. Schmitter et T. L. Karl ont signalé que les arrangements institutionnels en place avant la transition sont porteurs de normes, de moeurs et d’habitudes qui continuent d’influencer la manière dont le processus évolue ensuite [66]. G. Hermet a appelé à envisager l’avenir de la démocratie en Europe de l’Est et en Amérique latine selon les types d’héritages à gérer par les nouvelles autorités : celui des régimes militaires en Amérique latine et celui de la nomenklatura en Europe de l’Est, qui constituent des défis différents dans l’optique de la consolidation démocratique. G. Hermet s’intéresse aussi à la nature des sociétés est-européennes et latino-américaines avant la parenthèse communiste pour expliquer leurs chances de réussite : les chances diminuent quand on passe des sociétés déchues qui redécouvrent une tradition démocratique dont elles ont été spoliées (comme la Pologne) aux sociétés immatures, puis aux sociétés réfractées et aux sociétés ennemies, qui ont des traditions institutionnelles pré-communistes moins propices[67]. Claus Offe ou encore A. Przeworski ont appliqué des démarches voisines en montrant que la réussite de la démocratisation en Europe de l’Est dépendait de la triple transition impliquée : construction de la démocratie, construction du marché, reconstruction de l’État. La période communiste a laissé, sur chacun de ces points, un héritage d’institutions politiques et économiques qui s’avère lourd de conséquences pour la consolidation du nouveau système[68]. Plus récemment, Taras Kuzio s’est demandé, dans des travaux sur l’Ukraine, si ce pays et d’autres encore ne faisaient pas plutôt face à une quadruple transition. Insérant la question du nationalisme comme une variable à part entière, il conclut que le succès de la transition et la consolidation subséquente de la démocratie dans ces pays étaient improbables avec cette question en suspens[69]. Il reprend ainsi une idée que l’on trouvait déjà chez Dankwart Rustow[70].

Ces types de perspectives se retrouvent aussi dans la littérature sur la consolidation des processus de démocratisation en Afrique. Dans l’un des ouvrages les plus complets sur la question, Michel Bratton et Nicolas Van de Walle montrent que non seulement la nature des transitions, mais aussi les possibilités d’institutionnalisation de la démocratie sont largement dépendantes des institutions précédentes[71]. Dans la mesure où celles-ci ont pour dénominateur commun le néo-patrimonialisme[72], les chances de consolidation sont largement affectées.

A contrario, l’on peut observer au cas par cas l’impact positif des nouveaux arrangements institutionnels. Au Bénin, par exemple, le système démocratique a pris de l’épaisseur parce que, malgré les crises récurrentes entre Parlement et exécutif, les difficultés économiques, les imperfections et la « marchandisation du vote », les nouvelles institutions, notamment la cour constitutionnelle, oeuvrent en faveur de sa cristallisation[73]. Dans ce sens d’un ancrage progressif des pratiques et des valeurs démocratiques véhiculées par les institutions, même certaines formes de dysfonctionnement et de contentieux électoraux [74] ou mieux, de coups d’État [75] sont interprétés comme la manifestation de la résistance qu’opposent les institutions démocratiques à des acteurs réfractaires. En s’ancrant progressivement dans leur contexte, celles-ci produisent un habitus qui oriente les acteurs vers des actions, y compris celles en apparence non démocratiques, dont la finalité est d’empêcher le retour à l’ordre institutionnel autoritaire.

Lorsqu’ils adoptent une perspective en termes de choix, les néo-institutionnalistes fournissent une explication de la consolidation en termes de stratégies entre élites. Certains auteurs, qui adoptent plutôt une perspective d’institutionnalisme historique ont offert cependant une explication de la durabilité de la démocratie d’après les comportements des acteurs. G. O’Donnell, P. Schmitter et Laurence Whitehead ont ouvert la voie à toute une série de travaux insistant sur l’importance de la transition par pacte entre groupes établis, plus porteuse de chances de réussite que les autres modalités. T. L. Karl et P. Schmitter[76] ont repris cette idée en montrant que des quatre types de transition qu’ils ont identifiés (par pacte, par réforme, imposée, par révolution) la transition par pacte est susceptible de conduire le plus sûrement à la démocratie durable. G. Hermet a montré « les impurs bienfaits de la connivence » en Espagne et au Portugal, pays considérés comme des cas de « démocratisation à l’amiable » entre héritiers de l’ancien régime et démocrates[77]. À l’inverse, il montre que ni « les aventuriers et les idéalistes réfractaires à tout compromis avec leurs principes[78] », ni les « démocrates excessifs [79] » (expression empruntée à Tocqueville) ne mènent la démocratie à la consolidation.

