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L’analyse des critiques politiques est un objet sociologique régulièrement traité par la science politique francophone et anglophone. Ces analyses se concentrent souvent sur des individus peu politisés, occupant les positions les plus basses de la hiérarchie sociale, et se proposent d’étudier leur « rapport au politique » ou les « mécanismes de participation politique » (Bowman, Damico et Conway, 2000 ; Balme, Marie et Rozenberg, 2003 ; Joignant, 2007). Les formes de contestation politique ont également été étudiées sous l’angle de la participation politique, au sein de partis ou de mouvements sociaux (Herring, 1989 ; Mathieu, 2002). Ces travaux focalisent cependant leur attention sur des protestations adressées contre un adversaire extérieur à l’organisation. À l’inverse, peu de travaux existent sur les formes de protestation intra-partisane et plus particulièrement sur les critiques que les militants formulent à l’égard de leur parti. Pourtant, se concentrer sur cette dimension de l’engagement militant permet d’appréhender des phénomènes qui dépassent l’analyse des jugements politiques. Plus précisément, l’étude des critiques militantes présente un triple intérêt : 1) elle permet de comprendre comment les catégories les plus politisées du monde social critiquent les institutions politiques ; 2) elle dévoile comment se manifeste et se gère l’indiscipline partisane au sein des partis ; 3) elle met l’accent sur les processus de socialisation politique qui jouent un rôle déterminant dans la structuration des opinions politiques.

Il convient donc de définir ce que sont les « critiques militantes ». Philippe Bezes et Pierre Lascoumes appréhendent les jugements politiques comme des « principes de classification, [des] catégories et [des] arguments utilisés par les citoyens pour juger la politique » (2009 : 111). Les critiques militantes entrent dans cette définition, mais celle-ci doit être complétée en prenant en considération les processus sociaux par lesquels s’élaborent ces jugements. C’est précisément cette dimension explicative qui est absente de nombreux travaux qui adoptent une analyse fondée sur la dimension psychosociale des discours critiques. Ainsi, Ryan Carlin (2006) donne la définition suivante de la défiance : A doute que B fera X, en se basant sur la perception que se fait A de B et de sa capacité à faire X. Cette définition pose deux problèmes. D’une part, elle suppose que les individus ont une vue d’ensemble rationnelle des actions de leurs semblables et, d’autre part, en centrant son analyse sur les perceptions des agents, Carlin ne prend pas en compte les processus sociaux qui conduisent à ces perceptions. De la même manière, Roy Lewicki, Daniel MacAllister et Robert Bies (2008) définissent la méfiance comme « l’espérance négative portée à un autre individu », sans expliquer comment apparaît cette « espérance négative ». C’est précisément parce que l’analyse des jugements politiques néglige souvent les mécanismes sociaux qui les structurent qu’il convient d’accorder une place centrale aux effets de la socialisation politique sur les critiques militantes. La relation entre critique et propriétés sociales a été mise en évidence par Daniel Gaxie (2001) dans son étude des critiques profanes de la politique. Identifiant différents types de critiques chez des individus extérieurs au système partisan, Gaxie met en relation le sentiment d’incompétence politique qui conduit ces individus à critiquer cet objet qu’ils ne parviennent souvent pas à appréhender et leurs propriétés sociales (en particulier parce que ces individus disposent d’un capital culturel faible).

Au vu de ces différentes approches, nous retenons la définition suivante : « les critiques militantes sont une forme de jugement dépréciatif, socialement structuré, porté à l’encontre de l’institution et/ou de ses membres ». Cette définition accorde autant d’importance aux propos formulés qu’aux mécanismes sociaux conduisant à leur expression. En ce sens, les critiques que nous étudions sont appréhendées comme étant des critiques sociales. Nous accordons une place centrale aux processus de socialisation politique, en montrant que ces mécanismes sociaux structurent des dispositions critiques différentes en fonction des trajectoires sociales des enquêtés. Le présent article vise donc à répondre à la problématique suivante : « Comment les processus de socialisation politique influencent-ils la formation et l’expression des critiques militantes ? » La première hypothèse que nous retenons est que les critiques militantes se structurent en fonction des propriétés sociales de ces individus. La socialisation primaire, telle que la présentent Peter Berger et Thomas Luckmann (1986), joue ici un rôle majeur. Les processus d’éducation, d’inculcation de valeurs, de transmission de visions du monde structurent une manière d’être et de penser. Nous appuyant sur la notion d’habitus développée par Pierre Bourdieu, nous pouvons avancer que les « conditions sociales de formation et d’acquisition des structures génératives de préférences qui constituent l’habitus en tant que social incorporé » (1992 : 109) doivent être analysées pour comprendre les mécanismes structurant les critiques. Celles-ci se construisent également par le biais d’une socialisation secondaire. La trajectoire professionnelle, l’appartenance à des groupes de pairs, les expériences vécues dans différents espaces sociaux conditionnent en outre un rapport particulier à l’institution partisane. Nous posons comme deuxième hypothèse que les critiques militantes seraient conditionnées par les effets d’institution. Dans le prolongement des travaux de Doug McAdam (1989), il nous semble particulièrement important de lier les conséquences biographiques de l’engagement avec les critiques militantes formulées. Autrement dit, il s’agit d’étudier ce que font les institutions à leurs membres, à la fois par le biais des sociabilités intra-partisanes, par les rétributions obtenues ou refusées (Gaxie, 2005), ou par l’illusio que tente de créer le parti. Enfin, en considérant, à l’instar de Michel Offerlé (1987), les partis politiques comme des espaces de relations sociales, nous pouvons formuler l’hypothèse que la nature des interactions (pacifiées ou conflictuelles par exemple) entre militants, ou entre militants et dirigeants, influence la structuration des critiques formulées.

L’analyse des critiques militantes doit par ailleurs faire ressortir envers qui, ou envers quoi, s’adressent ces critiques et dans quel but elles sont émises. En nous basant sur la typologie classique proposée par Albert Hirschman (1995), nous pouvons penser que les critiques militantes sont une manifestation de la voice. Cependant, la diversité des « carrières militantes » (Fillieule, 2001) conduit également à une diversité des critiques et des voices. Il semble a priori clair que pour un adhérent récemment engagé, n’ayant pas de liens forts avec l’organisation, quitter le parti en cas de désaccord sera moins coûteux en temps, en énergie et en investissement que de prendre la parole et s’engager dans une démarche contestataire. Dans ce cas, la prise de parole ne conduit à quasiment aucun sacrifice. À l’inverse, pour un militant engagé depuis des années, la défection sera sûrement plus coûteuse que la prise de parole, puisque les « cadres de participation » (décrits par Goffman, 1991) facilitent, pour ces individus, l’expression de leurs points de vue contestataires. Perdre des amis, se sentir stigmatisé, quitter un milieu dans lequel on est intégré sont autant de raisons qui peuvent conduire un individu à préférer la prise de parole (ou la loyauté) à la défection. Ce qui semble vrai pour les carrières militantes l’est également pour les positions occupées au sein du parti. Un secrétaire de section ou un trésorier préférera plus souvent la prise de parole à la défection qu’un membre récemment engagé. Les critiques des militants socialistes doivent donc être analysées au prisme des positions occupées au sein de l’organisation et des carrières militantes qui légitiment, ou discréditent, la prise de parole et la critique publique. Nous basant sur les travaux de Hirschman, nous croyons que l’étude des critiques doit prendre en compte la pluralité des voices, signe d’une pluralité de profils militants. Nous avons donc choisi de proposer trois idéaux-types de critiques qui se rapportent elles-mêmes à des profils militants variés. Rappelons qu’un idéal-type, selon la conception qu’en propose Max Weber, est une reconstruction historique, jamais observable telle quelle, d’un objet par le sociologue, qui dessine les traits les plus significatifs et caractéristiques afin d’en faire un objet d’analyse qui « n’est pas en lui-même une hypothèse », mais qui « cherche à guider l’élaboration d’hypothèses » (1992 : 172).

