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La transition à la démocratie libérale n’est plus un thème incandescent dans la politique chilienne. La Concertación en 2005, sur le point de se voir plausiblement réélue encore une fois à la présidence, a passé un nombre d’années au pouvoir à peu près égal à celui du régime militaire de Pinochet, soit environ seize ans. Le modèle économique chilien est maintenant paradoxalement autant le patrimoine de la dictature militaire qui l’a mis sur pied que celui de la coalition de centre / centre-gauche qui l’a adouci et en a fait un mode de gestion différent, somme toute, de ce que l’on a pu observer dans les années 1990 en Amérique du Sud avec Carlos Menem, Carlos Andrés Perez ou Alberto Fujimori. Le passé dictatorial et la lutte pour la transition à la démocratie demeurent toutefois essentiels pour comprendre non seulement le présent, mais, surtout, l’originalité du système politique chilien pacifié et extrêmement stabilisé.

La stabilité du système politique chilien, qui contraste avec son passé agité dans les années 1960-1970, provient en partie de la configuration actuelle de son système de partis. C’est donc sur celui-ci que se concentre le présent article, les systèmes de partis constituant de surcroît un objet d’analyse particulièrement pertinent en politique comparée. En bref, premièrement, le système de partis chilien, traditionnellement divisé en trois blocs idéologiques compétitifs, s’est transformé depuis les années 1980 en un système qui comprend de façon prévisible et effective deux blocs – soit en un système partisan de compétition bipolaire. À la suite des diverses stratégies de lutte pour la fin de la dictature de Pinochet, il y a un remaniement substantiel des frontières politiques entre les différents blocs idéologiques-institutionnels dans le système de partis chilien, avec changement conséquent dans les rapports de forces politiques interblocs. Deuxièmement, le nouveau système de partis trouve un solide centre de gravité, étendu, qui couvre le centre et le centre-gauche du spectre politique gauche-droite. Deux aspects sont donc tout à fait essentiels ici : le lieu précis de la frontière entre les blocs sur l’axe gauche-droite et l’ancrage solide du système politique dans une portion à tendance majoritaire du point de vue électoral ou, d’un point de vue spatial, sur une portion assez étendue du spectre gauche-droite.

L’article se divise en trois sections de taille inégale. Après une brève discussion d’ordre théorique, l’article décrit le système de partis chilien en examinant la trajectoire des six principaux partis politiques du système de partis actuel. Cette analyse, selon un ordre politique de droite à gauche, a le mérite d’éclaircir le caractère fondamentalement unidimensionnel de l’espace politique chilien. Bien qu’il soit certes possible de trouver empiriquement une deuxième dimension au système de partis chilien (que ce soit l’ancien clivage catholique-séculaire ou une plus récente différenciation « moderne-pragmatique » / « idéologique-programmatique »), ces dimensions secondaires ne sont pas « opérationnelles » en termes d’alliances dans l’espace politique chilien : elles ne donnent jamais lieu au Chili, contrairement à ce qui se passe en Argentine par exemple, à des alliances qui soient transversales ou « perpendiculaires » (donc, indépendantes de) à l’axe gauche-droite. Ces six partis politiques, ainsi que les blocs qu’ils constituent, sont les unités politiques de base du système politique chilien et de son arène. Historiquement, ces partis ont subi de profondes transformations, que ce soit de leur idéologie ou de leur position et de leurs déplacements sur le spectre politique gauche-droite. De plus, certains partis influents sont tout à fait récents. En effet, les acteurs majeurs que sont le Parti pour la démocratie (PPD) ou l’Union démocrate indépendante (l’UDI), soit les deux partis dont sont issus les deux candidats à la présidence du Chili en 1999, sont à leur façon – et malgré leurs fortes oppositions réciproques sur l’axe gauche-droite – des produits directs et immédiats de la dictature militaire de Pinochet. Cette section combine donc évolution partisane et interactions partisanes politiques, car c’est précisément la dynamique concrète du système de partis chilien qui mène, en trois temps, à l’instabilité, au coup d’État militaire de droite et à la très forte stabilité actuelle.

La troisième section, plus brève, se concentre sur la manière dont la variété de luttes contre la dictature au Chili donne lieu à une reconfiguration des rapports de forces, d’alliances et même d’idéologies au sein du système de partis chilien. Cette reconfiguration dispose maintenant d’un poids autonome et, à son tour, en partie indépendant de ses origines, à l’égard de la dynamique particulièrement assagie de la vie politique chilienne, en contraste avec ses voisins transandins plus colorés. Nous n’ignorons pas le rôle important des transformations idéologiques (particulièrement au sein de la gauche) sur le plan international et celui des grands courants d’époques dans leurs répercussions sur le Parti socialiste chilien et le PPD qui en est issu. Le poids des institutions financières internationales et du grand capital – grands leviers, pour maints analystes, de la mondialisation – est certes réel, mais ce facteur relativement homogène à l’échelle du continent ne suffit pas pour expliquer la stabilité politique et économique spécifique de l’arène politique chilienne (gouvernement et opposition).

Espace politique et systèmes de partis au chili

L’orthodoxie en science politique est claire à l’égard du système de partis chilien et de son espace politique : le Chili est divisé en trois grands blocs idéologiques, de force relativement égale, sur un spectre politique gauche-droite[2]. Selon T. Scully, S. Valenzuela, A. Valenzuela ou F. Gil, une division tripartite entre blocs de gauche, de centre et de droite, aux contenus idéologiques changeants, existe au Chili depuis plus d’un siècle et demi[3]. Plusieurs voix se sont aussi élevées contre cette orthodoxie[4], soulignant qu’au niveau présidentiel la plupart des courses électorales sont, en fait, souvent bifrontales. Montes, Mainwaring et Ortega s’opposent explicitement aux thèses orthodoxes et vont même jusqu’à signaler une absence de modèle au cours du siècle dernier[5]. Oxhorn signale la présence, depuis la fin des années 1980, de quatre tendances : la gauche modérée ou rénovée, l’extrême gauche ou gauche traditionnelle, le centre et la droite[6]. Ces débats érudits peuvent paraître à première vue anodins, mais ils ont en fait une très forte incidence sur la dynamique du système de partis et, par conséquent, sur la stabilité politique, comme le soulignent certains politologues parmi les plus importants, de Maurice Duverger à Giovani Sartori en passant par Anthony Downs et Stein Rokkan. De plus, la dynamique même du système de partis chilien a servi de modèle, négatif, dans les plus importants écrits en science politique, soit au sujet de l’écroulement de régimes démocratiques libéraux (Linz ; Valenzuela)[7], soit dans l’étude des systèmes de partis, du type « pluralisme polarisé et extrême » (Sartori)[8], instable et enclin à l’éclatement. Pourtant, selon le consensus des politologues spécialistes du Chili, le même système de partis chilien a survécu de façon presque intégrale aux seize années de dictature militaire, avec pratiquement les mêmes partis, le même nombre de partis dans l’arène politique et les mêmes trois blocs idéologiques[9]. Bref, le même système de partis conduirait presque inévitablement, par sa dynamique, à l’éclatement et au chaos centrifuge et, depuis 1990, à une tout à fait notoire stabilité et relative immobilité centripète ! Il ne s’agit donc pas d’un problème théorique mineur.

L’accent quelque peu démesuré que Sartori met sur les conséquences du nombre de partis significatifs dans un système de partis pour la dynamique de celui-ci ne nous apparaît pas justifié[10]. Par contre, les travaux novateurs de Bartolini et Mair, qui insistent sur le concept de « bloc », nous apparaissent analytiquement pertinents[11]. Mais, utiliser le bloc, plutôt que le parti, comme unité de base ne change absolument rien à la logique de l’argument qui prend le nombre d’acteurs comme décisif dans la dynamique et donc la stabilité ou l’instabilité d’un système de partis. De plus, la notion de « bloc », indispensable, peut ressembler à un ancien vin dans une nouvelle bouteille : pensons aux travaux plus anciens de René Rémond sur les tendances politiques ou même au concept traditionnel de « grandes familles politiques », duquel la notion de « bloc » n’est pas si éloignée[12]. Quoi qu’il en soit, le Chili a historiquement connu trois blocs, comme le souligne l’orthodoxie en science politique sur le Chili. Sartori embrouille considérablement son argument lorsqu’il fait intervenir, indistinctement, le nombre de partis, comme nous l’avons mentionné, l’occupation par un parti politique de l’espace du centre (prévenant ainsi la dynamique stabilisatrice de convergence downsienne vers le centre) et « l’étendue du spectre politique[13]. » Il a cependant raison, du moins dans le cas du Chili, lorsqu’il se limite à l’énoncé que « le secret de la convergence centripète de trois partis [ou blocs] réside […] dans la distance linéaire de l’abscisse[14] » ou, en langage un peu moins obtus, dans l’étendue absolue – plus courte – du spectre idéologique gauche-droite[15].

Nous avançons ici la proposition que ce n’est pas tant le nombre de blocs (ou de partis) qui compte que, de façon bien plus ancrée dans la réalité du cas, le lieu idéologique où s’effectuent la division entre blocs ainsi que le rapport de force conséquent entre blocs qui en découle. Ces frontières entre blocs ont été modifiées au Chili entre l’ère pré- et post-Pinochet. Ce changement n’est pas seulement de nature idéologique (ou spatiale-downsienne), mais aussi, de façon cruciale, de construction politique institutionnelle. On pense bien sûr à la construction de la vaste Concertación des Partis pour la démocratie.

Le système de partis chilien

Depuis 1990, l’arène politique chilienne est animée par six principaux partis politiques. Il s’agit certes d’un nombre élevé, étant donné que la vie politique chilienne est conditionnée par un seul axe politique, soit l’axe gauche-droite, tout à fait standard internationalement. Nous ne trouvons pas au Chili de « spectre politique double » comme en Argentine[16], ni de parti politique populiste personnaliste indéfinissable sur l’axe gauche-droite. Il n’y a ni parti indépendantiste, fédéraliste ou unitaire, ni parti Mapuche ou Quechua. Il existe au Chili un fort clivage politique (ou axe politique) entre opposants et partisans historiques du régime militaire de Pinochet. Ce clivage, qui porte sur la valorisation de l’expérience historique du régime militaire, sépare les deux grands blocs au Chili. Les deux partis de la droite font peu mention, cette décennie, de Pinochet ou du régime militaire et chercheraient à « tourner la page », contrairement à la gauche, en particulier, parmi laquelle existe un important besoin de mémoire, de justice et de vérité relativement aux graves violations des droits de la personne commises, ainsi qu’à l’impunité qui a suivi. Bref, ce clivage est en corrélation parfaite avec le clivage gauche / droite : il s’agit d’un axe parallèle (fusionné) à l’axe gauche-droite, qui constitue un ajout définitionnel spécifiquement chilien à l’éventail semi-universel gauche-droite. Empiriquement, on perçoit une certaine dimension de « classe », du moins socioéconomique, à ce clivage gauche / droite entre les deux grands blocs, même si ces différences ne sont certes pas majeures. Il existe une modeste différence de revenus, statistiquement significative toutefois, entre les électeurs du bloc de droite et ceux du centre / centre-gauche (tableau 1).

