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Abordant une thématique d’actualité qui reste encore peu connue (ou analysée) dans plusieurs champs d’étude, les articles rassemblés dans le livre Les mutations de l’espace public représentent les résultats des recherches menées sur le sujet au séminaire doctoral de l’Université de Paris X. Différents du point de vue de la perspective de recherche, du pays de référence ou du corpus de travail, les textes portent un intérêt commun aux changements dans l’espace public et se donnent un même objectif de recherche : « par-delà du constat quotidien de transformations intuitivement ressenties comme importantes, l’objectif de ce travail collectif est d’en identifier les formes récurrentes et de mesurer leurs effets sur les processus de régulation de la démocratie » (p. 9). L’ouverture et les perspectives différentes dans la recherche à l’intérieur de l’ouvrage ne viennent pas seulement du mélange de plusieurs références culturelles ou de la diversité des corpus d’analyse, mais aussi de la diversité de profils des chercheurs-auteurs qui donne au coordonnateur la conviction profonde « que le croisement des compétences données par la formation disciplinaire, la culture d’appartenance ou la sensibilité générationnelle augmente l’acuité de perception et la faculté de compréhension des phénomènes observés ».

Le livre comprend neuf articles précédés par une introduction et complétés par une conclusion, rédigées, les deux, par le coordonnateur de l’ouvrage, Jean Mouchon. Pour les articles, la bibliographie combine les notes de bas de pages avec les références de fin d’article.

L’introduction organise déjà la lecture, divisant les sujets et les manières d’analyser les sujets selon trois critères : l’espace public aux prises avec les TIC (technologies de l’information et de la communication), le reformatage de l’espace public et la mutation de l’espace public. Aussi divers qu’ils semblent être, nous croyons que les textes peuvent être organisés selon deux axes principaux, soit l’étendue spatiale de leurs contenus et intérêts de recherche et les outils médiatiques et/ou de communication qu’ils analysent.

Selon l’étendue spatiale de leurs intérêts, nous avons identifié des études qui, quoique partant des corpus d’analyse nationaux, ont une ouverture internationale dans leur questionnement et leur visée. Les textes de Jean Mouchon, d’Anne-Marie Gingras, d’Amar Lakel, de Laurence Favier et Joel Mekhantar, d’Arnaud Mercier et Brigitte Juanals interrogent ainsi l’internationalisation à travers les mouvements sociaux, les e-gouvernements nationaux, les structures de régulation de l’Internet, les syndicats ou, plus encore, les spécificités des études des deux sciences s’intéressant aux transformations dans l’espace public.

Partant du constat que « l’épuisement de certaines formes traditionnelles de la représentation politique va de concert avec l’émergence des nouveaux modes d’échange dans la sphère publique » (p. 20) et, donc, des nouvelles formes de délibération, J. Mouchon se donne comme objectif dans son article d’interroger « ces formes émergentes de délibération publique » (p. 21). C’est en analysant les nouvelles formes de débat public à la télévision (plus exactement le passage du débat public au talk-show) que l’auteur constate un élargissement de participation aux consultations / décisions. L’auteur remarque que les nouvelles formes de participation citoyenne ou les nouvelles formes de consultation populaire provoquent et/ou suivent les mutations dans les formes de démocratie et il conclut en dressant un portrait (« forcément provisoire ») des formes de l’engagement collectif dans la société actuelle. Leur mise en rapport avec les caractéristiques des anciennes formes ne se veut donc pas un constat final et clos sur la société contemporaine, mais surtout une ouverture vers la compréhension du nouvel espace public autant national qu’international.

A.-M. Gingras considère, elle aussi, que « la question de l’espace public se pose avec une acuité toute particulière au moment où les formes de politisation se modifient dans l’ensemble du monde occidental » (p. 48). Elle étudie cet espace public par le biais d’une nouvelle structure « démocratique », l’e-gouvernement aux États-Unis. L’e-gouvernement américain est d’ailleurs analysé selon trois caractéristiques fondamentales de l’espace public. L’espace public, dans cette perspective, doit permettre l’accès des citoyens à l’information, doit faire référence au dialogue public, au lien social ainsi qu’aux rapports entre la société civile et l’État et doit rendre possible l’exposition de points de vue contrastés, contradictoires et fondés sur des idéologies diverses. Après cette analyse de l’e-gouvernement, A.-M. Gingras reste sceptique face au pouvoir et surtout au désir de ce portail de représenter un lieu de délibération et de dialogue pour la société civile avec l’État, considérant qu’il renvoie plutôt à une « démocratie individuelle ». À la fin de cette analyse, le champ d’étude s’ouvre vers des études concernant des gouvernements électroniques d’autres pays. L’auteure déclare que, dans l’ensemble des cas, « il s’agit d’une interaction minimale entre les gouvernements et leur population » (p. 80).