D’autres auteurs, plus proches de la théorie des choix rationnels, mettent clairement en avant les stratégies d’acteurs. Guiseppe DiPalma[80] a défendu cette position volontariste en soutenant que la démocratie pouvait être construite ( crafted ) dans tous les types de contextes, y compris ceux qui paraissent structurellement défavorables. Richard Gunter et John Higley, J. Higley et Jan Pakulski ainsi que Michael Burton et J. Higley ont mis l’accent sur le caractère crucial du rôle des élites, notamment le consensus entre elles, indispensable à la consolidation démocratique[81]. A. Przeworski croit aussi en l’importance du pacte, mais il insiste plus encore sur une explication instrumentale : Les institutions démocratiques durent non seulement parce qu’elles punissent ceux qui ne les respectent pas, mais, mieux encore, parce qu’elles institutionnalisent l’incertitude et offrent aux acteurs un cadre stable dans lequel ils peuvent défendre leurs intérêts[82]. C’est là une explication conforme aux présupposés utilitaristes des tenants du choix rationnel pour lesquels les raisons de la durabilité des institutions, autant que celles de leur adoption, obéissent aux calculs d’acteurs « maximiseurs ». Poussée à cette extrémité, l’explication perd pratiquement toute dimension institutionnelle et se heurte aux mêmes limites liées à ses prémisses.

Les institutionnalistes sociologiques sont plus utiles ici pour comprendre les raisons de la stabilité institutionnelle en général, définie comme la simple persistance des institutions, qui diffère de la consolidation. P. Hall et R. Taylor ou Peter Berger et Thomas Luckman ont bien montré comment, dans cette perspective, la socialisation, l’accoutumance et la légitimité sociale perçue des institutions pouvaient expliquer que les gens continuent à se conformer à leurs prescriptions, y compris lorsque celles-ci vont à l’encontre de leurs intérêts apparents[83]. Cependant, tout un pan de la littérature qui met en relation le contexte culturel et les changements institutionnels en Afrique, par exemple, pourrait être considéré comme participant de la contribution néo-institutionnelle. La difficulté ici consiste à distinguer, dans les études africaines notamment, les approches de l’institutionnalisme sociologique des approches culturelles en général.

Néo-institutionnalismes et rupture du processus démocratique

Le principal débat tourne ici autour de la résistance des systèmes aux crises selon les types d’arrangements institutionnels choisis. Il se retrouve surtout chez les tenants de l’institutionnalisme historique. La thèse dominante veut que les régimes présidentiels soient moins viables que les régimes parlementaires et semi-parlementaires. Les premiers seraient trop rigides et n’offriraient pas de porte de sortie démocratique en cas de crise entre l’exécutif et le législatif, adossés tous les deux à leur légitimité populaire. À l’inverse, les secondes seraient plus viables en raison de leur flexibilité qui permet, en cas de crise, de changer de gouvernement sans attendre les élections[84]. Juan Linz et A. Stepan[85] figurent parmi les premiers auteurs qui ont développé ce type d’hypothèses. Ils avancent l’argument selon lequel le régime présidentiel génère potentiellement des conflits plus importants dans la mesure où il favorise un jeu à somme nulle ( winner takes all ) et une marginalisation de l’opposition. J. Linz a écrit, de ce fait, qu’il existait un « péril du présidentialisme[86]  ». C. Skach et A. Stepan sont parvenus à une conclusion similaire dans leur recherche de corrélations entre présidentialisme pur ou parlementarisme pur d’un côté, et consolidation démocratique de l’autre[87]. Ils estiment que la corrélation est plus forte avec le second qu’avec le premier. Mieux encore, ils ont analysé une série de données relatives à la capacité des deux systèmes à survivre et leur vulnérabilité aux coups d’État militaires. Ils ont remarqué qu’entre 1976 et 1979, à l’exception des pays de l’OCDE, seuls 20 % (5 sur 25) des régimes présidentiels sont restés démocratiques pendant 10 années consécutives contre 61 % (17 sur 28) des régimes parlementaires, soit un taux de survie trois fois supérieur pour les régimes parlementaires. Ces dernières statistiques sont confirmées par Fred Riggs[88], qui note que le taux d’échec des systèmes présidentiels a été nettement supérieur à celui des systèmes parlementaires : 91 % (30 cas) pour les premiers contre 31 % (13 cas) pour les seconds. Selon ces chiffres, un système présidentiel risque six fois plus qu’un système parlementaire de succomber à une domination militaire.

