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Difficile d’évoquer le concept de « totalitarisme » sans référer à Hannah Arendt. Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui, à la lumière des événements récents : menace nucléaire que fait peser le régime stalinien de Kim Jong-il, de la Corée du Nord, sur ses voisins immédiats ; chute, en Irak, du régime totalitaire de Saddam Hussein, responsable de centaines de milliers de morts parmi la population kurde ; maîtrise de la géopolitique internationale et non-respect du droit international par les États-Unis de George W. Bush, avec captures et détentions illégales de ressortissants étrangers à l’île de Guantanamo, guerre illégale en Irak, imposition d’une bureaucratie au service du néolibéralisme, etc. Plus de 50 ans après la parution de la première édition de l’ouvrage The Origins of Totalitarianism (1951), la théorie des régimes totalitaires élaborée par H. Arendt demeure toujours relativement valide.

C’est dans ce contexte tumultueux que paraissait, en 2002, Les origines du totalitarisme, avec en prime le fameux procès de Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. Dirigé et commenté par Pierre Bouretz, le présent ouvrage éclaire les motivations profondes d’H. Arendt, philosophe d’origine juive-allemande marquée par l’histoire politique européenne du xxe siècle. Ainsi, ce livre monumental de 1 616 pages permet, grâce aux commentaires de P. Bouretz, de réhabiliter le travail d’H. Arendt, critiqué dans le passé pour ses carences méthodologiques, mais aussi l’individu, accusé par ses détracteurs d’avoir voulu minimiser les crimes nazis, dans Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. L’univers « arendtien » suscite un questionnement troublant sur l’essence de la nature humaine, à l’époque des grandes découvertes de la psychologie sociale et d’une modernité scientifique stigmatisée par ce processus de massification qui devait conduire inéluctablement au mal du xxe siècle : le meurtre collectif. Parlant du totalitarisme, elle écrit, en 1954, que « ce serait une piètre consolation de s’accrocher à une nature humaine inaltérable pour conclure soit que l’homme lui-même est en voie d’être détruit, soit que la liberté ne fait pas partie des aptitudes fondamentales de l’homme » (p. 974).

Née en 1906 dans une famille juive de Hanovre, H. Arendt vécue une enfance marquée par une éducation rabbinique stricte : « Je suis issue d’une vieille famille de Königsberg. Cependant le mot “juif” n’a jamais été prononcé entre nous à l’époque où j’étais une petite fille. C’est par le biais de réflexions antisémites proférées par des enfants dans la rue […] que ce mot m’a, pour la première fois, été révélé » (p. 95-96). À l’université, elle choisit la théologie (1924), fait connaissance avec Martin Heidegger, dont elle sera la maîtresse un temps. Sur sa recommandation, elle s’inscrit à un séminaire d’études avec Karl Jaspers, qui dirigera sa thèse de doctorat. H. Arendt publie sa thèse intitulée Le concept d’amour chez Augustin, en 1929. À partir des années 1930, le judaïsme occupe toute sa réflexion, concurremment à la montée fulgurante du mouvement nazi à la Reichstag. Les événements se bousculent. H. Arendt s’engage dans le mouvement sioniste, puis quitte l’Allemagne pour séjourner brièvement en Tchécoslovaquie, en Palestine, à Paris et à Lyon. En 1940, elle est arrêtée et mise en détention au camp de Gurs (Pyrénées), lequel est administré par le gouvernement plénipotentiaire de Vichy. Elle s’en échappe la même année, fuit vers le Portugal et, enfin, rejoint New York où elle s’installe jusqu’à sa mort, en 1975. C’est là qu’elle entreprend sa lutte au totalitarisme : « mon premier problème, raconte-t-elle en 1954, fut de savoir comment écrire historiquement à propos de quelque chose — le totalitarisme — que je ne voulais pas conserver mais m’employais, au contraire, à détruire » (p. 968). Jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, parallèlement à une production intellectuelle connexe, elle se voue entièrement à la cause juive par l’entremise d’organisations politiques diverses : Comité pour une armée juive, Groupe de la jeunesse juive, Conference on Jewish Relations, Commission on European Jewish Cultural Reconstruction, etc. Au sortir de la guerre, elle projette d’analyser le phénomène totalitaire en faisant ressortir le lien avec l’impérialisme expansionniste, qu’elle fait remonter à 1880 et à la décadence de l’État national. En résulte The Origins of Totalitarianism (1951).

