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La philosophie politique contemporaine, en articulant son programme de recherche autour du phénomène des identités et de son incidence sur la composition de la communauté politique, pose des problèmes inattendus à la question nationale. Jacques Beauchemin entreprend d’y répondre, dans L’histoire en trop, pour voir en quoi le pluralisme identitaire de la société contemporaine implique un redéploiement de la question nationale québécoise et de la conception de la communauté politique qu’elle présuppose.

La question nationale est d’abord celle de la communauté d’héritage canadien-français au Québec. Le peuple québécois, identifié à sa majorité historique, s’est approprié au fil de l’histoire une vision de lui-même en tant que communauté de mémoire et de culture marquée d’un destin singulier en Amérique. De 1840 à 1960, il a consolidé son identité collective dans le fait de se raconter son histoire et d’y trouver un enracinement qui lui permettait d’asseoir le projet de survivance formulé au lendemain de la défaite de 1838. Les historiens se sont relayés pour transmettre les raisons communes porteuses du souci de durer du peuple français d’Amérique. Encore aujourd’hui, le nationalisme québécois, assumé par la majorité française du Québec, se déploie dans la continuité de cette histoire habitée par un vieux désir d’achèvement qui s’incarne dans le projet de souveraineté dont la légitimité dépend d’une certaine compréhension de l’histoire franco-québécoise d’abord interprétée comme une longue marche d’émancipation nationale.

La question nationale québécoise est aujourd’hui mise à mal par la poussée des identités dans l’espace public qui caractérise la dynamique politique contemporaine et qui contraint le nationalisme à une sévère redéfinition. Le projet souverainiste, quant à lui, est suspect d’une association trop immédiate à l’histoire de la majorité française. Ce qui passait autrefois pour une évidence, soit l’identification de la question du Québec aux aspirations de sa majorité historique, est remis en question par la métamorphose de la communauté politique en notre modernité crépusculaire. La juxtaposition jusqu’ici implicite de la communauté d’histoire et du sujet politique est déclarée arbitraire. Il ne s’agit plus de déployer politiquement l’intentionnalité nationale franco-québécoise mais de veiller à sa dissolution dans la nouvelle mosaïque qui fait figure d’identité collective. Pour J. Beauchemin, « la conception de la société qui la fait se structurer dans la rencontre d’identités plurielles signifie la négation de l’ancienne conception qui la posait comme univers de sens cohérent et relativement fermé sur lui-même » (p. 68). Le nationalisme québécois doit maintenant se reconnaître une tâche de réparation symbolique des différentes injustices apparemment commises envers les minorités et les identités périphériques à la communauté d’héritage canadien-français. D’où la redéfinition de la nation et la réécriture de son histoire pour faire droit aux récits concurrents qui se situent en marge du communautarisme franco-québécois. « La fragmentation de la communauté politique a pour effet de mettre en concurrence des intérêts politiques et identitaires dont aucun ne peut affirmer sa prééminence morale par l’invocation, par exemple, de l’intérêt général ou du bien de la nation » (p. 61). Dans la société des identités, l’enjeu fondamental de la vie démocratique ne réside pas dans la formulation d’une intention éthique capable de rallier l’ensemble de la société autour d’un projet commun, mais bien dans la reconnaissance incessante de la pluralité. L’idéal égalitaire de la modernité politique se redéploie de l’économique vers l’identitaire. La nation se fissure dans une série d’identités de substitution posées comme détentrices de droit face à la communauté politique. « Dans les sociétés contemporaines […], le sujet politique ne se constitue plus dans le dépassement des identités, dans sa capacité à les surplomber mais dans leur cumul » (p. 60). La nation ne devient tout au plus qu’un pôle parmi d’autres dans l’identité d’une personne aux multiples allégeances. Cette dynamique de reconfiguration identitaire de la communauté politique a pour conséquence, rappelle J. Beauchemin, l’effacement du monde commun et « l’évanescence du sujet politique quant à la définition d’un projet de vivre ensemble » (p. 83). Ce réaménagement des soubassements de la communauté politique induit un argumentaire antinationaliste inédit, qui mine la légitimité des revendications politiques des fondements communautaristes. « La culture se décompose en identités, alors que, dans le champ politique, la nation se décompose en sujets politiques fragmentés dont la rencontre met face à face majorité et minorités » (p. 77). Puisque aucune norme ne peut être instituée, l’État est neutralisé dans sa prétention à instituer politiquement une culture se posant comme pôle d’intégration de la communauté politique. L’État ne peut plus hiérarchiser les cultures à partir d’une norme, puisqu’il se placerait alors sous le signe d’une politique identitaire discriminatoire pour certaines expressions culturelles. Associé à la fascination de la souche, pour reprendre les termes de Régine Robin, le nationalisme qui s’articule autour de la promotion d’une communauté historique est supposé, par définition, antidémocratique et suspect de violences potentielles. Le nationalisme québécois est conséquemment disqualifié par cette approche qui fait de l’équivalence et de l’égalité radicale des identités en présence la condition première d’une politique démocratique fondée sur le respect des droits des minorités.

