Corps de l’article

Le discours des journalistes politiques n’est pas qu’une mise en représentation du monde ; c’est aussi une mise en représentation du journalisme lui-même. Les journalistes y affichent leur identité sociale et y définissent la nature des rapports qu’ils cherchent à établir avec le public auquel ils s’adressent et avec les acteurs politiques qui « font l’événement » et dont ils relatent les faits et gestes. Cette identité et ce rapport à autrui laissent leurs traces dans toutes les dimensions du discours de presse : dans le choix des enjeux et des événements à couvrir, dans la sélection, la structuration et la mise en valeur des informations dans un article, dans le choix d’un type de rhétorique (descriptif, analytique, évaluatif, prescriptif, etc.), dans le choix des sources consultées et citées, des images, du vocabulaire, du registre, du ton, etc. Bref, toutes ces dimensions témoignent, à des degrés divers, de la nature des rapports qui s’établissent entre les journalistes et la société dans un temps et un lieu donnés. Les historiens et les sociologues de la presse et du journalisme l’ont bien compris, eux qui interprètent les variations dans l’espace et dans le temps des caractéristiques du discours journalistique comme des révélateurs des variations dans les normes, les pratiques et le statut social des journalistes[1]. Cependant, parmi toutes les dimensions du discours de presse, il en est une qui, bien qu’elle soit peu étudiée, nous paraît particulièrement révélatrice du rapport entre les journalistes et les acteurs politiques : c’est celle de la mise en scène du discours politique à travers la citation. En effet, une partie importante, même essentielle, du travail des journalistes politiques consiste à rapporter, à mettre en scène et à interpréter la parole publique des acteurs politiques. Or, la manière, changeante dans le temps et l’espace, dont les journalistes politiques décomposent et sélectionnent des fragments du discours d’autrui pour ensuite les recomposer en les intégrant à leur propre discours exprime leur identité sociale et professionnelle et témoigne du type de rapports qu’ils entretiennent avec les institutions et les acteurs politiques. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler l’étude souvent citée de Daniel Hallin[2] qui révèle que, dans les reportages télévisés portant sur les campagnes présidentielles américaines, la durée moyenne des extraits sonores dans lesquels les candidats parlent sans interruption à l’écran (l’équivalent d’une citation directe) est passée d’une moyenne de 43 secondes lors de la campagne de 1968 opposant Hubert Humphrey et Richard Nixon à une moyenne de 9 secondes lors de la campagne de 1988 opposant George Bush et Michael Dukakis. Cela dénote, à n’en pas douter, un changement d’attitude des journalistes de la télévision dans leurs rapports aux candidats ; selon Hallin, en deux décennies, les reportages politiques à la télévision sont devenus de plus en plus journalist-centered et confinent les candidats à un rôle de faire-valoir.

Nous voulons montrer ici que les tendances constatées par Hallin dans le journalisme télévisé sont observables aussi dans la presse écrite et qu’elles témoignent, sur le plan de l’énonciation, d’une évolution des rapports des journalistes aux institutions et aux acteurs politiques. Ce changement est perceptible non seulement dans l’importance relative des citations dans le discours de presse, mais aussi dans les différentes modalités de la citation, notamment dans le choix de citer en style direct ou indirect, dans l’usage des guillemets de distanciation et, finalement, dans le choix des locutions qui introduisent les segments de discours rapporté et qui leur attribuent un mode de communication spécifique (en tant que parole, pensée ou action). Nous ferons cette démonstration à partir de l’analyse d’un corpus d’articles de nouvelles portant sur la politique et publiés par deux quotidiens québécois, La Presse et Le Devoir, de 1945 à 1995. Le choix de cette période et des deux journaux se justifie par une hypothèse générale que nous avons soutenue ailleurs[3] et dont nous allons d’abord rappeler les grandes lignes. Selon cette hypothèse, la période de 1945 à 1995 correspond à une phase de mutation paradigmatique dans le journalisme nord-américain. Les premières manifestations de cette mutation paradigmatique se sont fait sentir au Québec à partir de la fin des années 1960. Toujours suivant cette hypothèse, les journalistes politiques québécois des années 1940 aux années 1960 adhèrent à la norme professionnelle d’objectivité, qui caractérise le journalisme nord-américain depuis le début du XXe siècle et qui s’incarne dans un style d’écriture des nouvelles qui tend à effacer toute trace de subjectivité énonciative. En d’autres termes, le journaliste s’interdit de manifester, dans les textes de nouvelles, sa présence en tant que sujet-locuteur ; il tend à limiter sa fonction discursive à celle d’un vecteur de la parole d’autrui. Il laisse donc parler les acteurs politiques en utilisant abondamment le discours rapporté, avec une préférence pour le style direct, réputé plus objectif. À partir des années 1970, et pour des raisons que nous évoquerons plus loin, la norme d’objectivité fait l’objet d’une profonde remise en question. Elle n’est pas pour autant évacuée : les journalistes se convainquent plutôt, progressivement, que si leur fonction sociale essentielle est, encore et toujours, de rapporter les faits objectivement, ils ne peuvent le faire, en toute honnêteté et en toute rigueur, qu’à partir d’un certain point de vue, en jetant sur les événements un certain « regard », forcément singulier. À la figure du journaliste-reporter, technicien rapporteur de nouvelles, va succéder celle du journaliste-analyste, professionnel de l’interprétation des événements, qui pose sur les faits et gestes des acteurs politiques un regard distancié et critique. Cette conception du journalisme va s’exprimer dans le discours de presse par diverses manifestations de subjectivité énonciative, c’est-à-dire par des formes discursives (comme la modalisation, l’évaluation, l’argumentation, etc.) par lesquelles le journaliste reconnaît et affiche sa qualité de sujet énonciateur et, ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, par une mise en représentation différente, plus critique, de la parole d’autrui dans son propre discours.

Le corpus

Le corpus sur lequel portent nos analyses est constitué d’articles publiés dans Le Devoir et La Presse[4], deux journaux publiés à Montréal qui font partie du même « système de journaux[5] ». Nous désignons par cette expression l’ensemble des journaux qui se font concurrence dans un même marché et qui, par conséquent et au-delà de ce qui peut les distinguer, notamment au chapitre des politiques rédactionnelles, des ressources disponibles, du public et du marché publicitaire visés, obéissent, sur les plans journalistique et commercial, aux mêmes règles du jeu. Dans le système de journaux qui nous intéresse, celui de Montréal de 1945 à 1995, on peut faire figurer La Presse au centre du système en ce qu’il s’agit d’un journal important, quant à son tirage (près de 192 000 exemplaires en semaine, ce qui, à l’échelle du Québec, le place au deuxième rang après le Journal de Montréal), son influence et le nombre de journalistes à son emploi et qui est typique du grand quotidien familial et omnibus qu’on trouve dans la plupart des grandes villes nord-américaines. C’est un journal plutôt classique car on y pratique un journalisme conforme aux normes et aux valeurs qui font consensus dans la profession. On peut prétendre que l’observation de l’évolution du journalisme tel qu’il se pratique dans les pages de La Presse donne une image assez juste de l’évolution de ce consensus. Toutefois, pour assurer la validité de cette prétention, nous avons choisi d’incorporer dans notre corpus des articles du Devoir, un journal dont le profil est sans doute moins courant que celui de La Presse. En effet, si La Presse se situe au centre du système de journaux, Le Devoir occuperait une position plus périphérique. Il s’agit d’un quotidien à faible tirage (autour de 25 000 exemplaires en semaine), aux ressources modestes, qui pourtant nourrit de grandes ambitions, calquées sur le modèle des « journaux de référence » qui sont l’interprétation contemporaine de la mission de salut public que son fondateur, Henri Bourassa, avait confiée au Devoir en 1910. Bourassa, fort critique à l’égard des « papiers à nouvelles », qui de plus en plus avaient la cote, a voulu créer un journal d’opinion au moment où cette forme de journalisme était largement supplantée par le journalisme d’information. Il voulait perpétuer la tradition des « journaux à idées », voués à la lutte politique et à la défense des idéaux d’affirmation nationale et de moralité publique[6]. Dans la mesure où Le Devoir a été un journal plus « engagé » que les autres sur le plan politique, il est possible que cette attitude se soit reflétée, dans les articles de nouvelles portant sur la politique, par des indices de subjectivité énonciative plus élevés que dans les autres journaux. Cependant, au-delà du programme dessiné par son fondateur et reconduit mutatis mutandis par les directeurs subséquents, et au-delà des combats politiques que le journal a pu mener, il reste que Le Devoir, pour assurer sa survie, a dû se conformer aux règles du journalisme d’information en vigueur dans le système de journaux dont il faisait partie ; il n’avait en effet guère le choix de concurrencer les autres journaux afin de recruter et de conserver ses lecteurs et ses annonceurs. Or, ses lecteurs et ses annonceurs, comme ceux de ses concurrents, s’attendaient à retrouver dans leur journal le compte rendu des nouvelles du jour et dans des formes « normales » selon les critères de chaque époque. Nous pensons donc que, malgré la singularité du Devoir, et quelle que soit la période considérée, les normes d’écriture de presse que respectent ses reporters ne peuvent pas être radicalement différentes de celles des reporters des autres journaux. Ainsi, la présence d’articles du Devoir dans notre échantillon nous permet de nous assurer que les changements observés puissent être reportés à l’ensemble du système de journaux et interprétés comme une transformation du journalisme lui-même.

