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Le débat [1] ayant opposé, il y a quelques années, le philosophe américain John Rawls, récemment décédé, et le philosophe allemand Jürgen Habermas a déjà fait couler beaucoup d’encre et l’on peut présumer, compte tenu de l’influence soutenue que leurs travaux exercent sur la pensée politique depuis plusieurs années, qu’il en sera ainsi pour longtemps encore. J’en veux pour preuve l’ouvrage paru récemment de Bjarne Melkevik, Rawls ou Habermas : une question de philosophie du droit [2]. Ce livre tente de mettre en relief les divergences théoriques profondes qui, présumément, sépareraient les deux penseurs à propos de diverses questions touchant la philosophie politique et la philosophie du droit. L’une des questions abordées, sur laquelle je me concentrerai ici, concerne les sources de la validité ou de la légitimité du droit et, de manière générale, des principes constitutionnels qui fondent l’État de droit démocratique. L’ouvrage de B. Melkevik souscrit à une certaine lecture, somme toute assez courante, des positions de J. Rawls et de J. Habermas sur cette question à laquelle j’entends m’opposer dans le présent article. Selon cette lecture, J. Rawls se présenterait comme le partisan d’un fondationnalisme des droits et J. Habermas comme le supporteur d’une forme de démocratie « radicale ». J’appellerai cette lecture la lecture « dichotomique ». J’entends, de mon côté, adopter une position un peu plus nuancée. Je ferai valoir que les divergences présumées entre J. Rawls et J. Habermas quant au problème des fondements de la légitimité du droit dans nos sociétés sont beaucoup moins grandes qu’on ne le pense, qu’il s’agit en fait de différences d’accent et non de différences principielles. Le texte qui suit n’est pas une étude critique de l’ouvrage de B. Melkevik, mais plutôt une réaction à la lecture dichotomique souvent mise en avant des positions de J. Rawls et J. Habermas dont l’ouvrage de B. Melkevik offre un exemple récent.

Un tour d’horizon des positions en présence

En vue de bien situer, tout au moins provisoirement, les camps en présence quant au problème des sources de la validité du droit, je qualifierai l’approche de J. Habermas de « démocratique-délibérative », en référence à la conception particulière qu’il se fait du processus démocratique, et celle de J. Rawls de « déontologique-libérale », position qu’il est également possible de rattacher, du moins selon une certaine interprétation — que les partisans de la lecture dichotomique affectionneront —, à un fondationnalisme des droits [3]. La première approche est l’héritière des pensées autonomistes d’Emmanuel Kant et de Jean-Jacques Rousseau ; elle s’articule autour de l’idée fondamentale selon laquelle les membres d’une société doivent se gouverner eux-mêmes et que cette autolégislation démocratique est la source de la légitimité des normes juridiques en vigueur dans une société. La plupart des défenseurs actuels de la démocratie délibérative [4] suggèrent une lecture davantage procédurale du principe de la souveraineté populaire : ce n’est plus de la volonté populaire, ce n’est plus du « peuple » en tant que sujet collectif substantiel qu’émane la légitimité des lois fondamentales et des principes constitutionnels d’une société, mais bien d’une procédure de délibération adéquate et, plus généralement, des processus de délibération publique entre citoyens libres et égaux. L’approche déontologique-libérale, que l’on peut faire remonter à John Locke, insiste, pour sa part, sur le caractère prépondérant des droits individuels fondamentaux : toute recherche du bien commun doit s’articuler sur ces droits et leur donner priorité. L’individu et sa protection, et non plus le peuple et sa volonté, constituent la source de la légitimité du droit. Cette conception est, bien entendu, à l’oeuvre dans les travaux de J. Rawls, mais également dans ceux de plusieurs philosophes libéraux comme Ronald Dworkin ou Bruce Ackerman [5]. De son côté, le fondationnalisme des droits peut se comprendre comme une certaine variante de la conception déontologique-libérale, variante qui est nettement présente dans la tradition jusnaturaliste et contractualiste, notamment chez Thomas Hobbes et J. Locke, selon laquelle il existerait des droits « naturels » prépolitiques, des droits humains fondamentaux antérieurs au processus démocratique. Pour les partisans du fondationnalisme des droits, ces droits humains inaliénables doivent être mis à l’abri du gouvernement de majorités débridées ou tyranniques. Leur principale ambition serait ainsi de court-circuiter les exigences démocratiques trop fortes et d’imposer, par l’enchâssement juridique et constitutionnel des droits de l’homme, des restrictions à la volonté constituante du peuple, d’exercer par ce moyen une contrainte extérieure sur l’exercice de la souveraineté populaire. Contrairement aux partisans actuels de la démocratie délibérative, les héritiers du contractualisme libéral vont, pour leur part, davantage insister sur la nécessité de recourir à des standards moraux ou à des critères de rationalité pratique qui sont indépendants des procédures délibératives : ce sont ces standards moraux indépendants, c’est le respect de certains droits fondamentaux, et non plus les procédures de discussion publique, qui seraient appelés à établir les bases constitutionnelles d’un État de droit démocratique libéral.