Ces partis sont, de droite à gauche et en simplifiant : l’Union démocrate indépendante (UDI), héritière politique du régime militaire de Pinochet, la Rénovation nationale (RN), de droite libérale se voulant démocrate, le Parti Démocrate chrétien (PDC), de centre, le Parti pour la démocratie (PPD), libéral-progressiste, se voulant de centre-gauche et issu du Parti socialiste, le Parti socialiste (PS), qui a unifié ses maintes factions idéologiquement divergentes et le Parti communiste (PC), sur le déclin[17].

L’Union démocrate indépendante

L’Union démocrate indépendante (UDI) est le parti important le plus à droite du spectre politique chilien. Il s’agit d’un parti nouveau, produit de l’ère Pinochet, en forte croissance depuis le retour à la démocratie. L’UDI débute avec 9,8 % des votes en 1989, obtient ensuite 10,2 % aux municipales en 1992, 12,1 % en 1993, 14,5 % en 1997, puis fait un bond important cette décennie avec 25,2 % en 2001 et 19 % aux élections municipales (concejales) de 2004[18]. Aux élections de 1999, l’UDI présente le candidat présidentiel de droite, qui l’emporte presque. Ce parti est devenu depuis lors le principal parti du bloc de droite. Il se distingue de tous les autres partis politiques au Chili de plusieurs façons, dont le fait qu’il fut fondé durant la dictature afin d’assurer une continuité politique au projet socioéconomique et « moral » de Pinochet, par un groupe de jeunes civils imbriqués dans la structure de pouvoir du gouvernement Pinochet. L’UDI, dont les origines idéologiques sont très marquées, met maintenant l’accent sur un pragmatisme anti-idéologique qui vise à « résoudre les problèmes des gens ». Ce qui peut apparaître comme une transformation idéologique majeure ne l’est cependant pas. Une constance du parti demeure un discours qui se dit « antipolitique ». De fait, ses fondateurs, comme le régime de Pinochet d’ailleurs, avaient montré une hostilité aux partis politiques traditionnels chiliens d’avant 1973, y compris ceux de droite.

Deux figures publiques ont marqué consécutivement l’UDI : d’abord son fondateur Jaime Guzmán, assassiné par un commando de gauche armé en 1991, puis Joaquín Lavín, candidat présidentiel dans la course de 1999 et maintenant de 2005. Guzmán, membre de l’Opus Dei, fondateur et leader de l’important mouvement « grémial[19] » chilien, puis de l’UDI, fut très fortement marqué, négativement, par le gouvernement de gauche de l’Unité populaire (UP) de 1970-1973. La polarisation Allende / Pinochet, qui date maintenant de plus de trente ans, est donc en un sens génératrice de l’identité même de l’UDI. Bien qu’officiellement fondé seulement en 1983 avec l’ouverture politique modeste du régime Pinochet, ce parti prend bel et bien directement sa source dans le mouvement « grémial », très actif au Chili depuis sa fondation, en 1965, par Guzmán et ses collègues de l’Université catholique. Pour Guzmán, les partis politiques servent fondamentalement à diviser la société. Ils éloignent de plus les différentes corporations de leurs fonctions, provoquant une crise sociale et politique au Chili. Le phénomène décrié par Guzmán atteint son apogée sous le gouvernement de gauche d’Allende, moment de forte confrontation sociopolitique et de surenchère idéologique, à droite comme à gauche. Selon le site de l’UDI, « les grémialistes [sont] décidés à délivrer le Chili du gouvernement marxiste » en 1973 et la Fédération étudiante de l’Université catholique demande la démission d’Allende. « Pour cela, le 11 septembre 1973 [est] pour Jaime Guzmán l’heure de la libération du Chili devant la menace imminente d’une dictature marxiste-léniniste[20] ». L’UDI souligne à ce sujet « le patriotisme et l’esprit de service des Forces armées du Chili[21] ».

Le « grémialisme » fournit une part importante de l’élite civile du régime militaire. Le gouvernement militaire de Pinochet constitue une occasion d’ascension politique majeure et unique pour la génération « grémialiste » et les jeunes diplômés en économie de grandes universités étasuniennes vers les commandes de l’État, pour qui une telle ascension aurait été impossible dans le cadre partisan de la « vieille politique » antérieure à 1973. La carrière de Guzmán l’exemplifie : il devient rédacteur de maints discours de Pinochet[22] ; à la tête du Secrétariat national de la jeunesse, il tente de mobiliser la jeunesse en faveur de Pinochet ; comme juriste, il prend part à la rédaction de la Constitution du Chili, officialisée par référendum en 1980. Il privilégie le renforcement du pouvoir exécutif présidentiel et se fait l’ardent défenseur d’une « démocratie protégée » de toute « dérive marxiste ». Il favorise aussi les clauses qui prévoient une forte présence militaire dans la structure du pouvoir.

En vue de la consultation populaire prévue par la constitution pour 1988, Guzmán amplifie sa stratégie d’appui politique à long terme au projet de Pinochet. C’est en pleine dictature qu’il crée le parti de l’Union démocrate indépendante (UDI) – avec les « grémialistes » comme noyau dur et avec l’appui de l’État – en 1983. À l’approche de 1988, cependant, les partis traditionnels de droite ressuscitent, rassemblés dans le Mouvement d’unité nationale (MUN). En 1987, le MUN, l’UDI et le parti de brève durée de Sergio Jarpa[23] (Front du travail) se rassemblent pour former la Rénovation nationale (RN). Cette unification institutionnelle de la droite dans un seul parti est de courte durée : Guzmán, se voyant en minorité et insistant de façon orthodoxe sur la candidature de Pinochet dans ce plébiscite sur le régime, refuse de reconnaître les élections internes de la RN. Il est expulsé en avril 1988 et remet l’UDI sur pied de façon indépendante par rapport à la RN.

De 1989 à 1999, l’UDI collabore cependant de façon continue avec la RN, dans la coalition de droite qui constitue l’opposition officielle au Chili[24]. En 1989, les deux partis de droite appuient la candidature présidentielle indépendante de Hernán Buchi – au style jeune, athlétique, éduqué, moderne, ministre des Finances de Pinochet et auteur du boom économique du Chili de la deuxième moitié des années 1980[25]. Après l’assassinat de Guzmán, Buchi devient membre en règle de l’UDI. Pour l’élection présidentielle de 1993, l’UDI et la RN appuient ensemble la candidature d’Arturo Alessandri. Officiellement indépendant, Alessandri, ayant été député du Parti national (PN) en 1973, n’est donc pas lié aux nouveaux venus de l’UDI[26].

Depuis la fin des années 1990, Joaquín Lavín, candidat présidentiel pour le bloc de droite aux élections de 1999, est devenu la figure de proue de l’UDI. Avec 47,5 % des votes au premier tour, soit pratiquement le même résultat que le candidat de la Concertación, et 48,7 % au deuxième tour, Lavín passe à un cheveu de devenir président du Chili. Il est de nouveau le candidat présidentiel pour l’UDI aux élections de 2005.

Le discours de Lavín représenterait-il une stratégie explicite de dépassement du clivage Pinochet / anti-Pinochet, dont il parle peu en effet, dans la politique chilienne ? Le discours et le style de Lavín sont au contraire au coeur de la tradition de l’UDI. Guzmán a toujours soutenu être antipolitique, centré sur le devoir, les institutions et la résolution pratique des problèmes « au-delà des idéologies ». Pour Lavín, ingénieur et économiste devenu maire, les problèmes doivent être résolus concrètement et techniquement, non par le « marchandage politique ». Il se dit « proche des gens » et, comme pour Fujimori au Pérou, le site présidentiel de Lavín ne le dépeint pas en « inutiles réunions politiques » ; on le voit plutôt conduisant un tracteur, transportant des caisses, distribuant des fruits et même vêtu comme les autochtones. L’UDI développe un programme intitulé « l’UDI sur le terrain » qui vise à maximiser son appui dans les milieux appauvris, en offrant des « solutions pratiques ». Le contraste est particulièrement marqué avec la RN, le parti rival de Lavín au sein de la droite. Le programme de l’UDI demeure aussi inchangé. Sur le plan idéologique, l’UDI reste une combinaison originale de catholicisme conservateur et de libre-marché inspiré par l’Université de Chicago[27], soit deux formes différentes de droite dans un tout se voulant pragmatique et « non politique ».

Les experts ne considèrent généralement pas l’UDI comme un parti chrétien. Nous croyons qu’il s’agit d’une erreur. L’UDI s’est elle-même définie en 1991 comme un « parti avec un sens chrétien[28] ». Selon son site Web officiel, « il existe un ordre moral objectif […] fondement de la civilisation occidentale et chrétienne […] La famille, noyau de la société, doit être respectée […] Les fonctions propres de la femme sont de porter la vie, d’être le noyau de la famille et de transmettre les valeurs morales et les traditions[29] ». Selon l’UDI, depuis la fin du léninisme, le marxisme « a pris des contours plus subtils comme celui de Gramsci […] érodant les institutions fondamentales et la culture […] en particulier les valeurs chrétiennes quant à la famille et les coutumes publiques et privées[30] ».

Tableau 1

Revenu moyen et médian par préférences électorales partisanes au Chili, 1999-2000

Revenu moyen et médian par préférences électorales partisanes au Chili, 1999-2000

Légende (pesos par mois) :

  1. moins de 90 000

  2. 91 000 à 120 000

  3. 121 000 à 150 000

  4. 151 000 à 180 000

  5. 181 000 à 210 000

  6. 211 000 à 290 000

  7. 291 000 à 390 000

  8. 391 000 à 600 000

  9. 601 000 à 1 000 000

  10. 1 000 001 à 1 500 000

  11. 1 500 001 à 2 000 000

  12. 2 000 001 à 3 000 000

  13. plus de 3 000 001

Note : Les partis UCCP, PRSD et PHV ont été exclus du tableau étant donné que le nombre relatif de répondants n’est pas assez élevé, ce qui n’affecte pas les résultats présentés. Les résultats pour le PC sont présentés à titre indicatif seulement, car le nombre de répondants pour ce parti n’est pas assez élevé non plus.

Source : Ronald Inglehart, Miguel Basanez, Jaime Diez-Medrano, Loek Halman et Ruud Luijkx, Human Beliefs and Values : A Cross-cultural Sourcebook Based on the 1999-2002 Value Surveys, Mexico City, Siglo XXI, 2004 (incluant un CD-Rom).

