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Dans de nombreux travaux, l’immigration est réduite à une dynamique historique du xxe siècle établissant le constat de l’accroissement des flux migratoires entre l’Europe et le continent nord-américain. L’intérêt du travail de Martin Pâquet est de proposer une analyse enrichissante du mouvement migratoire et de la transformation de la culture historique d’une nouvelle société en Amérique. L’ouvrage présente le processus d’immigration au Québec, notamment les dynamiques de longue durée d’intégration et de mise à distance de l’Autre au coeur de la construction d’une pensée d’État, c’est-à-dire la représentation de ce qui est autre à la communauté politique d’origine.

En citant cette belle phrase du sociologue algérien Abdelmalek Sayad, « Penser l’immigration, c’est penser l’État », M. Pâquet souligne que le processus d’immigration se lie étroitement à la définition de l’étranger dans le processus de construction historique d’une pensée de l’État. D’un point de vue historique, ce développement de l’État connaît plusieurs étapes, de l’acte de fondation de la Compagnie des Cent-Associés en 1627 à la mise sur pied du ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration en 1981. Au fond, faire l’histoire du processus de construction étatique, c’est voir comment l’État définit la figure de l’étranger et de l’immigrant à son avantage, mais c’est aussi comprendre la dynamique du rapport entre le Soi et l’Autre.

La thèse principale de l’ouvrage repose sur la construction-déconstruction de la marge au coeur du processus d’intégration étatique. En dépassant les études strictement limitées à l’immigration, la démarche de l’auteur se veut plus « englobante ». Il s’agit d’explorer les « sédiments du temps », de revenir au fondement de la colonie française d’Amérique, afin de fixer le rapport entre l’individu « élu » et l’Autre, l’étranger, c’est-à-dire celui qui se trouve à la marge.

L’auteur analyse trois arrangements étatiques qui établissent la relation entre le centre et la marge. Premièrement, la cosmogonie théologico-politique fige le rapport entre le sujet du roi et l’Autre autour de deux principes, soit la sujétion au roi et la catholicité. Deuxièmement, la communauté organique fixe le rôle de l’immigrant dans un corps constitué de parties bien ordonnées : à la fin du xixe siècle, cette distinction s’établit principalement sur le principe sanitaire. Troisièmement, la communauté contractuelle propose une extension de la reconnaissance de l’immigrant en tant que citoyen ayant des droits et des libertés dans une société pluraliste.

Au début de la colonisation, l’étranger reste une catégorie assez marginale, parfois toléré par son appui au développement économique du territoire, mais le plus souvent négligé par les acteurs politiques de la colonie. L’étranger fait un peu de figuration, mais ne se retrouve pas au devant de la scène. Cependant, l’expérience de la colonie bouleverse le cadre de vie des individus, d’une société d’origine cloisonnée à une société plus ouverte par l’expérience du déplacement, de l’éloignement du terroir et d’une plus grande ouverture aux libertés. Il faut tout de même considérer le processus d’institutionnalisation du politique, qui se fait à partir du modèle français très hiérarchique, bâti autour de la légitimité du souverain. Après les traités de Westphalie (1648), l’État devient un agent de nivellement et de normalisation. Il fixe les frontières du territoire, mais également les règles de comportement à adopter à l’égard de la figure du pouvoir. Se dessine alors une division entre le sujet et l’étranger, que M. Pâquet dégage par une analyse des documents écrits par les acteurs étatiques. Dès l’Acte de fondation de la Compagnie des Cent-Associés de 1627, le sujet se voit attribuer une légitimité en raison de certaines caractéristiques essentielles, notamment des parents français, la fidélité au roi et la foi. Le sujet est celui qui se trouve au centre de l’équation. L’étranger est celui qui se trouve à l’extérieur du centre, du pouvoir et du religieux. Il se situe sur les « franges », c’est-à-dire sur cette ligne fragile entre le connu et l’inconnu. En fait, il peut se mouvoir dans une société qui lui donne certains droits, mais qui ne le reconnaît pas en tant que sujet.

La Conquête de 1760 provoque une reconfiguration de la cosmogonie théologico-politique, d’une forte représentation dans le corps du « Bon Roi » à une représentation plus polymorphe et abstraite du pouvoir monarchique. L’auteur voit ici l’influence de la culture britannique constituée à partir de nombreux éléments historiques et de la nécessité de créer un tout unifiant. Dans ce processus d’abstraction de la souveraineté, l’étranger, notamment l’autochtone, se voit carrément exclu de la cité, voire représenté comme un être dangereux. Cependant, la situation évolue en raison de la dynamique sociale d’une société civile se développant selon une logique pragmatique autour des individus qui font serment d’allégeance à la suprématie du Parlement.

Dans un climat politique marqué par l’agitation révolutionnaire, les autorités coloniales s’inquiètent de la fidélité des habitants du territoire. Une nouvelle configuration se diffuse graduellement et marque différemment la place de l’Autre. Il faut tolérer la situation catholique de la colonie, mais se méfier du pouvoir des prêtres. Par conséquent, l’Acte de Québec de 1774 et l’Acte constitutionnel de 1791 sont des modèles de l’accommodement politique et culturel de la colonie envers Sa Majesté. Un nouveau discours se diffuse parmi les élites, visant à légitimer la supériorité du modèle britannique devant les vestiges du régime seigneurial et les excès des idéaux de la Révolution française. M. Pâquet fait également remarquer que, devant des menaces externes, révolutions étasunienne et française, le besoin de connaître sa population, c’est-à-dire ses agissements et ses déplacements, devient un enjeu de sécurité. Dans des recensements plus détaillés de la population, l’étranger est toujours vu comme un être différent du bon sujet britannique, le loyaliste. C’est la vision du penseur conservateur et francophobe Edmund Burke qui domine la fin du xviiie siècle.