Le sujet politique ne sort pas indemne de cette nouvelle configuration identitaire. Son identification à une communauté de mémoire et de culture est mise en accusation par l’éclatement des identités. C’est à partir de l’identité psychologique du sujet individuel que doit s’appréhender « l’identité collective ». Or, la décomposition du sujet politique mine la capacité pour la communauté politique de mettre en forme un projet de solidarité reposant sur des assises solides. La communauté politique n’est plus le lieu où la société se met elle-même en débat pour penser le projet éthico-politique à travers lequel elle fait le projet de se déployer. C’est parce qu’elle repose sur une communauté de mémoire et de culture, qu’une communauté politique est capable d’avoir une emprise sur elle-même et qu’elle ne s’épuise pas dans une pratique procédurale de la démocratie et du droit. « La communauté constitue l’espace concret-historique où l’action de la société sur elle-même peut s’inscrire dans un univers de sens et lui procurer une référence au bien commun, défini en relation à une mémoire longue du vivre-ensemble » (p.134). C’est ce que J. Beauchemin appelle les « fondements communautaristes du politique » nécessaires pour concrétiser la démocratie et réaliser un projet de solidarité. « La recomposition du lien social passe par la capacité à produire un monde commun suffisamment signifiant pour pouvoir redonner aux acteurs sociaux les moyens et la volonté de contribuer à la production de la société » (p. 132).

Un espace politique se constitue nécessairement dans un patrimoine de significations partagées acquises dans un même parcours historique. C’est à partir d’une commune présence au monde que peut se formuler une intention éthique à même d’orienter la communauté en fonction d’une certaine idée du bien. « L’élaboration de ce monde commun ne saurait nier l’existence de la culture et de l’histoire qui le constituent comme tel » (p. 133). La rationalité spécifique de la culture a une dimension éthique, ce qui permet à J. Beauchemin, à la suite de Fernand Dumont, de parler de la culture comme « éthique incarnée » en un lieu du monde délimité. La concrétisation du lien politique passe par sa particularisation. L’intention éthique qui transcende une communauté procède de l’appartenance de ses membres à un monde commun, qui se constitue lui-même dans une histoire partagée. L’espace politique n’a de sens que s’il produit un horizon de sens pour la communauté qui s’y déploie et y institue les moyens de l’agir-par-soi collectif. Le politique est le lieu d’une universalisation de l’agir humain à partir d’un ethos singulier, toute politique supposant l’interprétation d’une situation à partir d’un matériau historique. J. Beauchemin le remarque lucidement, « les valeurs éthiques que se donne la société expriment toujours une conception historiquement située de ce qui devrait fonder l’aménagement des libertés. […] La société trouve dans son histoire les valeurs éthiques qu’elle a produites et dans lesquelles elle reconnaît un projet particulier d’humanisation du monde » (p. 170).