Les partisans de la lecture dichotomique des thèses de J. Rawls et de J. Habermas ont souvent tendance à radicaliser injustement les positions attribuées à chacun d’eux. Ils font de l’un le défenseur acharné d’un fondationnalisme des droits et de l’autre le représentant d’une forme de démocratie « radicale ». Une fois radicalisée, chacune des positions prête flanc à la critique. Le fondationnalisme des droits attribué à J. Rawls sera le plus souvent jugé dépassé et inapproprié à nos sociétés démocratiques pluralistes [6]. L’existence de droits moraux prépolitiques et antérieurs au processus démocratique n’étant plus, dans le monde postmétaphysique qui est le nôtre, une hypothèse crédible, aucun groupe particulier (juges, constitutionnalistes, élite politique, philosophes, etc.) ne saurait, par exemple au moyen d’un contrôle des normes constitutionnelles (judicial review), avoir l’autorité nécessaire pour fixer les lois fondamentales d’une société par des raisonnements et des jugements indépendants des processus démocratiques réels menés par les citoyens. À cette conception à première vue limitée du processus démocratique, on opposera habituellement la thèse de J. Habermas à propos de la co-originaeiré de l’autonomie privée et de l’autonomie publique [7]. Selon cette thèse, les citoyens doivent pouvoir se comprendre non seulement comme les destinataires, mais aussi comme les auteurs des droits et avoir la possibilité de délibérer publiquement du type d’interprétation et d’application à leurs milieux de vie qu’il convient de donner des normes constitutionnelles fondamentales qui régissent nos sociétés. Mais cette position démocratique délibérative de J. Habermas, une fois sa dimension autonomiste ou républicaine radicalisée, devient à son tour sensible à la critique. Plusieurs jugeront, ou bien qu’elle se voie expurgée de la dimension morale et déontologique qui faisait la force de l’approche libérale et qu’elle devient dès lors incapable, à elle seule, de mettre les droits fondamentaux à l’abri du pluralisme des valeurs [8] ou encore, comme nous le verrons, qu’il s’agit d’une position autocontradictoire qui n’aurait d’autre choix que de s’appuyer à son tour sur un fondationnalisme des droits [9].

La question que j’aimerais poser maintenant est de savoir si, effectivement, la lecture fondationnaliste de l’approche déontologique-libérale de J. Rawls et la lecture « radicale-démocratique » qui est suggérée des thèses de J. Habermas sont appropriées. Je ne le pense pas. J’aimerais, au contraire, montrer que ceux qui favorisent une interprétation trop dichotomique des positions des deux auteurs dramatisent et caricaturent, ni plus ni moins, l’écart existant entre leurs approches, écart qui n’est pas si grand qu’on le pense.

La démocratie délibérative face au problème de la régression

Pour bien mettre en évidence ce point, j’aimerais tout d’abord rappeler la critique que Frank Michelman a adressée à J. Habermas et aux partisans de la démocratie délibérative dans quelques textes [10]. Cette critique consiste dans la mise au jour de ce que F. Michelman appelle le problème de la régression. Le problème est le suivant : les pratiques de discussion publique sur lesquelles insistent les partisans de la démocratie délibérative doivent présupposer, ne serait-ce que pour avoir un sens, cela même qu’elles ambitionnent de fonder, à savoir : l’existence d’un système de droits fondamentaux, d’un ordre politique légitime. En d’autres termes, le projet radical-démocratique d’une fondation du droit par le peuple au moyen de procédures délibératives adéquates présuppose que certains droits fondamentaux sont déjà en place pour assurer la validité des procédures délibératives elles-mêmes. Si les partisans de la démocratie délibérative réclament que les principes déontologiques chers aux partisans du fondationnalisme des droits soient ouverts au débat public, ils doivent en même temps reconnaître que ces principes sont une condition de possibilité de ce même débat et du processus délibératif dans son ensemble, que sans l’existence d’un système minimal de droits fondamentaux garantissant la liberté et l’égalité des participants à la délibération, une telle délibération serait privée de toute légitimité. Ne revenons-nous pas là, demande F. Michelman, même si c’est de manière détournée, à une forme de fondationnalisme des droits ? Les partisans de la démocratie délibérative peuvent-ils se passer d’un fondationnalisme des droits ?

Kenneth Baynes et J. Habermas se sont chargés dans quelques textes [11] de répondre à l’objection conceptuelle de F. Michelman en apparence insurmontable. Leur réponse consiste grosso modo à dire ceci : le problème de la régression ne nous conduit aucunement à affirmer un fondationnalisme des droits. Il nous fait plutôt prendre conscience du fait que toute pratique délibérative ne peut partir de zéro. Les pratiques délibératives menées par les citoyens sont toujours situées historiquement et peuvent s’appuyer sur un certain héritage démocratique, par exemple celui des deux Révolutions, française et américaine. Les 200 ans d’histoire constitutionnelle en Europe et aux États-Unis fournissent incontestablement des modèles démocratiques sur lesquels les citoyens doivent pouvoir compter. Bref, les partisans de la démocratie délibérative ne prétendent aucunement que le sens du projet de la démocratie radicale doit être de construire ou de réinventer les bases constitutionnelles de la société à partir de rien et ce, à toutes les fois qu’une pratique de délibération publique a lieu. Le sens de ce projet consiste plutôt dans la possibilité, pour les citoyens, d’actualiser la tradition démocratique, c’est-à-dire dans la possibilité pour eux d’interpréter et d’appliquer aux circonstances présentes les normes constitutionnelles fondamentales léguées par la tradition démocratique, dans la possibilité d’en soumettre la légitimité au test de la délibération publique, de manière à permettre aux citoyens une appropriation critique des bases constitutionnelles de la société. La délibération publique doit ainsi être essentiellement entendue, selon la suggestion de K. Baynes [12], comme une procédure de validation « réflexive » ou « récursive ». C’est de cette manière et en ce sens que les citoyens doivent être compris comme les auteurs des droits et des normes fondamentales de la société, et non pas dans le sens où ils en seraient les inventeurs.

Je pense que cette réponse apportée par K. Baynes et J. Habermas au problème de la régression a pour principale vertu de montrer, non seulement que l’on peut sans contradiction soutenir le point de vue de la démocratie délibérative sans souscrire à un fondationnalisme des droits, mais aussi que le projet de la démocratie délibérative n’est pas pour autant privé de fondement. S’il doit être qualifié de « radical », ce ne peut donc être au sens d’une rupture avec l’ordre constitutionnel et démocratique moderne, mais uniquement au sens de son actualisation historique continue. Le projet de la démocratie délibérative tel qu’esquissé par J. Habermas m’apparaît également moins « radical » que celui que présentent souvent les partisans de la lecture dichotomique en ce qu’il permet de rencontrer, comme l’a très bien mis en évidence Seyla Benhabib [13], la plupart des inquiétudes traditionnellement exprimées par la tradition contractualiste libérale à l’endroit de la théorie démocratique.