-> Voir la liste des tableaux

Quant à la base sociale de l’UDI, malgré ses efforts sur le terrain dans les quartiers pauvres, la médiane de revenus des partisans de l’UDI sont dans la tranche des 391 000 à 600 000 pesos mensuels, alors que, pour la plupart des autres partis, la médiane se situe dans la tranche des 210 000 à 290 000 pesos mensuels. Comme l’indique le tableau 1, les moyennes de revenus les plus élevées correspondent clairement d’abord à l’UDI, puis à la RN[31].

La Rénovation nationale

À l’opposé de l’UDI, la Rénovation nationale (RN) existe en continuité avec les partis les plus anciens de l’histoire du Chili. Elle regroupe en conséquence la plus ancienne famille politique du Chili[32]. La Renovación Nacional est, en grande partie, la résurrection du Parti national d’avant 1973, auquel s’ajoutent plusieurs adeptes du centre-droit démocratique. Le Parti national, à son tour, est le résultat de la fusion des deux plus anciens partis politiques du Chili en 1966, le Parti libéral et le Parti conservateur, dont les origines remontent au xixe siècle. De 1966 à 1973, le PN constitue la totalité du bloc partisan de droite[33]. La RN est donc composée, contrairement à l’UDI, d’un nombre élevé de tendances.

La RN est habituellement décrite comme représentant la droite démocratique. Néanmoins, la RN n’est pas sans lien avec le régime Pinochet. Son ancêtre, le PN, appuie le coup d’État sans détour, devant la très forte polarisation de 1970-1973, puis choisit de se dissoudre afin de se fondre, selon Garretón, dans le régime de Pinochet[34]. Le programme de la RN décrit encore aujourd’hui favorablement le coup d’État des militaires[35]. Sergio Jarpa, personnage clé du PN et ministre de l’Intérieur sous Pinochet, pilota brièvement l’ouverture du régime en 1983 en tant que softliner[36].

À la fin des années 1980, l’aile libérale de la RN cherche à se démarquer du général Pinochet et des abus de son régime, tout en valorisant son héritage économique et politique. La RN s’oppose initialement à la candidature de Pinochet en 1988, appuyant plutôt idéalement un candidat civil qui pourrait continuer l’oeuvre du régime militaire, mais dans un régime démocratique. De fait, depuis l’expulsion de Guzmán en 1988, la RN se distingue par un discours qui met fortement l’accent sur la transition démocratique, sur la rencontre (reencuentro) entre Chiliens et, de façon répétée, sur la double consolidation du système démocratique et du modèle socioéconomique hérité du régime militaire. Paradoxalement, la réalité de la Concertación durant les années 1990 représente le triomphe du discours de la Rénovation nationale. De fait, la RN joue la carte de la « démocratie des accords[37] » avec le gouvernement de la Concertación, dominé par son voisin de gauche démocrate-chrétien.

La RN n’est pas très différente en fait (en termes de programme ou de style) de la droite libérale que l’on trouve dans la plupart des pays développés. Conformément au libéralisme centré sur l’individu, la RN s’oppose à la tendance vers la « massification de la personne » et veut « stimuler la liberté individuelle », expliquant que « la capacité de réflexion personnelle est un prérequis pour assumer la responsabilité de son propre destin […] démassifier la personne permet de restaurer sa dignité[38] ». Son discours sur la femme est aussi moins « maternaliste » que celui de l’UDI. On n’y mentionne pas un rôle pour les forces armées dans la sécurité interne du pays. Par ailleurs et de façon beaucoup plus marquée que l’UDI, la RN met l’accent sur le fait que « l’entreprise privée est le pilier de base irremplaçable dans une société libre pour le développement économique et social, [car] son initiative, son dynamisme et sa capacité de création favorisent le progrès[39] ».

La Rénovation nationale est donc évidemment très populaire auprès des milieux d’affaires ainsi que de l’élite économique. Contrairement à l’UDI en pleine croissance, la part électorale de la RN est relativement stable, oscillant entre 14 % et 18 %. En conséquence, la RN, qui était très clairement le partenaire dominant dans la coalition de droite lors de la transition à la démocratie, se retrouve partenaire mineur de l’UDI et en perte de vitesse durant les six dernières années.

Modifiant de façon impromptue et importante la dynamique du système de partis chilien, la RN décide dans cette optique de retirer en 2005 son appui à la candidature présidentielle de Lavín. L’aile libérale de la RN réussit à imposer la candidature très particulière de Sebastian Piñera, en vue de la présidence, créant de ce fait une lutte tripartite. Politiquement, Piñera vote contre Pinochet au plébiscite de 1988 sur son maintien au pouvoir, fait inédit et considéré comme « à gauche » au sein du bloc de droite chilien. Économiquement, Piñera est l’un des hommes les plus riches et puissants du Chili[40]. Il combine donc les pouvoirs économique, médiatique et politique. Comme toutes les grandes figures du bloc de la droite au Chili, il est diplômé de l’Université catholique et a obtenu son doctorat en économie aux États-Unis, à Harvard. La caractérisation de la droite libérale s’applique donc très clairement au parti de la Rénovation nationale, tant sur le plan politique qu’économique.

L’apparition de Piñera est particulièrement pertinente dans le cadre de notre argument, car elle peut compromettre la frontière, assez étanche jusqu’ici, qui a délimité les blocs de droite et de centre / centre-gauche. Piñera cherche en effet à chevaucher la frontière politique qui a assuré la stabilité politique et le pouvoir de la Concertación depuis 1989, en allant chasser plus au centre, du côté des électeurs de la Démocratie chrétienne (DC). À ses positions en faveur du « non » à Pinochet en 1988, Piñera peut ajouter ses importants liens familiaux avec la DC. Au premier tour, la première position va en 2005 à la candidate de la Concertación, Michelle Bachelet, située toutefois plus à gauche que les candidats présidentiels précédents de la Concertación. Piñera ne fait donc que déplacer la primaire du bloc de droite à l’élection présidentielle même. Dans un calcul downsien orthodoxe, Piñera cherche donc à se positionner entre Lavín et Bachelet, soit « au centre », en prétendant se situer plus proche des positions de la Démocratie chrétienne que ne l’est la socialiste Bachelet.

La Démocratie chrétienne

La Démocratie chrétienne est le plus important parti politique au Chili, autant par la taille de son électorat que par sa position au centre même du spectre politique. Sa fondation, en 1957, est relativement récente. La DC remplace alors, à une vitesse remarquable, la position de parti du centre occupée pourtant durant tout un siècle au Chili par le Parti radical, anticlérical, menaçant (à peine huit ans après sa fondation) de se transformer en parti dominant, au sens de Sartori, du système de partis chilien.

La Démocratie chrétienne (DC) est aussi du côté de l’opposition, l’acteur central de la transition négociée à la démocratie dans les années 1980. Durant les années 1990, elle est le parti dominant de la Concertación, à la tête de l’État. De fait, les deux premiers présidents du Chili depuis le retour à la démocratie de 1989 à 1999, soit Patricio Alwyn et Eduardo Frei, sont tous deux démocrates chrétiens. Eduardo Frei est lui-même le fils de l’ex-président démocrate chrétien du même nom ayant précédé Allende de 1964 à 1970. Les positions changeantes de la DC entre la droite et la gauche, de 1958 à 1973, combinées à sa résistance à la formation d’alliances partisanes (étant donné son succès) sont, selon de nombreux analystes, des facteurs majeurs du coup d’État militaire et de la dynamique instable du système de partis qui l’a précédé. Ce sont précisément ces deux traits de la DC qui ont été inversés, à partir des années 1980, et qui jouent maintenant un rôle majeur dans la parfois excessive stabilité de la politique chilienne.

La Démocratie chrétienne est issue de la Phalange nationale. Celle-ci, à son tour, avait vu le jour comme mouvement de jeunesse du Parti conservateur en 1937, lié organiquement durant la majeure partie de son existence à l’Église catholique. Mais, très fortement influencée par la doctrine sociale de l’Église, la Phalange nationale rompt rapidement (accompagnée du Parti conservateur social chrétien) avec le Parti conservateur, jugé trop à droite et lié aux intérêts économiques dominants. La Démocratie chrétienne est fondée en 1957 par la Phalange, le PCSC (Parti conservateur social-chrétien) et quelques partis mineurs. Dès ses premières élections en 1958, la DC recueille 13 % des votes ; en 1965, elle en a totalisé 42,3 %[41] ! Son fondateur, Eduardo Frei, devient rapidement en 1964 président du Chili, avec un impressionnant 55,6 % des votes. Mais le facteur principal (ici au coeur de notre argument) de sa victoire éclatante est, en fait, l’appui des partis de droite à la Démocratie chrétienne, ces partis refusant de présenter un candidat pour donner plutôt leur appui à la DC dans le but, prioritaire, de contrer une victoire électorale d’Allende. Ce dernier, clairement à gauche, remporte en effet 38,6 % des votes en 1964, soit un résultat plus élevé que celui qui le mène à la victoire en 1970.

Une telle coalition de centre-droite aurait pu instaurer une longue période de stabilité, plutôt conservatrice sur l’axe gauche-droite au Chili. Eduardo Frei, au contraire, décide de se déplacer résolument vers la gauche, autant par calcul downsien « hégémonisant », mais certes très risqué sur sa droite, que par principe. La DC cherche en effet à gruger sur sa gauche (comme le prédit l’analyse spatiale) l’électorat des partis de sa principale opposition, tout en croyant à la fidélité de son électorat plus conservateur à droite. De surcroît, en mobilisant la paysannerie alors contrôlée socialement par la droite et l’élite rurale durant les années 1960, la DC fait fondre les appuis électoraux attachés aux partis de droite. La DC peut donc penser se convertir en parti dominant (au sens sartorien) de l’arène politique chilienne.

Dans le cadre de ce déplacement à gauche, intitulé « révolution en liberté », le gouvernement de la DC nationalise le cuivre, la plus importante matière première au Chili ; il lance une réforme agraire qui mine le pouvoir social de l’élite rurale ; il organise des associations dans les quartiers pauvres ; et il adopte un discours de plus en plus critique à l’égard du capitalisme. La droite se dissocie alors sans ambages de la DC et fait campagne à tout vent en 1970 contre son protecteur de 1964. Les réformes de Frei, en contrepartie, ne visent certainement pas à forger une alliance avec le bloc de gauche (comme ceux-ci le savaient), mais bien à effectuer une percée au sein de l’électorat de ce dernier. La DC se retrouve donc tout à fait seule en 1970, formant à elle seule le bloc de centre, confiante toutefois de préserver sa position dominante.