La gouvernance de l’Internet représente l’intérêt central de l’article d’A. Lakel. L’auteur prend comme cas de figure le Forum des droits sur l’Internet en France pour montrer le rapport entre l’État, le privé et les autres acteurs sociaux dans la régulation de l’Internet. Créé par des structures d’État, le Forum propose une forme de co-régulation pour sa gestion et pour la prise de décision. Interrogeant tantôt le rôle et la place de l’État, tantôt la place des autres entreprises ou organisations dans la co-régulation, l’auteur explique l’impact consultatif du Forum dans la prise de décision face aux structures de pouvoir et, en même temps, l’ouverture que celui-ci apporte en impliquant davantage d’acteurs dans les processus de consultation. Finalement, les deux missions du Forum — oeuvrer comme « agence du droit » favorisant la décision publique face à un monde de plus en plus complexe et instaurer un espace de communication légitime — permettent l’évaluation de cette institution prototype selon son efficacité et sa légitimité. Analysée à l’échelle d’un organisme national (français), la régulation de l’Internet devient importante pour l’auteur à l’échelle internationale, car elle pourra faire apparaître le consensus des acteurs nationaux sur la scène internationale.

Le texte de L. Favier et J. Mekhantar examine la façon dont les nouvelles TIC (technologies de l’information et de la communication) et leurs pratiques modifient le paysage syndical et demandent l’instauration d’un nouveau droit pour répondre à ces modifications. L’introduction des TIC au niveau syndical place les syndicats parmi d’autres formes de mouvements sociaux en leur assurant, en même temps, la représentativité nécessaire à l’intérieur de ces derniers. Les innovations de l’Internet, du vote électronique aux nouvelles formes de mobilisation sociale, ne sont pas toujours bénéfiques ou sans danger : devant le vote électronique, les auteurs déplorent que l’expression individuelle qu’il suppose ne représente pas la démocratie et n’implique pas la réflexion sur le bien commun. De plus, le droit syndical dans sa forme traditionnelle n’est plus adéquat et il suppose une adaptation dans la législation française. Mais, une fois les mises en garde faites, la nécessité des nouvelles TIC dans le monde syndical demeure évidente pour les chercheurs. L’Internet permet ainsi une économie de frais dans les relations des syndicats avec leurs adhérents, un recrutement beaucoup plus important et une participation accrue aux activités (le vote électronique représente un moyen d’action peu coûteux et qui atteint un nombre très large d’individus). Finalement, dans une ouverture inévitable vers l’international, l’Internet permet « d’envisager concrètement l’internationalisation des syndicats » (p. 136).

Quoique très différents des articles présentés, les textes d’A. Mercier et B. Juanals s’ouvrent, eux aussi, vers l’international, par leur problématique et par leur questionnement sur l’avenir. Ces deux derniers articles représentent, selon nous, des états des lieux pour, d’une part, le programme des sciences de la communication politique et, d’autre part, les sciences de l’information et de la communication (dénomination spécifique pour la France). Dans une démarche différente des autres textes (il ne s’agit pas de démonstrations à partir de corpus empiriques), les deux articles parlent des perspectives ou des enjeux dans le champ d’étude qu’ils présentent et de l’interdisciplinarité pour la légitimation des sciences. Les deux disciplines vivent des mutations inévitables pour des champs d’études plus ou moins récents (on remarquera que leur origine est différente) et les deux accordent, à l’intérieur de leurs préoccupations, un intérêt à l’étude de l’espace public. Toutefois, les articles parlent peu des mutations dans l’espace public, phénomène qui semble réunir les contributions de ce livre. Leur pertinence accrue pour les deux domaines d’études (qui sont d’ailleurs les domaines d’appartenance de plusieurs des auteurs) s’avère ainsi moins évidente pour le thème central de l’ouvrage.