La fin des guerres napoléoniennes entraîne un changement de la catégorisation de l’étranger, caractérisé par un éloignement de l’origine vers une souplesse accrue des lois et règlements afin de l’intégrer aux rouages socioéconomiques de la communauté. D’une part, il y a cette idée de libéraliser le mouvement migratoire afin de donner de la place aux individus tout en exprimant une réserve devant le risque de nouveaux désordres, notamment celui des épidémies. D’autre part, la professionnalisation étatique est un fait important d’un nouveau siècle défini autour de l’idéal de la science. M. Pâquet relève que, dans un esprit juridico-rationnel, le politique va procéder de trois façons. Premièrement, il adapte le discours à une nouvelle réalité, scientifique et plus rationnelle que l’ordre ancien. Deuxièmement, il évalue la conjoncture nouvelle d’une immigration plus soutenue et porteuse de maladies contagieuses. Enfin, il propose un nouveau dispositif sanitaire, juridique et policier en mesure de réguler la société devant des menaces externes et internes. C’est à ce moment que va apparaître la nouvelle terminologie de l’émigrant et de l’immigrant, termes plus modernes, plus mobiles et, par conséquent, plus complexes. Dans cet ordre nouveau, le médecin expert et l’homme politique sont les figures clés de l’appareil politique provincial qui se constitue autour de l’inclusion et de l’exclusion de l’immigrant dans une société libérale et en santé. 

La période allant de 1830 à 1945 accentue la conception organiciste de la communauté, comme un corps sain et fort composé de différentes parties ordonnées. L’immigrant doit être source de richesses pour le pays, par son corps, son labeur ou son apport à la prospérité économique. En revanche, l’exclusion se précise autour de catégories jugées perturbatrices pour l’ordre social et moral, notamment des éléments perturbateurs comme l’alcoolisme et la prostitution, le socialisme et les maladies contagieuses. L’auteur souligne également une montée de l’antisémitisme dans la société canadienne-française.

La dernière partie du tableau se précise à partir de 1945. L’augmentation et la diversification des flux migratoires modifient les stratégies nationale et provinciale en matière d’immigration. La conception de la société organique fait place à une nouvelle représentation de l’ordre social conçue autour de la représentation contractuelle entre des individus qui acceptent de vivre dans une société canadienne et québécoise pluraliste. Il est intéressant de noter que l’immigrant devient une personne reconnue et mieux protégée par le droit international. Il devient également une personne utile à une société prospère qui a besoin de lui. Cette croissance de l’immigration aura des effets nouveaux sur la société québécoise qui, en 1968, crée un ministère québécois responsable des questions d’immigration. Avec la Révolution tranquille, le Québec sort de son inquiétude devant l’altérité et propose un contrat de société qui tient compte de la présence d’un étranger qui ne se limite plus à la langue et à la religion, mais qui doit trouver sa place dans une société en épanouissement identitaire. Les années qui suivent sont profondément marquées par les tensions entre Ottawa et Québec au sujet de la définition d’une entente constitutionnelle et d’une identité nationale forte, identité que le Québec rejette en raison de sa personnalité propre. Que fait l’appareil étatique ? Il poursuit la complexification du processus migratoire, limitant l’immigrant souvent à un élément quantitatif qui « doit enrichir la patrimoine de la Cité » (p. 215).

L’étranger se trouvant à nouveau déplacé, une sorte de malaise se précise autour de l’idée que ce dernier soit uniquement un être utile à la société. De plus en plus qualifié, il éprouve de la difficulté à se définir pleinement dans une société qui ne facilite pas l’intégration professionnelle. Dans un film comme Le confort et l’indifférence de Denys Arcand, par exemple, le contrat ne semble pas fonctionner, l’étranger étant pris dans un entre-deux et frustré par le projet québécois de société.

En conclusion, en dépit de certaines répétitions d’un chapitre à l’autre, Tracer les marges de la cité présente clairement l’évolution de la figure de l’étranger dans une société particulière, le Québec. Il faut cependant préciser deux aspects. D’une part, chaque époque élabore son imaginaire de l’immigrant « parfait », sélectionné selon des principes qui permettent son intégration réussie dans la société d’accueil. Chaque époque a également son imaginaire de l’individu qui reste à la marge. De nos jours, on pense à la figure du terroriste comme l’illustration de la contagion du temps présent avec les nouveaux dispositifs sécuritaires adoptés par les sociétés démocratiques depuis le 11 septembre 2001. Il est important de situer cette problématique dans le contexte actuel du dépassement des logiques nationales, qui pose le défi de l’intégration dans un monde où les différences culturelles et religieuses s’accentuent par le poids du relativisme culturel et où les clivages politiques deviennent plus acrimonieux. D’autre part, ce qui se dégage de ce long voyage, c’est que l’intégration ne passe pas par un lien à la citoyenneté politique, mais plutôt par une sorte d’imaginaire de la fluidité du processus d’intégration de l’individu dans une société marchande. L’analyse des discours permet de saisir cette problématique qui limite malheureusement l’immigration aux bouleversements sur la société d’accueil et néglige la dimension du parcours. Comme le fait remarquer l’auteur, le succès de l’intégration se trouve ailleurs que dans les politiques instrumentales de l’État. En effet, une politique d’immigration durable doit s’installer dans un doute, une sorte d’angoisse au coeur de l’individu en mouvement et d’une société d’accueil en constante redéfinition. Il serait intéressant de concevoir l’immigration telle une mobilité perturbatrice pour l’Occident et de comprendre l’immigration en tant que processus impliquant des effets et des conséquences à toutes les étapes.