Corps de l’article

Dans leur ouvrage, L’ALENA : Le libre-échange en défaut, Dorval Brunelle et Christian Deblock offrent une intéressante collection de divers auteurs. En effet, ils nous donnent l’occasion d’y étudier en profondeur l’évolution d’une entente qui a marqué l’histoire du Canada et de sa structure politico-­économique. L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui est le successeur de l’Accord de libre-échange Canada–États-Unis (ALE), a caractérisé non seulement le milieu des affaires du Canada, mais a également suscité de fortes réactions de la part des mouvements ouvriers, des environnementalistes et de ceux qui craignaient une perte d’autonomie à l’égard des États-Unis sur des questions allant des télécommunications à la politique monétaire (p. ex., l’adoption du dollar américain comme devise continentale).

On peut se demander pourquoi signer un tel accord quand le Canada avait déjà une relation économique des plus importantes avec les États-Unis. Les États-Unis voulaient-ils « légitimer » leur position de pouvoir sur le continent par le biais d’une entente formelle ? Il est estimé que cette volonté d’aller de l’avant avec une telle entente avait pour but de contrer la montée de l’Union européenne. Pour ce qui est du Canada et du Mexique, D. Brunelle et C. Deblock mentionnent dès l’introduction que « […] dans les deux cas, les gouvernements souscrivent au libre-échange par défaut, parce qu’il représente à leurs yeux une voie de sortie de crise, une manière de relancer un projet intégrateur et de tourner le dos à la désintégration multiple qui affectait aussi bien l’économie, la société que la politique » (p. 116).

Le lecteur canadien trouvera dans cet ouvrage une diversité d’aspects qui viennent complémenter sa connaissance de l’ALENA. Toutefois, la lecture pourrait sembler un peu, parfois même très lourde, à ceux et celles qui n’ont presque aucune notion de ce qu’est l’ALENA. Le livre devrait donc s’adresser de prime abord aux initiés au sujet. Par contre, l’introduction et le texte de Peter Hakim et Robert E. Litan couvrent de façon efficace et concise quelques-uns des principaux points de l’ALENA et de son évolution.

L’ouvrage est divisé en trois grandes parties. La première présente cinq textes qui traitent de la question d’une plus grande intégration sur le plan continental. Les cinq textes de la deuxième partie survolent les principales questions économiques et sociales qui découlent de la mise en application de l’ALENA pour les trois pays concernés, en mettant un accent particulier sur le Canada. Finalement, la troisième partie présente différents dossiers qui traitent de l’influence de l’ALENA sur des questions qui touchent de près les Canadiens telles que l’énergie, le contrôle des télécommunications et de l’environnement.

Dix ans après l’entrée en vigueur de l’ALENA, cet ouvrage semble être approprié pour évaluer l’évolution de cet accord continental. Depuis un certain temps déjà, la dynamique socioéconomique traditionnelle allant de l’est à l’ouest au Canada s’est transformée en une dynamique continentale nord-sud avec les États-Unis et le Mexique. Comment cela a-t-il modifié les relations au sein du Canada et celles avec ses partenaires ? La contribution de Maria-Teresa Gutiérrez-Haces trace avec beaucoup d’aplomb l’évolution des attitudes du Canada envers les échanges avec le Mexique et l’Amérique latine. Elle pose plusieurs questions à ce sujet et offre des explications intéressantes sur le rôle grandissant du Canada en Amérique latine. Cette dynamique existante entre ces deux pays est fort bien présentée. Toutefois, tout au long de l’ouvrage, le lecteur est poussé à s’interroger sur le rôle de la Chine dans cette dynamique continentale.

Depuis le début de l’ALENA, la crainte du transfert des emplois du Canada (et des États-Unis) vers le sud s’est modifiée. Plusieurs des emplois qui se dirigeaient vers le Mexique se trouvent à l’heure actuelle en Chine. Une infrastructure plus efficiente fait de ce pays asiatique une puissance économique qui met en péril certains types d’emplois du continent nord-américain. De plus, même le Mexique, avec ses normes environnementales et ses salaires dérisoires, ne peut concurrencer la Chine. De là, quelle prérogative existe-t-il pour le Mexique si ce dernier ne peut même pas bénéficier de ses avantages concurrentiels ? Cette question du rôle de la Chine n’est pas invoquée dans cet ouvrage qui, cependant, touche celle du mouvement vers une plus grande intégration, c’est-à-dire la nécessité de se diriger vers une entente « à l’Union européenne ».