Se distinguant du discours nouvellement gauchisant de la DC, les partis du bloc de gauche s’engagent à leur tour dans une surenchère idéologique vers la gauche, de 1967 à 1973. Lorsque, dans une lutte à trois blocs, la gauche l’emporte de très près aux élections présidentielles de 1970 et que le discours de gauche marxiste de l’Unité populaire devient une réalité, la Démocratie chrétienne prend peur. Elle change donc une nouvelle fois d’orientation et établit un pacte électoral avec le bloc de droite, la Confédération démocratique (CODE). Mais la DC perd l’initiative politique. La droite devient très active, radicalisée et déterminée, dans son opposition à Allende.

Dans le climat de polarisation extrême qui précède 1973, la compétition devient donc bipolaire. Mais la convergence downsienne vers le centre ne peut plus avoir lieu puisque celle-ci présuppose une courbe unimodale des préférences. Une répartition plate ou même bimodale des préférences, due à une augmentation simultanée des opinions très favorables et très défavorables au processus de transformations sociales radicales en jeu, alimente alors la différenciation et la forte polarisation politique en cours[42].

Le coup d’État de Pinochet reçoit l’appui de la CODE, sous l’hégémonie de la droite militante. La DC avait espéré que l’intervention des militaires serait brève et qu’elle se limiterait à l’interruption des transformations entreprises par l’Unité populaire d’Allende et à la restauration d’une certaine tranquillité sociale[43]. Mais, face aux violations massives des droits de la personne, et lorsque la nature à long terme du régime militaire de Pinochet devient évidente, la Démocratie chrétienne change encore une fois d’idée : elle s’établit assez tôt comme « opposition démocratique » et modérée à la dictature militaire. Cette position, solidifiée durant le long règne Pinochet, n’a plus changé depuis. L’adversaire politique de la Démocratie chrétienne est, depuis plus de trente ans maintenant, situé à sa droite. Les conséquences en sont immenses pour la stabilité politique et le succès de la transition, même imparfaite, à la démocratie libérale au Chili.

Les valeurs et le programme mis de l’avant par la Démocratie chrétienne peuvent difficilement susciter une forte hostilité[44]. La DC se veut l’apôtre de la tolérance, des droits de la personne, de la démocratie, de la liberté d’expression et du développement économique équitable. Elle s’oppose à la violence et aux dictatures. Elle se dit opposée autant à la lutte des classes, préférant la coopération entre le travail et le capital, qu’au libéralisme économique, qui fait passer le capital avant le travailleur comme personne humaine. L’humanisme chrétien se veut son socle philosophique. Le rôle de l’Église catholique au Chili dans la dénonciation des abus aux droits de la personne lui permet de servir de parapluie pour la rencontre de la DC, sensibilisée à la répression, et de la gauche, victime de celle-ci. Le thème catholique de la réconciliation est aussi central pour la DC. Politiquement, la DC nous apparaît assez proche du centrisme du Parti démocrate aux États-Unis ou encore de l’UCR (Union civique radicale) en Argentine, caractérisée par un discours très similaire après la fin du régime militaire. Comme dans le cas de l’UCR et des démocrates, le parti est significativement plus populaire auprès des femmes que des hommes[45]. Sur le plan économique, la DC est plus proche de la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine, de l’Organisation des Nations unies) que des départements d’économie des grandes universités américaines[46]. Son référent discursif géographique semble aussi être l’Amérique latine plutôt que le « monde occidental » ou « l’hémisphère ». Son programme met l’accent sur les coopératives, les organisations de quartiers et les organismes de la société civile. Dans cette optique, la DC favorise aussi une décentralisation administrative.

Après la fin du régime de Pinochet, la DC promeut une stratégie d’accords de la Concertación avec la droite, mais sa position en est d’abord et avant tout une d’alliance institutionnelle indéfectible avec les socialistes, dont le PPD. Ces stratégies sont donc à l’inverse de celle du « chemin propre », des années 1960, et elles portent fruit. L’élément nouveau est la solidité du lien institutionnel de la Concertación des Partis pour la démocratie, qui ne semble pas dépendre du résultat des primaires. En 1993, Eduardo Frei, de la DC, et Ricardo Lagos, d’origine socialiste et chef du PPD, s’affrontent pour la candidature présidentielle[47]. L’expérience se répète en 1999, toujours entre Lagos et, cette fois, Andrés Zaldivar, cofondateur de la Démocratie chrétienne, président du parti à plusieurs reprises et même de l’Internationale démocrate chrétienne (1982-1986). Ricardo Lagos, cette fois, l’emporte avec un imposant 71,3 % des votes sans que ce résultat ne crée de failles au sein de la Concertación.

L’année 2005 constitue un test encore plus significatif. La candidate présidentielle de la gauche au sein de la Concertación est Michelle Bachelet, d’origine clairement socialiste et à gauche de Lagos. La DC, de son côté, présente pour les primaires de la Concertación en vue de la présidentielle la candidate Soledad Alvear, conseillère nationale de la DC et ministre des Affaires extérieures sous le président Lagos. Devant la popularité beaucoup plus grande de la première, Alvear décide, avant même le scrutin, de céder la place à Bachelet. Avec la candidature de Piñera, la tentation pourrait être grande pour la DC d’agir politiquement « à mi-chemin » entre Piñera et Bachelet, puisque, en termes spatiaux, la DC se situe clairement à mi-chemin entre l’aile gauche de la RN (et même plus proche de celle-ci) et le Parti socialiste. Malgré cela, l’alliance qui dure depuis vingt ans entre le socialisme modéré et le centre démocrate chrétien demeure ferme, préservant la « frontière » qui assure, selon nous, la forte stabilité du système politique chilien.

Alors que les commentateurs présentent généralement la DC comme un parti de classe moyenne, les diverses données de sondage situent en fait la DC comme l’un des partis dont l’électorat provient davantage de milieux populaires. Par exemple, 26 % des répondants s’identifiant à la Démocratie chrétienne sont des ouvriers salariés, alors que chez les socialistes ce chiffre n’est que de 18 %[48]. Ce même sondage révèle que 60 % de l’électorat de la DC fait partie des deux strates (SES ou « statut socioéconomique ») les moins élevées des cinq qui composent la société chilienne, contrairement à seulement 38 % pour l’UDI, à l’autre extrême. Nos propres estimations, présentées au tableau 1, confirment cette observation. La DC est le seul parti dont le revenu médian de ses partisans (soit les répondants qui préfèrent la DC) est inférieur à 200 000 pesos en 1999-2000.

Le Parti pour la démocratie (PPD)

Le PPD est un parti totalement nouveau dans le système de partis chilien post-Pinochet et il a joué un rôle clé dans la stabilisation de celui-ci. Le pourcentage de votes qu’il reçoit est assez stable, oscillant autour de 12 %[49]. Le PPD sert de pivot dans la Concertación des partis pour la démocratie au pouvoir et joue le rôle crucial de « ciment » dans l’alliance politique et institutionnelle stable entre le centre Démocrate chrétien et le Parti socialiste dont il est issu.

Le PPD fut fondé en décembre 1987, soit à la veille et dans le contexte même du plébiscite de 1988 de Pinochet. En effet, le régime militaire de Pinochet et la constitution de 1980 interdisent tout parti politique lié au marxisme. Les partis de gauche, soit les différentes factions du Parti socialiste et le Parti communiste, sont donc illégaux au Chili, contrairement à la Démocratie chrétienne, tolérée durant les années 1980. Certains leaders socialistes modérés, dont principalement Ricardo Lagos, décident donc de fonder, en vue du plébiscite et pour des raisons strictement instrumentales, un parti qui sert de « front » légal à la faction modérée des socialistes. Il s’agit d’un parti défini par son opposition électorale au régime, soit un « parti pour la démocratie». Le PDC (Parti Démocrate chrétien)[50] et le PPD deviennent donc les deux partis légaux au coeur même de l’opposition légale et démocrate-libérale à la dictature militaire de Pinochet en 1989. Avec le retour à la démocratie et à la suite des succès électoraux du PPD, la direction du parti (dont Lagos) décide de continuer avec cette expérimentation institutionnelle issue de la « transition ». Au début des années 1990, le dédoublement d’appartenances politiques entre le PS et le PPD, y compris au sein de la direction, est fort important, mais, à partir de 1997, la double appartenance n’est plus permise, ce qui contribue à la consolidation d’identités partisanes distinctes.

La différence principale du PPD par rapport à tous les autres partis politiques au Chili ne réside pas seulement dans sa genèse, mais dans son style, branché. Le PPD est un parti jeune à tous points de vue, qui se veut « moderne ». En 1987, l’âge moyen des militants du PPD est de 26 ans[51]. L’image du PPD contraste fortement avec celle caractéristique de la gauche politique sous Allende. L’iconographie du PPD n’est pas rouge, avec poings levés, drapeaux et peuple en marche dans l’histoire ; son sigle est surmonté de taches bien imparfaites de couleur bleue, jaune et rouge, à la Miró. Durant le plébiscite de 1988, le PPD met de l’avant non pas la récupération d’un héritage historique de gauche et de ses luttes sociales, mais les couleurs de l’arc-en-ciel, la « joie » et des « visages souriants » imprimés un peu partout[52]. Le site de la Jeunesse PPD montre un jeune couple qui s’embrasse romantiquement, appuyé sur une affiche du « No, hasta vencer » (Non, jusqu’à la victoire). On y voit aussi des images d’adolescents qui lève le majeur avec espièglerie (contre Pinochet, peut-on imaginer) sous un gigantesque « No ». Cette imagerie persiste de façon autonome bien après la victoire du Non. Ces dernières années, le PPD utilise l’iconographie de Superman, de Batman et Robin, dans sa publicité : « Le PPD te défend ».

L’aspect « moderne » et branché du PPD s’étend au champ intellectuel et à la formulation de politiques. Alors que l’humanisme chrétien de la Démocratie chrétienne a un aspect quelque peu passéiste, le PPD fait explicitement référence à Anthony Giddens, à Tony Blair et à la troisième voie. Se distinguant de certains liens entre la DC et l’Église, les députés du PPD proposent un projet de loi en vue de légaliser l’union entre couples de même sexe. Le PPD d’ailleurs est fréquemment accusé d’être une girouette alignée sur tout ce qui est nouveau.

Contrairement à l’orthodoxie en science politique sur le Chili, qui présente le PPD comme une branche circonstancielle du Parti socialiste, nous croyons que le PPD, comme parti autonome, se situe en fait politiquement à mi-chemin, sur l’axe gauche-droite, entre la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste. Nous hésitons même à qualifier le PPD comme étant pleinement à gauche[53]. Au Chili, les résultats d’un sondage du baromètre CERC qui demandait aux répondants de situer les six principaux partis chiliens de gauche à droite, où 1 est le plus à gauche et 10 le plus à droite, sont éloquents.