Tout d’abord, il convient de rappeler que la théorie démocratique de J. Habermas n’est pas moins « déontologique » et « libérale » que ne l’est la famille de doctrines politiques appartenant à la tradition du contractualisme. L’une des nouveautés de la théorie démocratique de J. Habermas est en effet de faire, non plus du peuple, mais de l’individu, tout à la fois l’élément premier générateur du droit et son seul et unique dépositaire au plan moral. Le processus délibératif de recherche du bien commun doit donc être arrimé au respect des droits individuels fondamentaux, voilà un premier aspect sous lequel le modèle de la démocratie délibérative de J. Habermas entend assumer l’héritage du contractualisme libéral. C’est d’ailleurs ce trait typiquement individualiste de la pensée morale et politique de J. Habermas, cette tentative d’opérer une conciliation entre des principes moraux déontologiques (le respect absolu de la personne humaine, d’inspiration kantienne) et des principes politiques républicains (l’autolégislation du peuple par lui-même, d’inspiration rousseauiste), qui engendre le problème de la régression que nous avons analysé. Sans une telle tentative de conciliation, l’apparent dilemme de F. Michelman serait sans objet et son objection n’aurait aucune prise.

De ce qui précède, on peut déduire que, si la théorie démocratique de J. Habermas peut être qualifiée de « radicale », ce n’est sûrement pas au sens du pouvoir souverain des majorités d’accomplir sans limite ce que bon leur semble. Rien de tel qu’une démocratie « débridée » ne saurait survenir en prenant assise sur le modèle habermassien en raison du respect absolu qu’il voue aux droits individuels fondamentaux. Mais alors, si ces droits sont à ce point fondamentaux, pourquoi accorder tant d’importance aux délibérations publiques et à la possibilité pour les citoyens d’en discuter la teneur ? Ne risque-t-on pas d’affaiblir les principes constitutionnels en les abandonnant aux aléas et aux contingences des majorités changeantes ? Comme l’a bien vu J. Rawls, les exigences de la démocratie délibérative font que « les droits de l’homme ne peuvent pas être imposés de l’extérieur à l’exercice de l’autonomie publique dans un régime démocratique, (mais) cette autonomie, aussi grande qu’elle puisse être, ne peut pas, par les lois qu’elle édicte, faire, d’une manière légitime, violence à ces droits [14] ». À quelles contraintes, au juste, les délibérations sont-elles et ne sont-elles pas soumises ?

Dire que des contraintes institutionnelles (juridiques ou politiques) ne peuvent être imposées de l’extérieur au processus d’autolégislation des citoyens, ne revient pas à nier l’existence de contraintes internes ou procédurales assez exigeantes. Comme chez Joshua Cohen [15], la liberté et l’égalité des citoyens doivent chez J. Habermas obligatoirement transparaître à l’intérieur même des procédures de délibération publique ; elles doivent en former le noyau inaltérable, idée que Amy Gutmann et Dennis Thompson chercheront également à traduire par le principe de réciprocité [16]. Cependant, soutenir que certains droits fondamentaux sont constitutifs du processus d’autolégislation des citoyens, ce n’est pas affirmer qu’un même ensemble de droits substantiels ayant un contenu concret et bien déterminé doit toujours être intégré à la pratique délibérative, mais uniquement que certaines catégories de droits fondamentaux, qu’il est possible pour le philosophe (ou le citoyen) de reconstruire in abstracto, doivent être présupposées à tout projet d’autolégislation des citoyens dans des conditions de liberté et d’égalité. Dans Droit et démocratie, quatre catégories de droits sont ainsi relevées : trois garantissant l’autonomie privée du citoyen et le reconnaissant à titre de destinataire du droit (droits conférant à quiconque (1) un maximum de libertés individuelles, (2) le statut de membre d’une association politique et juridique, (3) ainsi qu’une protection juridique individuelle identique pour chacun) et une quatrième garantissant l’autonomie politique du citoyen et le reconnaissant cette fois à titre d’auteur des trois types de droits précédemment énumérés (correspondant grosso modo aux droits de participation politique) [17]. Selon J. Habermas, ces catégories de droits reconstruites in mente par le philosophe n’entendent pas imposer des contraintes externes au contenu du processus délibératif : il revient en effet aux citoyens, en chair et en os, de « remplir » ces catégories, c’est-à-dire de produire eux-mêmes, au moyen de pratiques délibératives réelles, des droits singuliers et dotés d’un contenu déterminé. Le rôle du philosophe consiste toutefois à rendre explicite le sens du projet d’autolégislation de citoyens libres et égaux au moyen du droit positif et à en reconstruire les conditions de possibilité. Au nombre de ces conditions se retrouvent des contraintes « internes » qui doivent inévitablement s’exercer sur le processus de délibération si le projet d’autolégislation des citoyens veut conserver son sens : le résultat des délibérations démocratiques ne saurait être légitime si des conditions minimales de symétrie, de liberté et d’égalité, correspondant aux quatre catégories de droit énumérées, n’étaient satisfaites, quel que soit le contenu concret des droits au moyen desquels les citoyens chercheront à traduire ces conditions de réciprocité. Comme on le voit, sans souscrire à un fondationnalisme des droits, la théorie habermassienne impose à sa manière des contraintes suffisamment fortes au processus démocratique, autre élément qu’elle partage en héritage avec le contractualisme libéral. Le modèle délibératif remplace certes le modèle contractualiste, en ce sens que la communauté juridique se constitue désormais, non plus au moyen d’un contrat social hypothétique, mais sur la base de la recherche d’un accord entre des citoyens réels dans des conditions de communication réelles. Il n’en demeure pas moins que cette recherche de consensus, ni plus ni moins que le contrat social originaire, doit se réaliser dans des conditions idéales de liberté et d’égalité.