Notre étude se fonde sur un travail de terrain mené au sein de deux sections du Parti socialiste (PS), à Paris[1] et en petite couronne[2]. Nous avons réalisé 18 entretiens semi-directifs auprès de militants et de dirigeants. Nous avons multiplié ces entretiens jusqu’à ce qu’une redondance des discours et des profils militants soit constatée et permette de proposer des tendances empiriquement vérifiées. Précisons également qu’aucune de nos questions ne comportait le mot « critique » et que nous n’avons jamais demandé à nos enquêtés de nous dire ce qu’ils jugeaient négativement au sein du Parti. Nous avons en outre réalisé 44 observations non participantes, principalement lors de réunions, de distribution de tracts, de débats publics et de manifestations. Nous avons par ailleurs pu recueillir 31 lettres de départ, envoyées par des adhérents très critiques, qui justifient leur décision par des arguments qui rejoignent ceux entendus durant les entretiens. Enfin, l’analyse que nous proposons, tout en se concentrant sur l’exemple du PS, peut également être adaptée à d’autres institutions partisanes, y compris non françaises, lorsque les militants jouent un rôle central au sein du parti (Biehl, 2005) et que la parole critique est permise et s’inscrit dans une tradition délibérative et participative. C’est particulièrement le cas des Verts en France et en Europe (De Waele et Delwit 1999 ; Ollitrault, 2001) et, dans d’autres pays européens, notamment du Parti social-démocrate allemand (SPD) (Heil, 2007) et du Parti démocrate italien (Pasquino, 2009), où les processus de démocratisation interne (congrès, primaires, campagne d’adhésion) ont conduit à une libération de la parole militante et donc potentiellement de la critique militante.

Des critiques rarement publiques et peu politisées en dehors des périodes de délibération

Parce que la parole critique militante est une forme de discours engagé et dépréciatif porté à l’encontre de l’institution, de ses membres ou des deux, son expression publique requiert du courage (lorsqu’il s’agit par exemple de parler devant les 120 participants de l’assemblée générale mensuelle) ou une légitimité et un savoir-faire militant. Dans ce dernier cas, ce sont principalement les dirigeants qui peuvent se permettre de formuler des critiques qui ciblent moins l’institution (qu’ils représentent) que les militants qu’ils dirigent. Nous y reviendrons. Durant les huit mois de notre enquête, nous avons rarement assisté à une prise de parole critique publique parmi les militants. Le fait que notre travail de terrain se soit déroulé en dehors des périodes de congrès ou de primaires explique sûrement pour beaucoup l’absence de ces critiques publiques[3]. Finalement, les seules situations qui permettent à certains de prendre position contre le Parti sont celles qui correspondent à des réunions en petit nombre où souvent les participants se connaissent. Cette absence de critiques publiques rejoint l’observation de Nina Eliasoph qui constate dans son étude sur l’évitement de la politique par les Américains que ceux-ci évitent de parler publiquement de leurs préoccupations politiques et partagent leurs points de vue « dans les coulisses et à mi-voix » (2010 : 27).

Par ailleurs, les critiques formulées durant les entretiens ne sont que rarement programmatiques. La culture du débat, instaurée au PS parallèlement aux processus de démocratisation interne (Lefebvre et Roger, 2009), ne conduit que rarement à une politisation des critiques formulées. Celles-ci se focalisent davantage sur des enjeux sociaux comme les tensions et les rapports avec les autres militants, les luttes entre dirigeants (appréhendées sous l’angle de la personnalisation des conflits et peu sur les oppositions programmatiques) ou encore sur des attentes sociales (emploi, place en crèche, dossier HLM) qui stimulent des demandes politiques et potentiellement des frustrations. Les critiques programmatiques et politiques sont rares : durant nos observations nous n’avons recueilli que très peu de critiques sur les idées, l’orientation, les prises de position du PS. Cette observation n’est pas étonnante et rejoint l’analyse faite par Rémi Lefebvre (2011) sur l’affaiblissement de la légitimité militante et idéologique au sein du PS.

Les critiques militantes sont également stimulées par les déceptions et les frustrations liées à l’insatisfaction ou à l’absence de rétributions du militantisme. Outre les gratifications matérielles décrites précédemment, de nombreux adhérents cherchent simplement à se faire des amis lorsqu’ils emménagent dans un nouvel arrondissement. Un jeune adhérent explique ainsi : « Je me suis engagé quand j’ai débarqué à Paris. Je me suis dit que c’était un bon moyen de rencontrer des gens sympas. » Mais ces amitiés sont rares au sein du PS, car, comme le soulignent Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, « on ne s’aime pas ou peu dans le Parti » (2006 : 201). Or, Guillaume Sainteny (1995) montre que, dans le cas des écologistes français, les amitiés intra-partisanes fonctionnent comme des incitations au militantisme et lorsqu’elles échouent, elles favorisent l’apparition de rancoeurs et de critiques, comme dans le cas du précédent adhérent qui n’est pas parvenu à s’intégrer dans la section parisienne : « Y’a un de ces copinages au PS, ces camaraderies, les tutoiements oh là là… que d’emphase ! Pour moi c’est hors de propos. À quoi ça sert ? Y’a beaucoup de jeu, c’est manipulatoire, c’est codé… ».

Enfin, les critiques militantes sont influencées par le contexte politique du moment et par l’histoire de l’institution. La science politique anglophone s’est largement penchée sur les effets du contexte politique sur les orientations de vote (Huckfeldt, 1979 ; Burbank, 1997 ; Andersen et Heath, 2003 ; McClurg, 2006), mais également sur ses effets sur la démobilisation et l’attachement partisan (Huber, Kernell et Leoni, 2005 ; Neely, 2007). Ce qu’Olivier Ihl nomme « l’événement matriciel » (2002 : 142) permet de comprendre comment des événements politiques influencent des mécanismes de socialisation et, dans notre cas, stimulent les critiques militantes. Les scandales politiques, les défaites électorales ou encore les déclarations des dirigeants dans les médias font émerger ce que nous appelons « des opportunités de critiques ». Cependant, de nombreux travaux abordent la question du contexte politique sans proposer d’analyse des mécanismes d’assimilation de ces schèmes de pensée. Tout se passe comme si la structure du champ politique s’imposait de la même manière, et d’elle-même, à tous les agents. Il faut donc préciser que les militants se saisissent de ces opportunités en fonction de cadres sociaux qui déterminent les conditions de la critique : détention d’un capital culturel favorisant la lecture de la presse, interactions soutenues (capital social) avec d’autres militants afin de politiser l’événement discuté, intérêt pour les questions politiques par les processus de socialisation primaire et secondaire. Autrement dit, le contexte politique, s’il peut favoriser l’apparition des critiques militantes, doit également être appréhendé par le biais des processus sociaux qui conduisent à l’élaboration des critiques et des jugements politiques.

Parallèlement à ces éléments explicatifs, il faut insister sur les processus de socialisation qui jouent un rôle majeur dans la formation des critiques militantes.