Si l’intégration au sein de l’Union européenne semble être plutôt facile, cela peut s’expliquer partiellement par le faible écart des revenus entre les différents pays membres. Cela n’est toutefois pas le cas pour l’ALENA ; l’écart entre les revenus des États-Unis / Canada et du Mexique est très appréciable et l’a toujours été. P. Hakim et R.E. Litan soulèvent ce point et se questionnent sur la façon de promouvoir un partenariat plus égalitaire entre les trois pays. Existe-t-il une relation égale à l’heure actuelle ? Peut-on espérer une amélioration dans cette relation ? P. Hakim et R.E. Litan cherchent à répondre à ces interrogations dans leur texte intitulé « L’avenir de l’Amérique du Nord au-delà de l’ALENA ».

D. Brunelle et C. Deblock soulignent que la volonté de créer l’ALE, puis, par la suite, l’ALENA, venait du fait d’une volonté de contrer la domination de l’Union européenne. Quelle était l’originalité de l’ALENA ? Il y avait premièrement la fusion des deux plus grands partenaires commerciaux sur le plan mondial ; deuxièmement, l’inclusion d’un pays qui pouvait être considéré comme en étant « en développement » par opposition à ces deux membres du G7 ; finalement, la volonté d’une plus grande intégration des trois nations sur une base continentale.

En ce qui concerne ce dernier point, Gordon Mace (« Quelles institutions pour l’ALENA ? ») se demande s’il devrait y avoir des changements au sein de l’ALENA afin de se diriger vers une structure qui aurait davantage de similitudes avec l’Union européenne. Il mentionne qu’il y a certaines réticences à une plus forte intégration de la part de plusieurs Canadiens, ainsi que de nombreux Américains. La perte de l’autonomie nationale est souvent mentionnée de la part des Canadiens déjà appréhensifs face à l’ALENA. La crainte d`être gouvernés par Washington, la perte d’autonomie en termes de politiques monétaires et la privatisation des soins de santé représentent certains points d’inquiétude du côté canadien. Pour les Américains, c’est toute la question d’être gérés par une autorité supranationale qui est au centre des réticences. Cette plus grande intégration est toutefois, en ce début du vingt et unième siècle, mise à l’épreuve par les événements du 11 septembre 2001. Comment assurer une plus grande sécurité tout en allant de l’avant avec cette intégration continentale ? Depuis ces événements, P. Hakim et R.E. Litan mentionnent que la question de la sécurité prend le dessus sur celle de l’intégration continentale.

Que dire de la « gouvernance nord-américaine » ? À la suite du 11 septembre 2001, Stephen Clarkson, Sarah Davidson Ladly, Megan Merwart et Carlton Thorne soulèvent dans leur texte, « La dure réalité de la gouvernance continentale en Amérique du nord », que les États-Unis ont pris des décisions « unilatérales » quant aux questions de sécurité nationale et ont par la suite négocié individuellement avec le Canada, d’un côté, et le Mexique, de l’autre, pour des questions frontalières. Ils constatent donc que « […] nous sommes aujourd’hui plus que jamais aux prises avec une gestion duale des relations américano-canadiennes d’un côté et des relations américano-mexicaines de l’autre, une gestion qui permet à Washington de garder la main haute sur ses deux voisins » (p. 130). Par opposition à une Europe qui est de plus en plus intégrée, ayant une vision commune sur plusieurs points, l’ALENA place les États-Unis au centre du pouvoir décisionnel, freinant ainsi le développement d’une forme d’intégration continentale plus poussée. Cela semble être le message véhiculé par divers auteurs dans cet ouvrage de D. Brunelle et C. Deblock.

Dans son texte, « Retour à la case départ », Stéphane Lambert mentionne que, en dépit de son intégration économique, l’ALENA pourrait ne pas être un joueur d’importance dans la diplomatie internationale, en raison de son manque d’intégration politique (et sociale). Cela est une faiblesse face à la vision unifiée de l’Europe. Du point de vue économique, le succès de l’ALENA est très visible ; mais en tant qu’acteur politique sur une base internationale, il y a absence d’une certaine notoriété !