Fondationnalisme des droits et raison publique

J’ai tenté de montrer dans ce qui précède que le projet de la démocratie délibérative chez J. Habermas est bien moins radical que ne le laissent entendre habituellement les partisans de la lecture dichotomique et ce, au moins à deux égards. Tout d’abord, au sens où l’activation de la « braise radicale-démocratique » inscrite au coeur du projet de la démocratie délibérative ne consiste pas à révolutionner les institutions existantes et à réinventer les bases constitutionnelles de nos sociétés, mais uniquement à actualiser au gré des circonstances historiques nouvelles l’idée du bien commun, l’idée d’un État de droit juste et légitime dont les paramètres sont déjà inscrits dans l’histoire du projet démocratique moderne. Mais le projet de la démocratie délibérative est également moins radical que ne le suggèrent généralement les dichotomistes au sens où il ne rompt aucunement avec la tradition du contractualisme libéral, mais se laisse au contraire tout à fait bien comprendre comme l’une de ses variantes : il s’agit, là aussi, de retracer conceptuellement les principes et les conditions d’un État de droit démocratique. Comme le reconnaît J. Habermas lui-même :

D’une façon analogue à ses précurseurs, les théories contractualistes, la théorie de la discussion part elle aussi de la fiction d’un état originel : un nombre indéfini de personnes s’engage volontairement dans une pratique constituante. […] L’entrée dans la pratique constituante est liée à la volonté de faire du sens de cette pratique un thème de débat explicite […], à réfléchir sur le sens spécifique du projet et à expliciter en termes conceptuels à quoi tous se sont engagés par leur pratique [18].

Qu’en est-il maintenant de J. Rawls ? Parallèlement à mon exercice précédent, je vais essayer de montrer ici que, bien que le modèle démocratique élaboré dans ses derniers essais soit à n’en pas douter moins souple et ouvert que celui de J. Habermas, il serait néanmoins erroné d’en faire le défenseur d’une forme ou l’autre de fondationnalisme des droits. Si le modèle habermassien de démocratie délibérative me semble moins radical que ne le suggèrent les dichotomistes, le modèle rawlsien me semble de son côté également moins conservateur.

Les partisans de la lecture dichotomiste se font très souvent les porte-parole, non seulement des critiques de J. Habermas [19], mais aussi de celles adressées par ses épigones [20] au modèle de démocratie défendu par J. Rawls dans ses textes sur la raison publique [21]. Ces critiques peuvent être résumées en quatre points. (1) À la différence du modèle délibératif qui insiste sur l’ouverture indéfinie du débat public quant aux thèmes et aux contributions, le modèle de la raison publique de J. Rawls s’en tient à un agenda restreint : J. Rawls limite l’exercice de la raison publique à certaines questions très précises, celles qu’il appelle les questions constitutionnelles essentielles (constitutional essentials) et les questions de justice de base [22]. (2) La raison publique elle-même ne doit pas être entendue comme un processus de raisonnement entre citoyens, mais plutôt comme un standard normatif indépendant des procédures de discussion publique fixant ce à propos de quoi les citoyens devraient discuter et comment ils devraient le faire. C’est un tel standard, par exemple, qu’entend incarner la conception politique de la justice de J. Rawls (parmi d’autres conceptions possibles également susceptibles d’exprimer les valeurs politiques du libéralisme) [23]. (3) Le raisonnement public par lequel J. Rawls attend des citoyens et de leurs représentants politiques qu’ils accomplissent leur « devoir de civilité [24] » en exposant les raisons pour lesquelles ils estiment que les lois et les programmes politiques proposés peuvent être soutenus par les valeurs politiques de la raison publique serait décrit comme un processus monologique ou privé : l’équilibre réfléchi « large » par lequel chaque citoyen ancre dans sa vision du monde propre les valeurs politiques de la raison publique en tant que « module [25] » serait un processus se déroulant « dans la tête » des individus et auquel ferait défaut, précisément, l’aspect délibératif ou communicationnel du débat public [26]. (4) Finalement, non seulement les thématiques sur lesquelles s’exerce la raison publique sont limitées, mais les espaces sociaux eux-mêmes à l’intérieur desquels elle se déploie seraient restreints. À la différence du modèle délibératif de J. Habermas où le domaine public n’est pas limité aux institutions politiques officielles (parlements, tribunaux, etc.) mais s’étend aux espaces publics informels de la société civile dans son ensemble, la sphère publique n’est pas localisée chez J. Rawls dans la société civile, lieu uniquement d’une « culture environnante » (background culture) faite d’une multitude de conceptions « compréhensives » au caractère non public, mais dans l’État et ses organisations, plus particulièrement dans les institutions juridiques, seuls sièges d’une véritable « culture politique publique ». Comme le dit J. Rawls, on ne peut plus explicitement : « La raison publique est la raison de la Cour suprême [27] ».

Je n’entends pas m’objecter à ces critiques qui mettent toutes en relief le caractère plutôt limité du modèle rawlsien de démocratie fondé sur la raison publique par rapport au modèle délibératif de J. Habermas. Dans l’ensemble, elles m’apparaissent fondées (j’y reviendrai plus loin) et ce, même s’il existe des justifications aux positions de J. Rawls que, outre lui-même, les rawlsiens ont apportées mais que je ne reprendrai pas ici [28]. J’aimerais par contre m’opposer à la conclusion que tirent trop souvent de ces critiques les partisans de la lecture dichotomique et qui consiste à faire de J. Rawls, ni plus ni moins, le défenseur acharné d’une forme de fondationnalisme des droits qui ne respecterait pas l’autonomie des citoyens, où les droits constitutionnellement garantis seraient soustraits à la discussion publique, celle-ci étant réduite à un rôle purement instrumental de validation de l’ordre établi, l’interprétation des textes constitutionnels étant réservée à une élite de juges ou de philosophes constitutionnalistes [29]. J’aimerais au contraire montrer qu’une telle lecture est exagérée, voire, jusqu’à un certain point, erronée.