Morphologie du discours rapporté

Nous avons présenté ailleurs l’évolution de la morphologie du discours rapporté dans le journalisme politique au Québec[7], aussi nous limiterons-nous ici à rappeler les grandes tendances de cette évolution. Dans les articles de notre échantillon, les passages en discours rapporté comptent pour 52 % des mots, ce qui confirme l’importance du discours rapporté dans le discours de presse[8]. De 1945 à 1995, on observe cependant une nette tendance à la baisse, à la fois dans les articles de La Presse et ceux du Devoir. La proportion de mots en discours rapporté, qui, en 1945 et en 1955, se situe en moyenne à 60 %, les deux journaux confondus, diminue ensuite pour se situer sous le seuil de 50 % à partir de 1975. La baisse est principalement attribuable à une diminution très marquée de l’importance relative de la citation en style direct. En effet, de 1945 à 1965, le volume total de mots en discours rapporté se distribue en parts égales entre les segments en style direct et les segments en style indirect alors que, de 1975 à 1995, les segments en style direct ne représentent plus que 37 % des mots en discours rapporté.

Graphique 1

Pourcentages de mots de discours rapporté en styles direct et indirect

Pourcentages de mots de discours rapporté en styles direct et indirect

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Le volume total de discours rapporté dans les nouvelles politiques tend à diminuer à mesure qu’est redéfinie la fonction journalistique. Jusque dans les années 1960, le partage de la responsabilité des énoncés, entre le journaliste et les sources citées, est caractéristique de la rhétorique d’objectivité ; le journaliste donne préséance à la parole des acteurs politiques qu’il traite en somme comme une parole autorisée. Puis, progressivement, le journaliste adopte une posture plus analytique et plus critique, il ne se contente plus de rapporter les propos d’autrui ; il les met en contexte, les analyse, les interprète, ce qui requiert la prise en charge d’un plus grand nombre d’énoncés. Certes, le discours rapporté demeure une composante essentielle du discours de presse ; comment pourrait-il en être autrement tant que le discours politique est l’objet et la raison d’être du journalisme politique ? Cependant, les changements dans la morphologie du discours rapporté témoignent d’un rapport nouveau qui s’est établi, à partir des années 1960, entre les journalistes et la politique. En privilégiant les citations en style indirect, les journalistes exercent, plus ou moins consciemment, un plus grand contrôle sur leur propre discours ; dans le style direct, en effet, le locuteur citant suspend son énonciation pour, en quelque sorte, céder la parole au locuteur cité ; dans le style indirect, au contraire, le locuteur conserve le droit de parole et assujettit la parole d’autrui aux exigences et aux visées de sa propre énonciation. Considérons, par exemple, les deux phrases suivantes : a) Il a dit : « Je démissionne » ; b) Il a dit qu’il démissionnait. Du point de vue de leur contenu propositionnel, les deux phrases sont équivalentes ; cependant, du point de vue énonciatif, elles diffèrent sensiblement. Dans la première phrase, le locuteur citant utilise les guillemets propres à la citation en style direct pour indiquer qu’il cède la parole au locuteur cité, lequel assume dorénavant, dans l’espace qui lui est attribué entre les guillemets, la responsabilité de l’énonciation. Certes, cette responsabilité est limitée dans la mesure où c’est le journaliste qui, en dernière instance, choisit les propos qu’il veut bien rapporter ; il n’en demeure pas moins que, sur le plan énonciatif, il y a un changement de point de vue et un transfert de la responsabilité énonciative : le il (de il a dit) devient le je (de je démissionne) ; le temps de l’action (de la démission) est celui du politicien qui parle et non celui du journaliste qui rapporte l’événement. Bref, le locuteur citant (le journaliste) s’efface devant le locuteur cité (le politicien) et lui cède le devant de la scène énonciative. Il en va tout autrement dans le deuxième phrase, en style indirect, dans laquelle le point de vue demeure celui du journaliste qui conserve l’entière responsabilité de l’énonciation et qui, s’il rapporte les propos du politicien, ne lui cède pas la parole pour autant.

L’exemple 1 (voir encadré) illustre le genre de nouvelles politiques que l’on peut lire dans les quotidiens québécois des années 1940 et 1950. Le journaliste politique agit comme un secrétaire d’assemblée qui enregistre et reproduit, parfois quasi in extenso, le discours des participants, en respectant, même en soulignant, leur intention de communication et en limitant ses propres énoncés à la présentation du contexte institutionnel et matériel du discours d’autrui. Les énoncés rapportés en style direct, qui, sur le plan de l’énonciation, sont autonomes par rapport aux énoncés du journaliste, occupent la plus grande part du texte. C’est cette attitude de déférence par rapport aux acteurs politiques et à leur parole qui, à partir des années 1960, va progressivement se transformer. Les journalistes vont, dans une certaine mesure, prendre la parole ; ils citent moins abondamment leurs sources et, quand ils les citent, c’est davantage en style indirect qu’en style direct. Les énoncés d’autrui sont donc de plus en plus incorporés aux énoncés du journaliste et perdent leur autonomie énonciative. Ce passage du style direct au style indirect n’est pas anodin ; il signifie une reconfiguration, en quelque sorte inscrite dans le texte, du rapport entre les acteurs du système de communication. Dans la citation en style direct, le journaliste s’efface devant l’énonciation de l’acteur cité ; dans le style indirect, au contraire, il s’interpose entre l’acteur politique cité et le lecteur ; il reste le seul détenteur du droit de parole en assujettissant le discours d’autrui à sa propre énonciation, laquelle définit la réalité à partir de son propre point de vue.

Le volume global de discours rapporté tend à diminuer non pas parce que les citations sont plus rares, mais parce qu’elles sont plus courtes. Dans les deux journaux, le nombre de segments de discours rapporté tend à croître alors que la longueur des segments diminue de manière importante. En 1945 et en 1955, on compte en moyenne 17 segments de discours rapporté par 1000 mots (5,3 segments en style direct, généralement plus longs, et 11,7 segments en style indirect, en moyenne plus courts) ; la fréquence augmente par la suite pour atteindre en 1985 et en 1995 une moyenne de 23,5 segments par 1000 mots (8,5 segments en style direct et 15,2 en style indirect). En 1945 et en 1955, les segments de discours rapporté sont relativement longs, comptant en moyenne 35,5 mots ; par la suite, la diminution de la longueur des segments est constante de sorte que, en 1995, on ne compte plus que 20 mots par segment en moyenne. Sur ce plan, Le Devoir et La Presse connaissent la même évolution, la baisse étant au total de 45 % pour le premier et de 40 % pour le second. Cette tendance à citer les acteurs politiques dans des segments de plus en plus courts est beaucoup plus marquée dans le style direct que dans le style indirect. En effet, de 1945 à 1995, la longueur des segments de discours rapporté en style indirect n’a diminué que de 17 % dans Le Devoir et de 25 % dans La Presse, alors que la diminution de la longueur des segments en style direct se chiffre à 67 % dans les articles du Devoir et de 58 % dans ceux de La Presse.