John Curtis et Aaron Sydor présentent un pertinent survol des changements sur le plan de la structure de l’économie canadienne depuis l’entrée en vigueur de l’ALENA (et de l’ALE) dans leur texte intitulé « L’ALENA et le changement structurel dans l’économie canadienne ». Toutefois, l’expansion de l’économie canadienne est-elle attribuable à l’ALENA ou plutôt à l’expansion de la demande des États-Unis et de la dépréciation du dollar canadien ? Si c’est le deuxième scénario qui prime, que peut donc nous réserver l’avenir si le dollar canadien s’apprécie (comme c’est le cas présentement) ?

De nouveau, la question d’une plus grande intégration (en profondeur) est présentée par plusieurs participants à cet ouvrage. Selon John W. Foster et John Dillon (« Le Canada et l’ALENA dix ans plus tard »), cette intégration en profondeur pourrait se faire sur le plan du mouvement plus libre de la main-d’oeuvre ainsi que par la dollarisation. Toutefois, comme le mentionnent Dorval Brunelle et Sylvie Dugas (« Les oppositions au libre-échange en Amérique du Nord »), beaucoup d’oppositions à l’ALENA se sont présentées durant les dix dernières années, au Canada comme aux États-Unis. En effet, le sentiment négatif envers la mondialisation n’est pas uniquement dirigé envers l’Organisation mondiale du commerce, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, mais également en direction d’accords à grande échelle tel l’ALENA.

Afin de contrer ce sentiment négatif, l’ALENA doit accorder davantage d’importance à certains dossiers spécifiques. Sur ce point, l’ouvrage de D. Brunelle et C. Deblock donne l’occasion d’en connaître davantage sur certains dossiers chauds. En particulier, le texte de Dalil Maschino, « L’ALENA et le travail : un cas précurseur ou une entente aujourd’hui dépassée ? », présente un survol pertinent de la relation existante entre l’ALENA et le domaine du travail depuis les dix dernières années.

L’importance placée sur la protection de l’environnement dès le début de l’ALENA l’a qualifié comme étant possiblement l’accord le plus « vert » de l’histoire ; toutefois, comme le mentionnent Karel Mayrand et Marc Paquin dans leur texte « L’ALENA et l’environnement : succès et limites d’un modèle novateur », davantage doit être fait afin de protéger l’environnement. De plus, les auteurs mettent l’accent sur la nécessité d’une plus grande coordination entre les politiques commerciales et environnementales.

Ceux et celles qui s’intéressent à la situation québécoise dans le cadre de l’ALENA ne seront pas déçus par certains articles qui traitent spécifiquement de ce sujet, en particulier « Libre-échange et modèles québécois de développement » de Dorval Brunelle et Benoît Levesque, ainsi que « L’ALENA et l’intégration économique dans les Amériques : vers une union douanière et des régions spécialisées ? » de Pierre-Paul Proulx, qui présentent des réflexions intéressantes sur la place qu’occupe le Québec au sein de cette entente continentale.

Où en est l’ALENA comme outil de développement ? Cet ouvrage ne prétend pas être la ressource ultime en ce qui a trait à ce questionnement. Toutefois, les nombreuses contributions permettent au lecteur d’éclaircir sa propre vision de cette entente continentale et de mieux songer si en effet une plus grande intégration (à l’Union européenne) serait à l’ordre du jour !

L’ouvrage de D. Brunelle et C. Deblock a le mérite de faire un survol des plus intéressants sur les divers aspects de l’ALENA en plus de faire surgir un questionnement sur le rôle occupé par le Canada. Cet ouvrage permet d’approfondir les connaissances sur des éléments de grande importance tels que le processus du règlement des différends, des normes de travail et des questions environnementales. Il s’agit d’un ouvrage que je recommande fortement aux enthousiastes des relations économiques internationales. Comme je l’ai mentionné d’entrée de jeu, les non-initiés à l’ALENA pourraient être confus à la lecture de certains chapitres qui explorent en profondeur le sujet traité. Cela dit, il est important de souligner que D. Brunelle et C. Deblock ont le mérite d’offrir un pertinent ouvrage qui permet d’effectuer une mise à jour de cet accord, et ce, par le biais d’auteurs qui réussissent à aborder habilement une panoplie de thèmes qui se rattachent à l’ALENA.