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L’hégémonie s’appuie toujours sur la légitimité, qui est l’acceptation du pouvoir, mais il y a bien longtemps que la légitimité n’est plus conçue de manière prédéterminée. Si Max Weber distinguait trois types de légitimité au fondement des dominations traditionnelle, charismatique et légale[1], aujourd’hui la réflexion sur la légitimité s’est singulièrement complexifiée. Elle s’inscrit dans un ensemble très vaste de débats sociopolitiques sur la faible confiance envers le système politique illustrée par une baisse des taux de vote dans la majorité des démocraties occidentales, l’amoindrissement de la crédibilité des acteurs politiques et la valorisation de la délibération qui modifie les critères de la légitimité[2], entre autres. Les tentatives d’imposer sur la scène transnationale une régulation néolibérale et l’accentuation du rapport de consommation des citoyens à leur État, consécutive à la mise en vigueur de la nouvelle gestion publique, ont aussi contribué à déplacer les frontières de la légitimité politique.

La légitimité s’impose dans les démocraties occidentales par la souveraineté populaire, l’expertise, l’institutionnalisation, la conviction morale, l’efficacité, notamment. Certains de ces éléments rappellent quelques sources de crédibilité utilisées par les journalistes, selon Herbert J. Gans : la représentation, les autorités politiques, les autres autorités, les ressources financières et l’expertise. On ajoutera que les tenants d’une cause noble – les associations de patients ou de victimes –, fussent-ils peu représentatifs, peuvent rapidement obtenir une légitimité dans l’espace public en certaines circonstances. Mais aujourd’hui ces éléments sources de légitimité ne peuvent être appréhendés que de manière protéiforme[3] et mouvante. Le caractère prédéterminé d’une légitimité dans l’espace public ne préjuge en rien de sa pérennité. Le déficit de légitimité dont souffrent les systèmes politiques nous renvoie à des effets de fluctuation ; bref, s’impose l’idée que la légitimité se construit, varie dans le temps et emprunte des voies multiples. Ce numéro sur la construction de la légitimité dans l’espace public participe de cette réflexion. Il pose la question des objets de la légitimité – le système politique, les institutions, les acteurs et les valeurs ou les principes de base de la démocratie – ainsi que de la manière dont une cause acquiert de la légitimité dans l’espace public au fur et à mesure du déroulement des événements, qu’ils soient de nature politique, juridique ou électorale.

L’idée de distinguer les objets de la légitimité est apparue en sciences sociales au moment où ce qu’on a appelé la « crise de l’État-nation » et la « désaffection politique » ont plombé la crédibilité du système politique. Voulant réinstaurer la légitimité de la démocratie libérale, d’aucuns ont jugé utile de distinguer ses dimensions et on a constaté que les principes, les valeurs ou encore les critères de légitimation de la démocratie restaient intacts chez les citoyens et les citoyennes. À partir de matériaux et de méthodologies fort différents, deux auteurs dans ce numéro réaffirment l’effritement de la légitimité des systèmes et des institutions politiques. Leur travail n’est pas fondé sur des méthodes traditionnelles de recherche comme les sondages ou l’examen des comportements politiques ; on a plutôt privilégié des discours de légitimation et des entretiens semi-dirigés de personnages ayant accès à l’espace public pour examiner les objets de légitimation ou ses critères ou ses styles. Les recherches montrent que les styles de légitimité varient en fonction des pays et des thèmes de débats qui animent l’espace public, d’une part, et, d’autre part, qu’un objet non usuellement examiné, la culture civique (la participation citoyenne et la valorisation du débat, entre autres) comme dimension de la démocratie, remporte la palme de la légitimité.

La construction de la légitimité d’une cause ou d’un personnage politique dans l’espace public est traitée dans tous les autres textes de ce numéro. Ce phénomène emprunte de nombreuses voies, quelquefois de manière concomitante : chronologie du débat public et identification des pics d’intérêt dans la presse, mise en lien avec les initiatives de responsables politiques, examen des thèmes privilégiés et des thèmes dépréciés, analyse de l’émergence de nouveaux acteurs, étude des formats médiatiques favorisant certaines perspectives, regard sur la crédibilité au sens journalistique et sur les pratiques valorisées dans la profession.

Deux éléments ressortent avec force dans la littérature présentée ici sur la construction de la légitimité d’une cause ou d’un personnage dans l’espace public : premièrement, l’évolution de cette légitimité est en interaction avec celle des acteurs (politiques, techniques, associatifs, etc.) qui portent les causes. On a ainsi identifié des définisseurs primaires, des acteurs au statut souvent prestigieux en mesure d’imposer leur vision, sinon à l’ensemble de la presse, du moins à une bonne majorité des grands médias. Il faut toutefois se garder de faire du définisseur primaire un concept à saveur structuraliste, car l’action des acteurs dont la vision peut émerger plus aisément s’inscrit dans une dynamique socioculturelle et un contexte politique explicités. L’évolution de la légitimité des définisseurs primaires dépend aussi souvent de la capacité à s’insérer dans des formats médiatiques particuliers ; les pratiques journalistiques servent alors de filtres partiels et contribuent à l’émergence d’une vision dominante dans l’espace public.