Cette position est toutefois relativisée par certains. Doh Chull Shin[89] reconnaît que le présidentialisme est peu représenté parmi les démocraties stables, car sur 31 démocraties qui ont plus de 25 ans d’existence, seules 4 sont de type présidentiel (Venezuela, Colombie, États-Unis, Costa Rica). Mais, remarque-t-il, si l’on se tourne vers les démocraties du tiers monde, le présidentialisme fait mieux. En 1992, sur 8 pays dont le régime démocratique avait 25 ans, 5 étaient parlementaires et 3 présidentiels. Sur les 23 pays du tiers monde qui en 1992, avaient expérimenté 2 élections ( turn over test ), 11 étaient présidentiels et 9 parlementaires. Et, si au cours de ce siècle (avant 1993), 50 % des régimes démocratiques qui ont succombé en Amérique latine sont de type présidentiel contre 47 % de régimes parlementaires, il se trouve qu’en Afrique, en Asie et en Europe du Sud, la plupart des échecs concernent des régimes parlementaires. En tenant compte de ces données empiriques, nous dit D. C. Shin, il est difficile de soutenir l’argument selon lequel le système parlementaire conduit mieux à une démocratie stable que le système présidentiel.

Une illustration de cette vision nuancée ressort d’une comparaison de l’impact du type de régime sur les trajectoires réussie du Bénin et interrompue du Niger entre 1990 et 1998[90]. Dans le premier cas, la rigide séparation des institutions et la fixité des mandats caractéristiques du régime présidentiel ont permis de réfréner les impatiences, de limiter les manoeuvres de disqualification et de contenir les stratégies dans l’horizon des élections. Au Niger, au contraire, le système semi-présidentiel couplé avec un scrutin proportionnel (générateur de fragmentation de la représentation et imposant des coalitions) s’est révélé fatal. Il a entraîné la généralisation des conflits à l’ensemble des institutions et l’instabilité gouvernementale qui est liée aux changements d’alliances entre forces politiques. Les institutions apparaissent ainsi comme des canevas qui ont leur influence intrinsèque. Mais celle-ci est variable selon les contextes et les contraintes, selon les stratégies des acteurs et leurs interactions[91].

Comment les institutionnalistes des choix rationnels expliquent-ils la désobjectivation de l’ordre institutionnel démocratique? Ils suivent le principe utilitariste selon lequel, si les institutions cessent d’être des cadres à l’intérieur desquels leurs intérêts sont préservés, les acteurs peuvent les subvertir. On peut déduire ce type de perspectives en retournant les propositions qui lient la consolidation de la démocratie au talent des acteurs et au consensus entre élites pour inscrire leurs actions dans le cadre des institutions et des procédures démocratiques. La proposition la moins discutable est celle de la nécessité d’avoir des acteurs habiles si l’on veut éviter la rupture du processus, tant il est vrai que des acteurs qui perçoivent le jeu démocratique comme un jeu à somme nulle ont plus tendance à le subvertir qu’à s’y conformer. Mais il semble difficile de rester à ce niveau d’explication intentionnelle et d’oublier ce que les institutionnalistes historiques ont bien montré, à savoir que les crises prennent leur source dans la structure de classe, dans la nature de l’ancien régime ou dans les modes de transition. Autrement dit, on revient à l’idée de la formation des préférences qui, donnée chez les institutionnalistes des choix rationnels, est construite chez les autres et constitue pour K. Thelen et S. Steinmo[92], probablement leur principal point de différence.

Pour leur part, ceux qui s’apparentent aux institutionnalistes sociologiques sont très proches d’une vision culturaliste dans l’explication de la rupture du processus de démocratisation. Parmi les problématiques utilisées se trouvent celles du mimétisme et de l’importation des modèles institutionnels et celle de l’occidentalisation du monde[93]. La rupture proviendrait de la distorsion entre normes sociales et normes institutionnelles, ces dernières étant perçues comme des arrangements désincarnés, insignifiants, qui flottent au dessus de la société sans la pénétrer[94]. Cette approche est largement critiquée. D. Darbon insiste sur les phénomènes de réappropriation et d’indigénisation des modèles même lorsque ceux-ci sont exogènes[95]. Luc Sindjoun dénonce les approches en termes de dichotomies entre « le haut et le bas », entre « l’interne et l’externe » ; il estime que les institutions pénètrent plus la société qu’il n’y paraît[96]. D’autres auteurs critiquent le côté statique de ces analyses en insistant sur le caractère construit et dynamique de la culture[97]. Dans une perspective plus offensive, Jean du Bois de Gaudusson[98]insiste sur l’effectivité croissante des institutions dans les nouvelles démocraties africaines et M. Bratton et Robert Mattes ont constaté dans leurs enquêtes sur le rapport des « gens » à la démocratie, un Africans’surprising universalism en ce sens que la manière dont les africains perçoivent la démocratie n’a rien d’irréductible, au contraire[99]. Toutes ces critiques nuancent le déterminisme culturel et, de ce point de vue, P. Schmitter et T. L. Karl[100] en institutionnalistes historiques, retournent l’argument en appelant à mettre les institutions de la démocratie en amont des transformations culturelles et non l’inverse.