Des jugements sociaux : les critiques militantes sous l’angle des socialisations primaire et secondaire

Les idéaux-types que nous proposons ont vocation à souligner des tendances et ne doivent pas être considérés comme des catégories figées de militants critiques. La socialisation secondaire étant un processus continu, le profil des militants peut évoluer, tout comme leur position au sein du Parti, les rétributions qu’ils perçoivent de leur engagement ou les (non)-rapports qu’ils entretiennent avec leurs camarades. De la même manière, les effets des processus de socialisation que nous décrivons ne sont pas automatiques et ne s’imposent pas mécaniquement aux individus. Les différentes variables étudiées – socialisation primaire, interactions, expériences militantes, rétributions, position occupée dans l’espace social – forgent des dispositions critiques qui diffèrent entre militants en fonction des facteurs précédemment cités. Ces dispositions sont des « virtualités, des potentialités » (Bourdieu, 1992 : 109). Bernard Lahire précise à raison que le concept de « disposition » renvoie à « une réalité reconstruite, qui en tant que telle, ne s’observe jamais. Parler de dispositions suppose donc que soit mené un travail interprétatif pour rendre compte de comportements, de pratiques, d’opinions, etc. Il s’agit de faire apparaître le ou les principes qui ont engendré l’apparente diversité des critiques » (2005 :18). Nous ne prétendons donc pas faire apparaître toutes les variables qui stimulent la structuration des critiques militantes. Nous faisons ressortir celles qui nous ont semblé les plus contraignantes pour nos enquêtés.

Les critiques radicales de l’institution

Des critiques péjoratives globalisantes marquées par un faible investissement militant

Les critiques radicales sont les plus violentes. Assez vagues et souvent très virulentes, elles sont principalement émises par des adhérents peu actifs, peu intégrés, en situation de rupture partisane. Comme le propose Émilie Van Haute, nous qualifions ces individus « d’adhérents instables » (2009 : 47), car ils ne renouvellent généralement pas leur adhésion. Souvent très générales et peu construites du point de vue de l’argumentation politique, leurs critiques sont l’expression d’une faible expérience du Parti et d’une absence de savoir-faire militant, comme en témoignent les propos suivants :

Le PS c’est un talent gâché, c’est dommage. Quel gâchis… Gâchis de tout. Gâchis ! Tout est fait pour décourager les gens. Regarde, elle est où la relève intellectuelle ? Y’a pas de lumière. Mais maintenant tu viens pour faire quoi au PS ? Y’a quoi pour adhérer au PS ? Pour voter pour bidule ou machin ?

Adhérente, 41 ans, chômeuse, engagée depuis trois ans, bac +2, parents et amis non militants.

Les critiques radicales se focalisent également sur les autres militants, considérés « comme des gens complètement fermés », « déconnectés de la réalité », « trop rationnels, peut-être trop bornés ». Ces adhérents radicaux jugent que « les sections sont mal gérées » et que l’équipe dirigeante « utilise les militants en leur donnant l’impression d’exister ». Ils participent très peu et mettent en avant une contestation par l’absence, présentant leur non-participation comme un acte politique assumé. Il semble pourtant qu’un tel mécanisme de justification s’apparente davantage à un moyen de sauver les apparences en légitimant son inactivité par son désaccord avec le Parti. Une façon plus pertinente d’analyser leur absence de pratiques militantes consiste à appréhender leur inactivité comme le résultat d’une multiplicité de facteurs que les adhérents ne mettent pratiquement jamais en avant (dispositions individuelles ne favorisant pas l’engagement politique, contexte politique peu stimulant, interactions difficiles au sein de la section, carrière professionnelle ne permettant pas l’implication militante). Seuls quelques-uns osent reconnaître que leur désengagement tient plus à des causes extérieures au Parti qu’à une véritable démarche intellectuelle et politique. Un adhérent critique explique ainsi son désengagement : « En tant que ‘jeune’ père de famille, je donne trop de priorité à la vie de ma petite famille pour accomplir sérieusement mon devoir de militant socialiste » ; une autre, très critique aussi, dévoile au détour de son argumentation : « Je n’ai pas brillé par mon militantisme pré-électoral, l’une des raisons, mais pas la seule, étant que je n’étais pas à Paris » ; une troisième : « Je pars quelques mois à l’étranger » ; et un autre encore : « De vraies contraintes […] m’imposent de me rendre à Marseille chaque week-end, un peu de fatigue, pas mal de paresse et un enthousiasme flageolant ». Mais tous ces adhérents expliquent d’abord leur désengagement par des critiques globales de l’institution, comme si les raisons personnelles évoquées ci-dessus ne suffisaient pas à justifier un départ. Ce type de critiques est donc celui qui conduit le plus souvent au désengagement. Nous sommes en accord avec Paul Whiteley et Patrick Seyd qui expliquent que « la participation peut être influencée par une forme de sens collectif ou par la croyance chez les membres que leur parti peut attendre certains objectifs politiques » (1998 : 121). Or, les adhérents formulant des critiques radicales ne partagent ni sens collectif, ni croyance en l’hypothèse que le PS puisse accéder à leurs attentes politiques. Une adhérente déclare par exemple : « Y’aurait autre chose, je me casserai. Je suis au PS faute de mieux. » Les critiques radicales sont donc souvent des critiques de rupture, formulées par des membres situés à la marge de l’institution. Ces critiques se rapprochent également des critiques ordinaires de la politique, telles que les décrit Paul Bacot (1999).

Des adhérents marginalisés, faiblement politisés et marqués par le conflit

Comme le résume le tableau 1, les critiques radicales sont formulées par des adhérents dont la socialisation primaire est particulièrement faible, comparativement aux autres militants socialistes rencontrés durant notre enquête. Cette socialisation qui prend place très tôt dans la famille, à l’école et au sein des groupes de pairs, participe à la structuration du rapport à la politique (Gaxie, 2002). Aucun des enquêtés formulant des critiques radicales n’a eu de parent membre d’un parti politique, alors que c’est un cas de figure fréquent chez les autres militants socialistes rencontrés. L’extrait suivant illustre bien ce rapport distancié et fuyant à la politique au sein des familles de ces adhérents :

Mes parents sont plutôt de gauche. Mon père parlait un peu de Mitterrand parfois. C’était le seul, il m’a parlé presque que de lui je crois, tu vois ?
Q- Mais vous parliez de politique chez toi, à table ou avec des amis ?
— Ben pas trop en fait, vu qu’à part Mitterrand mon père ne s’est jamais trop occupé de politique. Ça l’intéresse pas trop en fait je crois.
Q- Vous regardiez les soirées électorales quand t’étais plus jeune ?
— Pour les présidentielles sur la deux, je me souviens en 1995. Sinon non, tu vois là pour les régionales je ne crois pas qu’ils vont aller voter. Faudrait que je les motive d’ailleurs [rires]

Adhérent, 21 ans, étudiant niveau bac +2, engagé depuis deux ans, parents et amis non militants

Ces individus ont donc grandi dans des familles où la politique ne jouait qu’un rôle mineur, voire où elle était déjà fortement critiquée (« Ils me disaient la politique c’est tous les mêmes. Des pourris quoi ! »). Il serait abusif de penser qu’il existe ici un mécanisme direct de reproduction des idées critiques chez ces adhérents. Cependant, nous pouvons formuler l’hypothèse que le milieu familial contribue à structurer des dispositions critiques et, surtout, qu’il ne favorise pas une discipline partisane, particulièrement si la famille s’oppose à l’engagement (« Ma famille ne comprend pas pourquoi je suis au PS, c’est pas du tout leur truc. »). De nombreuses études ont montré que l’inculcation de valeurs politiques et de références partisanes contribuait à une reproduction de la croyance en l’institution. C’est ici l’inverse qui se produit, puisque ces adhérents s’inscrivent dans la continuité des critiques qu’ils ont entendues durant leur socialisation primaire. Autrement dit, ce milieu familial peu politisé et critique ne structure pas de dispositions à la discipline partisane ou de « capital militant », pour reprendre l’idée de Frédérique Matonti et Franck Poupeau (2004).