Deuxièmement, la prééminence du champ politique sur le champ médiatique abordée dans plusieurs textes est illustrée par le biais de l’évolution du débat sur une cause ou un problème public. Or, il apparaît souvent que l’imposition par le champ politique d’effets sur le champ médiatique dépend des acteurs les plus prestigieux de l’État, soit le président de la République en France, soit des candidats potentiels à la candidature suprême ou une commission composée de membres prestigieux. Lorsque d’autres acteurs politiques jouent un rôle déterminant dans l’évolution de la construction de la légitimité, les effets d’imposition semblent moins importants. On en vient même à faire valoir la circularité des impacts entre champs, chacun d’eux agissant de manière différenciée mais néanmoins forte sur les autres. Quoi qu’il en soit, il faut noter ici la relative difficulté à trouver les outils méthodologiques adéquats pour trancher cette question de manière définitive.

Le premier texte de ce numéro par Anne-Marie Gingras porte sur la « démocratie sociale », un concept qui s’oppose à la démocratie représentative et aux institutions comme idéal de la société démocratique. Il émane d’une recherche plus vaste sur les représentations sociales de la démocratie dont le matériel est constitué des transcriptions de 110 entretiens semi-directifs d’acteurs sociaux ayant accès à l’espace public (des personnages politiques, des journalistes, des représentants syndicaux, économiques, culturels, gouvernementaux, sociocommunautaires et des experts). L’auteure fait ressortir des schémas de messages, autrement dit des constructions plus ou moins cohérentes représentant des connexions entre diverses idées liées à la démocratie, c’est à-dire des systèmes symboliques. Si l’on distingue cinq dimensions de la démocratie – l’État de droit, les pratiques politiques institutionnelles, la participation politique non traditionnelle, la culture civique et les valeurs –, on constate que les deux premières sont en déficit de légitimité, soit par l’absence relative dans les représentations sociales – même dans la catégorie des hommes et des femmes politiques –, soit par l’image fort dépréciative largement partagée. Les aspects liés à la démocratie sociale, soit les trois autres dimensions de la démocratie, et en particulier la culture civique, récoltent une forte légitimité et les chaînes de sens mises au jour portent sur l’effervescence et la réflexivité de la société d’une part – qui ouvrent la voie à l’organisation collective et au débat et à la communication – et au conflit d’autre part, pensé comme normal et comme un processus. La démocratie sociale renvoie au concept de multitude, qui suppose de « nouveaux circuits de coopération et de collaboration » transnationaux et ce réseau ouvert, dans lequel les différences pourraient librement s’exercer à l’ère du post-fordisme et du paradigme de la production immatérielle, rendrait les gouvernés toujours plus autonomes et capables, seuls, de faire la société. Mais si la démocratie sociale s’inscrit dans des représentations sociales bien développées, la liaison avec la nécessaire surveillance des institutions et du système politique n’est pas étayée. De plus, la cohérence des acteurs sociaux interviewés atteint ses limites quand, en décalage avec cette démocratie sociale pensée comme idéale, apparaît, toujours dans les mêmes entrevues, un citoyen peu engagé dans les affaires de la Cité.

Le texte de Carole Thomas porte sur la légitimation de la loi française sur l’interdiction du port du hijab à l’école dans l’espace public entre mars 2003 et mars 2004. L’étude évite toute forme de médiacentrisme en liant l’examen de l’arène proprement médiatique (AFP, Le Monde, Le Figaro, L’Humanité, etc.) à l’analyse de l’articulation spécifique avec les espaces politique, religieux et associatif. Carole Thomas établit une chronologie du débat qui illustre l’évolution des « traductions médiatiques plurielles » sur la solution législative jusqu’à l’imposition d’un définisseur primaire, la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République (Commission Stasi). Un point de vue s’imposera aussi progressivement, celui de la nécessité de la loi et donc de sa légitimation, avec des arguments assimilant le voile à un obstacle à la laïcité, à un repli identitaire et à la répression des femmes. Les arguments de défense de la loi fondés sur les droits de la personne et le combat anti-discrimination n’arrivent pas à percer dans l’espace public, alors que les acteurs anti-loi sont relégués à la marge, voire au silence. Plusieurs éléments sont évoqués pour expliquer leur déficit de crédibilité : l’absence d’une coalition homogène avec un porte-parole et un message uniques, leur trop grand engagement politique – de gauche – ou religieux et enfin la non-compatibilité des témoignages – qu’auraient pu faire les filles voilées – avec certains formats médiatiques utilisés. Carole Thomas montre que les médias sont pris dans un double réseau de contraintes : ils sont le produit de conflits et de compromis entre des catégories d’acteurs aux ressources inégales et aux intérêts divergents ; de plus, les contenus dépendent des processus et des normes spécifiques au monde médiatique.