La possibilité pour les Franco-Québécois de se poser comme culture de convergence au sein de la communauté politique québécoise est l’enjeu central de cette discussion pour la question nationale. À partir d’un déploiement de la philosophie politique implicite dans l’oeuvre de F. Dumont, J. Beauchemin thématise cette possibilité. Si la culture est le substrat de la communauté politique et s’il n’y a pas de communauté politique sans conscience historique, « il n’est pas difficile de voir qu’une recomposition de l’être-ensemble québécois passe par la reconnaissance de la culture et de l’histoire franco-québécoise » (p. 133). Dans la définition de la question nationale, cela consiste aussi à reconnaître aux francophones et à leurs compagnons de route le rôle de pôle de convergence autour duquel doit se redéployer le nationalisme. « Il faut reconnaître clairement la réalité socio-politique qui veut que ce soit le collectif francophone qui porte cet idéal de souveraineté » (p. 169). Plusieurs éléments du communautarisme franco-québécois sont encore agissants dans la conscience historique du peuple québécois. « Pour ceux qui font le métier d’interpréter cette société, le défi consiste à prendre en compte la persistance de ce sentiment communautariste » (p. 53). L’historiographie elle-même devra se redéployer au moins partiellement dans la reprise de la consciencehistorique franco-québécoise et de la tradition qu’elle porte comme point de vue sur le monde. Il faudra réapprendre à dire « nous » à partir du communautarisme franco-québécois tout en étant conscient du nécessaire aménagement pratique d’un sujet politique québécois qui intègre aussi les réalités contemporaines de la société des identités (p. 185).

La philosophie politique dumontienne permet à J. Beauchemin de faire une brillante synthèse des enjeux qui assaillent aujourd’hui la question nationale. Alors qu’on ne compte plus les heureux tenants d’un néolibéralisme identitaire qui s’empressent de rajouter des lieux communs au sabir des identités multiples, labiles et métissées, J. Beauchemin, dans un propos simple mais puissant, nous apprend que la réalité existe encore et qu’il faudra bien un jour lui reconnaître ses droits. Penser le Québec ne va pas sans une compréhension profonde de l’expérience historique du peuple québécois. Le Québec est aujourd’hui et pour toujours une petite nation dont l’avenir dépend de la conscience qu’il a de sa précarité. D’ailleurs, peut-être est-ce l’élément manquant de toutes ces réflexions sur l’identité québécoise qui s’amoncellent sans rien apporter de neuf. Puisque la plupart d’entre elles font l’économie de l’histoire, ou attendent sa réécriture définitive avant de daigner y jeter un oeil, elles ne peuvent faire autrement que d’en avoir une compréhension superficielle. La philosophie de l’identité à la mode de l’époque est parfois un pénible babillage.

En faisant le pari de reprendre la tradition d’interprétation implicitement contenue dans la conscience historique franco-québécoise, J. Beauchemin nous invite à renouer avec le vieux désir d’achèvement qui irrigue la conscience historique franco-québécoise et porte l’aspiration de la majorité d’entre eux à la souveraineté. En diluant la question nationale dans la société des identités, c’est le principe même de cette affirmation politique qui est nié. Que les souverainistes atteints de la mauvaise conscience dont parle J. Beauchemin aient participé à la dissolution de la question nationale dans la société des identités n’est pas le moindre des paradoxes qui marque la condition québécoise. Une société hybride et soi-disant francophone n’a pas besoin d’un État pour durer et elle peut déchoir dans l’utopie de la libre circulation des identités. Mais une nation qui veut parachever la conscience qu’elle a d’avoir un point de vue sur le monde ne peut faire l’économie d’un État. Concluons avec J. Beauchemin son bel essai sur le caractère incontournable de la mémoire franco-québécoise dans la recomposition à venir de la référence nationale. « Les francophones du Québec ont accepté depuis longtemps la diversité qui constitue l’identité québécoise. Mais il est aussi temps que l’on fasse droit à leur légitime désir de durer dans ce qu’une certaine culture a fait d’eux » (p. 185).