Tout d’abord, il convient de rappeler que J. Rawls se fait explicitement le défenseur d’un type de démocratie constitutionnelle qu’il qualifie de « dualiste », suivant en cela la terminologie de Bruce Ackerman [30]. Cette conception entend dépasser, en un sens qui se rapproche fortement de la thèse habermassienne du caractère cooriginaire de l’autonomie privée et publique, à la fois le point de vue du fondationnalisme juridique et celui de la politique majoritaire. Selon cette conception, il convient de distinguer deux choses : le pouvoir constituant du peuple (de ratifier ou d’amender la Constitution) et le pouvoir ordinaire des législateurs (du gouvernement et de l’électorat) d’exercer la politique de tous les jours. Correspond à cette distinction celle entre le droit supérieur (higher law), portant sur les questions constitutionnelles essentielles et exprimant l’autorité la plus haute et le pouvoir constituant du peuple, et le droit ordinaire, en tant qu’expression du pouvoir ordinaire des corps législatifs. La fonction du droit supérieur, exercée par la Cour suprême, est de protéger cette volonté constituante du peuple en encadrant et en délimitant l’exercice du pouvoir ordinaire. Ce régime dualiste s’oppose à deux autres types de régimes : un régime fondé sur la suprématie parlementaire où n’est instituée aucune charte des droits ; et un régime fondé sur la suprématie judiciaire, comme en Allemagne fédérale, où une liste de droits fondamentaux est constitutionnellement enchâssée et soustraite à toute possibilité d’amendement par le parlement ou l’électorat. Le régime dualiste que préconise J. Rawls, à la suite de B. Ackerman, entend éviter ces extrêmes : d’une part, en protégeant les droits fondamentaux des citoyens contre les décrets arbitraires toujours possibles des corps législatifs et contre les fluctuations des majorités ; d’autre part, en accordant néanmoins la possibilité aux citoyens, par des amendements constitutionnels, de rendre le texte fondamental qui exprime la volonté des pères fondateurs de leur régime toujours davantage conforme à leurs aspirations politiques. Comme le dit B. Ackerman : « La stratégie de médiation élémentaire est le système de législation démocratique à deux voies. Il accorde une place importante au point de vue fondationnaliste des “droits comme atouts” sans violer l’engagement moniste plus profond en faveur de la primauté de la démocratie [31] ».

Il me semble que si l’on interprète correctement cette idée de démocratie constitutionnelle dualiste, il serait difficile de faire de J. Rawls le défenseur d’un type de régime politique axé sur le fondationnalisme juridique où les délibérations publiques, devenues superflues, seraient réduites à une fonction purement instrumentale ou plébiscitaire de confirmation de l’ordre constitutionnel existant, un régime où l’autorité de la Cour suprême pourrait légitimement se substituer aux compétences et aux jugements des citoyens. Cette lecture à laquelle souscrivent les dichotomistes m’apparaît erronée pour la raison fondamentale suivante : l’idéal d’une constitution juste est, ni plus ni moins chez J. Rawls que chez J. Habermas, un projet inachevé en direction duquel il faut constamment travailler, rendant les débats publics essentiels. J. Rawls mentionne à plusieurs reprises que la Cour suprême est certes « le plus haut » tribunal d’interprétation du texte fondamental, mais n’« est pas le seul » : « La Constitution n’est pas ce que la Cour suprême dit qu’elle est. Elle est plutôt ce que le peuple, agissant constitutionnellement à travers les autres branches du gouvernement, finit par autoriser la Cour à dire qu’elle est. […] La Cour remplit son rôle quand elle interprète clairement et efficacement la Constitution d’une manière raisonnable et, lorsqu’elle échoue à faire cela […], elle se retrouve au centre d’une controverse politique dont le règlement se fait dans les termes des valeurs publiques [32]. » J. Rawls donne comme exemples de telles « controverses politiques » trois périodes de l’histoire constitutionnelle américaine — la Fondation de 1787-1791, la Reconstruction remontant à la période de la Guerre de sécession et, finalement, le New Deal sous Theodore Roosevelt — au cours desquelles plusieurs amendements furent apportés à la Constitution américaine, que ce soit en vue d’accorder le droit de vote aux femmes, d’abolir l’esclavage et de conférer des droits civils équivalents aux personnes de race noire ou encore d’instituer des droits sociaux pour protéger les plus démunis. Selon J. Rawls, ce sont des périodes charnières d’un point de vue démocratique puisqu’il s’agit pour les citoyens « […] d’ajuster les valeurs constitutionnelles fondamentales aux circonstances sociales et politiques changeantes, ou d’incorporer à la Constitution une interprétation plus large et plus inclusive de ces valeurs [33] ». Comme le montrent très clairement les exemples historiques donnés ici, l’État de droit démocratique, et les principes constitutionnels qui le fondent, demeurent pour J. Rawls un projet ouvert et constamment à réactualiser. Il ne conteste donc pas la nécessité de forums de discussion publique et ceux-ci sont loin d’être réduits à un rôle plébiscitaire, quoi qu’en pensent les partisans de la lecture dichotomique (ou J. Habermas lui-même). Ce n’est pas, affirme-t-il, parce que nous vivons sous une constitution relativement juste et que nous n’avons pas pris part à l’acte de fondation des principes constitutionnels de l’État de droit, que nous sommes, par là, à tout jamais privés de la « braise radicale-démocratique » qui sommeille en nous, pour reprendre l’expression de J. Habermas, et que celle-ci ne peut être ranimée dans l’exercice plein et entier de l’autonomie politique des citoyens. En effet : « […] les citoyens discutent continuellement aussi bien des questions concernant les principes politiques que des questions d’intérêt social. De plus, nous pouvons présumer que toute société effective est plus ou moins injuste — en règle générale même gravement injuste —, ce qui rend de tels débats d’autant plus nécessaires. […] L’idéal d’une constitution juste est toujours quelque chose en direction de quoi il faut travailler [34] ». J. Rawls se montre donc ici tout à fait d’accord avec la position défendue par J. Habermas dans Droit et démocratie où l’État de droit démocratique est également présenté comme un projet inachevé et révisable selon les circonstances historiques. J. Rawls a cependant deux restrictions.