Graphique 2

Longueur moyenne des segments de discours rapporté en styles direct et indirect

Longueur moyenne des segments de discours rapporté en styles direct et indirect

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La diminution de la longueur des citations répond en partie à un souci, plus marqué depuis les années 1970 et 1980, sans doute sous l’influence de la télévision, d’insuffler à l’écriture journalistique plus de mordant et une meilleure lisibilité ; on privilégie alors les citations courtes et celles qui dénotent l’état d’esprit et le style discursif des locuteurs cités. La diminution de la longueur des citations dénote aussi un changement dans la fonction des citations. Au début de la période, les citations ont une fonction essentiellement informative ou narrative. Les « événements » que relatent les journalistes politiques sont la plupart du temps de nature discursive ; aussi, rapporter du dire est-elle la manière usuelle de construire une nouvelle. Par la suite, les journalistes adoptent progressivement une position plus distanciée face au discours politique ; plutôt que de simplement relater les déclarations des uns et des autres, ils entreprennent de décrire et d’expliquer les situations politiques que ces déclarations contribuent à créer quotidiennement. À des nouvelles plus « situationnelles » qu’« événementielles[9] » correspond un discours plus analytique et plus argumentatif. Les déclarations des acteurs politiques deviennent comme les pièces d’un puzzle que le journaliste s’emploie à construire dans ses reportages. Dans ce contexte, la fonction informative, qui était traditionnellement celle que le discours de presse attribuait au discours rapporté, se double d’une fonction argumentative ; la citation sert alors moins à relater le point de vue exprimé par la source citée qu’à établir la validité de l’interprétation du journaliste. Elle obéit de plus en plus à une logique de la preuve ; elle sert à documenter, à étayer et à confirmer l’analyse du journaliste. Or, les linguistes nous enseignent que les citations à visée argumentative sont en général plus courtes que les citations à visée narrative ou informative[10]. En effet, de manière générale, les citations à visée informative relatent les propos d’autrui de manière plus extensive, puisque c’est dans le discours rapporté que se trouve l’information que le locuteur cherche à communiquer. Dans les citations à visée argumentative, le locuteur citant exerce une plus grande discrétion quant à ce qu’il choisit de rapporter, car il ne retient que ce qui sert son propos, que le bref segment qui vient confirmer son propre dire. C’est pourquoi le discours rapporté à fonction argumentative est souvent redondant par rapport aux propos du journaliste. L’exemple 2 (voir encadré) illustre un usage argumentatif de la citation en style direct ; dans cet extrait, les propos cités (ici en italique) font écho aux propos du journaliste qu’ils visent à valider.

Les guillemets de distanciation

Les guillemets de distanciation encadrent un mot ou un syntagme afin de signifier un refus d’appropriation par le locuteur citant du terme ou du syntagme guillemeté[11]. Ils constituent une forme particulière de citation et en possèdent donc les principaux attributs ; ils présentent cependant des caractéristiques spécifiques qui en font de puissants marqueurs de subjectivité énonciative. En effet, en ayant recours aux guillemets de distanciation, le locuteur citant effectue trois opérations distinctes : 1) il rapporte un fragment du discours d’autrui ; 2) il certifie, en quelque sorte, la conformité à l’énonciation d’origine du syntagme rapporté ; 3) il intervient dans son propre discours pour marquer l’emprunt à autrui du passage guillemeté et un refus d’appropriation de ce discours rapporté. Ce refus d’appropriation peut être motivé diversement ; il peut s’agir par exemple de marquer le caractère inusité ou spécialisé d’une expression (Le ministre compte sur la « réingénierie » pour réaliser des économies.) ou d’attribuer au locuteur cité un jugement de valeur (Le succès « remarquable » de l’opération...) ou encore de signifier le doute, la réserve ou l’interrogation quant au bien-fondé d’un jugement posé par autrui ou quant à la pertinence du syntagme qu’il emploie pour l’exprimer, comme dans l’exemple suivant (tiré de la une du Devoir du 15 avril 1975) :

Le document « explosif » que le ministre de l’Éducation, M. François Cloutier, a promis de déposer d’ici une semaine à l’Assemblée nationale et qui, selon lui, illustre, de façon claire et évidente, ce qui est en train de se préparer par « certains révolutionnaires » de l’enseignement vient d’être remis à la presse par la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ).

Dans cet exemple, les guillemets ont une fonction expressive et critique ; ils marquent une incertitude quant au caractère explosif du document et quant au caractère révolutionnaire de leurs auteurs. Ces qualificatifs sont posés comme des jugements du ministre, des jugements que le journaliste refuse d’entériner[12].

Les guillemets de distanciation relèvent donc d’un métadiscours (c’est en somme un avertissement ou une règle d’interprétation adressé au lecteur) à caractère normatif, qui possède une fonction expressive ou attitudinale propre et qui s’oppose, dans une certaine mesure, aux prétentions d’objectivité et à l’effet d’effacement des guillemets du discours rapporté en style direct. Et c’est cette fonction expressive et normative qui fait du guillemet de distanciation une marque très forte de la présence du locuteur dans son énonciation. Par les guillemets de distanciation, le journaliste fait irruption en quelque sorte dans son discours, s’affichant face au lecteur dans une position métadiscursive et portant un jugement sur les énoncés d’autrui. Si la distanciation se manifeste concrètement — c’est-à-dire linguistiquement — par rapport à un mot ou à une expression, elle exprime surtout une mise à distance, par le locuteur citant, du locuteur cité et de la construction du réel à laquelle il se livre. C’est en cela que les guillemets de distanciation font partie de l’arsenal linguistique de la rhétorique d’expertise critique.

Les guillemets de distanciation, en tant que discours sur le discours, fonctionnent aussi comme un procédé dialogique qui introduit dans le discours de presse une dimension d’interactivité caractéristique du journalisme contemporain[13]. Ils agissent en effet comme un appel au lecteur en ce qu’ils introduisent dans le discours de presse une communication parallèle, comme en aparté, entre le journaliste et le lecteur, à propos d’un tiers. La signification que prennent les guillemets de distanciation dans un énoncé du journaliste repose sur un contrat de communication en vertu duquel le lecteur est réputé savoir, en contexte, l’interpréter correctement. Les guillemets de distanciation font appel expressément à la compétence du lecteur, compétence que le journaliste présuppose (sur la base de la connaissance qu’il a de son lectorat) et qui conditionne ses choix discursifs. Cet appel au lecteur rend celui-ci présent, d’une certaine manière, dans le discours. En somme, par l’usage des guillemets de distanciation, le journaliste marque, d’un côté, une distance par rapport aux acteurs qu’il cite et, de l’autre, un rapprochement avec le lecteur.

Graphique 3

Nombre de guillemets de distanciation par 1000 mots

Nombre de guillemets de distanciation par 1000 mots

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Voilà une posture énonciative qui cadre bien avec la rhétorique d’expertise critique que les journalistes semblent avoir adoptée de plus en plus volontiers depuis les années 1960. Le graphique 3[14] montre que, au cours de la période étudiée, l’utilisation des guillemets de distanciation a connu une nette progression dans les deux quotidiens. Depuis 1965, les journalistes les utilisent trois fois plus souvent : pour la période 1945-1955, on compte 1,1 recours aux guillemets de distanciation pour 1000 mots[15], alors que pour la période 1965-1995, on en trouve en moyenne 3,3 par 1000 mots. Les deux journaux suivent la même tendance et ne présentent pas de différences significatives, ce qui suggère qu’un recours plus fréquent aux guillemets de distanciation et la posture de subjectivité énonciative que cela implique ne sont pas liés aux politiques rédactionnelles propres à chaque journal ou à leur position dans le système de journaux, mais témoignent plutôt d’un changement dans les règles qui régissent ce système.