La socialisation primaire de ces adhérents peut être considérée comme un cadre de référence complété par une socialisation secondaire qui renforce les dispositions critiques de ces membres. Le conflit et l’absence d’amitiés au sein du Parti jouent un rôle majeur. Ces adhérents se trouvent isolés au sein des sections, ce qui les conduit à participer de plus en plus rarement. Une adhérente explique ainsi : « Non, j’ai pas d’amis au PS. Quelques connaissances ouais, mais bon, on se voit jamais en dehors des réunions. » Lors de la seule réunion où nous avons pu observer cette dernière, elle arrive seule au local de la section, ne parle à personne durant l’assemblée générale et repart sans qu’aucun autre militant ne lui ait adressé la parole. Cette absence de relations avec les autres militants, qui conduit également à l’absence de rétributions du militantisme, joue un rôle majeur dans la fragilisation du lien qui unit ce type d’adhérents à l’institution. Cette absence de rétributions est d’autant plus mal vécue que, à l’instar des pratiques décrites par Stéphanie Dechezelles (2001) dans le cas des jeunes militants de Forzia Italia, ces adhérents critiques ne cachent pas des « vocations intéressées » lorsqu’ils adhèrent au PS. Sans incitations à participer, ces membres ne trouvent pas de contrepoids qui pourrait atténuer leurs dispositions critiques déjà marquées.

Parallèlement à cette absence de relations sociales pouvant intensifier les processus de socialisation politique, ces adhérents ont souvent fait l’expérience de conflits avec d’autres militants, voire avec des dirigeants. Comme l’ont montré différentes études, le conflit participe clairement à l’affaiblissement de la participation politique (Johnston et Pattie, 2009) et peut conduire les adhérents à s’engager dans des processus de désengagement (Broqua et Fillieule, 2005). Nous constatons également que la conflictualisation des échanges entre individus participe de la construction des points de vue politiques (Duschesne et Haegel, 2004), ce qui a pour effet, chez ces adhérents, de renforcer leurs dispositions critiques. Une enquêtée souligne indirectement, dans l’extrait suivant, l’importance des relations sociales conflictuelles dans la construction d’un rapport critique et de plus en plus distant à l’égard du Parti :

Le PS, et même mon courant […], a été pris par les gens dont je me sens le moins proche, des gens d’appareil, des jeunes loups, donc bon, je participe assez peu maintenant.
Q- Pourquoi vous vous mettez en retrait ?
— Parce que ça me stresse énormément, ça me fait souffrir, ça me fait énormément souffrir, et aux réunions les gens que je respecte se font maltraiter, ça me fait souffrir donc…

Adhérente, 61 ans, retraitée, ancienne documentaliste, bac +3, adhérente depuis quatre ans, parents et amis non militants

Cette adhérente, qui ne participe presque plus aux actions de la section, lie clairement les conflits, parfois violents, qu’elle a expérimentés à son retrait progressif du Parti. Ces conflits l’ont conduite à formuler des critiques contre les autres militants, les dirigeants (qui « ne font rien pour arranger les choses ») et finalement le Parti dans son ensemble. Par ailleurs, en occupant des positions basses dans la section (aucun de ces adhérents marginalisés n’occupe de fonction dans l’organigramme) et, ayant une faible expérience de l’institution (leur engagement est systématiquement inférieur à cinq années), ces adhérents critiques ne disposent ni du savoir-faire militant requis pour se faire entendre, ni de la légitimité nécessaire pour que leurs critiques soient prises en compte par les dirigeants locaux. Finalement, ce genre de critiques radicales est généralement le signe d’un processus de désengagement avancé. Nous pouvons donc conclure que c’est au croisement d’une socialisation politique primaire de faible intensité, de l’absence d’interactions socialisantes, de la faiblesse des rétributions symboliques perçues et des effets des conflits expérimentés dans le Parti que se structurent les critiques radicales de l’institution. À ces jugements extrêmement généraux, s’opposent des critiques plus précises et plus politisées formulées par des militants qui possèdent des propriétés sociales différentes.

Les critiques spécifiques

Des critiques ciblées reposant sur un investissement militant intense

Les critiques spécifiques sont formulées par des militants qui prennent pour cible une dimension de l’institution qui leur semble problématique. Ces critiques peuvent porter sur la position du Parti sur une question qui leur semble primordiale (le service public, la jeunesse, l’emploi, les quartiers difficiles, l’environnement, etc.) ou sur un aspect de l’institution qu’ils souhaitent voir évoluer (les statuts, les courants, le fonctionnement de la section, etc.). Le fait que ces militants focalisent leurs critiques sur un sujet ne signifie évidemment pas qu’ils ne prêtent pas attention à d’autres thèmes. Seulement, du fait de leurs trajectoires biographique et militante, ils se sont en quelque sorte spécialisés sur une question qui leur semble fondamentale. Nous nous concentrons ici sur un sujet qui a été soulevé plusieurs fois par des militants qui formulent des critiques spécifiques sur la politique du PS concernant les intérêts des émigrés. Durant notre enquête nous avons rencontré plusieurs militants d’origine étrangère qui ont fait le constat que le PS délaissait la cause des sans-papiers et des émigrés légaux. Un militant déclare ainsi : « Moi je défends les droits des immigrés aux élections. C’est loin d’être le cas au Parti socialiste, je suis là pour des valeurs », tandis qu’un autre constate : « Dans la section il n’y a pas beaucoup de Magrébins et c’est un problème ça dans la section. Il y a peu de Noirs, pas de Chinois, ça c’est un manque. Il faut qu’on fasse des contacts avec les associations pour qu’ils rentrent dans le Parti. » Plus généralement, ces militants regrettent que le PS « se saisisse mal de ce sujet important » en « adoptant trop souvent les mêmes idées que ceux [que le Parti] combat ».

Contrairement aux adhérents qui formulent des critiques radicales et dont la participation est faible, ces militants participent activement au sein du PS pour que leurs revendications soient prises en considération. Preuve que l’engagement occupe une place centrale dans leur vie, ils sont également membres de syndicats et/ou d’associations (par exemple d’aide à l’insertion ou d’assistance aux sans-papiers). Ils peuvent aussi, au sein du PS, être membres de groupes de travail ou de commissions thématiques qui stimulent leur intérêt sur certaines questions. Un militant explique ainsi qu’il est membre de « la commission questions sociales et […] participe à la commission émigration à Solferino ». Celui-ci essaie même de proposer des idées, non sans un certain scepticisme quant aux éventuelles répercussions de cet investissement : « J’écris des contributions dans mon coin, c’est un truc pyramidal, comme ça on espère que quelques idées passent, mais après est-ce que c’est retenu ? Y’a autant d’idées que de socialistes, donc forcément je ne suis pas toujours écouté. » Cette focalisation sur un sujet peut être considérée comme une forme de lutte sur enjeu, cristallisant l’attention des militants et accentuant leur motivation à se mobiliser sur ce thème. Si les critiques radicales peuvent être considérées comme des critiques de rupture, elles doivent être appréhendées comme des critiques investies. Leur structuration obéit dès lors à des processus particuliers.