Sur le même axe de lecture, selon l’étendue spatiale des contenus, il existe des textes circonscrits plus strictement à un contexte national, sans vraiment interroger l’international. Leur ouverture ne se fait donc pas sur l’horizontale, mais bien davantage sur la verticale, en prenant comme objet d’analyse un contexte national et une période de temps plus grande. Que ce soit la Bulgarie, l’île Maurice ou la Suisse romande, les auteurs Irina Vassileva-Hamedani, Mayila Paroomal et Patrick Amey et Gaetan Clavien s’intéressent plutôt à l’évolution temporelle de l’espace public national.

I. Vassileva-Hamedani prend comme contexte de recherche la politique dans un pays en transition et en recherche d’identité. Son article s’interroge sur les nouvelles formes d’expression politique qui émergent à la télévision depuis la fin du régime communiste en Bulgarie, sur la manière dont les changements démocratiques s’opèrent au niveau des médias bulgares et sur la possible crise des représentations dans le pays. Son corpus, représenté par le débat politique télévisé de novembre 2001 en Bulgarie (mis en relation avec les débats présidentiels de 1991 et de 1996), lui permet d’expliquer le changement dans la formation de l’opinion publique et l’apparition des nouveaux styles politiques après les transformations des débats télévisés ou encore l’existence d’une pluralité de discours théoriques problématisant la crise de représentations. Selon nous, le corpus choisi n’a pas l’ouverture nécessaire pour offrir des réponses aux questions de recherche qui touchent à des aspects généraux concernant le paysage médiatique et démocratique postcommuniste en Bulgarie. D’ailleurs, l’auteure même prend des précautions, en expliquant que l’étude ira plus loin, en situant le débat « dans un contexte plus général qui est celui de la démocratie audio-visuelle à la bulgare » (p. 164). Faute d’un corpus d’une plus grande envergure, le tableau des médias bulgares, mis en rapport étroit avec l’évolution de la démocratie et du (des) discours politique(s) dans ce pays, prend parfois des allures de présentation descriptive. Cette dernière affirmation n’enlève toutefois rien à la valeur scientifique de l’étude (le tableau récapitulatif s’avère d’ailleurs extrêmement clair et « clarifiant »).

L’article de M. Paroomal se concentre sur la présentation de l’évolution de la presse à l’île Maurice. Selon l’auteure, l’aperçu de la presse coloniale permet de comprendre les transformations de la presse postcoloniale, le passage de la presse ethnique vers la presse nationale et les événements clés dans l’évolution de cette presse. Après une présentation plutôt descriptive de la presse mauricienne, la partie qui soulève le plus de questionnements et de problématiques dans l’article reste celle concernant les défis et les enjeux de la presse dans un contexte de mutations technologiques. L’auteure parle d’une représentation inégale des différentes catégories socioprofessionnelles dans les journaux ; d’une « couverture biaisée ou partis pris autour de certains moments ou événements » (p. 196) ; des journaux qui continuent à défendre des intérêts ethniques ; du manque d’un code déontologique au niveau de la presse mauricienne (et le refus de la part des principaux acteurs d’en avoir un) ; « d’une pénurie de compétences journalistiques » (p. 200), etc. Tous ces problèmes qui se posent devant la presse mauricienne demandent, inévitablement, des adaptations.

Finalement, le texte de P. Amey et G. Clavien « se propose d’étudier la configuration de “l’espace public télévisuel” (Mouchon) en Suisse romande » (p. 206). Les auteurs organisent leur travail selon les trois axes d’analyse d’une grille qu’ils ont appliquée au corpus choisi : trois séries de débats télévisés de 1966 à 2004. En étudiant le type de légitimation consentie par le média aux débatteurs, l’agencement de la scène télévisée à travers le dispositif de plateau télévisé et les modalités d’investissement de la parole citoyenne, la problématique de l’article porte sur la reconfiguration ou non de l’espace public télévisuel suisse romand. Après l’analyse de la grille, les auteurs affirment clairement l’existence d’une « reconfiguration de l’espace public télévisuel autour d’une logique d’affrontement. Celle-ci s’est donc substituée à la logique qui prévalait jusqu’alors — on pourrait parler de logique de confrontation » (p. 221). Au-delà de l’explication de la rupture qui apparaît dans le débat télévisuel entre l’ancienne logique de débat et la nouvelle, l’importance du texte vient de la problématique avec laquelle les auteurs closent l’article : quel impact ce changement de paradigme a-t-il sur les modes d’échanges dans l’espace public suisse ? On parle alors d’une radicalisation des échanges.

