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Auteur de nombreux livres sur Machiavel et le républicanisme, Maurizio Viroli nous livre, dans Republicanism, une approche normative dont l’ambition avouée est de renforcer la conscience civique des politiciens et politiciennes et des citoyens et citoyennes de l’Italie à la suite de l’élection de Silvio Berlusconi au poste de premier ministre en 2001. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage de Viroli a une portée beaucoup plus universelle, dans la mesure où il considère que le déclin de la conscience civique est un phénomène qui affecte également les autres États développés et qui pave la voie à une domination de la part de démagogues qui tentent de s’élever au-dessus de la loi. Dans cette perspective, la tradition républicaine inspirée par Machiavel lui semble être une solution de rechange à la situation actuelle.

Reprenant les idées avancées par d’autres auteurs néo-républicains, tels Philip Pettit (Republicanism : A Theory of Freedom and Government, Oxford, Clarendon Press, 1997) et Quentin Skinner (Liberty Before Liberalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1998), M. Viroli est d’avis que la tradition républicaine remonte aux républiques italiennes du seizième siècle et a été pensée par des hommes comme Francesco Guicciardini ou Donato Giannotti. Il n’en reste pas moins que Machiavel lui semble être le premier véritable théoricien du républicanisme à s’être penché à la fois sur les questions de la liberté, de la vertu civique et de la division des pouvoirs de l’État, des thèmes qui demeurent essentiels à la pensée républicaine contemporaine et d’une pertinence centrale pour nos États, qui font face à un désengagement populaire grandissant.

Mais comment le républicanisme peut-il se situer par rapport au libéralisme et au communautarisme ? Dans le cas de la tradition libérale, M. Viroli note que celle-ci a tiré beaucoup de ses idées de certains traits avancés par Machiavel et ses compatriotes italiens. À cet égard, notons le rejet de l’absolutisme ou la recherche de la liberté individuelle. Cependant, la grande différence se situe sur le plan du fondement de la liberté. En effet, la liberté libérale repose essentiellement sur l’idée de la liberté négative, qui a été théorisée par Benjamin Constant au tournant du dix-neuvième siècle et par le philosophe américain Isaiah Berlin au vingtième siècle. Selon le premier, cette liberté s’entend comme étant le droit de chacun d’exprimer son opinion, de choisir une profession, de disposer d’un droit à la propriété, et même d’en abuser, d’aller et venir sans avoir à demander la permission ; alors que le second l’évalue en fonction du degré avec lequel un homme ou un groupe d’hommes est en mesure d’interférer avec les activités de chacun (p. 39).

Toutefois, M. Viroli est d’avis qu’en plaçant un tel accent sur la liberté sous la forme de la non-interférence, le libéralisme n’a pas été en mesure de considérer l’absence de dépendance ou de domination comme une vertu importante de la liberté politique (p. 41). Car, pour le libéralisme, il n’existerait pas de problème relatif à la liberté dans le fait qu’un dirigeant ou une dirigeante ait la possibilité théorique d’opprimer ses concitoyens et ses concitoyennes ou qu’un homme puisse abuser de sa femme sans que celle-ci ne soit en mesure de lui résister. Or, c’est justement en ce qui concerne cette possibilité de domination théorique que le républicanisme se distingue du libéralisme.

Inspirée des travaux de Machiavel, cette tradition ne voit pas de limite à la liberté individuelle dans les lois qui ne sont pas arbitraires, mais plutôt dans la dépendance de un ou plusieurs individus envers la volonté arbitraire d’un autre individu, homme ou femme. Ainsi, dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live (1531), Machiavel a indiqué que, si un homme est en mesure d’inspirer de la crainte et de la peur aux magistrats et de briser les lois comme bon lui semble, alors une telle cité ne peut être libre (p. 48). M. Viroli note donc que le républicanisme est beaucoup plus en mesure d’assurer l’égalité des femmes que le libéralisme, même si cela nécessite des lois en ce sens, car, contrairement aux républicains, l’auteur croit qu’il serait légitime pour un libéral de s’opposer au nom de la liberté à une loi qui a pour objet de réduire la dépendance de certains citoyens et citoyennes envers une autre personne, puisque celle-ci interférerait avec sa liberté.