Des militants politisés dont les expériences biographiques croisent l’objet des critiques

Comparativement aux adhérents qui formulent des critiques radicales, les militants qui manifestent des critiques spécifiques sont plus politisés. Ils ont été élevés dans des familles où la politique est un sujet de conversation central. Dès leur plus jeune âge, ils ont appris à s’intéresser aux partis et aux enjeux politiques. Ils ont très rapidement expérimenté des mécanismes d’inculcation des valeurs sociales, politiques, même partisanes. Les processus de socialisation politique sont ici de forte intensité et ne se limitent souvent pas au cadre familial, comme en témoigne l’extrait suivant :

Mon père fait partie du conseil municipal de la ville [sans étiquette] ; j’ai été amené à voir ce monsieur [un ancien ministre aujourd’hui maire de la ville] assez souvent au domicile familial chez moi, donc il y avait beaucoup de discussions politiques et, même si j’étais ado, j’ai un peu baigné là-dedans on va dire. C’est à partir de là que ça a commencé à m’intéresser et puis quand tu t’intéresses tu prends quand même position, surtout quand tu as 15-16 ans, tu ne prends pas ça avec du recul comme à 30 ou 40 ans, tu veux changer le monde. Moi c’était ma façon de m’y intéresser.

Étudiant, 23 ans, master métiers du politique (collaborateur d’élu), engagé depuis 2006, parents fonctionnaires de catégorie A, amis et famille très politisés

Du fait de cette socialisation primaire politisée, ces militants vont avoir tendance à se saisir d’enjeux qu’ils vont reformuler sous un angle politique. Et s’ils accordent une telle importance à certains sujets, c’est en partie parce que leurs trajectoires biographique, professionnelle et militante sont elles-mêmes marquées par ces sujets. Cette homologie entre l’objet de leurs critiques et leurs expériences du monde social est flagrante, comme en témoigne l’extrait suivant :

Q- Pourquoi vous vous intéressez autant à ce thème ?
— Parce que je suis depuis mon enfance avec des migrés.
Q- Vous avez grandi dans un quartier avec beaucoup d’étrangers ?
— Oui, mon premier ami était Anglais, son père était dans l’armée anglaise. Mon quartier était mixte aussi quand je suis petit. Quand j’ai fait mes études j’ai fait connaissance avec des Iraniennes qui étaient pas encore réfugiées politiques, mais après. J’ai fait mes études avec des migrés. J’ai tout le temps rencontré des migrés.

Militant actif, Allemand, 60 ans, engagé au SPD depuis 24 ans et au PS depuis trois ans, retraité, ancien éducateur, parents et amis politisés, actif dans des associations d’aide aux sans-papiers

Nous remarquons ici que le poids de la socialisation primaire et secondaire pèse directement sur l’attention que portent ces militants à un sujet de référence. Ces processus de socialisation favorisent la formulation de critiques spécifiques et investies, car l’objet de ces critiques occupe une place centrale dans le quotidien de ces militants, que ce soit dans le Parti ou à l’extérieur de celui-ci, avec les collègues ou les amis. Ces processus sont fréquents au PS et peuvent être déclinés autour d’autres sujets (par exemple les fonctionnaires qui accordent une place centrale aux questions liées aux services publics ou les collaborateurs d’élus qui se concentrent sur les enjeux électoraux).

Les interactions expérimentées dans le Parti jouent également un rôle majeur. Ces militants doivent lutter pour que leurs critiques spécifiques soient prises en compte. Comme dans le cas des adhérents qui formulent des critiques radicales, les conflits influencent leur investissement. Cependant, alors que dans le cas des adhérents radicaux le conflit conduisait à la marginalisation et au départ, dans ce cas de figure le conflit est accepté. Cela tient en grande partie au fait que ces personnes ont une plus longue expérience au sein du Parti (souvent plus de cinq ans), qu’elles ont déjà expérimenté le conflit (durant des congrès ou des primaires par exemple) et qu’elles jouissent d’une légitimité militante, fondée sur une participation régulière, leur permettant de s’engager sur ces questions. L’observation suivante illustre à la fois les tensions que ces militants expérimentent et comment ils se positionnent dans le Parti :

Au PS c’est très technique, très pragmatique, y’a pas d’utopie, pas vraiment d’espoir, alors moi j’essaie d’apporter des idées, mais forcément ce n’est pas souvent écouté. J’ai entendu des trucs bon…
Q- Comme quoi ?
— Que les immigrés y’en a trop.
Q- Ha oui, même au PS ?
— Ben bien sûr, pendant les réunions même. Ha oui oui ! Ils le pensent en plus. Bon moi je ne trouve pas plus mal qu’ils l’expriment, le pire ça serait qu’ils le pensent mais qu’ils ne l’expriment pas. Mais ils le pensent qu’il y a trop d’émigrés. Et c’est dit par des jeunes et des moins jeunes et ils ne se rendent pas compte.

Militant très actif, 57 ans, engagé depuis 2006, formateur dans un centre d’accueil, bac +3, engagement précoce dans des syndicats étudiants en Tunisie, amis et famille politisés.

Comme dans le cas des adhérents qui formulent des critiques radicales, les relations avec les autres militants occupent donc une place importante dans l’appréhension que se font ces militants de leur parti. Il semblerait cependant que, dans ce cas de figure, les conflits renforcent leurs convictions, ce qui tend à prouver la force des mécanismes de socialisation qu’ils ont expérimentés. Enfin, ce mode de critique spécifique et investie permet à ces militants de percevoir des gratifications symboliques (estime, reconnaissance, amitiés, constitution d’un réseau) et de s’élever dans la hiérarchie de la section lorsque leurs critiques sont entendues et prises en compte, ce qui a pour effet de soutenir leur engagement critique. Comme le souligne Laura Morales, ces rétributions jouent un rôle majeur dans la poursuite de l’engagement : « les incitations sélectives, quelles qu’elles soient, facilitent l’action collective, car elles ont un impact direct sur les bénéfices que les individus percevront au terme du processus » (2009 : 117). Si ces critiques sont principalement ciblées sur le traitement d’un problème social ou politique (ou les deux), celles exprimées par les dirigeants socialistes sont à la fois plus variées et plus stratégiques.

Les critiques élitaires

Des critiques descendantes, focalisées sur les pratiques des militants

En occupant des fonctions de direction, ces dirigeants de section profitent des ressources dont ils disposent et de leur position dans l’institution pour émettre, souvent publiquement, des critiques qui leur permettent de réaffirmer leur place dans la hiérarchie partisane. Ces dirigeants peuvent être membre du bureau de la section, président d’une commission, conseiller municipal, trésorier ou secrétaire de section. Leurs critiques se concentrent principalement sur les militants qu’ils doivent gérer et, de manière plus virulente encore, sur les nouveaux adhérents qui ne connaissent pas encore les codes et la culture du Parti. Un dirigeant déclare ainsi : « Moi, avant de m’engager au PS, je connaissais l’histoire politique du Parti socialiste de 1905 à aujourd’hui. Je connais les grandes lignes, les scissions, les congrès, comment ça se passe, tout ça je maîtrise, mais les gens ils viennent et non ils ne connaissent pas. Ils n’ont pas la culture. » Ce type de discours est extrêmement fréquent chez les dirigeants socialistes et marque un décalage profond entre deux « habitus militants[4] » : celui de dirigeants extrêmement politisés, très engagés, profondément dévoués à l’institution qu’ils représentent localement, face à des adhérents peu actifs, distants, moins politisés et qui ne maîtrisent donc pas les références partisanes du PS. Un autre dirigeant juge d’ailleurs que ces nouveaux membres ne sont « pas des militants », mais « des cotisants ». Ces dirigeants doivent donc régulièrement gérer l’intégration de nouveaux membres tout en sachant que, dans la majorité des cas, ces adhérents ne resteront pas dans le Parti ou qu’ils ne participeront pas à ses actions. Les dirigeants des sections regrettent ainsi que les nouveaux arrivants se démobilisent rapidement lorsqu’ils sont déçus de ne pas parvenir à faire entendre leur voix au sein du Parti. Ces constats engendrent des frustrations chez ces dirigeants et une critique violente de ces pratiques, comme le fait ressortir l’extrait suivant :