Plus tard, en 1960, le mossad arrête en Argentine et déporte illégalement à Jérusalem le responsable SS du transport des prisonniers juifs dans l’Allemagne nazie, Adolf Eichmann, qui sera jugé et condamné à mort pour crimes contre le peuple juif, en 1962. H. Arendt assistera en partie au procès, qualifiant même la chose de « plaisanterie » dans une correspondance avec K. Jaspers, et utilisera le verbatim des interrogatoires de la police avec A. Eichmann comme sources d’information. En découleront une série d’articles pour le compte du New Yorker et un ouvrage controversé, Eichmann in Jerusalem (1963). Elle y décrit la cour, l’accusé, les actes posés par ce dernier, des témoignages troublants ; mais elle soulève aussi de nombreuses questions dont la nature des actes commis par cet homme et la mécanique bureaucratique du régime nazi de même que l’épineux dossier touchant la collaboration des conseils juifs avec les autorités du régime nazi dans le processus d’extermination alors en vigueur. Ce qui ressort du procès, aux yeux d’H. Arendt, c’est la « banalité du mal » assumée par un petit fonctionnaire ambitieux « incapable de distinguer le bien du mal » (p. 1050). Mais, pis encore, ce qui provoquera la controverse la plus importante, c’est le fait de soulever l’incapacité de l’État juif de reconnaître, tout comme l’avait été la cour de Nuremberg, que l’accusation dans cette affaire devait porter sur les « crimes contre l’humanité » et non sur ceux contre le peuple juif, contestant ainsi la légitimité d’un tribunal national placé devant un concept juridique relativement nouveau : le génocide.

C’est à dessein, qu’en 2002, P. Bouretz juxtapose les trois éditions des traductions françaises de l’ouvrage The Origins of Totalitarianism (1951) en plus de la traduction Eichmann in Jerusalem (1963). Son objectif : unifier la pensée politique d’H. Arendt, comme les parties d’un tout. À l’origine, en 1951, The Origins of Totalitarianism compte trois livres ou parties, traduits en français une vingtaine d’années plus tard, mais édités séparément. Les deux premières parties cernent les fondements des régimes totalitaires décrits (stalinien et nazi), avec L’antisémitisme et L’impérialisme ; la troisième partie constitue une description détaillée de la mécanique des régimes totalitaires analysés par H. Arendt, avec Le système totalitaire.

La force de cette édition fusionnée réside dans l’unité que lui confèrent les textes signés P. Bouretz, textes utiles à la bonne compréhension du phénomène analysé. Ainsi, aux célèbres triptyque et procès d’A. Eichmann s’intercalent des textes d’accompagnement indispensables : deux textes en introduction signés P. Bouretz, les préfaces des trois parties dont une préface inédite ; une biographie détaillée accompagnée de photographies et d’illustrations ; de nombreux textes inédits, comme ces trois chapitres à la partie portant sur le Totalitarisme dont cette « Réflexion sur la révolution hongroise » ; des correspondances avec Kurt Jaspers, K. Blumenfeld ; une critique inédite d’Eric Voegelin sur Les origines du totalitarisme suivie d’une réponse d’H. Arendt, et d’une réplique finale de E. Voegelin ; un épilogue au procès d’A. Eichmann par P. Bouretz, lequel explique les circonstances de ce livre ; plus d’une centaine de pages de correspondances ; une bibliographie exhaustive se rapportant à chacune des parties, laquelle a été revue de fond en comble (les éditions précédentes comportaient des erreurs de renvois ici corrigées) ; un index des noms de personnes comptant une soixantaine de pages ; et, enfin, un index thématique. En soi, il s’agit là d’un ouvrage commenté de références sur l’oeuvre principale d’H. Arendt. À noter, une amélioration notoire dans cette édition : les notes de bas de page remplacent les notes de fin des éditions d’origine, ce qui facilite grandement une lecture ponctuée de renvois nombreux.