Tout d’abord, il juge que dans le cadre d’un régime politique relativement juste, l’exercice d’un débat public aussi profond que celui à l’oeuvre dans les trois exemples historiques mentionnés plus haut, où une controverse politique importante survient autour du texte constitutionnel et où ses principes fondamentaux sont soumis à un test de révision de large ampleur, ne peut prendre une forme permanente : « Si l’autonomie politique exprime notre liberté, il n’est pas plus raisonnable de multiplier les actes en cette matière qu’avec toute autre sorte de liberté, mais il ne faut agir ainsi que lorsqu’une telle action est appropriée [35]. » Ensuite, l’exercice de l’autonomie politique ne doit pas non plus conduire à abroger radicalement les droits et libertés inscrits au coeur de la constitution, elle ne doit pas conduire à « une crise constitutionnelle, ou à une révolution au sens propre du terme [36] ». Le but de l’exercice démocratique doit être plutôt de formuler des amendements visant à amener « la constitution davantage en conformité avec sa promesse originaire [37] ». Mais, n’est-ce pas là précisément le sens de l’autonomie politique chez J. Habermas tel que j’ai tenté de le mettre en évidence ? Il convient ici de rappeler ce que j’ai dit plus tôt. J. Habermas ne prétend aucunement que le sens du projet de la démocratie délibérative doit être de réinventer les bases constitutionnelles de la société à partir de rien et ce, à toutes les fois qu’une pratique de délibération publique a lieu. Le sens de ce projet consiste plutôt dans la possibilité, pour les citoyens, d’actualiser la tradition démocratique, c’est-à-dire dans la possibilité pour eux d’interpréter et d’appliquer aux circonstances présentes les normes constitutionnelles fondamentales léguées par cette tradition. L’activation de la « braise radicale-démocratique » inscrite au coeur du projet de la démocratie délibérative ne peut donc consister à révolutionner les institutions existantes, mais uniquement à actualiser au gré des circonstances historiques nouvelles l’idéal d’un État de droit juste et légitime, tâche pour laquelle l’histoire du projet démocratique moderne fournit déjà les clefs essentielles d’interprétation. Il s’agit, en somme, tout comme chez J. Rawls, d’amener « la constitution davantage en conformité avec sa promesse originaire ».

Quelques amendements au modèle la raison publique

Arrivé à ce stade de mon exposé, on pourrait soulever une objection légitime : le modèle de la raison publique de J. Rawls permet-il d’honorer les affirmations précédentes à propos de la nécessité des débats démocratiques, offre-t-il les conditions institutionnelles, voire psychologiques, permettant effectivement aux citoyens de débattre publiquement des « questions constitutionnelles essentielles » ? À cette question, je me dois de répondre par la négative. J’estime en effet que pour satisfaire pleinement aux exigences de l’idéal délibératif auquel le libéralisme politique souscrit pourtant [38], le modèle de la raison publique de J. Rawls devrait recevoir certains amendements.

Tout d’abord, il me semble manifeste que les frontières entre le public et le privé, tant d’un point de vue sociologique que psychologique, devraient être assouplies. Au plan sociologique, S. Benhabib [39] a bien montré que, dans une démocratie constitutionnelle, plusieurs, sinon toutes les organisations et les associations oeuvrant au sein de la société civile sont des corporations « publiques » en ce sens que, pour être reconnues comme corporations, elles doivent obéir aux mêmes normes du droit public et aux mêmes normes constitutionnelles « essentielles » que l’État et ses organisations : les institutions politiques officielles et les organisations de la société civile ne sont donc pas séparées les unes des autres d’une manière aussi étanche qu’elles ne le sont dans le modèle de J. Rawls [40]. De plus, les mouvements sociaux à l’oeuvre dans la société civile influencent inévitablement le processus politique et franchissent déjà, dans les faits, les frontières étroites fixées par J. Rawls entre le domaine public et le domaine privé. Il me semble que le modèle de raison publique serait davantage en position de respecter l’idéal délibératif auquel souscrit J. Rawls si certains assouplissements lui étaient apportés pour lui permettre de tenir compte de ces réalités.

De même, au plan psychologique cette fois, plusieurs auteurs [41] ont souligné les conséquences problématiques, pour ne pas dire néfastes, de la séparation entre le privé et le public : le modèle de raison publique de J. Rawls demande ni plus ni moins aux citoyens d’être des « soi divisés », offrant différents types de raisons à l’appui de leurs croyances selon qu’ils sont dans la sphère publique où doivent n’entrer en jeu que des « raisons publiques » portant sur les questions constitutionnelles essentielles, c’est-à-dire des raisons faisant intervenir des valeurs politiques dont on présume qu’elles pourraient être acceptées par les autres selon l’exigence de réciprocité, ou selon qu’ils sont dans la sphère privée où, cette fois, n’interviennent que des raisons privées enracinées dans les doctrines compréhensives de chacun. Comme l’ont bien mis en évidence Amy Gutmann et Dennis Thompson [42], le fait de faire appel à des raisons appartenant aux doctrines compréhensives peut parfois être nécessaire pour faire débloquer certaines questions politiques controversées (par exemple l’avortement, la peine de mort, le droit des animaux, la pornographie, etc.), des raisons publiques mutuellement acceptables faisant souvent défaut. Encore une fois, si le modèle de raison publique de J. Rawls entend un tant soi peu rendre justice à son engagement en faveur de l’idéal de la démocratie délibérative, un peu plus de souplesse serait ici de mise [43].