Aujourd’hui les gens adhèrent et puis voilà, ça s’arrête là. Ils ne bossent pas, ils ne participent à rien. Même quand je leur explique « vous avez cinq minutes ? On prend ! » et on est dans un parti qui devient un lieu de consommation. Les gens sont spectateurs, les gens ils veulent un service, on est là considéré comme un service. Tu leur demandes quelque chose, ils t’envoient chier parce que tu leur demandes quelque chose. Voilà, c’est ça la difficulté aujourd’hui. C’est pour ça que dans le syndicalisme on disait qu’il faut un syndicalisme de masse parce que sinon on faisait rien. Et nous au PS on doit faire la même chose. Il faut faire des adhérents pour pouvoir faire des militants, mais comment ? […] Au PS on n’a pas suffisamment de militants, de vrais militants j’entends. Les gens ils viennent te voir comme pour les syndicats, en attendant quelque chose de toi. »

Trésorier, engagé depuis 1977, employé municipal, niveau bac, amis et famille militants

Cette vision selon laquelle le Parti serait utilisé à des fins utilitaristes est particulièrement mal vue chez ces dirigeants pour qui une organisation politique est un « lieu et un moyen de combat », mais également « une espèce de vivre ensemble », ce qui tend à rejoindre l’analyse des partis politiques comme espaces de socialisation. Mais ces interactions avec les membres peuvent également être houleuses et ces dirigeants doivent donc gérer l’indiscipline partisane, leurs opposants, les frustrations et les ambitions des militants. Confrontés à des nouveaux membres qui ne connaissent ni les codes, ni les règles du jeu politique intra-partisan, ces dirigeants critiquent également les formes de participation de ces adhérents :

Moi je vois mal quelqu’un, dans les nouvelles générations, renouveler ceux qui sont arrivés il y a 15 ou 20 ans. Parce que ce sont des gens qui au début sont « tout feu tout flammes », mais pour qui ça va jamais assez vite. Mais moi je leur explique chaque fois qu’un parti c’est une machine, une force d’inertie, et qu’au PS on ne fera pas la révolution en une convention. Ils abandonnent trop vite.

Membre du bureau de la section parisienne, 57 ans, enseignant agrégé, bac +5, amis militants, famille politisée

À ces critiques descendantes formulées à l’égard des membres s’ajoutent des critiques sur l’absence de moyens dont disposent les sections. Du fait de leurs responsabilités dans l’institution, les dirigeants sont les seuls à formuler ces critiques. Selon eux, « l’organisation bon c’est toujours chiant parce qu’il te manque des trucs, les tracts, les affiches, bon des fois le Parti nous laisse vraiment dans la nature ». Enfin, les dirigeants formulent aussi des discours autocritiques sur l’influence des sections qu’ils dirigent, comme en témoigne l’extrait suivant :

Ha mais moi je refuse d’être naïf, non il ne faut pas déconner ! Si une section arrive à faire remonter une idée tous les cinq ans, c’est miraculeux déjà. C’est descendant, bon j’ai arrêté de gueuler contre ça parce que ça sert à rien de se fatiguer, c’est les leaders [nationaux] qui font ça.

Membre du bureau de la section parisienne, engagé depuis 2003, ingénieur, bac +8, parents militants communistes, amis militants

Cette autocritique de l’influence du travail militant ne freine cependant pas leur participation. Plus encore que les membres du Parti formulant des critiques spécifiques, ces dirigeants sont avant tout des militants très actifs, quels que soient les sujets sur lesquels se mobilise le PS. Ils participent presque systématiquement à toutes les actions qu’ils organisent (distribution de tracts, porte-à-porte, manifestations, réunions-débats, etc.). Surtout, grâce à leur position dans le Parti et à leur légitimité militante, ce sont les seuls à pouvoir formuler des critiques publiquement à l’encontre de leurs militants, principalement lorsque la participation devient trop faible dans la section. L’observation suivante résume comment les dirigeants utilisent la critique pour stimuler leurs membres :

Un soir de réunion, huit militants se sont réunis dans le petit local de la section. La campagne électorale a commencé depuis plus de trois semaines et Thierry, le trésorier, organise les activités de distribution pour les semaines à venir. Un militant doit se porter volontaire pour chaque jour de tractage, mais ce soir-là personne ne se propose. Marc, le secrétaire de section, prend alors la parole : « Non ce n’est pas possible là, on tourne sur les activités à quatre ou cinq, toujours les mêmes. C’est pas normal que Lucienne à 70 ans soit plus là que d’autres ! » Un militant explique alors qu’il ne peut pas participer parce qu’il travaille. Thierry lui répond alors assez violemment : « Mais attends, tu crois qu’on ne bosse pas nous ? Sinon on reste tous chez nous et on laisse tomber voilà… mais là on est quatre, regarde sur le planning [il montre le planning], toujours les mêmes, moi, Marc, Ludovic et Caroline. »

En insistant sur la faible participation des militants, en les culpabilisant, en comparant leur engagement avec ceux qui s’investissent davantage, les dirigeants affichent un double objectif : d’une part, marquer leur position par le don de soi et leur excellence militante et, d’autre part, stimuler leurs adhérents par la critique. Cette stratégie est parfois risquée puisque, comme l’explique Thierry au cours de notre entretien, « Il faut leur rentrer dedans [aux militants] pour les bouger, mais pas trop non plus parce que sinon tu les froisses. » Les critiques des dirigeants ne se limitent donc pas à des discours ; elles doivent être également considérées comme un moyen de diriger les sections, d’afficher sa légitimité et d’affirmer sa position dans le Parti.

Il ressort donc que les critiques élitaires sont des critiques de domination. Elles visent, en partie, à reproduire la hiérarchie des sections et à en assurer le bon fonctionnement. Comme les critiques précédentes, elles se forment au croisement des socialisations primaire et secondaire et des expériences vécues dans les sections.

Des « êtres d’institution » dont les interactions intenses stimulent la formation des critiques élitaires

Les critiques élitaires reposent sur une socialisation politique extrêmement intense. En ayant grandi dans des familles où la politique et l’engagement jouaient un rôle central, ces dirigeants critiques ont intériorisé des croyances, des savoirs, y compris même un savoir-faire militant, dont beaucoup d’autres membres ne disposent pas (principalement ceux qui formulent des critiques radicales, comme nous l’avons vu). Leurs parents étaient eux-mêmes souvent militants et occupaient parfois un poste de responsabilité dans une organisation politique ou syndicale. Par exemple, le père d’un dirigeant était responsable national à la Confédération française démocratique du travail (CFDT), tandis que les parents d’un autre, anciens militants communistes, étaient « proches du bureau » du Parti communiste français (PCF) qu’ils ont d’ailleurs quitté « à cause de dissonances avec la ligne du Parti ». Les discussions politiques « étaient très fréquentes » au sein de ces familles, tout comme la participation à des actions partisanes lorsque leurs parents étaient membres d’une institution politique. La famille joue donc un rôle central dans la construction de leur identité militante. Tous ont également fait l’expérience très jeune, particulièrement durant leurs années de lycée, de discussions politiques. Ils ont souvent vécu des événements politiques ayant consolidé leur engagement, mais vis-à-vis desquels ils formulent des retours critiques : mai 1968 – « on n’a pas été à la hauteur des espérances » ; 1981 et l’élection de François Mitterrand – « on a beaucoup déçu » ; 2002 et le choc du 21 avril avec la présence de l’extrême droite au second tour de l’élection présidentielle – « on peut s’en prendre qu’à nous, on n’a pas fait de campagne au premier tour ». Leur trajectoire ascendante au sein du Parti s’explique par la détention de capitaux culturels et sociaux élevés (diplôme, réseaux, soutiens, etc.) et/ou par un investissement militant ancien, souvent plus de dix ans.