Sur le fond, P. Bouretz expose, dans son premier texte d’introduction, les grands moments de la vie de l’auteure (« Hannah Arendt entre passions et raison », p. 9-91). Il fixe les horizons de son univers philosophique, entre la « vita contemplativa » et la « vita activa ». H. Arendt aborde les grandes transformations sociales et politiques de son époque d’un point de vue critique : « elle fera de l’histoire son souci et de la politique son principal objet » (p. 12). Elle pénètre alors de manière définitive le champ de la pensée politique. Les événements vécus en Europe, au cours de la première moitié du xxe siècle, déterminent l’orientation future de ses travaux, de sa réflexion : « […] Arendt n’a jamais abordé les problèmes posés par l’histoire de son temps sans avoir à l’esprit une question philosophique » (p. 59). Le second texte de P. Bouretz (« Introduction » aux Origines du totalitarisme, p. 141-175) constitue, a posteriori, l’introduction générale de l’ouvrage, H. Arendt ne s’étant jamais « résolue » à en rédiger une. Pour P. Bouretz, la tâche est double : d’une part, analyser les échanges épistolaires de l’auteur avec K. Jaspers (philosophe et ami), Mary Underwood (amie) et K. Blumenfeld (président de l’Union sioniste d’Allemagne et ami) ; d’autre part, revoir l’ouvrage comme tel, de même que la fameuse recension de Raymond Aron (« L’essence du totalitarisme selon Hannah Arendt », Critique, 1954). Au départ, en 1946, Les origines du totalitarisme devait s’intituler Les trois piliers de l’enfer. « Les deux piliers d’un “nouveau type de régime”, écrit P. Bouretz, auxquels Hannah Arendt s’est finalement arrêtée sont l’idéologie et la terreur » (p. 150). Pour H. Arendt, l’idéologie se traduit dans le mouvement (social, politique, économique) ; alors que la terreur renvoie à toutes ces catégories d’exclusion justifiant la destruction humaine sans raison (race, religion, nationalité, statut juridique, etc.). Or, c’est dans la juxtaposition de ces deux facteurs que s’érigent en système total les pouvoirs politiques qu’elle s’emploie à décrire. Ainsi, si l’antisémitisme est le point de départ idéologique de cette « catastrophe », l’impérialisme continental fourbit les armes d’une efficace bureaucratie sans pitié à l’égard de cette masse anonyme d’humains destinés à la mort. L’outil de domination totale reste évidemment le camp d’extermination.

Malgré toute l’admiration qu’il lui voue, P. Bouretz n’épargne pas H. Arendt dans son texte introductif, lui reprochant notamment une certaine « tonalité irritante » ou encore une confusion des genres : « Dans la mise en place des archétypes de cette histoire [celle des Juifs d’Europe et plus spécifiquement des banquiers de la cour, Rothschild et autres grandes familles], l’ironie d’Hannah Arendt prête parfois à sourire, sinon à agacer un instant lorsqu’elle se plaît à entremêler les stéréotypes » (p. 166).

Malgré le débat qui oppose toujours historiens et politologues, à propos du concept central de la thèse d’H. Arendt, il n’en demeure pas moins que cette dernière a su circonscrire avec justesse un phénomène alors nouveau, dans cette époque marquée par la fin des États-nations et les transitions démocratiques — car il ne faut pas oublier que les régimes décrits dans l’ouvrage en question naquirent d’une volonté de démocratisation (URSS), pour l’un, et de la montée populaire d’une idéologie nationaliste (Allemagne nazie), pour l’autre. H. Arendt relève aux origines du mal la décadence de l’État national et l’omnipotence de l’impérialisme européen sur la scène internationale (Grande-Bretagne, France, Allemagne).

Il demeure certes difficile de rendre justice à l’esprit de l’ouvrage d’H. Arendt en quelques lignes seulement. Toutefois, est réussie l’initiative de P. Bouretz de rassembler Les origines du totalitarisme et Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. La lecture en rafale de ces seules pages, malgré tous les défauts qu’on leur prête, suffit à convaincre du bien-fondé de la démarche théorique d’H. Arendt. Le compte rendu du procès d’A. Eichmann — pris comme étude de cas visant à décrire un tout, soit le système totalitaire du régime de l’Allemagne nazie — dévoile l’ensemble des mécanismes ad hoc : bureaucratie au service d’une idéologie raciale (SS, SD, gestapo, conseils juifs, etc.), ingénierie de la « Solution finale » (perte de la citoyenneté, expulsion et déportation du territoire vers des camps de concentration, meurtre de masse, génocide, holocauste). À 10 ans d’intervalle, il est vrai qu’Eichmann à Jérusalem corrobore la logique mise en place dans Les origines du totalitarisme. Mais sa principale force réside dans cette critique virulente, bien argumentée, à l’endroit des agissements d’Israël dans ce dossier, qui s’est arrogé le droit de « kidnapper » un « apatride » tout en lui imposant une accusation de juridiction nationale, alors que la participation à des crimes contre l’humanité relève, aux dires de l’ONU, d’un tribunal international.

Lors de la sortie du livre en 1963, H. Arendt, est prise à partie par le B’nai B’rith et nombre de détracteurs dont certains de ses amis fidèles tels Hans Jonas et Gershom Scholem. Elle qui veut en finir avec le mal totalitaire devient la cible de railleries diverses dans les médias généralistes. Dans le texte d’introduction de l’édition de 2002, P. Bouretz retrace avec force détails le fil des événements entourant la rédaction et la publication de l’ouvrage. « Le destin du livre est contrarié. Nécessairement dépassé par une masse de travaux historiques quant à son information, […] il continue de rayonner par ses provocations, son allure intransigeante et la posture intellectuelle qu’il incarne (p. 1013) ». Maintenant, si la controverse engendrée par l’ouvrage se poursuit toujours, la réflexion proposée par H. Arendt sur le mal totalitaire est encore bien vivante, comme en font foi les cas de figure actuels en politique internationale.