Un autre amendement devrait, selon moi, être apporté en ce qui touche cette fois les conditions de la justification publique des valeurs politiques de la raison publique. J. Rawls décrit cette justification en termes d’équilibre réfléchi large [44] : chacun doit, individuellement et pour soi-même, après avoir soupesé la valeur relative de plusieurs conceptions politiques rivales, ajuster à la manière d’un « module » les valeurs de la raison publique incarnées (entre autres) par la conception politique de la justice dans sa propre doctrine compréhensive particulière. Deux éléments me font ici problème.

Tout d’abord, le caractère statique de cet ajustement. Le « module » [en gros : les deux principes de justice, l’idée de citoyens libres et égaux avec deux pouvoirs moraux — ceux de former une conception du bien et de développer un sens de la justice —, l’idée de société bien ordonnée, c’est-à-dire régulée par une conception de la justice, et l’idée de société entendue comme système équitable de coopération sociale : tout cela entend refléter les idées et les principes déjà à l’oeuvre à l’intérieur de la culture démocratique libérale moderne et inscrits dans la plupart des textes constitutionnels] reste inchangé quelles que soient les conceptions du monde — religieuses, philosophiques ou morales — avec lesquelles il entre en interaction. Le module joue donc essentiellement le rôle de standard normatif auquel doivent s’ajuster les doctrines compréhensives, mais en aucun temps n’est prévue la situation inverse, c’est-à-dire une situation où le module devrait lui-même s’adapter aux doctrines compréhensives. Cela pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, au plan épistémologique, cela contrevient au principe de cohérence auquel fait explicitement appel l’équilibre réfléchi à titre de théorie de la justification de nos croyances. Selon cette théorie, nos jugements moraux bien pesés (ou nos intuitions morales) et un certain nombre de principes moraux ou de théories morales d’arrière-plan doivent s’ajuster les uns aux autres de manière à former un tout cohé-rent. Dans ce processus, il est sous-entendu que nos jugements moraux sont révisables (nos intuitions peuvent s’avérer fausses), mais également que les principes et les théories sont révisables (ils peuvent s’avérer contre intuitifs, ou en conflit avec un ensemble de valeurs morales solidement ancrées dans une culture). De la même manière qu’en épistémologie, selon Irme Lakatos [45], l’histoire de la science doit interagir avec la théorie normative de la science — la première utilisant la théorie comme étalon critique et comme guide lui permettant de juger et d’évaluer l’histoire, la seconde utilisant l’histoire pour corriger ses principes normatifs — en philosophie morale, « jugements moraux » et « principes normatifs » doivent s’ajuster les uns aux autres de manière réciproque. Cette réciprocité semble avoir été oubliée par J. Rawls avec sa métaphore du module. Mais cela pose un autre problème, pratique celui-là : comment les citoyens, à l’intérieur d’une démocratie constitutionnelle, peuvent-ils espérer « […] ajuster les valeurs constitutionnelles fondamentales aux circonstances sociales et politiques changeantes, ou incorporer à la constitution une compréhension plus large et plus inclusive de ces valeurs », si la justification publique de ces valeurs constitutionnelles est constamment décrite en termes d’ajustement ou de correction à sens unique des doctrines compréhensives à la « norme » de la raison publique [46] ? Si les citoyens doivent pouvoir espérer amender certains aspects des valeurs constitutionnelles, s’ils doivent pouvoir espérer amener « la constitution davantage en conformité avec sa promesse originaire », s’ils doivent pouvoir espérer se concevoir comme les « auteurs » de la constitution, ne faudrait-il pas prévoir une version moins statique et plus dynamique du processus de justification publique des valeurs politiques ? Une telle chose me semble aller de soi.