Le texte de Benoît Lafon et Hélène Romeyer porte sur la médiatisation des questions liées au cancer dans l’espace public français et s’appuie tant sur l’étude du matériel télévisuel (les fictions depuis 1970, l’actualité télévisée depuis 1995 et les magazines télévisuels pour la période 2000-2005) que sur les stratégies de recomposition symbolique de l’action de l’État à partir de 2002. Les auteurs font la démonstration d’une médiatisation croissante de la question du cancer sur le plan quantitatif et du passage d’une prééminence de l’angle informatif à la légitimation croissante de la parole profane, celle des patients. Alors que celle-ci servait d’abord à illustrer les propos des experts, sa légitimation s’accompagne d’une place accrue avec un angle argumentatif. Il y a « humanisation » du cancer qui s’inscrit dans la valorisation de l’individu ordinaire, un phénomène télévisuel marqué en France. Benoît Lafon et Hélène Romeyer s’intéressent aussi aux mises en scène politico-médiatiques de la lutte contre le cancer en expliquant, entre autres, le rôle privilégié du chef de l’État dans cette « cause sans ennemis ». Il y a subordination structurale du champ médiatique au champ politique, la télévision servant de moyen supplémentaire de représentation politique. Le rôle du président de la République dans la lutte contre le cancer – la personnalisation de cette lutte – se comprend également en fonction d’une psychologisation du politique qui s’inscrit dans une tendance lourde qu’est la contamination des genres télévisuels. La nécessité d’un recentrage de la santé répond à un besoin de lisibilité de politiques qui ont tendance à s’autonomiser sectoriellement ; le travail symbolique réalisé dans l’espace public participe à ce recentrage tout en affirmant l’ordre sanitaire de l’État. La cause consensuelle que constitue le cancer devient un outil du jeu politique, une cause légitimante pour un président de la République après sa réélection problématique de 2002.

Dans le texte de Steffen G. Schneider, une analyse d’articles de presse de six discours de légitimation par pays dans deux quotidiens en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Suisse et aux États-Unis sert de matériel pour évaluer la légitimité des systèmes politiques et confirmer l’idée qu’il n’y a pas de « crise de légitimité » ; le soutien discursif apporté aux systèmes politiques reste présent dans les quatre pays à l’étude. Contestant les approches qui privilégient l’étude des sondages ou l’analyse du comportement politique, l’auteur place la communication au coeur des processus de construction de la légitimité. Il identifie des « énoncés de légitimation » dans des discours portant sur des réformes institutionnelles ou législatives (intégration européenne, système de santé, retraites, etc.) ou sur le déclenchement d’une guerre, autant de moments clés durant lesquels la production discursive peut remettre en cause la légitimité des systèmes politiques, des principes de base du régime, de ses institutions majeures ou des acteurs politiques. Steffen G. Schneider cherche à étudier les niveaux et l’intensité de la légitimité, les objets de légitimation ainsi que les critères servant à établir la légitimité. Si les niveaux de légitimation sont en général faibles (en deçà de 50 % pour trois des quatre pays, pour les débats de 2004), Steffen G. Schneider ne conclut pas à une « crise de légitimité », mais nuance en montrant que si les autorités sont souvent critiquées, il en va autrement pour le régime, la communauté politique ou les principes de base du système politique. Même en période de mondialisation, les déficits de légitimé diffèrent d’un pays à l’autre, tout comme les styles de légitimation. Pour l’auteur, ces résultats diversifiés défient l’hypothèse largement répandue selon laquelle la mondialisation aurait déclenché une crise de l’État-nation.