Les locutions introductives

Le passage d’une rhétorique d’information objective à une rhétorique d’expertise critique plus subjective est aussi « lisible » dans l’usage que font les journalistes des locutions introductives de discours rapporté (selon, il a dit que, il prétend que, il écrit que, de l’avis de, etc.). Ces locutions, qui sont destinées à introduire un discours cité dans un discours citant, ont, elles aussi, une fonction métadiscursive en ce qu’elles qualifient la nature de ce qui est rapporté. Par exemple, un segment de discours rapporté change de signification selon qu’il est introduit par il dit que ou par il prétend que. Dans le premier cas, le locuteur citant est campé dans une position de neutralité caractéristique de l’objectivité énonciative ; il ne juge pas que les propos du locuteur cité doivent être qualifiés autrement que comme une chose dite ; il s’efface devant le locuteur cité et s’efface aussi dans la relation au lecteur en laissant ce dernier poser son propre jugement sur les propos cités. Le second cas (si l’on suppose que le verbe prétendre signifie, dans le contexte, offrir une justification ou un argument peu convaincant) définit une configuration tout à fait différente ; le journaliste apparaît comme étant investi d’une autorité morale qui le rend apte à juger de la validité des propos du locuteur cité. Ce qui implique aussi que celui-ci est susceptible de tenir des propos dont la validité est incertaine, voire douteuse. Quant au destinataire du message, le lecteur, une locution introductive comme il prétend que peut définir sa position de différentes façons, selon le contexte. Il peut s’agir de mettre en garde un lecteur dont on estime qu’il ne dispose pas des informations nécessaires pour juger lui-même de la validité des propositions ou des arguments avancés par le locuteur cité. Il peut s’agir aussi non pas d’éclairer le lecteur, mais de partager avec lui une même vision du monde ; en contestant la validité des propos du locuteur cité, le journaliste établit avec le lecteur une relation de complicité ou de connivence dans le jugement critique qu’il porte sur les acteurs politiques qu’il cite. Les locutions introductives constituent pour les journalistes un procédé rhétorique de première importance ; en qualifiant la nature, la portée ou encore le statut de ce qui est rapporté, le journaliste oriente, guide, voire impose l’interprétation à donner aux propos cités. Du point de vue de la subjectivité énonciative, les locutions introductives présentent un grand intérêt puisque le locuteur citant ne peut pas introduire un fragment du discours d’autrui et l’articuler à son propre discours sans, du même coup, marquer symboliquement un rapport avec lui (qui peut être un rapport de neutralité et d’objectivité, mais aussi un rapport de confirmation ou de contestation, de renforcement ou d’opposition, d’approbation ou de négation, de proximité ou de distanciation, etc.). Ces effets de « cadrage » du discours rapporté sont autant de traces, parfois manifestes, souvent subtiles, de l’intervention et de la « présence » énonciative du journaliste dans son propre discours.

Dans la majorité des cas (exception faite des cas où les locutions introductives sont implicites), un segment de discours rapporté est introduit par une locution introductive[16]. Comme nous avons vu que le nombre de segments de discours rapporté tend à croître au cours de la période étudiée, nous ne sommes pas surpris de constater que, depuis 1955, le nombre de locutions introductives augmente également. Dans les textes de nouvelles du Devoir, l’augmentation de la fréquence des locutions introductives est lente, mais constante et significative, passant de 13,5 locutions introductives par 1000 mots en 1955 à 20,1 en 1995. Dans La Presse, le nombre de locutions introductives par 1000 mots demeure stable jusqu’en 1975, pour connaître ensuite une croissance significative en 1985, puis en 1995. Par ailleurs, comme on l’a vu, les segments de discours rapporté qu’introduisent les locutions introductives sont de plus en plus courts. Il s’ensuit que, pour un même volume de discours rapporté, les occasions de « cadrer » ce discours sont plus fréquentes. Le travail de cadrage est en somme plus intense. Le graphique 4 montre en effet que, pour chaque 1000 mots de discours rapporté, le nombre de locutions introductives augmente substantiellement : en 1945 et en 1955, on trouve en moyenne 25 locutions introductives par 1000 mots cités alors que, en 1985 et en 1995, on en compte plus de 40, soit une augmentation de 60 %. De 1955 à 1985, la croissance est significative entre chaque décennie et pour chaque journal[17].

Tous ces chiffres indiquent une tendance claire : dans le discours de presse, les interventions du journaliste pour « cadrer » le discours d’autrui se font plus fréquentes. Sur ce point, les deux journaux ne présentent pas de différence significative, ce qui laisse croire qu’il s’agit, encore une fois, d’une tendance de fond caractéristique de l’évolution du journalisme politique au Québec.

Graphique 4

Nombre de locutions introductives par 1000 mots de discours rapporté

Nombre de locutions introductives par 1000 mots de discours rapporté

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Les modes de communication dénotés par les locutions introductives

Les journalistes ont à leur disposition une grande variété de mots (surtout des verbes) et d’expressions pour introduire du discours rapporté et, par la même occasion, qualifier ce discours, soit sur le fond, soit sur la forme. Cependant, toutes les composantes de cet univers sémantique ne sont pas également exploitées. Par exemple, les journalistes politiques, contrairement aux romanciers, utilisent très peu les verbes de parole qui qualifient l’énonciation verbale (comme : crier, s’écrier, vociférer, s’exclamer, chuchoter, souffler) et qui, dans notre corpus, comptent pour à peine 0,3 % des locutions introductives. Ils utilisent rarement (dans moins de 1 % des cas) des verbes d’écriture (le ministre écrit que) ou de lecture (on peut lire dans le rapport que). Cela peut s’expliquer non seulement par les pratiques de collecte des journalistes, qui les mettent le plus souvent en contact avec des sources orales, qui parlent le plus souvent dans le cadre de débats policés, mais aussi par le souci des journalistes de construire, conformément aux règles prescrites dans les manuels[18] et dans les écoles de journalisme, des récits mettant en scène et faisant agir et interagir des personnages. Malgré ces réserves, les locutions introductives offrent aux journalistes une grande richesse de nuances pour l’attribution et la qualification du discours cité et, par conséquent, pour qualifier leur rapport au discours des acteurs politiques. Nous allons d’abord considérer l’usage des locutions introductives sous l’angle du mode de communication du discours rapporté. La lecture des journaux nous enseigne en effet que le discours rapporté peut être présenté comme une parole (avec des verbes comme dire, affirmer, déclarer), comme une pensée (penser, estimer, croire, etc.) ou encore comme une action (décider, s’opposer, contester, etc.). Comme nous le verrons, le choix de l’une ou l’autre forme de discours rapporté n’est pas indifférent en regard de la subjectivité énonciative exprimée par le journaliste et en regard de son rapport au public et aux acteurs cités. Sur un plan opératoire, nous avons classé les locutions introductives selon trois catégories.

La première catégorie regroupe les locutions introductives de « parole neutre », celles qui se limitent à introduire une parole dite ou écrite (a dit que, a déclaré que, a écrit que, selon, d’après, etc.) sans qualifier autrement ce qui est dit et sans dénoter une attitude du locuteur citant ou du locuteur cité par rapport à l’objet de l’énoncé. Ce sont les locutions introductives par excellence d’une rhétorique d’objectivité « pure » dans laquelle le journaliste se limite à rapporter les propos dont il a été témoin ou dont il a pris connaissance. Les « événements » dont les journalistes politiques doivent rendre compte sont, la plupart du temps, des faits de parole : des déclarations, des annonces, des interventions dans des débats parlementaires, des réponses à des questions posées par des adversaires politiques ou par les journalistes eux-mêmes, bref, du dire. Le principe d’objectivité, qui commande au journaliste de s’en tenir aux faits, devrait donc l’inciter à limiter, pour l’essentiel, son témoignage aux propos de ses sources, sans chercher à les qualifier.

La deuxième catégorie regroupe les locutions introductives de « pensée rapportée », celles qui introduisent le discours non comme une parole, mais comme une pensée. Certains des verbes de pensée ont une porte générale et un sens peu défini (penser, savoir, concevoir, avoir à l’esprit, etc. ), alors que d’autres soit spécifient un état d’esprit (craindre, se réjouir, s’inquiéter), soit désignent une opération cognitive particulière (anticiper, déduire, s’interroger, spéculer, prévoir, etc.). La différence entre la parole rapportée et la pensée rapportée peut paraître anodine si l’on se place du point de vue de l’information elle-même. Par exemple, là où un journaliste, obéissant scrupuleusement aux prescriptions de la rhétorique d’objectivité, écrit : « Le ministre dit craindre que la situation ne s’envenime », un autre, sans doute pour faire court, pourrait adopter une formulation plus directe : « Le ministre craint que la situation ne s’envenime. » Du point de vue de l’information, il s’agit d’un détail auquel, vraisemblablement, ni le lecteur, ni le journaliste n’accordent une grande importance. On peut en effet présumer que, en vertu du contrat de communication qui lie le journaliste et le lecteur, ce dernier comprendra dans les deux cas que le ministre a probablement dit quelque chose comme « Je crains que la situation ne s’envenime ». En réalité, il aurait pu dire « J’ai peur que ça aille de mal en pis », que cela n’aurait pas davantage d’importance. Ce qui importe, du point de vue de l’information, c’est que la substance du discours du ministre ait été rapportée correctement. En revanche, si l’on se place du point de vue de la subjectivité énonciative, la différence est majeure ; dans le premier cas (il dit craindre), le journaliste rapporte un événement sensible (la déclaration « observée » du ministre), alors que dans le second (il craint), le journaliste formule un énoncé qui prend valeur de synthèse du fait qu’il expose une situation (la crainte du ministre) sans référence explicite et immédiate au fait sensible (le dire du ministre). La crainte du ministre n’est plus un fait sensible rapporté, comme le serait une déclaration, mais une « situation » ou un « état de chose », compris ou saisi par le journaliste, au terme d’un effort d’interprétation, et dont il rend compte par le biais de son propre discours. Le journaliste n’est plus un rapporteur de déclarations qui tient le procès-verbal des délibérations politiques ; c’est un narrateur d’événements, un descripteur de situations, voire un interprète des affaires publiques. La distinction entre les locutions introductives de parole neutre et les locutions introductives de pensée nous renvoie à la distinction faite en narratologie entre la « focalisation externe » et la « focalisation zéro[19] ». La première correspond à la position du narrateur qui n’a pas accès aux pensées de ses personnages et ne peut donc en rendre compte ; c’est la position concrète du journaliste reporter et elle s’exprime à travers une rhétorique d’objectivité pure qui lui fait préférer, par exemple, Il a dit craindre à Il craint. La seconde correspond à la position du narrateur omniscient qui a accès aux pensées des personnages de son récit et qui, d’une certaine manière, domine l’univers de son récit. Le journaliste qui adopte cette position s’éloigne de la figure du reporter objectif et se rapproche de la figure du journaliste analyste et interprète, capable de rendre compte non seulement d’événements sensibles, mais de situations politiques abstraites.