L’autre aspect de la justification publique des valeurs politiques qui me fait problème est son caractère, non plus statique, mais monologique : la justification publique est un processus qui se déroule « dans la tête » des individus, qu’il s’agisse des citoyens regroupés dans la société civile, de leurs représentants dans les officines gouvernementales ou encore des juges de la Cour suprême [47]. Quelle que soit la manière dont l’équilibre réfléchi est décrit par J. Rawls, qu’il en parle en termes d’équilibre réfléchi « étroit », « large » ou encore « général », jamais cette méthode de justification n’est comprise et interprétée comme un processus de discussion publique entre citoyens au sujet de ce qui se passe « dans leur tête ». La différence entre l’équilibre réfléchi « large » et « général » est que, dans le premier cas, les valeurs politiques de la raison publique sont pleinement reconnues et enracinées dans la doctrine compréhensive d’une personne prise individuellement (cette personne est parvenue, pour soi-même, à un état d’ajustement cohérent de ses valeurs personnelles avec les valeurs politiques de la raison publique en les confrontant avec d’autres conceptions rivales) alors que, dans le second cas, il s’agit d’une situation généralisée pour l’ensemble des citoyens d’une société bien ordonnée. Cependant, un équilibre réfléchi large et « général » ne signifie pas (1) une situation où tous les citoyens reconnaîtraient les principes de la justice politique pour les mêmes raisons (cela irait à l’encontre du fait du pluralisme raisonnable) [48] ou (2) une situation où l’état d’équilibre ou de cohérence résulterait d’un processus de discussion publique. Contrairement à ce que suggère J. Rawls lui-même [49], l’équilibre réfléchi large et général n’est pas « intersubjectif » : il n’est que la coïncidence « heureuse » des démarches de justification entreprises par chacun individuellement autour d’une conception publique de la justice, mais il ne tient pas compte du processus intersubjectif de justification des croyances des uns à l’endroit des autres. Bref, quelle que soit la manière dont J. Rawls dépeint l’équilibre réfléchi, la délibération intersubjective, si elle n’est pas entièrement inexistante, est toujours seconde et dérivée par rapport à la démarche, que chacun fait individuellement, pour soi-même et en privé, d’ajustement cohérent de ses croyances. Je ne peux donc ici que rejoindre certains critiques de J. Rawls [50] qui lui reprochent le caractère insuffisamment « communicationnel » de sa conception du processus de justification publique. Si l’on veut que l’équilibre réfléchi large et général puisse effectivement être compris, selon les voeux de J. Rawls lui-même, comme un véritable processus intersubjectif, il faudrait qu’un pouvoir transformationnel puisse être accordé au processus de délibération lui-même, c’est-à-dire une capacité à transformer les préférences individuelles orientées vers l’intérêt propre ou encore les croyances subjectives et privées en convictions communes et intersubjectivement partagées s’accordant avec l’idée du bien commun. À la défense de J. Rawls, on peut dire que son second texte sur la raison publique a d’une certaine manière reconnu cette déficience et qu’il met en avant une conception davantage transformationnelle et intersubjective de la justification publique. J. Rawls parle maintenant d’une « vision large » de la raison publique, qui autorise désormais que des doctrines compréhensives raisonnables soient introduites dans l’espace de la discussion publique (sous la condition expresse, bien entendu, que des raisons politiques exclusivement soient présentées en leur faveur). On peut dire de ce modèle qu’il est moins monologique que l’original en ce qu’il semble maintenant s’ouvrir à la possibilité que des explications et des discussions aient lieu entre les partis pour rendre compte des raisons de leur support aux valeurs politiques de base de la raison publique. Bien qu’il n’en demeure pas moins encore, comme je l’ai mentionné, trop statique, on est cependant autorisé à penser qu’il s’agit là d’un pas dans la bonne direction.

En résumé, il me semble que si les amendements que j’ai décrits plus haut étaient apportés au modèle de la raison publique de J. Rawls, cela lui permettrait beaucoup plus facilement d’honorer ses propres engagements en faveur de la démocratie et de l’idéal délibératif. De tels amendements ne bouleverseraient pas, pour l’essentiel, la conception que se fait J. Rawls de la raison publique et permettraient, sinon de donner entière satisfaction, à tout le moins d’atténuer plusieurs inquiétudes et préoccupations formulées par les partisans de la démocratie délibérative. Une chose est sûre en tout cas : quelle que soit la version que l’on propose du modèle de la raison publique de J. Rawls, la version amendée telle que je l’ai suggérée ou la version originale, la critique qu’en font les partisans de la lecture dichotomique repose la plupart du temps sur une exagération des limites du modèle. Comme je l’ai affirmé, on peut parfaitement reconnaître les limites de la conception de J. Rawls sans pour autant tirer les conclusions souvent excessives des dichotomistes, lesquelles consistent essentiellement à dépeindre J. Rawls sous les traits d’un partisan des droits naturels classiques, d’un fondationnaliste des droits conservateur et farouchement opposé aux débats publics. Je pense que mes analyses auront tout au moins permis de voir que nous avons affaire là à une caricature.

Conclusion

J’ai tenté de montrer dans ce texte que s’il y a divergence entre J. Rawls et J. Habermas au sujet des sources de la légitimité du droit et des principes constitutionnels de nos sociétés libérales, celle-ci est davantage une affaire de degré que de principe. J. Rawls, préoccupé par les problèmes de stabilité politique engendrés par le pluralisme propre aux démocraties modernes, insiste davantage sur les standards moraux et les principes de justice qu’il convient minimalement de mettre à l’abri de ce pluralisme et de préserver ; J. Habermas, animé de son côté par l’idéal kantien d’autonomie et sans doute plus confiant que J. Rawls en la capacité des délibérations publiques de produire des résultats politiquement raisonnables, met davantage l’accent sur les forums de discussion publique comme base de légitimation des droits et des principes constitutionnels d’une société. J. Rawls ne conteste pas la nécessité de tels forums, mais juge que, dans une société relativement juste, ils ne peuvent prendre une forme permanente ; J. Habermas ne prétend pas, de son côté, que les délibérations publiques ont pour mission de réinventer continuellement les bases constitutionnelles de nos sociétés libérales, mais uniquement d’actualiser le projet de l’État de droit démocratique, ce sur quoi J. Rawls s’entend avec lui.

Comme on le voit, ma lecture des deux auteurs diffère sensiblement de celle proposée par les partisans d’une lecture dichotomique des positions de J. Rawls et de J. Habermas. Le projet de démocratie délibérative de J. Habermas m’apparaît moins radical et les assises démocratiques du modèle de la raison publique de J. Rawls m’apparaissent moins déficientes que ce qu’en pensent généralement les dichotomistes. J’ai montré que le modèle démocratique de J. Habermas n’est pas en rupture totale, mais offre une certaine continuité avec la tradition du contractualisme libéral ; j’ai également montré que le modèle de raison publique de J. Rawls s’appuie sur un concept dualiste de démocratie constitutionnelle qui n’est pas, de son côté, insensible aux exigences de la démocratie délibérative. Ces deux points sont souvent contestés avec vigueur par les dichotomistes, à mon sens à tort. J’estime finalement que le point de vue tranché qu’ils défendent, où les deux auteurs apparaissent soutenir des positions radicalement antithétiques à propos des sources de la validité du droit, peut sans doute servir des fins polémiques mais ne peut, à ce qu’il me semble, résister à une analyse rigoureuse.