Le texte d’Antoine Schwartz porte sur l’interprétation de la victoire du « non » au référendum sur le traité constitutionnel de mai 2005 en France dans le débat public et, plus particulièrement, par cinq quotidiens nationaux, quatre hebdomadaires, trois chaînes radiophoniques, les journaux télévisés de quatre chaînes de télévision et trois quotidiens régionaux. De manière plus spécifique, l’interprétation qu’en font les éditorialistes est l’occasion de réfléchir au travail d’imposition et de censure qui a cours dans le champ médiatique et de faire ressortir la similitude des schèmes interprétatifs qui en émanent. Après chaque élection s’engage une lutte symbolique pour l’imposition d’une signification globale à un vote alors que celui-ci constitue l’agrégation de millions de décisions individuelles extrêmement variées et souvent fondées sur des considérations autres que proprement politiques. Antoine Schwartz montre que la « cause européenne » constitue une véritable doxa pour les élites journalistiques ; sauf exception (L’Humanité), les schèmes interprétatifs mobilisés renvoient à une interprétation péjorative de la victoire du « non », présentée comme une protestation nationaliste et conservatrice, voire un rejet de la démocratie ou encore comme la manifestation d’un ras-le-bol généralisé du chiraquisme. Cette étude montre aussi que ceux et celles appelés à commenter le vote dans les médias sont surtout des partisans du « oui » ; il en résulte une dépossession du vote, les promoteurs du non qui mettent l’accent sur le refus des politiques néolibérales de la construction européenne étant soit absents du débat public, soit très minoritaires et présentés de manière dépréciative. Des hypothèses sont émises pour expliquer un tel état de fait, dont celle de la proximité sociale et culturelle entre éditorialistes et élites politiques, qui produirait des affinités bien réelles se manifestant par un appui non équivoque aux règles libérales de l’économie de marché. L’auteur conclut à une confiscation du vote, la victoire frappée de discrédit ayant été suivie par la ratification d’un projet semblable par voie parlementaire trois ans plus tard.

Le texte de Valérie Moureaud porte sur l’interaction entre le champ politique et le champ médiatique dans la labellisation des présidentiables – les éventuels candidats présidentiels – en France et pose la question de la prééminence de l’un ou l’autre champ dans le processus. Il débute par un rappel de l’annonce de la candidature de Gaston Deferre en 1963 avec l’opération « Monsieur X » dans L’Express pour en faire valoir l’impact. La précandidature de Gaston Deferre illustre le recul de l’enceinte parlementaire au profit de la légitimité de l’opinion publique comme ressource permettant l’intronisation des candidats. Mais « l’investiture médiatique » doit être entérinée par des ressources proprement politiques et il faut désormais tenir compte de l’interaction entre médias, partis et clubs politiques, sondages et valorisation de l’expérience politique. L’auteure affirme que, pour la période 2002-2007, les principaux éléments de la construction de présidentiabilité établis entre 1963 et 1965 existent toujours et se sont même consolidés. Elle fait voir que les sondages agissent comme révélateurs de candidats potentiels en participant au débat et en les promouvant, et non simplement en les dévoilant. L’analyse des sondages par les sondeurs, les politistes ou quelque autre expert viendra prêter un surcroît de crédibilité au candidat potentiel. Valérie Moureaud étudie le rôle des entrevues dans la presse écrite, les invitations dans les journaux télévisés ou les émissions politiques de la radio et de la télévision, de même que la parution de livres (des biographies ou des catalogues de portraits). En prenant comme exemple la candidature de Ségolène Royal, elle conclut que les médias constituent une instance de légitimation, mais non de création du caractère présidentiable d’un homme ou d’une femme politique, que cette action est volatile et que des ressources politiques différentes – comme l’ancrage local en tant que gage de proximité, la députation et l’appui populaire – peuvent être mobilisées en interaction avec les ressources médiatiques. L’auteure termine en privilégiant l’idée d’une circularité du processus de construction de la légitimité entre champ politique et champ médiatique.

Le texte de Joël Idt s’inscrit dans les travaux sur la construction des problèmes publics et examine les rapports entre technique et politique à partir de l’évolution et de la structuration du jeu des acteurs dans le domaine de l’aménagement du territoire. Les projets qu’il étudie à Paris lui permettent de montrer comment les frontières entre technique et politique évoluent. Il fait état de deux types idéaux de problématisation politique, le premier correspondant à l’intervention d’acteurs politiques qui s’emparent d’une question technique pour la porter dans le débat public. Le cas étudié, celui de la zone d’aménagement concertée Moskova, fait voir que l’acteur technique principal, l’aménageur, accroît sa légitimité quand, en plus de la qualité de principal porteur de l’expertise, lui est confiée la concertation avec une association d’habitants créée pour s’opposer au projet initial qui prévoyait la démolition d’un secteur. Dans le deuxième type de problématisation politique, ce sont les acteurs techniques qui interpellent les élus, et cela survient dans les cas où une solution technique ne s’impose pas d’emblée, de même qu’en fonction de la perception des rapports de force existants. Remettant en cause la linéarité de la décision, Joël Idt montre que la définition d’un problème tout comme la définition des moyens à mettre en oeuvre pour le résoudre se stabilisent grâce à l’effet du jeu des acteurs politiques et techniques, y compris quand surgissent de nouveaux acteurs politiques, comme une association d’habitants. Le portage politique des problèmes techniques est souhaité par les acteurs, autant politiques que techniques, les premiers y voyant un moyen d’agir pour le changement social et d’exister politiquement et les seconds, entre autres, un gage de réussite du projet.