De plus, alors que les verbes de parole délimitent soigneusement le domaine respectif du locuteur citant et du locuteur cité, comme dans il dit / craindre, les verbes de pensée et d’action brouillent la frontière entre le discours citant et le discours cité ; avec une locution introductive comme il craint, on ne sait pas à qui attribuer, au journaliste citant ou à l’acteur politique cité, la responsabilité du choix du verbe craindre. Les locutions introductives de pensée ou d’action sont typiquement « polyphoniques » en ce sens que la voix du journaliste et celle du locuteur cité se juxtaposent au point où l’on ne peut discerner la responsabilité respective de l’un et de l’autre ; plus précisément, la responsabilité discursive du narrateur omniscient empiète sur celle du locuteur cité. Déjà une partie (parfois l’essentiel) du propos d’autrui est incorporée au verbe lui-même (il dénonce le gouvernement), ce qui lui confère une valeur de synthèse, caractéristique de la rhétorique d’expertise critique.

La troisième catégorie de locutions introductives regroupe les verbes d’« action », qui eux-mêmes comportent deux sous-catégories : soit des verbes qui, bien qu’ils introduisent du discours, mettent davantage l’accent sur l’action que sur la parole ou la pensée (comme décider, contraindre, obéir, choisir, etc.), soit des verbes de parole ou de pensée qui ont une valeur d’action dans un contexte d’interaction ou de débat et qui attribuent au locuteur cité une position face à autrui (comme accuser, supporter, accorder, dénoncer, condamner, protester, supplier, etc.). La présence de ce genre verbes dans le discours journalistique témoigne à la fois de la nature même du discours politique et du contexte de confrontation dans lequel il se déploie, ainsi que de la propension des journalistes qui les utilisent à produire des récits vivants, dynamiques, en faisant agir les protagonistes de leurs récits.

Graphique 5

Pourcentages de locutions introductives de parole, de pensée et d’action dans Le Devoir

Pourcentages de locutions introductives de parole, de pensée et d’action dans Le Devoir

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Graphique 6

Pourcentages de locutions introductives de parole, de pensée et d’action dans La Presse

Pourcentages de locutions introductives de parole, de pensée et d’action dans La Presse

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Les graphiques 5 et 6 montrent que Le Devoir et La Presse ont connu des évolutions tout à fait comparables au chapitre des modes de communication attribués au discours rapporté. Pendant la première moitié de la période étudiée, c’est-à-dire de 1945 à 1965, les verbes de parole neutres, typiques d’une rhétorique d’objectivité, sont les plus fréquents ; ils comptent en moyenne pour 47,3 % des locutions introductives, alors que, pendant la deuxième moitié, de 1975 à 1995, ils ne comptent plus que pour 31,6 %. Dans LeDevoir, la baisse a été progressive, de 1955 à 1975, alors que la fréquence des locutions introductives de parole neutre est passée de 50,4 % à 30,8 %. Dans La Presse, le changement a été un peu plus tardif et s’est opéré plus brusquement de 1965 (46,9 %) à 1975 (31,6 %). Toutefois, les écarts entre les deux journaux ne sont pas statistiquement significatifs. En somme, les journalistes des deux journaux participent à la même tendance quant aux choix des verbes introducteurs du discours rapporté ; dans les deux cas, ils semblent moins soucieux depuis 1975 d’exprimer linguistiquement, dans la formulation des locutions introductives, leur objectivité énonciative.

La diminution, au cours de la période, de la proportion des locutions introductives de paroles neutres fait voir très nettement une intensification du travail de « cadrage » du discours rapporté. L’évolution de la fréquence relative des locutions introductives dénotant une pensée et une action donne un aperçu de ce en quoi peut consister ce « cadrage » et de la manière dont il opère. Dans la première moitié de la période (de 1945 à 1965), les verbes d’action comptent pour 35,6 % des locutions introductives alors que, dans la deuxième moitié, ils représentent près de 41 % des locutions introductives. Dans le cas du Devoir, la croissance significative se produit de 1955 à 1965, alors que dans le cas de La Presse, la hausse significative se produit plutôt de 1965 à 1975. Exception faite de ce dernier cas, la hausse du pourcentage de locutions introductives dénotant une action se produit à travers des fluctuations interdécennales qui ne dépassent pas quelques points de pourcentage. Progression relativement faible donc, mais statistiquement significative, en tout cas suffisante pour que, à partir de 1975, les verbes d’action soient les plus fréquents. En somme, dans la deuxième moitié de la période, les journalistes, par l’usage qu’ils font des locutions introductives, s’affichent moins dans la position du témoin relatant les propos de ses sources que dans celle du narrateur qui fait agir les personnages de son récit.

Quant aux locutions introductives dénotant une pensée, ils sont moins nombreux que les autres ; dans l’ensemble du corpus, ils représentent en moyenne 11,3 % des locutions introductives. Cette relative rareté ne doit pas surprendre dans la mesure où les locutions introductives et la « focalisation zéro » qu’elles supposent paraissent peu compatibles avec les canons du journalisme d’information. Cependant, ils connaissent une croissance importante : ils sont deux fois plus fréquents (à 14,9 %) dans la deuxième moitié de la période que dans la première (7,6 %). Cela signifie que, depuis 1975, les journalistes adoptent plus volontiers la « vision interne » du narrateur omniscient qui connaît « de l’intérieur » les pensées et les états d’âme des personnages de son récit. La progression est, encore une fois, plus précoce et plus rapide dans LeDevoir que La Presse.

Il semble donc que, depuis les décennies 1960 et 1970, les journalistes font moins parler les acteurs politiques qu’auparavant et ils les font davantage penser et agir. Alors, en quoi consistent les pensées et les actions des acteurs politiques, dès lors qu’ils deviennent les personnages de récits journalistiques ? On peut d’abord observer que certaines locutions introductives de pensée ou d’action dénotent l’attitude ou le sentiment du locuteur cité à l’égard de l’objet de l’énoncé (quand, par exemple, le locuteur cité critique, déplore, fustige ou, plus positivement, quand il acquiesce, remercie ou approuve). Ces locutions introductives expressives, c’est-à-dire celles par lesquelles le journaliste impute au locuteur cité une attitude ou un sentiment, ne comptent que pour 6,2 % du total des locutions introductives. La fréquence relative des expressifs connaît dans les deux journaux une baisse légère, mais statistiquement significative, de 1945 à 1965. Cependant, les occurrences étant peu nombreuses, les fluctuations que l’on peut observer entre les décennies et les écarts entre les journaux ne sont pas statistiquement significatifs et n’indiquent pas de tendance claire. Par ailleurs, on constate que lorsque le journaliste met en relief l’attitude du locuteur cité, il s’agit le plus souvent d’une attitude à polarité négative. Les expressifs négatifs comptent en effet pour 70,0 % du total alors que les expressifs positifs représentent 27,2 %[20]. Cette disparité peut sans doute s’expliquer par la conception que les journalistes se font de ce qu’est une nouvelle et par les critères de sélection qui en découlent et qui incitent les journalistes à privilégier les événements conflictuels et l’opposition des points de vue, plus susceptibles de donner lieu à l’expression d’attitudes négatives. D’ailleurs, comme le montre le graphique 7, cette tendance de la presse à privilégier les aspects négatifs et conflictuels dans la vie politique s’est accentuée au fil du temps. En 1945 et en 1955, la moyenne des expressifs négatifs se situait à 58,4 % alors que, depuis 1975, les valeurs oscillent autour d’une moyenne de 75 %. Les deux journaux présentant à cet égard une tendance tout à fait similaire, nous ne les avons pas distingués afin d’alléger le graphique.