Conclusion

Il ressort d’abord de cette revue des écrits que l’analyse de la démocratisation qui était vue comme un champ vierge des recherches néo-institutionnalistes, il y a une dizaine d’années, en est devenue à présent l’un des objets phares. L’ontologie, les propositions théoriques, les types de variables et les méthodes de recherche néo-institutionnelles n’ont pas seulement influencé ça et là les modèles d’analyse qui guident la recherche sur la démocratisation[101]. C’est une véritable réorientation de l’épistémologie de la démocratisation qui s’est opérée au contact du néo-institutionnalisme. Cette réorientation s’apparente à une révolution scientifique, telle que l’entend Thomas Kuhn, en ce sens que le recours à cette approche a permis de briser une bulle théorique, celle du behaviorisme et du quantitativisme, pour en créer une autre, qui privilégie la variable institutionnelle mais de manière renouvelée. D’une part, le concept d’institution a gagné en complexité par rapport à l’ancien institutionnalisme, dont l’objet principal était la démocratie et ses institutions, mais dans une perspective essentiellement formelle. D’autre part, le néo-institutionnalisme, intégrant en cela les critiques formulées par les behavioristes et par d’autres approches contre l’ancien institutionnalisme, est plus éclectique, ce qui en retour explique la tendance des chercheurs à admettre l’existence d’autres types de variables intervenantes que les variables institutionnelles, notamment en matière de démocratisation.

Il ressort ensuite, et l’éclectisme en est un signe, que dans l’analyse des démocratisations, les transitologues se trouvent confrontés à certaines impasses découlant des limites de la théorie néo-institutionnelle qui les guide. La plus évidente concerne la capacité à expliquer, conformément à l’ontologie institutionnelle, les changements et les bifurcations démocratiques ( path shifting ) [102]. La théorie néo-institutionnelle est ici peu différente d’autres explications en science politique parce qu’elle est plus armée pour expliquer la stabilité et les effets de structuration et de continuité, que le changement. Il apparaît à cet égard que l’explication de la consolidation est plus conforme à l’ontologie institutionnelle, même si c’est au prix d’un risque de réification des institutions considérées pratiquement comme des acteurs individuels.

Il ressort enfin, au-delà de l’appréciation globale en termes d’apports comme de limites, que tout regard sur les possibilités et les problèmes posés par l’utilisation du néo-institutionnalisme dans les travaux sur la démocratisation doit être nuancé. En ce sens, nous avons proposé de découper la démocratisation en trois moments analytiques (la transition, la consolidation et la rupture) et de s’interroger ensuite seulement sur la manière dont chacun des institutionnalismes aborde ces moments. Cette posture de recherche permet de faire ressortir aussi bien les défis différents que ces derniers posent à l’analyse, que l’asymétrie de pertinence de l’institutionnalisme historique, de l’institutionnalisme sociologique et de l’institutionnalisme des choix rationnels selon le moment dont il faut rendre compte.

La première perspective semble la plus heuristique en raison de sa position charnière. Les institutionnalistes historiques mettent l’accent sur les formules institutionnelles, mais n’oublient pas les acteurs et les processus de diffusion et de résistance. La deuxième perspective, dont les tenants insistent sur la conformité ou les distorsions sociales des modèles institutionnels et du changement, est sur un terrain occupé par les perspectives culturalistes de la démocratisation et se trouve ainsi largement éclipsée. La dernière perspective a l’ambition universalisante des théories basées sur le comportement. Mais c’est aussi là sa faiblesse, la démocratisation n’étant jamais (quel que soit le moment) seulement affaire de choix[103]. C’est en restant attentif à ces différences qu’il devient possible de reconnaître l’ampleur, mais aussi les limites de la contribution du néo-institutionnalisme à l’étude comparée des démocratisations.