Si la socialisation primaire participe à la construction de leur intérêt pour la politique – y compris partisane –, c’est durant leur socialisation secondaire que se structurent leurs critiques élitaires, principalement du fait de l’accès à une position dominante dans le Parti, d’expériences militantes conflictuelles et d’interactions stimulantes entre dirigeants. L’accès à des postes de responsabilité fait basculer à la fois leur conception de l’engagement – qui devient d’après eux plus « managérial[5] » – et le regard qu’ils portent sur les autres membres : « ce ne sont plus seulement des camarades, ce sont des militants qu’il faut gérer », explique ainsi un dirigeant. En devenant les représentants du Parti à l’échelle locale, ils ont dû apprendre à gérer les demandes, les tensions, les conflits entre militants et les critiques qui leur étaient adressées. C’est également en organisant des réunions, des campagnes électorales, des primaires, qu’ils ont dû faire face à la désaffection, à l’indiscipline partisane, au désengagement militant et à l’absence de moyens – matériaux et humains. Ces expériences participent de la formation des critiques élitaires en focalisant l’attention des dirigeants sur les problèmes liés à la gestion des militants et des sections.

Les critiques élitaires sont également entretenues par des interactions très soutenues entre dirigeants. Après chaque assemblée générale, l’équipe du bureau de la section parisienne se retrouve dans un restaurant proche de la salle où se déroulent les réunions. Ces dîners, dont les membres des positions hiérarchiques plus basses sont exclus (puisque soit ils ne connaissent pas l’existence de ces repas, soit ils n’y sont pas conviés), sont un lieu de socialisation intense que l’on pourrait apparenter à un club, selon l’analyse proposée par Loïc Blondiaux (1988). Ces rencontres permettent également de tisser un réseau où les membres de l’élite de la section échangent sur l’état de cette dernière, les tensions, le fonctionnement des commissions, des comités de section, etc. Un dirigeant illustre ainsi ces rencontres entre dirigeants : « je bouffe deux fois par mois avec [le maire] pour évoquer les problèmes de la section », tandis qu’un autre souligne qu’il est « ami avec plusieurs membres du bureau de la section ». C’est au cours de ces interactions que s’élaborent les critiques stratégiques envers les adversaires, contre l’organisation centrale ou contre certains courants du Parti.

Si les critiques élitaires sont des critiques de domination, c’est partiellement parce qu’elles sont formulées par les membres d’un groupe établi et institué au sein du Parti. Si nous nous rattachons à la définition de Bourdieu (1984) sur la constitution des groupes sociaux, les critiques élitaires semblent être les seules qui soient formulées par les membres d’un groupe organisé et mobilisé. En effet, les dirigeants forment un groupe social relativement homogène, avec à leur tête des porte-parole qui s’expriment à la fois « au nom du Parti » et au « nom de l’équipe dirigeante ». Ces dirigeants, et les critiques qu’ils formulent, mettent donc en scène ce qu’Eliasoph (2010) nomme un « style de groupe » qui dévoile des manières spécifiques – et collectivement élaborées – d’appréhender la gestion des sections et des militants, y compris par la critique. À l’inverse, les critiques radicales sont formulées par les membres ayant le moins de chances de s’organiser en groupe, principalement du fait de leur absence de relations dans le Parti, tandis que les militants qui formulent des critiques spécifiques tendraient plutôt à former des sous-groupes indépendants les uns des autres, chacun focalisé sur un enjeu central, en lien avec les propriétés sociales de ses membres (enseignants, collaborateurs d’élus, retraités, etc.).

Le tableau 1 résume les principales caractéristiques des trois idéaux-types proposés. Ce tableau montre que ces trois types de critiques correspondent à des profils de militants différents chez qui les processus de socialisation politique ne s’opèrent pas avec la même intensité et n’obéissent pas aux mêmes dynamiques relationnelles au sein des sections. Ces processus de socialisation, conjointement avec d’autres variables (rétributions, position occupée dans la section, expérience militante), ne jouent pas un rôle déterminant seulement dans la structuration des critiques, mais également dans la construction du rapport à l’institution de ces militants critiques.

Tableau 1

Caractéristiques des trois idéaux-types de critiques militantes

Caractéristiques des trois idéaux-types de critiques militantes

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Des critiques militantes qui participent à la formation de rapports critiques à l’institution

Les processus de socialisation politique que nous avons décrits semblent donc jouer un rôle majeur dans la formation de dispositions critiques chez les militants socialistes. Ces dispositions ne conduisent pas seulement ces individus à formuler des jugements dépréciatifs contre l’institution, elles participent également à la construction d’un rapport à l’institution particulier qui varie en fonction du type de critique formulée. La socialisation tend en particulier à transformer les croyances en l’institution. Si de telles croyances sont en quelque sorte le ciment de l’engagement militant, leur affaiblissement peut conduire à l’exit. Jacques Lagroye souligne d’ailleurs que « ce que l’on appelle parfois une sortie sur la pointe des pieds » traduit la disparition de l’illusio, c’est-à-dire des croyances qui permettent de maintenir la foi en l’investissement partisan (2009 : 161). Lorsque les critiques deviennent trop intenses et fragilisent la vision que se font les militants de leur parti, il en résulte que c’est tout le rapport à l’institution qui s’en trouve affecté.

La force des critiques radicales, directement liée à l’expérience du conflit et/ou à l’absence d’amitiés au sein du Parti, entraîne des processus de distanciation progressifs et le renforcement d’un rapport vindicatif et tendu à l’égard de l’institution partisane. Fragilisé par l’intensification de leurs critiques radicales, l’engagement de ces adhérents ne tient souvent qu’à un fil (par exemple à la volonté de faire gagner le Parti lors d’une campagne électorale ou à l’espérance de percevoir des gratifications symboliques et matérielles). Leur participation, déjà faible, devient de plus en plus incertaine. Lorsque nous interrogeons une adhérente sur l’orientation qu’elle compte donner à son engagement, elle répond : « Honnêtement je ne sais pas. Je ne sais même plus vraiment pourquoi je devrais y aller. » Les critiques radicales conduisent à un brouillage des croyances militantes. Un adhérent en situation de rupture partisane écrit qu’il « ne souhaite plus faire partie d’un parti qui a suscité tant d’espoir et qui a véhiculé aux yeux de tous tant de haine, tant de querelles inutiles ». Ainsi, de moins en moins stimulés par leurs interactions au sein de la section, de plus en plus encouragés à la critique en dehors de l’institution, influencés par les jugements négatifs qu’ils entendent et que leurs dispositions militantes trop faibles ne parviennent pas à atténuer, ces adhérents remettent en cause leur engagement et développent un rapport au Parti extrêmement tendu, souvent violent, qui conduit généralement au désengagement. Les critiques radicales sont donc l’expression d’un rapport à l’institution conflictuel et de rupture. Dans le prolongement des analyses de Jacques Ion (1997, 2001) sur « la fin des militants », nous constatons que ces adhérents développent une forme d’engagement individualisé, distant et éphémère.