Graphique 7

Pourcentages de locution introductives dénotant des énoncés expressifs positifs et négatifs

Pourcentages de locution introductives dénotant des énoncés expressifs positifs et négatifs

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Il y a là une forme de négativisme vraisemblablement attribuable, en partie à tout le moins, aux changements dans les pratiques de collecte des nouvelles et de sélection des informations dans le domaine politique. Dans les années 1940 et 1950, l’essentiel des articles de nouvelles portant sur la politique fédérale, provinciale et, dans une moindre mesure, municipale, est le fait de « courriéristes » chargés de rapporter les débats parlementaires. Or, ces débats sont en grande partie constitués de reproches et de critiques que les politiciens adressent à leurs adversaires et de louanges qu’ils adressent à leurs alliés et à eux-mêmes. Du point de vue du journaliste de cette époque, le cadre institutionnel dans lequel ces paroles sont prononcées lui commande d’en rendre compte. Nos données indiquent que, dès cette époque — et probablement depuis longtemps auparavant —, les journalistes ont privilégié l’expression, par les acteurs politiques, de points de vue négatifs, c’est-à-dire ceux qui s’inscrivent dans des rapports conflictuels. Cependant, cette tendance à privilégier le conflit s’est accentuée depuis les années 1960, soit depuis que les journalistes politiques ont progressivement attaché moins d’importance aux comptes rendus procéduriers des débats parlementaires et se sont plutôt employés à rapporter des événements et des situations à caractère politique (qui, bien sûr, peuvent se situer dans le cadre des activités parlementaires, mais qui, souvent, le débordent). Plus précisément, le cadre parlementaire ne suffit plus pour justifier que l’on rapporte les propos des élus ; il revient aux journalistes de décider, suivant des critères qui sont les leurs, quels propos sont susceptibles de « faire l’événement[21] ». Dans la sélection des nouvelles et des déclarations, et dans la « construction » des événements, les critères médiatiques dorénavant priment sur la logique des institutions politiques, de sorte que l’expression d’attitudes positives par un acteur politique paraît, du point de vue des journalistes, moins pertinente, toutes choses étant égales d’ailleurs, que l’expression d’attitudes négatives. Le conflit serait, à leurs yeux, plus révélateur que la concorde. Les journalistes d’aujourd’hui n’ont cure des éloges et des panégyriques que les anciens se croyaient obligés de rapporter fidèlement.

En adoptant la « vision interne » propre au narrateur omniscient qui fait penser et agir ses personnages, le journaliste élabore un récit dynamique dans lequel les acteurs, par le langage, se meuvent et agissent au sein d’un système de relations polarisées ; ils se livrent à des guerres de mots, ils argumentent, ils débattent, ils s’allient et ils s’opposent, ils critiquent et ils encensent, ils font des promesses, ils lancent des accusations, etc. Par un travail analytique et interprétatif, le journaliste politique s’emploie, jour après jour, à mettre ce système de relations en représentation. Un de ses principaux objectifs est de montrer à ses lecteurs que le discours des acteurs politiques s’inscrit dans un formidable et permanent travail de persuasion. Il le fait notamment par le recours à des locutions introductives de pensée ou d’action qui ont comme propriété de soulever la question de la vérité ou la validité de l’énoncé qu’ils introduisent. Les locutions introductives de ce genre correspondent à la catégorie des énoncés assertifs telle qu’elle a été définie par Searle dans le cadre de la théorie des actes de langage[22]. Les assertifs sont des énoncés par lesquels le locuteur engage sa responsabilité à l’égard de la vérité ou la validité de ce qu’il dit (quand par exemple, il allègue, il certifie, il soutient, il prétend, etc.). En introduisant un segment de discours rapporté par des locutions introductives d’assertion, le journaliste fait du propos cité une profession de foi de la part du locuteur cité, tout en cadrant ce discours dans le contexte d’un débat dans lequel un point de vue opposé est ou pourrait être exprimé. Quand, par exemple, je certifie quelque chose, je soulève la possibilité que mon énoncé soit contesté du fait même de le prétendre incontestable.

Graphique 8

Pourcentages de locutions introductives dénotant des énoncés assertifs

Pourcentages de locutions introductives dénotant des énoncés assertifs

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Comme le montre le graphique 8, le procédé qui consiste à présenter le discours d’autrui comme une assertion n’est ni rare dans les textes de nouvelles, puisque les locutions introductives d’assertion représentent 27,3 % des locutions introductives, ni récent, puisqu’on trouve de nombreux cas dès le début de la période à l’étude. On remarque surtout une nette tendance générale à la hausse. En 1945 et en 1955, les locutions introductives d’assertion représentent moins de 20 % des locutions introductives, alors que, de 1965 à 1995, elles en représentent 31,2 %. Dans le cas du Devoir, la hausse se réalise brusquement de 1955 à 1965 (le pourcentage passe alors du simple au double), alors que, dans La Presse, la hausse s’effectue progressivement de 1945 à 1975. L’évocation récurrente, par des locutions introductives d’assertion, de l’incertitude entourant la validité des énoncés des acteurs politiques, malgré ce que ces derniers peuvent en dire, agit comme un rappel adressé au lecteur que la crédibilité des acteurs politiques, en tant que locuteurs, est constamment en jeu dans la communication politique. L’acteur politique est alors campé dans le rôle d’un locuteur potentiellement douteux, qui ne dit pas tout et qui est même disposé à prendre quelques libertés avec la vérité dans le but de faire voir la réalité sous un jour qui lui est favorable. D’où la nécessité pour le journaliste d’aider le lecteur à discerner le vrai du faux dans le discours politique, réputé intéressé, biaisé et partisan. Sur ce plan, on peut dire que le statut du journaliste en tant que locuteur est largement défini en opposition à celui de l’acteur politique ; il est, d’une certaine manière, en lutte avec lui ; il cherche à dévoiler ce que l’autre pourrait avoir intérêt à cacher. Le journaliste aime à rappeler (en tout cas à faire croire) par son énonciation que, contrairement à l’acteur politique, dont la validité des énoncés est hypothéquée par les intérêts politiques qu’il défend, il n’a pas d’intérêt en cause dans le jeu politique si ce n’est la défense de la vérité.

Selon la théorie des actes de langage, les énoncés directifs (qui, par des verbes comme ordonner, exiger ou prescrire, expriment la volonté du locuteur d’amener l’allocutaire à poser l’action visée par l’énoncé) et déclaratifs (qui font exister une chose du seul fait de la nommer, comme décréter, baptiser, etc.) ont comme propriété commune de camper le locuteur dans un rôle d’autorité ou d’influence. En effet, en introduisant un segment de discours rapporté comme un énoncé directif, le journaliste met en scène le locuteur cité en accentuant soit sa position de pouvoir en vertu de laquelle il peut ordonner, commander, exiger, demander, convoquer, etc., soit sa capacité d’influence en vertu de laquelle il peut exhorter, conseiller, recommander, inviter, etc. Les énoncés déclaratifs relèvent, quant à eux, de la toute-puissance puisque, par des verbes comme statuer et décréter, le locuteur cité est campé dans le rôle de celui qui peut faire exister un état de choses par sa seule volonté. Or, ce sont là des postures discursives qu’empruntent volontiers les acteurs politiques, eux qui, en vertu des postes d’autorité qu’ils occupent ou qu’ils convoitent, doivent réaliser, réellement ou virtuellement, ce genre d’actes de langage. Quoi de plus normal en effet pour les dirigeants politiques que de donner des ordres, de décréter des politiques, de procéder à des nominations, de présider des cérémonies protocolaires, etc., toutes activités riches en énoncés directifs et déclaratifs et dont le compte rendu ne peut que conforter l’image d’autorité de ceux et celles qui les formulent ?

