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La sortie du livre de Michel Morisset, en collaboration avec Jean-Michel Couture, apparaît à point nommé. L’agriculture décline continuellement et se polarise dangereusement, témoignant d’une conjoncture mondiale éloignée des promesses formulées par des politiques néolibérales pratiquées depuis près de trente ans. Le secteur agricole est devenu un objet de contestation croissant, proie des mouvements transnationaux. Cet ouvrage nous aide à mieux appréhender les rouages qui ont mené à l’impasse actuelle. Le cas du Québec est particulièrement intéressant puisque cette province, poche singulière au sein de l’Amérique du Nord, a défendu tout au long du vingtième siècle l’exceptionnalisme agricole, demeurant frileuse à l’ouverture internationale, avant d’accepter la nouvelle donne sans grand enthousiasme, comme en atteste la montée d’un mouvement paysan.

Fort de son expérience au sein de la Fédération des producteurs de lait du Québec, de ses consultations auprès de l’Union des producteurs agricoles (UPA) ou du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, ainsi que de son bagage académique à l’Université Laval et au sein du Groupe de recherche en économie et politique agricoles (GREPA), Michel Morisset, avec la collaboration de Jean-Michel Couture, partage avec nous son expertise en matière de politiques agricoles. Ce livre est remarquablement documenté, une véritable mine d’informations sur l’histoire du jeu politique dans le secteur agricole québécois et l’évolution de son syndicalisme depuis la Révolution tranquille. En raison d’un monopole syndical, l’histoire du syndicalisme agricole au Québec se limite à l’étude de l’UPA et à la récente montée de mouvements de contestation.

Morisset pénètre un domaine d’étude peu exploré. Grâce à un fin travail historiographique assis sur une méthodologie très rigoureuse, il complète un champ de recherche abordé par Jean-Pierre Kesteman, Guy Boisclair, Jocelyn Morneau et Jean-Marc Kirouac dans leur ouvrage de 1984 réédité en 2004, Histoire du syndicalisme agricole au Québec, UCC-UPA 1924-1984. Dans la recension de ce livre, Marco Silvestro (2006 : 126) précise que, pour « construire une interprétation sociologique du syndicalisme agricole québécois, il faut recadrer la recherche en fonction de deux grandes dimensions : le contexte et les dynamiques internes ». Il semble que Michel Morisset et son collaborateur aient parfaitement restitué ces dimensions et en aient offert une claire interprétation, faisant preuve d’une maîtrise du caractère conflictuel, relationnel et dialectique des enjeux politiques. Ce livre pourrait ainsi s’adresser à tout praticien ou activiste du milieu agricole et alimentaire qui souhaite comprendre les rouages et la complexité des débats contemporains, mais aussi aux étudiants et aux chercheurs en science politique.

Cet ouvrage est en effet autant politique qu’historique, puisque Morisset et Couture ne se contentent pas d’une histoire froide de l’agriculture québécoise. Il s’agit toujours d’expliquer comment les agriculteurs voient et estiment le rôle qui leur est alloué dans la société et la construction du projet national. Ces essais analysent « le rapport dialectique entretenu entre la société québécoise et son agriculture », insistant sur la perception des agriculteurs représentés par leur syndicat, l’UPA, en quête d’une place et en recherche de légitimité au sein des projets de société successifs. Ainsi, l’objectif de l’ouvrage est de « faire le point sur la place qu’a occupée l’agriculture dans l’économie mais plus encore dans le champ politique et l’imaginaire québécois » (p. 1).

Le premier chapitre explore la place des agriculteurs dans l’élaboration de la question nationale, dans les sillages de la colonisation puis au cours de la construction du projet souverainiste. D’abord endossé par l’Église puis par l’État à partir des années 1960, le secteur agricole s’est structuré autour d’un double objectif d’occupation du territoire et d’autosuffisance alimentaire. L’agriculture de subsistance traditionnelle devient agriculture marchande moderne et spécialisée. Les quatre piliers de l’agriculture québécoise – les mesures de financement agricole, d’assurance-récolte, d’assurance stabilisation des revenus et la mise en marché collective – et plus généralement l’intervention gouvernementale en faveur de la parité se sont développés, asseyant des acquis que les agriculteurs ne seront pas prêts à abandonner. Cette période a aussi vu l’UPA imposer son monopole syndical, reflétant une position favorable pour l’agriculture, considérée comme le défenseur de l’intérêt national et le principal moteur économique. Si l’agriculture québécoise a effectivement connu une modernisation significative, les retombées ne sont pas à la hauteur des espérances des agriculteurs, constamment dévalorisés. Ces déceptions sont à la source d’une continuelle revendication pour exister et avoir le droit de produire.