Les militants formulant des critiques spécifiques sont également virulents contre une dimension de l’institution, mais contrairement aux adhérents radicaux, leur politisation est trop forte pour conduire à l’exit. S’ils ne critiquent que rarement publiquement le Parti, ils n’hésitent pas à s’investir dans l’organisation pour influencer la dimension du Parti qui leur déplaît. Leur rapport à l’institution s’en trouve donc marqué, puisqu’ils ont une approche vindicative mais loyale du Parti. La critique spécifique devient alors un moyen de défendre sa cause. Rejetant le principe de la discipline par le mutisme, un jeune militant soutient ainsi que les membres du Parti doivent critiquer l’institution pour la faire évoluer : « Je pense que la critique doit être beaucoup plus libre, si quelqu’un a une critique à faire, qu’il la fasse quoi, comme ça on bouge les choses. » Ces personnes sont prises dans une économie des critiques où l’équilibre est toujours fragile entre une surabondance de celles-ci et un fonctionnement pacifié et efficace électoralement. Un militant expose cet équilibre, qui s’apparente à ses yeux à un paradoxe :

D’un côté, tu vois, on s’en fout plein sur la gueule, on se critique, on s’oppose, on défend des trucs contre d’autres et ça c’est vital. Ça c’est la démocratie du Parti et je la défendrai toujours. Je ne veux surtout pas d’un truc comme l’UMP (Union pour un mouvement populaire), où Sarko est désigné à 92 % pour être candidat. En même temps, ça nous pénalise ces combats, les attaques et les critiques. On apparaît divisés. Ce qu’il faut, des périodes de débats où on se dit les choses cash, mais après on avance unis. »

Militant, 26 ans, engagé depuis 2008, étudiant bac +5, parents adhérents, participation régulière

Ces militants défendent donc l’usage de la critique. Pour autant, cette défense ne tient pas seulement à leur volonté de garantir la liberté d’expression dans le Parti ; en effet, eux aussi sont des militants critiques et renoncer à cette dimension en supprimant la démocratie interne du PS reviendrait à amputer leur militantisme et leur rapport à l’institution d’une dimension essentielle : leur aspect contestataire. En étudiant la socialisation politique de ces individus, il ressort donc que leur rapport à l’institution se construit au croisement de leur attachement au Parti et de leurs revendications qui s’appuient sur des interactions intenses avec des individus qui partagent leurs attentes. Les critiques spécifiques sont donc l’expression d’un rapport subversif mais loyal à l’égard de l’institution. S’ils s’engagent régulièrement contre un aspect du Parti, ces militants partagent également une « identité collective » (Melluci, 1995 ; Jasper et Poletta, 2001) socialiste qui sert de « motif, cadre, ressource et produit de l’engagement » (Cefaï, 2007 : 502).

Enfin, chez les dirigeants formulant des critiques élitaires, c’est la domination militante qui est au coeur du rapport à l’institution. Les dirigeants des sections entretiennent un rapport intense à l’institution basé sur la domination militante qu’ils exercent afin de conserver leur position dans le Parti. Ce rapport de domination est le produit d’un travail constant qu’il « leur faut travailler directement, quotidiennement, personnellement, [afin de] produire et reproduire les conditions toujours incertaines de la domination » (Bourdieu, 1976 : 7). Mais ces dirigeants doivent également trouver un juste milieu entre autorisation de la parole critique des militants et discipline partisane, comme en témoigne l’extrait suivant :

Il faut laisser parler, laisser les gens s’exprimer, mais attention, moi je suis le roi du verrouillage, si ça part en couille je sais verrouiller. Tant qu’il y a pas les « ségolenistes », c’est pacifié, on verrouille rien. Parce que, quand ils sont là, c’est des enfoirés, donc on change un peu. Ils vont te faire chier sur la trésorerie par exemple. L’autre jour, moi il m’a fait chier ; j’ai cru que j’allais le tuer parce que pendant ce temps on ne parle pas de la campagne.

Trésorier, engagé depuis 1977, employé municipal, niveau bac, amis et famille militants

Cette forme de domination s’explique à la fois par la volonté de préserver leur position dans le Parti et par la relation quasi-fusionnelle qu’ils entretiennent avec le PS. L’implication, le dévouement, la fréquentation continue de l’institution ont fait de ces individus des relais perpétuels de l’institution. Un dirigeant explique ainsi qu’il a parfois l’impression que « le Parti [le] bouffe », preuve de l’omniprésence de l’institution dans sa vie, tandis qu’un autre admet ne jamais réussir à quitter son rôle de militant et de représentant du Parti :

Des fois on va dîner chez des amis et je me promets de ne pas la ramener, de pas parler du Parti, mais c’est plus fort que moi. Ma femme me dit : « putain, mais arrête », mais j’y peux rien. En plus, souvent quand les gens savent que tu es militant, les gens viennent te parler, donc je ne peux pas ne pas essayer de les convaincre.

Membre du bureau de la section de petite couronne parisienne, 37 ans, bac +5, informaticien, amis et famille militants

Leur rapport à l’institution est donc extrêmement intense, y compris à l’extérieur du Parti. Le poids de la socialisation politique semble ici particulièrement fort. Malgré les conflits, les luttes de position et la gestion souvent chaotique des sections, ces dirigeants restent au service de leur Parti. S’ils produisent des critiques de domination, c’est également pour assurer le fonctionnement de la section. En cela, ces pratiques critiques de domination ne sont pas éloignées des stratégies développées par les cadres du PCF afin de parvenir à l’encadrement des pratiques militantes (Mischi, 2010).

Conclusion

Nous avons essayé de pointer quels liens pouvaient être faits entre les processus de socialisation politique et la formation de points de vue critiques parmi les militants socialistes. Ces processus conduisent à des critiques différentes en fonction des milieux d’appartenance, des interactions, des expériences vécues, des positions occupées et des rétributions perçues par les militants. Les rapports à l’institution critiques ne sont donc pas seulement le fruit d’une réflexion politique plus ou moins élaborée, mais également le résultat de mécanismes sociaux intériorisés, parfois contraints, qui structurent des dispositions critiques. L’étude des critiques militantes fait donc ressortir un triple enseignement qui peut être généralisé à l’étude des institutions politiques et des pratiques militantes.

Premièrement, les critiques militantes ne sont pas toutes des critiques politiques au sens noble du terme. Les critiques sur les idées et les orientations du Parti existent (elles sont souvent l’apanage des membres dont le capital social, culturel et militant est le plus élevé), mais la majorité des critiques sont d’abord sociales, au sens où elles sont structurées par les processus de socialisation politique. En d’autres termes, il existe une inégalité face à la critique, car les membres rejetés à la marge du Parti et qui appartiennent à des milieux peu politisés, situés au bas de la hiérarchie sociale comparativement à leurs camarades, sont également ceux dont les critiques sont les moins construites politiquement. Par ailleurs, en dehors des périodes de primaires ou de congrès – c’est-à-dire le plus souvent –, les critiques programmatiques sont rares puisque les militants se concentrent sur des problèmes plus proches de leurs préoccupations directes (critiques de leurs camarades, des dirigeants, des conflits, etc.). À la fois objet et moyen de recherche, l’étude des processus de socialisation politique permet d’observer que les critiques militantes sont le miroir déformant des propriétés sociales des individus. Deuxièmement, les critiques militantes traduisent des pratiques et des rapports différents à l’institution. Étudier les critiques partisanes et les pratiques contestataires permet de concevoir l’engagement politique comme un processus non linéaire, parfois fragile, dépendant de différents mécanismes sociaux ayant des effets différents sur les membres en fonction de leur socialisation politique et de leurs trajectoires militantes. Enfin, l’étude des critiques militantes par les processus de socialisation permet de réfléchir plus généralement aux formes que prennent l’indiscipline partisane, les mécanismes de résistance à l’institution, les rapports de domination ou encore les processus de désengagement dans les partis politiques qui ont mis en place des processus de démocratisation interne et des dispositifs participatifs pour leurs militants. La virulence de certaines critiques fait donc apparaître une difficulté organisationnelle que doivent gérer ces partis. Ces derniers sont contraints d’accepter les critiques afin de garantir la légitimité démocratique du parti tout en parvenant à les contenir pour qu’elles ne mettent pas en danger le fonctionnement de l’institution.