Or, il se trouve que les énoncés directifs et déclaratifs représentent des catégories d’énoncés que l’on rencontre peu souvent dans les textes de nouvelles (au point où il nous a fallu regrouper les deux catégories pour en faire un traitement statistique). Le graphique 9 illustre, en effet, que les locutions introductives dénotant un énoncé directif et un énoncé déclaratif ne représentent ensemble que 8,5 % des locutions introductives. Fait encore plus significatif de notre point de vue, on observe une diminution de leur fréquence au cours de la période à l’étude. En 1945-1955, les énoncés directifs et déclaratifs représentent 11,0 % de l’ensemble des locutions introductives ; en 1965-1975, la proportion baisse à 7,9 %, puis à 6,6 % en 1985-1995. La baisse est plus marquée dans La Presse que LeDevoir. En 1945-1955, La Presse donne un caractère directif ou déclaratif aux propos des acteurs politiques cités dans 12,3 % des locutions introductives, soit un peu plus souvent que dans LeDevoir (9,7 %). Par la suite, la situation s’inverse : de 1965 à 1995, La Presse n’introduit le discours rapporté avec des verbes directifs-déclaratifs que dans 6,4 % des cas, soit la moitié moins qu’en 1945-1955, et moins que dans LeDevoir, qui les utilise dans 8,7 % des cas en 1965-1975 et 7,4 % en 1985-1995. La baisse dans La Presse est importante et statistiquement significative ; la baisse dans LeDevoir, si elle est sensible, concerne un nombre insuffisant de cas pour qu’on puisse établir la validité statistique de la mesure.

Graphique 9

Pourcentages de locutions introductives dénotant des énoncés directifs et déclaratifs

Pourcentages de locutions introductives dénotant des énoncés directifs et déclaratifs

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Ainsi, non seulement la validité des énoncés des acteurs politiques est-elle sujette à caution par la multiplication des locutions introductives d’assertion, mais les énoncés déclaratifs et directifs, qui posent l’autorité du locuteur comme condition et qui, en quelque sorte, mettent cette autorité en représentation, voient leur nombre diminuer. Les énoncés directifs et déclaratifs appartiennent à des situations de communication que les journalistes ont tendance à délaisser. Les énoncés déclaratifs, dont les journalistes seraient susceptibles de rendre compte, relèvent en bonne partie de l’ordre du cérémonial ; c’est en vertu de cet ordre que l’élu peut, en tant qu’élu, faire exister, par décret, des réalités du simple fait de les nommer. Or, cette dimension des activités politiques et parlementaires, si elle était relativement présente dans le journalisme politique des années 1940 et 1950 du fait de son importance du point de vue des institutions elles-mêmes, l’est beaucoup moins depuis les années 1960 et 1970, c’est-à-dire depuis que les journalistes ont acquis une plus grande autonomie dans la sélection des sujets à traiter dans les nouvelles. Si les journalistes accourent encore à l’inauguration du chantier de construction d’une nouvelle usine, c’est moins pour rendre compte de la cérémonie de la première pelletée de terre que pour recueillir les commentaires du premier ministre ou du maire sur les affaires qui font la manchette du jour. Quant aux énoncés directifs, qui sont destinés à exercer une influence sur autrui, ils sont naturellement plus nombreux dans les discours argumentatifs à visée persuasive ; or, depuis les années 1970, les journalistes, devenus plus soucieux de ne pas se faire les complices, malgré eux, du travail de propagande des acteurs politiques, traitent ces discours avec circonspection et les soumettent à un exercice intensif d’interprétation.

Contexte d’une mutation paradigmatique

Comment expliquer ces changements dans l’usage et les formes de la citation dans le discours de presse ? À défaut de proposer une théorie en bonne et due forme, apte à expliquer les transformations du journalisme politique au Québec depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale[23], il convient, ne serait-ce que pour préciser le sens et la portée des observations relatives à l’usage du discours rapporté par les journalistes politiques québécois, d’esquisser à grands traits le contexte dans lequel cette mutation s’est réalisée[24]. Depuis que l’industrialisation de la presse a transformé le journal d’opinion du XIXe siècle en journal d’information de masse[25], les normes du journalisme d’information, comme l’objectivité, la distinction des genres rédactionnels, le primat de la nouvelle sur le commentaire, la séparation de l’information et de la publicité, le caractère universel de l’information (qui s’adresse à tous indistinctement), se sont affirmées pour se codifier et s’imposer tout au long de la première moitié du XXe siècle. Jusqu’à la fin des années 1950, le travail des journalistes-reporters se limite essentiellement à collecter et à transmettre des nouvelles aux lecteurs, dans des formes qui respectent scrupuleusement la norme d’objectivité[26]. Le commentaire et la critique sont réservés aux chroniqueurs, aux éditorialistes et aux caricaturistes et ne s’expriment que dans les genres destinés à cette fin et clairement distingués dans les pages du journal. Dans le domaine politique, les prérogatives professionnelles des journalistes sont limitées : de manière générale, et sauf exception, ils ne prennent pas l’initiative de l’échange ; les occasions pour eux de poser des questions aux élus sont rares ; ils se contentent de rapporter les discours publics tenus dans le contexte des activités politiques officielles (débats parlementaires, assemblées politiques, conférences publiques, cérémonies protocolaires, etc.). La valeur journalistique d’un discours politique tient tout autant, sinon davantage, au cadre institutionnel dans lequel il est tenu qu’au contenu des énoncés ; c’est l’institution politique en somme qui dicte l’importance relative des discours en tant qu’événements. La manière dont la presse rapporte ces discours est conséquente : les journalistes de cette époque citent, in extenso, de larges extraits des discours, laissant en somme aux orateurs eux-mêmes la prérogative d’informer le public comme ils l’entendent.

À partir des années 1960, à la faveur d’une conjoncture changeante, des normes et des pratiques qui sont au coeur du paradigme du journalisme d’information sont à leur tour progressivement remises en question. La société québécoise est devenue une société de consommation, porteuse de valeurs nouvelles auxquelles la presse doit, forcément, s’adapter. La période d’effervescence politique, sociale et culturelle que traverse le monde occidental dans les années 1960 et 1970 et qui est aussi une période de crise des rapports d’autorité, va donner lieu à l’établissement de relations plus conflictuelles entre les journalistes et les acteurs politiques. Ces relations étaient jusque-là caractérisées par la déférence et par la soumission des premiers aux seconds : les journalistes exerçaient, face aux élus, une fonction instrumentale ; ils devaient rapporter leurs propos le plus fidèlement possible et dans le respect de leurs intentions de communication. Les journalistes vont progressivement adopter une posture plus autonome et plus critique considérant que leur rôle ne se limite pas à rapporter les faits et gestes des décideurs politiques, mais aussi à les sommer de rendre des comptes au public. Cette attitude, congruente avec la crise des rapports d’autorité et inspirée en partie sans doute par les théories critiques en vogue à l’époque dans les collèges et les facultés que fréquentent les étudiants qui se destinent au journalisme, sera plus tard renforcée par l’importance de plus en plus grande que les acteurs politiques vont accorder à la communication. À partir des années 1980, les journalistes se voient de plus en plus comme les ultimes défenseurs du droit du public à l’information, engagés dans une lutte à finir contre les faiseurs d’images, les conseillers en communication-marketing et autres manipulateurs d’opinion publique qui dorénavant conseillent les acteurs politiques.

Par la syndicalisation, les journalistes ont pu, au cours des décennies d’après-guerre, obtenir une amélioration de leurs conditions matérielles de travail, qui, jusque-là, n’étaient guère enviables ; la prospérité économique des années 1960 et 1970 va permettre aux journalistes syndiqués de faire des gains importants sur le plan professionnel et ceux-ci vont se voir attribué un plus grand contrôle sur la production de l’information. Les entreprises de presse, qui jusque-là étaient de propriété familiale, passent les unes après les autres aux mains de grands groupes de presse, eux-mêmes de plus en plus intégrés à des conglomérats, et sont dirigées, de plus en plus, non par des cadres issus de la filière journalistique, comme le voulait la tradition, mais par des gestionnaires de carrière moins sensibles que leurs prédécesseurs aux spécificités du journalisme. De fortes tensions — qui vont dégénérer en conflits de travail à répétition — apparaissent entre les gestionnaires et les journalistes. S’ouvre donc pour les journalistes un autre front de lutte pour la défense du droit du public à l’information, un front qui les oppose aux propriétaires capitalistes pour lesquels l’information ne serait, au mieux, qu’une marchandise, au pire, le simple prétexte au négoce de la publicité. En outre, au Québec, le débat sur la question nationale, intense dans les années 1970, accentue encore davantage le clivage entre les propriétaires des médias, la plupart ouvertement fédéralistes, et les journalistes francophones, plutôt sympathiques aux aspirations souverainistes ; nombre de journalistes voient dans ce clivage la confirmation de la thèse selon laquelle l’intérêt que portent les investisseurs à l’industrie des médias n’est pas qu’économique. Dans ce contexte, l’information tend à devenir, aux yeux de ceux-là mêmes qui sont chargés de la produire, un instrument de lutte sociale et politique.