Comme les auteurs l’expliquent au deuxième chapitre, la montée du néolibéralisme intervient dans une période de désillusions éclipsant le projet souverainiste. Cette nouvelle donne imposée par les négociations internationales, entre accords de libre-échange bilatéraux avec les États-Unis et Accord sur l’agriculture de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC), restructure complètement la scène agricole. Cette idéologie privilégie l’économie sur les valeurs sociales, culturelles ou environnementales, encourageant le retrait des instruments d’intervention étatique et priorisant le marché comme médiateur des relations sociales en agriculture. Après une longue décennie de positionnement défensif, l’UPA finit par s’adapter au nouvel environnement international en adoptant une stratégie de conquête des marchés et de concertation auprès des autres acteurs de la chaîne agroalimentaire, tout en négociant le maintien des quatre piliers.

Le troisième essai revient sur le rapport entre l’agriculture et l’État, en insistant sur la place qu’ont voulu se frayer les agriculteurs au sein des différents projets nationaux. Les auteurs abordent une démarche chronologique dégageant cinq différentes périodes : la modernisation de l’agriculture et la recherche de parité (1960-1975), le projet souverainiste et l’autosuffisance alimentaire (1976-1985), la montée du néolibéralisme (1986-1994), la conquête des marchés (1995-2002), la remise en cause de l’agriculture moderne (2003 à nos jours). L’accent est mis sur le sentiment d’inclusion et d’exclusion perçu par les agriculteurs, la perpétuelle adaptation de l’UPA et les arbitrages internes nécessaires à sa stabilité.

Le dernier chapitre privilégie les récentes tendances issues de la montée du sentiment d’exclusion de tout un pan des agriculteurs. Ce phénomène est d’autant plus singulier au Québec qu’il remet en cause plusieurs décennies de monopole syndical et de domination de la construction du discours agricole. Cet essai décrit remarquablement bien les sources du mouvement paysan au Québec, matérialisé par la création de l’Union paysanne en 2001, présentant d’une part une perspective structurelle de la paysannerie et d’autre part son discours politico-idéologique. Cet essai pose toutes les questions nécessaires à la compréhension des enjeux contemporains : S’agit-il d’une tendance conjoncturelle ou d’un virage structurel ? D’une idéologie, d’une utopie ? Les tentatives d’intégration du discours paysan au sein de l’UPA sont-elles honnêtes ou l’expression de calculs politiques ?

Finalement, un précis méthodologique rend l’ouvrage plus accessible. Morisset et Couture ont collecté leurs données à partir de l’analyse systématique de plus de 2900 résolutions de l’UPA et 5500 demandes entre 1961 et 1999. La revendication est utilisée comme unité d’analyse. Le caractère démocratique de l’adoption des résolutions rend leur analyse représentative du milieu agricole. Ce travail de fourmi est tout à fait louable et reflète la qualité générale de l’ouvrage.

Néanmoins, il semble que l’analyse profiterait d’une certaine triangulation méthodologique. Par exemple, il serait pertinent de réaliser des entrevues avec des agriculteurs qui ne sont pas forcément membres actifs de l’UPA. En effet, comme dans tout processus démocratique, les différentes tendances sont lissées par la recherche de consensus au risque d’être vidées de leur substance. Deux autres critiques peuvent être faites. L’alternance d’une démarche tantôt thématique et tantôt chronologique rend parfois les contours de l’ouvrage un peu flous. En outre, la « positionnalité » des auteurs est parfois trop flagrante, ne remettant pas vraiment en cause le monopole syndical exercé par l’UPA et semblant quelque peu voir d’un mauvais oeil la montée de mouvements alternatifs.

En somme, l’ouvrage de Michel Morisset et Jean-Michel Couture remplit incontestablement son objectif d’une manière abordable et intelligible, vivement recommandable à tout novice cherchant une entrée en matière fiable, ou même à tout expert en politique agricole voulant acquérir une meilleure connaissance d’ensemble de la construction des réalités contemporaines. La compréhension des débats autour de l’agriculture et de l’alimentation étant en effet largement compromise et altérée par des flux mondialisés transnationaux, il est essentiel de revenir aux bases et aux rouages de notre système actuel, en considérant, dans leur contexte historique, politique et socioéconomique, la perception de ses acteurs mués par des intérêts divergents. Le lecteur appréciera de rentrer dans le monde fascinant de la politique où les frontières de l’interprétation et de la perception n’ont pas de limites, reflétant un enchevêtrement de visions complémentaires ou antagonistes.