Tableau 2

Positionnement des partis politiques chiliens sur l’axe gauche-droite par la population chilienne (selon l’intention de vote des répondants)

Positionnement des partis politiques chiliens sur l’axe gauche-droite par la population chilienne (selon l’intention de vote des répondants)

Question posée : « Les partis politiques se placent normalement de “gauche” à “droite”. Sur une échelle de 10, 1 étant le plus à gauche et 10 le plus à droite, où situeriez-vous les partis politiques suivants ? »

Le tableau a été refait par le présent auteur et les lignes «écart maximal» et «magnitude du saut» sont originales.

Source : Barómetro CERC, juillet 1999, cité par Carlos Huneeus, 2001, La derecha en el Chile después de Pinochet : el caso de la Unión Democrata Independiente, Kellogg Institute Working Papers, no 285, p. 40.

-> Voir la liste des tableaux

Le PPD obtient un résultat de 3,9, environ, à mi-chemin entre la DC (5,3) et le PS (2,7). Le tableau 2 révèle que, pour les partisans des deux partis de droite, le PPD est clairement à gauche (environ 3) et que, pour les socialistes et communistes, le PPD est pratiquement au centre. Inversement, pour les répondants communistes, la Démocratie chrétienne est clairement à droite (presque 7), alors que, pour les deux partis de droite, le PDC est au centre (et même légèrement à sa gauche) avec 4,7. De façon encore plus importante, comme le montre le tableau 3, le PPD est de loin le parti politique qui suscite le moins d’opposition au Chili. Un minuscule 1 % des répondants du World Value Survey au Chili ne voteraient jamais pour le PPD, contrairement aux 36 % d’électeurs qui ne voteraient jamais pour l’UDI et du même pourcentage qui ne voteraient jamais pour le PC. Le PPD et la DC, avec leur taux de rejet presque nul, constituent de ce fait l’ancrage de l’alliance de la Concertación dans une position assez au centre de l’éventail.

Sur le plan idéologique, le PPD est bien caractérisé par l’étiquette « libéral progressiste[54] ». Le mot « progressiste » revient d’ailleurs souvent dans son autodéfinition. Contrairement à la Démocratie chrétienne, le PPD est ancré dans la laïcité ; il appuie même l’écologie, le mariage gai et l’objection de conscience au service militaire obligatoire. Sur bien des plans, l’univers du PPD se rapproche du « postmatérialisme » décrit par Ronald Inglehart dans Culture Shift[55]. Le PPD se veut aussi très tolérant (libéral[56]), comme la DC, mais cette tolérance a un caractère incarné : le PPD se montre fier « d’avoir des représentants du monde autochtone, des minorités sexuelles, […] et des handicapés[57] ». Le PPD ne fait pas référence à la lutte des classes, mais plutôt, dans une version libérale progressiste, « aux ségrégations de classe sociale ». Sur sa gauche, le PPD est parfois accusé, de façon plus prononcée depuis la présidence de Lagos, d’être lié à l’appareil de pouvoir, de favoriser de nouvelles privatisations et le néolibéralisme, et de faire passer l’image avant le contenu.

Le fondateur et personnage central du PPD, Ricardo Lagos (pourtant proche d’Allende, mais en phase avec les transformations de pensée sur le plan mondial de 1975 à 2005), mène le combat pour la rénovation du progressisme et de la gauche, au sein de la famille socialiste au Chili[58]. Durant sa présidence (2000-2006), Lagos signe des accords de libre-échange avec les États-Unis et la Communauté européenne. Sur la question des sévères violations des droits de la personne sous Pinochet, il affirme qu’il s’agit d’une question qui relève du pouvoir judiciaire. Il annonce toutefois une indemnisation de l’État aux 28 000 victimes de torture, il obtient des militaires les lieux de disparition de ceux qui sont décédés et il cherche à dissocier les forces armées de leur identification antérieure à Pinochet. Le PPD se veut donc, dans plusieurs domaines, un compromis entre l’héritage gouvernemental et « de système » reçu et les transformations d’une culture progressiste. Cette rénovation, tolérante et plurielle, signifie tout de même un certain déplacement vers la droite. Sur le plan stratégique, comme nous le verrons ci-après, l’abandon de l’alliance avec le Parti communiste et la formation d’une alliance solide avec la Démocratie chrétienne constituent la transformation critique du système de partis chilien définissant les ères pré- et post-Pinochet au Chili.

Le(s) parti(s) socialiste(s)

Nous attribuons un rôle majeur sur l’axe politique gauche-droite, au lieu des frontières entre blocs du système politique chilien, pour expliquer la stabilité de celui-ci après 1990. La frontière de la Concertación, à sa droite, a déjà été examinée en détail. La nouvelle frontière, du côté gauche, traverse en plein coeur le Parti socialiste chilien, au moment de la gestation politique de ce nouvel ancrage. La stabilité du système politique chilien actuel ne peut donc être comprise qu’à travers l’évolution, tortueuse, du Parti socialiste.

Le Parti socialiste actuel forme la frontière gauche du bloc de la Concertación. Les questions d’idéologie jouent un rôle majeur et explicite au sein du PS, contrairement par exemple au PPD qui est né de l’une de ses factions. Le PS se considère tout à fait à gauche et non certes de centre ou « pragmatique ». Il n’est pas étonnant sous cet angle que, durant bien des années, il ait jugé bon de faire route commune avec le Parti communiste, à gauche. Mais le Parti socialiste chilien est également celui des six grands partis ici étudiés qui a effectué les virages idéologiques les plus spectaculaires au cours de son existence. Le Parti socialiste est en effet le parti de Salvador Allende, allié des communistes et président de l’Unité populaire renversé par Pinochet, du président chilien actuel Ricardo Lagos, qui gère l’économie la plus libérale de l’Amérique du Sud, de Carlos Altamirano, adepte de la révolution et du Che à la fin des années 1960, puis de la démocratie libérale à la fin des années 1980. On aurait peine à fixer sur un même point ces trois figures dans l’espace gauche-droite. De façon connexe, le PS est aussi le parti politique qui montre la plus grande propension aux scissions, aux fusions et aux tendances internes. En cela, il se distingue autant du Parti communiste sur sa gauche que de la Démocratie chrétienne sur sa droite. L’histoire du PS est en fait l’histoire cyclique d’un processus de fusions et de scissions. Le phénomène est si marqué que les factions partisanes du Parti socialiste ont souvent appuyé des candidats présidentiels opposés.

Le PS jouit d’un soutien important chez les intellectuels et, historiquement, chez les étudiants. Les intellectuels à gauche et le Parti communiste ont certes été en compétition historique pour obtenir le soutien du mouvement ouvrier. Il y a donc « profil socioculturel propre », intellectuel, au PS, si on le compare à l’UDI, qui traite des problèmes avec une optique d’ingénieur (ou de militaire), à la RN, dont le style de gestion se rapproche du milieu des affaires, et à la DC, proche de l’Église et du catholicisme populaire.

Des six partis majeurs actuels, le Parti socialiste et le Parti communiste sont de loin les plus anciens partis de l’arène politique chilienne. Au Chili, la gauche partisane est donc beaucoup plus vielle que la droite partisane. La fondation du PS remonte officiellement à 1933, lorsque les factions socialistes non alignées sur Moscou forment le PS. Il réunit alors dans sa direction d’importantes factions trotskistes (hostiles au stalinisme), anarcho-syndicalistes (hostiles au communisme) et socialistes modérées (à l’instar de Blum ou Bernstein). Le PS devient durant les années 1930 l’un des plus importants partis de masse au Chili. La stratégie du Front populaire permet au Parti socialiste et au Parti communiste, en collaboration avec le Parti radical centriste, d’accéder au pouvoir en 1938. L’interdiction du Parti communiste en 1948 entraîne une scission, puis un déclin du PS.

Un deuxième cycle de croissance pour le PS débute durant la deuxième moitié des années 1950 et conduit directement à la période de la transition. Afin de présenter en 1958 une gauche unifiée, les socialistes font alors front commun avec le Parti communiste, légal à nouveau, dans un seul bloc. Le candidat socialiste Salvador Allende passe même à un cheveu d’être élu en 1958. De 1958 à 1973, la dynamique politique devient donc une dynamique à trois blocs, celle pour laquelle le Chili pré-Pinochet est connu.

Les blocs politiques de gauche et de centre se déplacent vers la gauche durant les années 1960, sans aucune perte électorale. En phase avec les courants d’idées de l’époque, il y a donc élargissement vers la gauche du spectre politique chilien, tel qu’il a été observé par Sartori. En 1967, le Parti socialiste se déclare officiellement marxiste-léniniste, en faveur de transformations révolutionnaires, anticapitalistes et anti-impérialistes[59]. C’est sous cette nouvelle autodéfinition que, pour la première fois au Chili, le bloc de gauche obtient, après une lutte électorale serrée à trois, la présidence du Chili avec Allende en 1970.

La direction du PS passe à l’extrême gauche en 1971, avec l’élection à la tête du parti de Carlos Altamirano, éloquent orateur alors partisan de la lutte armée et des stratégies de Che Guevara. Dès 1967, Altamirano déclare que « la question de base du pouvoir ne peut se résoudre dans une tribune parlementaire, elle a toujours été et est le fruit de la lutte insurrectionnelle des peuples contre leurs oppresseurs ». Le PS passe donc à gauche du Parti communiste, favorable au mode électoral et à la voie pacifique. Le Parti socialiste sous Altamirano déstabilise sur la gauche son propre président, Allende, qui en vient à asseoir son pouvoir davantage sur le PC, plus stable. Déjà, de fortes dissensions apparaissent entre Allende et Clodomiro Almeyda, d’une part, et Altamirano, d’autre part. Alors qu’Allende s’oppose à toute dérive par rapport à l’ordre institutionnel et constitutionnel, Altamirano se trouve lié avec le Mouvement de gauche révolutionnaire (MIR) à un effort de rébellion dans la marine contre les officiers militaires suspectés de favoriser un coup d’État. Devant la possibilité d’un coup, il incite aussi en juillet 1973 les travailleurs des dénommés cordons industriels à s’armer et à former des milices populaires. La sauvegarde du gouvernement de l’UP ne peut être réussie grâce à « un “dialogue démocratique” avec la Démocratie chrétienne, [car] les socialistes rejettent tout dialogue avec des partis réactionnaires, contre-révolutionnaires », mais plutôt, selon lui, en armant « les ouvriers, paysans, gens des bidonvilles et les jeunes […] comme classe et comme révolutionnaires[60] ».

Le renversement par la force a bel et bien lieu, en septembre 1973, et les militants des partis socialistes et communistes en sont les grandes victimes. La répression des forces armées s’abat de toute sa puissance sur ces deux partis, devenus illégaux et décimés par la torture ou l’exil. Les années 1970 voient non seulement un déclin, mais une scission des socialistes, contrairement aux démocrates chrétiens (plus tolérés) et aux communistes (mieux organisés et habitués à la proscription). Après la mort d’Allende, lors du coup, et durant la deuxième moitié des années 1970, le Parti socialiste vient à se scinder entre le PS-Almeyda, proche d’Allende, et le PS-Altamirano. Mais cette scission est tout à fait différente de ce qu’on aurait pu prévoir, sur le plan politico-idéologique.