Dans un deuxième temps, dans son livre Republicanism, M. Viroli s’est donné pour tâche de réfuter l’idée avancée par Amy Gutmann ou Jürgen Habermas selon laquelle le républicanisme exigerait la subordination de l’individu à sa société. Selon M. Viroli, cette interprétation du républicanisme dans un cadre aristotélicien est une erreur (p. 65). Ainsi, contrairement à la conception républicaine de J. Habermas fondée sur une loyauté à l’égard de principes démocratiques universels, le républicanisme de M. Viroli repose plutôt sur l’adhésion aux institutions particulières d’un État (p. 14).

En se référant une fois de plus à Machiavel pour soutenir sa thèse, M. Viroli affirme que, si une république est bien ordonnée et instituée sous des lois justes et égales pour toutes et tous, ses citoyens désireront perpétuer cet état de vie en obéissant aux législations. Car M. Viroli se situe dans la même optique que P. Pettit et refuse de proposer un républicanisme fondé sur un dépassement de l’individualité en faveur d’un bien commun transcendant. C’est dans ce cadre qu’il affirme que le bien commun n’est pas le bien de tous ni un bien qui transcende les intérêts privés ; au contraire, il s’agit du bien des citoyens qui désirent vivre de manière libre et s’oppose en ce sens à la conception du bien de ceux qui désirent dominer (p. 54). Ainsi, M. Viroli postule que les citoyens d’un État républicain se montreront implacables envers un individu qui désirerait s’en prendre à leur condition de vie. En aucun cas le républicanisme ne pourrait être assimilé à une conception téléologique selon l’interprétation qu’en fait M. Viroli. Mais comment promouvoir une telle vertu chez ces derniers, considérant la sécularisation et l’atomisation des États modernes ?

M. Viroli se montre très optimiste à cet égard et croit que le patriotisme peut se substituer à la religion et pourrait être en mesure de s’incarner dans le coeur des individus. Toutefois, l’auteur croit qu’un tel patriotisme diffère grandement de celui prôné par le nationalisme, dans la mesure où il ne repose pas sur une donnée culturelle ethnocentrique, mais plutôt sur les principes de la loi et de la constitution. Comme il le mentionne, le républicanisme a les ressources historique et morale pour revivre et pour engendrer un enthousiasme civique, sans pour autant reposer sur une foi ou sur la croyance dogmatique dans l’histoire ou dans un chef (p. 95). Mais, afin de stimuler cet engagement civique, M. Viroli croit que les États qui adopteraient une forme républicaine devraient également s’inspirer de l’expérience américaine vantée par Tocqueville en déléguant plusieurs responsabilités aux communes et aux municipalités. C’est seulement de cette manière que les hommes et les femmes en viendront à prendre conscience de l’importance de l’engagement civique pour le maintien de la justice et de l’égalité.

En somme, ce livre de M. Viroli apporte une théorie normative originale en cette « fin de l’Histoire » prônée par le libéralisme, grugé par une domination de plus en plus croissante de la raison instrumentale qui ne se préoccupe plus de la justice et des inégalités sociales. M. Viroli s’inscrit dans un courant néo-républicain résolument civique et ouvert à la différence, dans la mesure où celui-ci repose sur l’adhésion des citoyens envers leurs institutions chargées de prévenir la domination. En ce sens, cette proposition, tout comme l’ensemble du courant néo-républicain, pourrait être une piste de solution valable pour les études qui portent sur l’égalité entre les hommes et les femmes et pour celles qui touchent la diversité culturelle dans des États de plus en plus affectés par le multiculturalisme.

Cependant, la thèse de M. Viroli reposant sur l’idée d’un engagement civique exempt de toute référence culturelle ou historique est certainement le thème qui mérite d’être le plus approfondi dans les études ultérieures de l’auteur. Entre autres, celui-ci devra démontrer empiriquement en quoi l’adhésion civique pourrait s’effectuer à l’extérieur de toute référence collective fondée sur la langue ou sur l’histoire d’un groupe particulier. Bref, espérons que le livre Republicanism soit le prélude à des questionnements futurs sur la nature d’un républicanisme culturellement aseptisé.