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L’âge des incertitudes constitue un assemblage de communications scientifiques (chap. 2-5) et de textes nouveaux (introduction, chap. 6 et conclusion) rédigés par le professeur Alain-G. Gagnon entre 2005 et 2010. En bref, l’ouvrage argue qu’un fédéralisme multinational – c’est-à-dire au sein duquel les nations minoritaires (telles le Québec et la Catalogne) sont traitées sur un pied d’égalité avec la nation majoritaire – garantit que les nations minoritaires soient « habilitées » ou disposent des outils leur permettant de s’épanouir.

L’introduction, intitulée « Cultures nationales, démocratie et légitimité », fait un tour d’horizon du nationalisme en s’intéressant particulièrement aux cas québécois et catalan. Le nationalisme est confronté aux traditions jacobine et d’inspiration girondine, sans oublier un résumé des travaux d’Anthony Smith. L’auteur y énonce son argument central et met en garde les nations majoritaires qui seraient tentées d’ignorer ou d’endiguer leurs nations minoritaires :

Nous avançons l’argument que la prochaine vague de nouveaux États ne dépendra pas tant du recul des empires et des diverses formes d’impérialisme – comme ce fut le cas lors des premières vagues de création d’États-nations –, mais bien de la capacité ou non des États-nations actuels à accommoder la diversité nationale en leur sein. Les cas catalan, écossais et québécois pourraient bien constituer la prochaine cohorte de ces nouveaux États si les nations majoritaires qui les dominent ne prennent pas au sérieux leurs demandes de reconnaissance et d’habilitation.

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Le chapitre un, intitulé « La diversité linguistique en contexte pluraliste », présente les politiques linguistiques canadiennes telle une dynamique tension/attraction entre le gouvernement fédéral et le gouvernement québécois. Les principales statistiques sur la connaissance des langues officielles des Canadiens y sont présentées de manière synthétique, de même que la distinction entre régime territorial et régime individualiste. Puis, la protection linguistique offerte par le fédéralisme ainsi que l’habilitation de la langue sont discutées pour les cas du Nouveau-Brunswick, du Nunavut et de la Catalogne.

Le chapitre deux, portant sur les « Nouveaux enjeux pour les États plurinationaux : la mondialisation et les régimes de citoyenneté », s’inspire de la Convention de Cotonou (2000), de la construction européenne et du Québec pour identifier les dangers de la mondialisation, tant pour les langues nationales (dont le français) que pour l’égalité en société.

Le chapitre trois, titré « Les éléments d’un régime de citoyenneté au Québec : constitution informelle et citoyenneté active », promeut la consolidation de l’interculturalisme québécois (centré autour du fait français) au sein d’un « véritable fédéralisme multinational » (p. 73). Une présentation instructive du concept britannique d’abeyance (p. 79) étaie la discussion qui suit sur l’interculturalisme québécois en parallèle au multiculturalisme canadien. Dans la conclusion, Gagnon hésite entre « la prédominance, au Québec, de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne sur la Charte canadienne des droits et libertés » et une constitution informelle pour le Québec prônant « le potentiel du principe fédéral d’autonomie et de non-subordination des pouvoirs » du fédéral sur les provinces (p. 88).

Le chapitre quatre, pour sa part, intitulé « Le moment autonomiste : de l’endiguement à l’habilitation », s’avère un texte magistral et concis sur le fédéralisme canadien. Il s’intéresse à la prépondérance du gouvernement fédéral au Canada, puis aux stratégies de contentement et d’endiguement que pourrait adopter celui-ci. Un examen des rapports Québec-Canada depuis les années 1970 illustre la stratégie d’endiguement choisie par le gouvernement fédéral à l’égard du Québec. Le chapitre entier se trouve sous le chapeau des concepts de liberté négative (freedom from) et de liberté positive (freedom to) décrites par Isaiah Berlin (p. 92) : les affronts à ces libertés enfreignent la reconnaissance et l’habilitation des nations minoritaires.

Le chapitre cinq, « Conjuguer communauté, autonomie et habilitation », se penche quant à lui sur trois dimensions du fédéralisme multinational. Il argue que « [le] fédéralisme permet de concevoir une souveraineté partagée entre deux ordres de gouvernement et sans qu’une hiérarchie ne soit imposée d’autorité » (p. 131). Ce n’est pas le cas au Canada, mais, oui, le fédéralisme peut offrir une politique d’habilitation à l’égard des nations minoritaires, c’est-à-dire qu’il peut permettre à celles-ci « de se doter des outils nécessaires pour leur plein épanouissement communautaire » (p. 139). Enfin, l’auteur se désole que les organisations internationales paraissent moins ouvertes aux revendications d’autonomie, voire d’indépendance, gouvernementale depuis la dernière décennie (le cas du Kosovo faisant exception).

Le chapitre six, « Repenser les voies de la réconciliation intercommunautaire », revisite le concept du « pactisme » et le lie à « une culture fédérale authentique » (p. 159). Ces deux éléments se rejoignent sous le « fédéralisme par traités » qui met de l’avant la négociation politique entre le fédéral et les nations minoritaires, laquelle permet d’arriver à des rapports égalitaires entre les parties.

Finalement, la conclusion, intitulée « Pour une politique de la dignité et de l’hospitalité », revient sur trois exigences qui pourront servir aux fédérations en contexte de diversité : la mesure (séparation des pouvoirs de l’État) ; la dignité (de la souveraineté populaire et parlementaire, illustrée par la révision du Statut d’autonomie de la Catalogne en 2006) ; et l’hospitalité (des nations minoritaires à l’égard des immigrants grâce à une politique interculturelle). Une fois ces trois exigences respectées, les nations minoritaires seront habilitées, elles auront reçu la reconnaissance de la nation majoritaire.

L’âge des incertitudes s’adresse à une audience déjà au fait des enjeux liés au fédéralisme et à la diversité nationale. Les principaux pays étudiés (le Canada et l’Espagne) ne font pas l’objet de descriptions élaborées et l’auteur ne ressasse pas les définitions usuelles (nations minoritaires, fédéralisme multinational, etc.). Qui plus est, cet ouvrage témoigne d’une grande générosité de la part de l’auteur. D’abord, la bibliographie thématique, l’index terminologique et l’index des noms propres plairont aux chercheurs versés en nations minoritaires en raison de leur richesse. Autre acte de générosité : l’auteur offre en annexe la traduction du célèbre éditorial conjoint de douze quotidiens catalans en date du 26 novembre 2009 intitulé « La dignidad de Cataluña » [La dignité de la Catalogne]. Enfin, le volume recense l’ensemble des universitaires qui s’intéressent aux minorités nationales et les écrits sur le sujet, notamment dans les notes de bas de page. Alain-G. Gagnon démontre qu’il constitue un pilier de cette recherche sur le fédéralisme en présence de nations minoritaires… et que celle-ci se porte bien : de nombreuses notes de bas de page font référence à des rédactions d’étudiants aux études supérieures provenant d’universités variées.