Altamirano, reconsidérant ses positions, passe durant les années 1970 de façon spectaculaire à droite du PC et de la faction Almeyda, celle-ci toujours proche du projet et de la stratégie d’alliances de l’UP. Altamirano enclenche un processus d’autocritique et réagit de façon négative, semble-t-il, à son exil en Allemagne communiste. Avec des figures clés du PS, tels Ricardo Nuñez et même Jorge Arrate, il entreprend un processus de rénovation théorique et idéologique profonde, en faveur de positions social-démocrates modérées, réconciliées avec le marché et, explicitement, la démocratie libérale, positions plus proches de la DC que du PC. La RDA, sa terre d’accueil, cherche pourtant à rapprocher politiquement le PS des positions anti-Pinochet dures du PC chilien. Altamirano déplace son centre d’attention théorique vers l’Europe de l’Ouest et, de fait, déménage à Paris[61]. En 1979, il est expulsé du Parti socialiste[62]. Le PS, toujours illégal, se scinde en deux : le PS-Almeyda et, en ligne avec la nouvelle pensée d’Altamirano (abandonnant la politique), le PS-Briones qui devient le PS-Nuñez.

La transformation cruciale du système de partis chilien débute à ce moment. Le PS-Almeyda demeure fidèle aux alliés communistes qui, entre-temps, se sont fortement radicalisés et acceptent la lutte armée contre Pinochet. Le PS-Nuñez abandonne les positions marxistes et, ayant à choisir entre le PC et la DC, s’allie résolument à la Démocratie chrétienne dans le but de favoriser une transition à la démocratie libérale et le respect des droits de la personne. Nuñez, Lagos et Arrate deviennent ainsi durant les années 1980 les principaux apôtres du socialisme rénové.

Les années clés 1987-1989, trois années cruciales, voient apparaître, à la suite de parcours partisans non linéaires, la délimitation de la nouvelle frontière interblocs qui demeure valide jusqu’à ce jour. En vue du plébiscite prévu par sa propre constitution, le régime Pinochet permet l’inscription de partis politiques (qui ne peuvent être ceux de l’UP). Le PS-Nuñez lance en octobre 1987 le Parti pour la démocratie, sous Lagos. Le PS demeure illégal, mais le PPD et la DC deviennent les partenaires majeurs d’une toute nouvelle « Concertación des partis pour le Non », formée en février 1988. Un peu plus tôt, en mai 1987, le PC et le PS-Almeyda forment la gauche unie (Izquierda Unida), illégale. Mais, en février 1988, le PS-Almeyda décide aussi de se joindre à cette vaste Concertación des partis pour le Non. Le PC, de son côté, refuse de reconnaître la validité du plébiscite émanant de la constitution de 1980 dictée par le général Pinochet, ainsi que de renoncer à la violence pour mettre fin à la dictature. La gauche unie est donc dissoute.

Avec la victoire du Non et la reconnaissance par Pinochet de sa défaite, la Concertación des partis pour le Non se transforme en l’actuelle Concertación des partis pour la démocratie, en vue des élections présidentielles de décembre 1989. Une faction du PS-Almeyda rejoint de nouveau le PC et deux autres petits partis de gauche pour former, légalement désormais, après la défaite de Pinochet, le PAIS (Parti ample de gauche socialiste). Le PAIS se présente comme bloc rival à la Concertación, soit comme bloc de gauche, aux élections pour le Congrès[63]. Les socialistes demeurent donc traversés, en parts inégales certes[64], par la nouvelle frontière. Les résultats électoraux de la première grande élection postdictature, en décembre 1989, démontrent l’extrême disparité entre ces deux nouveaux blocs, dont les frontières politiques sont maintenant très différentes de celles de 1970. La Concertación remporte 51,5 % des votes pour la Chambre des députés (et 58 % des sièges), alors que le PAIS n’obtient que 5,3 % des votes et pratiquement aucun député. Quelques jours plus tard, les socialistes Almeyda qui font encore équipe avec les communistes quittent le PAIS pour rejoindre les autres socialistes, sous la conduite de l’aile rénovée. Le 27 décembre 1989, le Parti socialiste devient à nouveau unifié, tout entier au sein du bloc de la Concertación. Le PC se retrouve seul et diminué[65]. Il ne reste donc qu’un pourcentage infime (5 % à 8 %) du spectre politique à la gauche de ce nouveau bloc. La Concertación assure ainsi son hégémonie électorale et politique, au centre, au centre-gauche et à la gauche modérée.

La portion de l’électorat qui vote PS est stable depuis le retour de la démocratie, de 12 % en 1993 à 10 % en 2001 pour les députés. Toutefois, la Démocratie chrétienne voit sa part de l’électorat diminuer de façon significative depuis la seconde moitié des années 1990. La DC constitue le principal parti et « sous-pacte » de la Concertación, avec un résultat autour de 27 % en 1989 et 1993, mais ce résultat passe à 23 % en 1997, puis à 19 % en 2001. La parité croissante entre les deux sous-blocs, de centre (DC) et de gauche (PS / PPD), en raison de la perte relative de vitesse de la DC, mène, après les élections de 2001, à un renversement du rapport de force entre l’ensemble des partis de centre-gauche de la Concertación (PS et PPD, principalement) et la DC, plaçant désormais le sous-bloc de gauche PS / PPD en position nettement dominante dans la Concertación, grâce à l’appui de 24 % de l’électorat[66].

De fait, la candidate présidentielle de la Concertación pour les élections de 2005 provient, pour la première fois depuis le retour à la démocratie, des rangs du Parti socialiste en tant que tel. Certes, Lagos a un riche passé socialiste. Nous avons vu toutefois que le PPD est considéré passablement à droite du PS par la population chilienne et que, alors que le PPD, plus amorphe idéologiquement, suscite très peu de rejet, il n’en va pas de même du PS, idéologiquement plus à gauche (tableau 3).

Dans une analyse spatiale, la candidature de Bachelet, issue de l’aire la plus à gauche de l’espace couvert par la Concertación des partis pour la démocratie[67], et la candidature de Piñera, de l’aire également la plus à gauche de l’espace couvert par le bloc d’opposition de droite, constituent une expérience spatiale intéressante où les dangers de défection de la part des électeurs démocrates chrétiens les plus conservateurs pourraient être réels. L’hypothèse alternative est que les personnalités, plus que les jeux logiques downsiens, déterminent en bonne partie les performances électorales. Dans ce cas, le danger serait pratiquement nul puisque Michelle Bachelet, affable, sympathique et donnant une image de compétence, est de loin la plus populaire des trois candidats présidentiels. Sur le plan institutionnel, toutefois, le fait que l’alliance DC-socialistes tienne bon, malgré les virages droite-gauche internes au sein de la Concertación, reste le fait primordial qui permet d’assurer la longévité au pouvoir de ce bloc politique de centre et de centre-gauche. La Concertación aura eu jusqu’à présent, de fait, deux candidats présidentiels démocrates-chrétiens, un du PPD puis un du PS, ce qui correspond à l’équilibre interne.

Si le bloc de droite cherche à oublier les aspects sombres de la période 1973-1979, le PS est le parti qui met de l’avant de la façon la plus criante le devoir de justice et de vérité, envers les victimes de la répression et leurs familles. Le père de Michelle Bachelet, général dans les Forces de l’air, avait travaillé pour le président Allende à la direction de l’Office de distribution des aliments. Il fut détenu la journée du coup et torturé ; puis il est mort en prison. Deux ans plus tard, en 1975, Michelle Bachelet et sa mère sont elles-mêmes arrêtées et torturées. Libérées, elles s’exilent en Allemagne communiste. Devenue médecin, comme Allende, Bachelet travaille durant les années 1980 pour une organisation non gouvernementale qui offre un appui médical aux enfants de détenus victimes du régime. Après un travail au ministère de la Santé durant la présidence de Frei, elle se lance de façon surprenante dans des cours de stratégie militaire et obtient une bourse prestigieuse pour étudier avec des militaires haut gradés de partout en Amérique latine au Collège interaméricain de défense, à Washington. Devenue membre du Comité central du Parti socialiste en 1995, elle est nommée par le président Lagos, en 2000, ministre de la Santé (comme Allende avant elle), puis, en 2002 (fait inédit vu son histoire personnelle de victime de la torture et le fait qu’elle soit une femme), ministre de la Défense. De victime, elle devient ainsi l’autorité à laquelle les Forces armées doivent toute obéissance. Il semble donc y avoir au Chili, comme en Argentine, mais de façon plus subtile et moins bruyante, un renversement générationnel du rapport entre victimes de la torture durant les années 1970 et militaires d’aujourd’hui.

Le Parti communiste (PC)

Puisque nous avons déjà traité indirectement du PC dans la section précédente, nous nous limitons ici aux éléments distinctifs, particulièrement en ce qui a trait au « bloc de gauche ». Contrairement aux partis socialistes, le PC a toujours été unitaire dans son commandement et discipliné dans son militantisme. À l’opposé du PS, le PC semble assez imperméable aux modes et aux grands courants intellectuels. Cette imperméabilité ou fidélité est possiblement la source de son déclin.

Le PC, comme le PS, est particulièrement radical, idéologiquement, à ses origines. Celles-ci sont liées, plus que pour le PS, au mouvement ouvrier (en termes de base sociale) et à Moscou (dans les définitions de son orientation idéologique). Il fut fondé en 1922, soit peu après la prise du pouvoir par les bolcheviques et une décennie avant le PS. Le PC demeure, pendant tout le xxe siècle, un acteur politique important de l’arène politique chilienne. Sur le plan organisationnel, le PC se voit interdit durant trois longues périodes, ce qui a d’importantes conséquences dans la conformation des blocs, y compris dans l’après-transition. Bien que respectueux du suffrage universel, il est interdit durant la dictature d’Ibañez de 1927 à 1931, aux élections de 1948 à 1958 et, bien sûr, sous Pinochet. En 1976, il est victime d’un effort particulièrement violent de la part de la dictature, qui vise à le décimer physiquement. Contrairement au PS, le PC développe donc avant le coup de 1973 une certaine familiarité avec l’action clandestine.