Selon les outils médiatiques et/ou de communication qu’ils analysent (deuxième axe de lecture), il y a des textes qui s’intéressent aux formes de communication plus traditionnelles, comme la télévision ou la presse, et des textes qui abordent les nouvelles technologies d’information et de communication.

Les textes de J. Mouchon, d’I. Vassileva-Hamedani et de P. Amey et G. Clavien prennent comme espace d’étude la télévision pour parler des changements dans l’espace public organisé à travers les débats publics télévisés. Les trois textes s’interrogent sur la redéfinition du débat télévisuel et sur ses implications autant sur les nouvelles formes d’engagement collectif (J. Mouchon) que sur la redéfinition de l’identité nationale (I. Vassileva-Hamedani et P. Amey et G. Clavien). M. Paroomal s’attarde sur la presse de l’île Maurice pour expliquer l’évolution de l’identité nationale et/ou ethnique dans le pays pris en analyse. C’est autour de cette identité, construite aussi à l’aide de la presse, que l’espace public s’organise.

S’intéressant aux nouvelles TIC, et plus spécifiquement à l’Internet, les textes d’A.-M. Gingras, d’A. Lakel et de L. Favier et J. Mekhantar placent ces outils de communication / information dans des contextes de travail ou culturels différents. Que ce soit l’Internet du e-gouvernement américain, celui des syndicats (e-unions ou autres formes des web syndicaux) ou celui du Forum des droits sur l’Internet, ces trois articles apportent des nouveautés concernant l’organisation de la communication dans ces contextes, l’impact de cette organisation sur l’espace public et les implications législatives que l’Internet apporte (le législatif occupe d’ailleurs une place très importante dans tous ces textes). Et, nouveaux contextes obligent, les concepts sont adaptés : on parle d’e-gouvernement, d’e-rulemaking dans le texte d’A.-M. Gingras, de co-régulation dans le texte d’A. Lekel et d’e-unions et d’e-voting dans l’article de L. Favier et J. Mekhantar.

Ces nouveaux concepts (d’origine anglaise dans leur majorité) représentent, selon nous, l’un des points forts de l’ouvrage. Leur explication et leur analyse témoignent, au-delà des intérêts particuliers des différents chercheurs, de l’avancement de la recherche et de son ancrage dans une réalité mouvante. Cette actualisation de la recherche, ajoutée aux profils diversifiés des auteurs, donne, selon nous, une image pluridisciplinaire à l’objet central de l’étude. L’espace public se retrouve ainsi au carrefour de plusieurs disciplines et s’ouvre vers des expérimentations et des explications multiples. Mais l’absence de définition et, ainsi, de toute barrière explicative à l’intérieur de l’ouvrage, peut poser aussi quelques problèmes. En fait, la pertinence même des textes rassemblés devrait partir d’un point rassembleur mieux explicité. Les deux derniers textes du livre, touchant, par leurs nombreux intérêts et ouvertures, le champ d’étude de l’espace public, ne nous semblent toutefois pas centrés sur Les mutations de l’espace public.

L’ouverture et l’actualité de l’ouvrage, soulignées déjà dans notre texte ainsi que dans l’introduction du livre par J. Mouchon, suscitent, selon nous, une nouvelle interrogation. Au-delà des constats à valeur internationale à l’intérieur de certains articles, il nous semble que toute une branche de l’espace public international manque à l’intérieur du livre. Les confrontations entre des organismes ou des structures internationaux « officiels » et des organisations et des mouvements sociaux inter- ou transnationaux, qui définissent de plus en plus l’espace de décision mondial, nous semblent d’une importance majeure pour les mutations de l’espace public dans le contexte international actuel. Une meilleure délimitation (ou une mise en garde) des limites des recherches (dans l’introduction éventuellement) aurait certainement éclairci les propositions.

Finalement, en recommandant fortement la lecture de cet ouvrage pour une mise à jour des questionnements sur les différents aspects des espaces publics nationaux en interaction, nous déplorons, avec le coordonnateur de l’ouvrage, « que le domaine de l’international soit encore trop souvent occulté par les chercheurs » et que les études existantes sur la communication internationale « semblent trop souvent tributaires d’un regard marqué par l’origine européenne ou américaine de leurs auteurs » (p. 274).