L’amélioration du statut professionnel et social des journalistes influe aussi sur leur rapport au public. La professionnalisation des journalistes, la hausse de leur niveau de scolarité et leur sympathie pour les théories critiques les amènent à vouloir exercer un « magistère journalistique[27] » ; il ne suffit plus de recueillir et de transmettre des nouvelles, tâches qui les confinent au rôle de courroie de transmission des discours officiels ; il faut aussi éclairer le public, l’éduquer, lui faire voir ce que les puissants ont intérêt à cacher, bref aborder l’actualité dans une perspective plus analytique et critique. Cela se traduit notamment dans les journaux par une augmentation de l’espace rédactionnel consacré aux genres journalistiques propices à ce type de rhétorique[28] — la chronique d’opinion ou spécialisée, le billet, le dossier, l’éditorial, etc. — et par une présence de plus en plus marquée de commentaires et d’éléments d’analyse dans les textes de nouvelles.

Pendant cette période, la télévision devient un concurrent avec lequel les journaux doivent désormais compter. L’innovation technique (la vidéo, la miniaturisation des équipements, la transmission par satellite, etc.) fait de la télévision un médium de plus en plus propice à la diffusion des nouvelles, au point où, progressivement, elle tend à supplanter les journaux comme principale source d’information des citoyens. La télévision rend l’information plus visuelle, plus dynamique, plus attrayante. Les reporters de la télévision, d’abord considérés comme des journalistes de seconde zone, deviennent rapidement, par la force de l’image, des personnalités publiques, voire dans certains cas des vedettes. L’écriture télévisuelle et le vedettariat influencent d’autant les journalistes de la presse écrite que les quotidiens pour lesquels ils travaillent sont alors à la recherche de nouvelles formules pour contrer la stagnation de leurs tirages.

La décennie 1980 ouvre, sur les plans économique et sociopolitique, une période fort contrastée en regard des décennies précédentes ; elle contribuera cependant, pour d’autres raisons, à renforcer la tendance à la subjectivation du discours de presse amorcée dans les années 1960 et 1970. La conjoncture économique généralement difficile favorise la montée en force de la pensée néolibérale et de l’individualisme ; les journalistes n’y échappent pas et tendent à adopter désormais une attitude professionnelle que l’on pourrait qualifier de pragmatique. Les contraintes économiques et commerciales se font plus pressantes pour les entreprises de presse qui n’arrivent plus à maintenir, du moins aussi facilement, les niveaux de rentabilité qu’elles avaient connus jusque-là. Progressivement, la logique commerciale et managériale prend le pas sur la logique de l’information, sans que les journalistes puissent y faire grand-chose. L’éclatement et la diversification du marché de l’information, la concurrence féroce pour obtenir une parcelle de l’attention du public et accaparer sa part des revenus publicitaires, l’augmentation des coûts de production sont autant de conditions qui forcent les gestionnaires à élaborer des politiques d’information dictées par les impératifs de survie et de rentabilité. Au « magistère journalistique » succède une plus grande sensibilité des journalistes aux préoccupations commerciales des entreprises de presse et, par conséquent, un souci plus affirmé de répondre aux demandes des publics, maintenant perçus moins comme une « opinion publique » à éclairer que comme des clients à satisfaire, des marchés à conquérir. Les journalistes tendent par conséquent vers une écriture plus expressive, un style plus accrocheur, une approche plus subjective de la nouvelle ; ils élaborent un discours qui cherche à se distinguer de celui des concurrents et à susciter et à retenir l’attention des consommateurs, une attention de plus en plus sollicitée par une pléthore de messages, plus attrayants les uns que les autres.

Voilà, trop rapidement esquissé, un aperçu des transformations de la pratique journalistique et de son contexte au cours des cinquante dernières années et dont nous pouvons observer les traces dans l’évolution de quelques-unes des formes du journalisme politique, plus particulièrement celles associées aux usages du discours rapporté.

Conclusion

Rapporter les propos des acteurs politiques est une des tâches les plus fondamentales — nous pourrions aussi dire les plus banales — des journalistes politiques. En rapportant jour après jour l’« actualité » politique (en la créant, diront certains), les journalistes mettent en scène quotidiennement les personnalités politiques qui, par médias interposés, interagissent sur la place publique. Ce faisant, les journalistes se posent en gestionnaires de la parole publique d’autrui. Cette gestion de la parole publique est de toute évidence un enjeu central dans les relations entre les acteurs politiques et les journalistes. Les modalités suivant lesquelles les journalistes rapportent les propos des acteurs politiques sont des révélateurs de l’état du rapport de force qui, dans un temps et un lieu donnés, caractérisent ces relations. L’analyse de quelques-unes de ces modalités et de leur transformation à partir d’un corpus d’articles de nouvelles portant sur la politique et publiées dans deux quotidiens québécois de 1945 à 1995 nous fait voir, dans le texte, les changements de posture des uns par rapport aux autres. Au début de la période à l’étude, les journalistes, fidèles en cela aux prescriptions du journalisme d’information, gèrent la parole publique des personnalités politiques en se limitant à la distribution des droits de parole, laquelle est déjà régie par des règles institutionnelles plutôt strictes, notamment celles qui président aux débats parlementaires. Par leurs comptes rendus des événements, les journalistes agissent comme des « rapporteurs » qui laissent les acteurs politiques s’exprimer longuement, comme ils l’entendent et suivant des règles institutionnelles propres au contexte d’origine des discours rapportés. Bien qu’il s’agisse d’une tâche essentielle au fonctionnement des institutions démocratiques et bien qu’elle soit socialement valorisée, il n’en demeure pas moins qu’à cette époque (1945-1965), les termes de l’échange, tels qu’ils apparaissent dans le discours de presse, sont largement favorables aux acteurs politiques et aux institutions dans lesquelles ils se meuvent. Ce sont les politiciens qui parlent et ce sont les règles des institutions politiques qui déterminent la pertinence et l’importance de ce qui est dit et de ce qui doit être rapporté par les journalistes. Dans la deuxième moitié de la période, et suivant une évolution dont la rapidité et l’ampleur varient d’un indicateur à l’autre et d’un journal à l’autre, les formes linguistiques liées au discours rapporté témoignent d’une inversion, dans le discours, des positions respectives des acteurs politiques et des journalistes. Les journalistes prennent progressivement le contrôle du discours de presse sur le plan énonciatif — au sens où ce sont eux qui parlent — et s’y affirment comme des experts, des analystes et des critiques, aptes (au sens où ils en ont les capacités intellectuelles) et compétents (au sens où le public reconnaît que cela relève dorénavant de leur « juridiction » professionnelle) à exercer plus ouvertement et plus radicalement une autorité professionnelle dans la mise en scène et l’interprétation des discours des acteurs politiques. Progressivement, les journalistes en arrivent à traiter les discours d’autrui comme des matériaux mis au service de la communication journalistique elle-même ; le discours politique est, sur le plan énonciatif, assujetti au discours journalistique ; il est modulé en fonction des visées et des impératifs de légitimité, de crédibilité et de validité du discours journalistique lui-même. C’est ainsi que le volume global du discours rapporté tend à diminuer ; la possibilité pour les acteurs politiques d’exprimer librement leur pensée dans des segments longs en style direct est fortement limitée ; la citation perd en partie ses visées informatives et, par sa fonction de plus en plus argumentative et par des effets de cadrage de plus en plus marqué, elle est subordonnée à la cohérence interne du discours journalistique lui-même[29]. Pour tirer profit de cette évolution, et à défaut de pouvoir recourir à d’autres voix de communication publique, les acteurs politiques et leurs conseillers en communication adaptent leur discours public aux exigences de l’énonciation journalistique et, plus largement, médiatique : le rendre simple et attrayant, rechercher les formules percutantes, jouer sur les impressions, faire image, bref adopter un ton, un registre, un code compatibles avec les normes de la communication journalistique.