Le PC ne justifie jamais son respect pour le suffrage universel – pourtant une constante indéfectible dans toute l’histoire du PC jusqu’au coup – en termes de légitimité démocratique-libérale, d’ailleurs entièrement absente dans les référents politiques étrangers explicites du PC chilien, que ce soit l’URSS ou, plus récemment, Cuba. Le but des élections est, dans le discours du PC, de construire une vaste alliance de classes en vue d’une transformation antioligarchique et anti-impérialiste, isolant les forces réactionnaires. Par exemple, pour justifier la stratégie de Front populaire avec le Parti radical centriste, les documents du PC stipulent qu’« à l’axe ouvrier-paysan, on ajouta l’unité avec les vastes classes moyennes, petites-bourgeoises et même avec les secteurs démocratiques et progressistes de la bourgeoisie[68] ». L’analyse de classe est donc toujours au coeur du schème cognitif communiste. La stratégie légaliste du PC sous Allende, en contraste avec l’exubérance socialiste révolutionnaire de la fin des années 1960, est justifiée non pas dans les termes actuels de la littérature démocratique, mais bien comme moyen d’« isoler la réaction afin de générer une corrélation de forces qui empêcherait cette dernière de déchaîner la violence armée contre le peuple[69] ».

Les analyses politiques du PC sont antérieures à l’ère des sondages. Elles mettent de l’avant que la classe ouvrière, prise comme un tout substantif, peut en arriver à la prise du pouvoir, grâce à certaines alliances de classe appropriées et sous le leadership analytique éclairé du PC, en opposition à des ennemis de classe identifiés en substance à d’autres partis plus à droite. Comme le peuple, uni et non quantifié, ne peut être vaincu, l’explication du coup est « une stratégie totalement élaborée à Washington […] dont l’oligarchie créole fut la servante fidèle[70] ».

Cela nous mène à la jonction critique des années 1980[71], qui ont précédé de peu ce qui est devenu la transition. Le PC prend une direction diamétralement opposée à celle du PS. À la suite de la dictature, de la longévité de celle-ci et de la férocité de la répression, le PC en arrive à la conclusion logique que l’absence de pouvoir armé au niveau populaire a rendu ce pouvoir populaire entièrement vulnérable à la réaction des forces armées alliées à la bourgeoisie et aux secteurs conservateurs[72]. De fait, le pouvoir socioéconomique s’allie avec les forces armées et renverse le gouvernement de l’UP, comme ce fut le cas de façon assez généralisée durant les années 1970 en Amérique latine. Procédant en toute logique et ne se limitant pas au discours, le PC décide de stimuler et d’organiser la lutte armée contre la dictature de Pinochet. Le Front patriotique Manuel Rodriguez (FPMR) devient un instrument de résistance et de contre-attaque très en vue durant les années 1980[73], l’expérience antérieure de la clandestinité et l’organisation en cellules facilitant ce changement de stratégie.

Le PC, historiquement pacifique, développe donc une réputation associée à la violence durant les années 1980[74]. L’utilisation de la violence devient un obstacle à tout rapprochement avec la Démocratie chrétienne, opposée à ce genre d’actions. Mais, la DC avait par ailleurs déjà refusé publiquement de coopérer de quelque façon que ce soit avec le PC, ce qui favorise l’adoption de la stratégie « toutes formes de lutte ». De 1983 à 1986, la lutte armée semble certes un complément additionnel plausible à la vague de protestations populaires qui déferle sur le Chili à cette époque. L’approche de l’échéance du plébiscite de 1988, prévu par la constitution de Pinochet et selon ses règles du jeu, change cependant entièrement la donne, vers 1986-1987. Le PC s’oppose farouchement à toute participation au plébiscite de Pinochet, alors qu’un nombre fort élevé de partis politiques, y compris le PS-Nuñez et le PS-Almeyda, forment une vaste Concertación de partis pour le Non en vue de défaire Pinochet aux urnes. L’histoire donne amplement raison à la deuxième stratégie. Le PC se retrouve politiquement et institutionnellement isolé, comme nous l’avons vu. Il change certes d’avis à la toute dernière minute, mais ce changement in extremis diminue paradoxalement sa crédibilité auprès de ses électeurs, puisque, jusqu’à ce moment, sa marque de commerce était très précisément le refus de toute coopération avec les règles du jeu de la dictature[75]. En même temps, en 1989, le communisme réel s’effondre en Europe de l’Est.

Contrairement à la faction dominante du PS, qui s’est entièrement rénovée, et même aux autres factions du PS, qui adaptent leur discours aux nouvelles formes de gauche afin de demeurer pertinentes, le schème cognitif et politico-idéologique du PC demeure entièrement « non reconstruit », imperméable aux modes, telle une ligne droite. Le Chili change, le monde change, mais le PC chilien ne change pas. La leader du PC, Gladys Marin (le contraste avec le PS est marqué), terminait pratiquement toujours ses discours ainsi : « avec Allende, mille fois nous vaincrons ». Le degré de sophistication en souffre aussi parfois. D’une façon qui tranche avec les discussions intellectuelles un peu érudites du PS, Gladys Marin (décédée en 2005) énonçait assez récemment dans un discours public : « nous savons bien que la cause de tout, de la misère des enfants, c’est l’impérialisme étasunien[76] ». Ce refus de changement de la part de la direction du parti entraîne une rupture interne importante au sein du PC, conduisant conséquemment au départ de nombreux militants et à un affaiblissement encore plus prononcé.

Indépendamment de cet aspect, le seul des trois blocs politiques qui préconise un changement significatif dans le modèle chilien actuel est ce qui reste du PC et ses alliés mineurs. Ce « troisième bloc », à gauche, est le bloc d’opposition antisystème. Vu la portion du spectre politique et de l’électorat qu’il représente, soit entre 3 et 5 %, ce troisième bloc demeure toutefois inoffensif. Le déplacement de la frontière entre le bloc du centre, qui s’est élargi vers le centre-gauche, et le bloc de gauche, qui s’est rétréci à la gauche antisystème, est en fait un facteur essentiel de la stabilité politique notoire du Chili de la post-transition. Même au sein de ce troisième bloc, le PC est en perte de vitesse : en 2005, une fois Marin décédée, le leadership de ce bloc de gauche, « Ensemble nous pouvons davantage », passe même au petit Parti humaniste, plus proche du postmatérialisme d’Inglehart que du modèle cubain.

Le modèle : causes et conséquences

La transformation de la configuration du système de partis chilien, d’une dynamique tripartite polarisante le long d’un axe unique idéologiquement étendu, avant 1973, à une compétition bipolaire et inégale (sous une courbe de distribution normale des préférences), depuis la fin des années 1980, assure la stabilité politique actuelle de l’arène politique chilienne. Le rétrécissement de la distance idéologique sur cet axe gauche-droite n’est pas étranger, de surcroît, à l’établissement (ou au retour) d’une distribution normale des préférences qui permet, comme le soulignent Downs, Sartori et tant d’autres, une dynamique centripète, plutôt que centrifuge. Sur le plan pratique institutionnel, le ciment entre la Démocratie chrétienne, au centre, et le PPD et le PS, au centre-gauche, garantit la longévité de cette nouvelle configuration, par rapport à l’ère pré-Pinochet.

Si le consensus est possible à ce sujet, des divergences analytiques sont aussi possibles toutefois sur les causes de cette transformation, et donc du nouvel ancrage conséquent, du système de partis chilien. Plusieurs politologues éminents mentionnent à ce propos le rôle du système électoral original mis sur pied par la dictature militaire, qui visait originellement à favoriser la droite, minoritaire. Ce système électoral assurerait la cohésion de la vaste alliance politique de la Concertación[77]. Le régime militaire, en effet, a mis sur pied lors de la transition un système électoral binominal à un tour, pour les postes de députés et de sénateurs. Chaque district électoral chilien, relativement large, est représenté par deux députés. Chaque parti ou coalition présente donc deux candidats par district. Chacune des deux coalitions (ou partis) recevant le plus grand nombre de votes, dans le district, reçoit un député, indépendamment duquel de ces deux partis ou coalitions a remporté le plus de votes. Afin de remporter les deux sièges d’un district, un même parti ou coalition doit obtenir le double des votes du parti ou coalition qui arrive deuxième. Il va sans dire que cet exploit est assez rare. Comme la droite a été historiquement minoritaire, mais importante, au Chili, ce système visait à assurer une représentation à peu près égale entre la droite et l’opposition au régime militaire, donc une surreprésentation de la droite partisane. À cet objectif premier de favoriser la droite s’ajoutait celui de réduire le nombre de partis politiques pertinents, fort élevé de fait au Chili.

Étant donné le système électoral, il n’est donc pas avantageux d’avoir plus de trois listes au plan national. Le point d’équilibre est de deux listes, puisque, de la sorte, chacun des deux blocs s’assure un député par district. Les négociations deviennent alors internes aux blocs politiques, afin de déterminer qui sera premier sur la liste (siège pratiquement garanti) et qui sera second (siège pratiquement impossible à obtenir). Ces mécanismes de négociation ont été examinés ailleurs[78]. Un système binominal à un tour et un système d’Hondt pour calculer le deuxième siège au Congrès ont donc, de fait, favorisé une compétition bifrontale, telle qu’elle a été décrite.

Un effet important et possiblement intentionnel de ce système a été de mettre entièrement hors de combat le troisième bloc, de gauche et plus petit, gravitant autour du Parti communiste. La remarquable force conjointe de l’union de tout le centre et du centre-gauche du spectre politique, réunis dans le bloc Concertación, en contraste avec la droite, a toutefois assuré un nombre de sièges supérieur à la Concertación. Un deuxième effet de ce système électoral a donc été de maintenir la droite dans l’opposition officielle depuis plus de quinze ans, devant un gouvernement modéré de l’alliance centre / centre-gauche[79].

Nous ne nions pas, ici, le clair effet bifrontal du nouveau système électoral, bien au contraire. Nous croyons toutefois que la cause de cette nouvelle configuration du système de partis chilien est antérieure à la mise sur pied de ce système électoral et à la compétition électorale proprement dite, qui a débuté en 1989. L’origine de cette nouvelle configuration remonte clairement, au contraire, aux stratégies de luttes pour la fin de la dictature durant les années 1980, alors que les élections demeuraient encore fort improbables. Notre argument puise donc au coeur même de la transition à la démocratie au Chili. En d’autres mots, nous croyons que la logique qui a mené à la configuration actuelle de l’arène politique et du système de partis chilien n’a pas été un calcul électoral qui visait à maximiser un nombre de sièges, mais bien, en fait, le résultat d’une logique plus politique et idéologique qui portait sur la sortie même du régime autoritaire de Pinochet. Déjà, vers le milieu des années 1980, les acteurs étaient alignés, grosso modo, de la façon dont ils le sont aujourd’hui, vingt ans plus tard.

Nous présentons donc un modèle en deux temps qui met plutôt l’accent sur le politique, l’idéologie et les stratégies d’action. La configuration qui avait déjà émergé vers 1986, issue des différences de stratégies et d’idéologies, s’est trouvée renforcée par le système électoral binominal et dispose à son tour d’un poids autonome dans la stabilité actuelle. Pour le dire très simplement, l’interaction des stratégies et des idéologies de transition à la démocratie chilienne a donné naissance à la stabilité présente du système politique chilien.

En résumé, une nouvelle frontière fut créée, traversant initialement le Parti socialiste. Celle-ci sépare la gauche marxiste orthodoxe (PC et PS-Almeyda) d’une gauche socialiste fortement rénovée. Cette dernière en vient à trouver plus d’affinités idéologiques avec la DC centriste qu’avec son ex-partenaire communiste. Tout à fait liée à ces questions d’idéologie et d’orientation politique, bien que logiquement entièrement différente, une question cruciale de stratégie émerge au Chili vers 1986. L’opposition doit choisir à la fin de 1986 si elle décide de jouer le jeu légal de la constitution illégitime de Pinochet, en vue du plébiscite de 1988, ou si elle refuse d’entrer dans le jeu, continuant la vague de protestations frontales qui déferle sur le Chili de 1983 à 1986. Autant pour la DC que pour le PC, la réponse est claire – et opposée. La balance est entre les mains des socialistes : la faction majoritaire rénovée des socialistes (PS-Nuñez, pour simplifier) s’engage fermement, en ligne avec sa rénovation idéologique et son point de vue stratégique, aux côtés de la DC, abandonnant le PC. Il s’agit d’un choix stratégique entre négociation, avec la droite et les militaires, et confrontation, où le choix pour la première ne peut mener, de surcroît et même en cas de victoire du Non, qu’à une transition négociée avec le régime militaire et partielle vers la démocratie. Rien n’oblige Pinochet à respecter le résultat des urnes. De surcroît, plusieurs mécanismes institutionnels favorisent la droite et les militaires, aux dépens de la gauche. Par ailleurs, aucun régime militaire en Amérique du Sud ne s’est écroulé du simple fait de manifestations populaires ou encore de luttes armées. La situation chilienne reste donc particulièrement troublante et risquée pour des acteurs de gauche, en ce qu’elle implique de se soumettre entièrement au jeu politique de Pinochet. Dans ce dilemme, la toute nouvelle évolution stratégique vers la lutte armée de la part du PC après 1980 – logique si l’on regarde dans le rétroviseur, mais inédite dans l’histoire pacifique du PC, certes marxiste – ne contribue qu’à empêcher une réunification de celui-ci avec le bloc de centre / centre-gauche, en contraste avec le bref Front populaire de 1938-1940 et donc, pour les socialistes, à solidifier la frontière sur la gauche, sans trop d’arrière-pensées.

À cheval même sur la nouvelle frontière, les socialistes du PS-Almeyda se joignent, sur le plan stratégique, à la DC dans la Concertación des partis pour le Non quant au plébiscite de 1988. Mais, après la victoire du Non, pour la plus épineuse question des élections de 1989, qui est cette fois une question d’idéologie (ou dans un cadre downsien, de distance idéologique), quelques figures du PS-Almeyda se joignent au PC dans le PAIS. Cependant, la plupart des politiciens du PS-Almeyda se présentent toutefois comme indépendants (et certes pas au sein du PPD), dans les listes de la Concertación, de l’autre côté de la « frontière [80] ». Deux semaines après le clair résultat de l’élection de 1989, le PS-Almeyda au complet rejoint le PS-Nuñez dans un PS unifié et prend donc part pleinement, non seulement stratégiquement mais idéologiquement, à la Concertación des partis pour la démocratie dirigée par le démocrate chrétien Alwyn. Paradoxalement, pour l’évolution du système de partis chilien, les socialistes autrefois d’Almeyda et les socialistes autrefois de Nuñez sont unifiés dans un seul et même parti politique, alors qu’un tout nouveau parti, le PPD, pourtant une création directe du PS-Nuñez, se trouve maintenant à la droite du PS et politiquement autonome face à ce dernier.

Notre approche est donc une approche politique, plutôt que strictement institutionnelle, ainsi que domestique-comparative, distincte de certaines explications qui ont substitué à la puissante Providence d’autrefois la globalisation ou l’impérialisme étasunien[81]. Cette approche politique est constituée de quatre éléments théoriques : la dimension ou composante spatiale, d’origine downsienne et sartorienne, dans la compétition interpartisane ; la dimension politico-idéologique, qui porte sur les projets de société et parfois les stratégies ; la composante institutionnelle, tel le fait réel d’une Concertación de partis pour la démocratie qui est plus qu’un simple parapluie de partis ; et la distribution des préférences politiques, le long d’un espace politique unidimensionnel. Ce dernier aspect, abordé obliquement jusqu’ici, requiert nécessairement notre attention. Cette courbe s’est en effet grandement modifiée, de la période 1963-1973 à la période actuelle qui date de la seconde moitié des années 1980. La présence d’une courbe normale de distribution des préférences est essentielle pour comprendre la convergence vers le centre d’un système de coalitions bifrontal (favorisé par le système électoral).

Le tableau 3 montre bien à quel point les pourcentages de rejet des différents partis, le long de l’axe gauche-droite, forment de façon presque parfaite l’envers symétrique d’une courbe de distribution normale (unimodale) des préférences – telle qu’on la retrouve dans le modèle downsien classique de convergence. En effet, la rangée « Total » du tableau 3 révèle une courbe parfaite : plus on s’approche des extrêmes du spectre politique, plus les niveaux de rejet politique sont élevés et plus on se rapproche du centre, plus le rejet diminue. L’UDI, à droite, et le PC, à gauche, suscitent en 1999-2000 le plus fort taux de rejet dans la population. Ces deux partis sont suivis de la RN, à droite. En troisième lieu, vient le PS, à gauche. Au centre, la DC et le PPD ne suscitent pratiquement aucun rejet. Nous avons développé au tableau 3 un indice original d’acceptation partisane. Nous obtenons cet indice en divisant le nombre de répondants qui affichent une préférence électorale pour un parti X par le nombre de répondants qui affirment ne jamais vouloir voter pour ce même parti X. Un taux inférieur à 1,0 indique donc qu’un parti a plus d’opposants inflexibles que de partisans et un taux supérieur indique une forte base d’électeurs relativement à ceux opposés farouchement à ce même parti. Le PC, isolé dans son bloc de gauche, obtient un maigre 0,06. Le tableau 3 montre aussi à quel point la droite chilienne, historiquement associée aux politiques du régime militaire de Pinochet, suscite réticence et hostilité : les deux partis qui composent le bloc de droite obtiennent un résultat inférieur à 1,0, plus marqué évidemment dans le cas de l’UDI[82]. Par contre, le PS obtient 2,5, la DC 10,0 et le tout nouveau PPD « pop », moderne et jeune, 25,8. De fait, nous croyons que le nouvel ancrage du système de partis chiliens, y compris au sein de la Concertación, se situe précisément dans le PPD et dans son alliance indéfectible avec la DC.

De fait, le PPD constitue un parti politique relativement neutre, non menaçant, alors que la médiane des électeurs[83] sur l’axe chilien gauche-droite semble se situer au niveau de la Démocratie chrétienne, qui a elle-même un taux d’acceptation élevé. La courbe de préférence reste encore fort étendue sur la droite, vu l’importance de l’UDI, qui dépasse en fait la RN. Si l’on unit l’UDI et la RN dans un unique bloc de droite, on obtient alors une courbe où la concentration d’électeurs est clairement la plus forte au centre, avec la DC et le PPD. Ces deux partis détiennent à eux deux, dans le sondage du World Value Survey, la moitié des préférences électorales du Chili. Ces pourcentages déclinent à droite et à gauche de ce large pic.

Tableau 3

Parti pour lequel le répondant ne voterait jamais (colonnes), par préférence partisane du répondant (rangées) au Chili, 1999-2000

Parti pour lequel le répondant ne voterait jamais (colonnes), par préférence partisane du répondant (rangées) au Chili, 1999-2000

Note : On obtient le «ratio d’acceptation» en divisant le nombre de répondants qui voteraient pour un parti par le nombre de répondants qui ne voteraient jamais pour ce même parti.

Source : Ronald Inglehart et al. (dir.), Human Beliefs and Values :A Cross-cultural Sourcebook Based on the 1999-2002 Value Survey, Mexico city, Siglo XXI, 2004, (incluant un CD-Rom).

-> Voir la liste des tableaux

Nous voyons alors à quel point la forte stabilité politique du Chili post-transition est le produit de la combinaison de cette courbe normale (et tout à fait ordinaire) des préférences avec l’occupation politico-institutionnelle partisane de la zone de convergence par le PDC (au centre et même légèrement à sa droite avec 5,3 et un taux de rejet de 2,7 %) et par le PPD (un peu à gauche du centre avec 3,9 et un taux de rejet de 1,0 %), unis tous deux dans la Concertación au pouvoir depuis sa création, à la fin des années 1980.

Est-ce dire que la Concertación sera éternellement au pouvoir ? Certes, non. Des facteurs tels que la fatigue et l’usure d’une coalition longtemps au pouvoir ainsi que le rôle de la personnalité du candidat présidentiel jouent souvent un rôle majeur. De fait, en 1999-2000, le candidat sérieux et âgé qu’est Ricardo Lagos passe très près d’être défait par le candidat plus chaleureux et jeune qu’est Joaquín Lavín. Pourtant, selon une logique spatiale downsienne, Lavín, candidat de l’UDI, était situé tout à droite, alors que Lagos fut le fondateur du PPD. Plusieurs électeurs peuvent également valoriser l’alternance au pouvoir. La présentation d’un candidat perçu comme « trop à gauche » ou « trop à droite », au sein d’une courbe de distribution normale des préférences, peut cependant jouer en faveur de l’adversaire, surtout si celui-ci sait se positionner « au centre ». Dans le cas de Bachelet (contre Piñera en particulier), la logique downsienne est contrebalancée par le facteur personnalité. Bachelet, du reste, ne mène pas une campagne politique très idéologique. Les facteurs structurels lourds, tels qu’ils ont été décrits dans le présent article, jouent globalement en faveur de la Concertación.

La Concertación représente encore et toujours les forces de la démocratie au Chili, dans une très longue transition qui n’en finit plus de se normaliser. En outre, de nombreux sévices perpétrés durant la répression militaire, en outre, n’ont pas encore été jugés et punis. Un tel travail (nécessaire autant pour l’État de droit que pour la justice substantive) reste encore à effectuer et demeure plus probable sous une présidence de Bachelet. L’élection de Lavín, au contraire, arrêterait le processus au point où il se trouve présentement. Il reste cependant à voir si, pour les décennies à venir, un processus de consolidation institutionnelle de la Concertación aura lieu, transformant un bloc en parti dominant, comme dans le cas historique de deux voisins nord-américains, soit le Mexique et le Canada, ou si, au contraire, les forces de centre et de gauche se différencieront, avec le risque toutefois d’un retour à la logique tripartite. Jusqu’à présent, les acteurs politiques chiliens ont su jauger les risques de façon plus qu’experte.