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La question du lien entre technologie et stratégie militaire n’a rien de nouveau et on peut, par exemple, compter de nombreuses études sur la création d’Internet (ou plus spécifiquement d’ARPANET) dans le contexte de la guerre froide, puis sur son adaptation graduelle à la vie civile (Salus, 1995 ; Poole et al., 1999). Contrairement à Internet, les jeux vidéo ont d’abord été développés par le privé, avant d’être rapidement récupérés par le Pentagone. Cet article porte sur un des nombreux liens entre l’Armée américaine et les technologies de communication, plus spécifiquement sur les différentes utilisations par le Pentagone des jeux vidéo de tir à la première personne (nous retiendrons l’acronyme anglais FPS pour first-person shooter, plus courant auprès des joueurs de ce type de jeu). Notre objectif est de combiner, pour la première fois, l’étude du sens dans les FPS à thème militaire, mais aussi des effets (psychologiques et cognitifs) de ces jeux. Suivant cette approche, nous pensons être en mesure de démontrer la double utilité de ces jeux pour le Pentagone : à la fois outils efficaces pour projeter une image positive et structure d’entraînement simultanément civil et militaire.

Les jeux de tir à la première personne font partie de l’univers vidéoludique depuis maintenant vingt ans (McKay, 2003). D’abord le jeu Wolfenstein 3-D (1992) développe l’interface des FPS, notamment en projetant sur l’écran le point de vue du personnage. Doom (1993) va rapidement perfectionner l’interaction avec le monde virtuel et les techniques de récits, et véritablement populariser le genre (Dillon, 2011). Doom est aussi un des premiers jeux multijoueurs en ligne, dimension particulièrement intéressante pour le Pentagone qui commence à y voir un potentiel formateur (Lenoir et Lowood, 2005). En 1996, le général américain Charles C. Krulak (1997) est chargé de créer un jeu de guerre ayant comme objectif d’améliorer les habiletés décisionnelles, « particulièrement quand les occasions et le temps d’entraînement sont limités[1] ». Son équipe modifie Doom pour simuler « le positionnement sur le champ de bataille, les dynamiques de support dans l’escouade, l’optimisation des étapes d’une attaque, la gestion des munitions et la chaîne de commandement » (ibid.). Cette version modifiée par l’Armée sera intégrée au deuxième opus de la série, Doom II (1995), renforçant ainsi la perméabilité des univers des développeurs civils des jeux vidéo et des programmeurs spécialistes de simulation militaire du Pentagone.

Après la première guerre du Golfe (1990), toutes les branches de l’Armée américaine se rendent compte des « nouvelles possibilités spectaculaires inhérentes à la révolution technologico-militaire » (Jablonsky, 1994). Cette « révolution dans les affaires militaires » (RAM) constitue « une avancée fondamentale dans la technologie, la doctrine et l’organisation qui rendent obsolètes les manières de faire la guerre aujourd’hui » (Mazarr et al., 1993 : 16). Le recours aux « armes de précision téléguidées, aux systèmes de détection et de ciblage et aux plateformes de commandement sur le champ de bataille » (Blackwell et al., 1991 : 21) nécessite une utilisation experte des technologies de communication dans l’exercice de la guerre (Odom, 1993 ; Sloan, 2000). Pour implanter la RAM, les stratèges américains cherchent à encourager une intégration de toute la structure militaire depuis le soldat sur le terrain jusqu’aux capacités de frappes par avions-drones, qui exigent un entraînement et une formation complexes (Franks, 1993) dans lesquels les jeux vidéo sont appelés à prendre une grande importance (Der Derian, 2000).

En cartographiant un très large réseau combinant le complexe militaro-industriel et celui du divertissement médiatique, Timothy Lenoir (2000) et Matthew Thomson (2009) s’interrogent tous les deux sur la relation entre l’industrie du divertissement et l’armée. James Der Derian aborde pour sa part cette question (2000 ; 2001) à travers l’idée d’un « Military Industrial Media Entertainment Network » (MIME-Net). La représentation d’une guerre et d’une armée virtuelle et vertueuse est pour lui directement le fruit d’une relation devenue symbiotique entre les développeurs de jeux vidéo[2] et le Pentagone. Il en conclut que les médias, les technologies de communication et la simulation créent une représentation manipulée de la guerre et, par association, de l’armée (Der Derian, 2000 : 772). Cette réalité virtuelle de la guerre semble réelle car elle retransmet, souvent en direct, des images de champs de bataille ou de conflits lointains. Cette guerre est également virtuelle, car elle est manipulée et projetée par les grands médias. Elle est finalement vertueuse, puisqu’elle projette l’image d’un monde dans lequel le gouvernement américain fait face à une multitude de menaces, qui ne peuvent en apparence être contrées que par l’Armée américaine. Ainsi résolument placé au croisement entre réalité, virtualité et technologie, le MIME-Net de Der Derian constitue depuis plus de dix ans un point de départ pour les deux écoles qui étudient les liens entre le Pentagone et l’industrie des jeux vidéo.

La principale école se penche particulièrement sur les scénarios et les dialogues des jeux pour étudier le monde virtuel qui y est représenté. Ces « narratologues » proviennent majoritairement des études cinématographiques, les premières à véritablement s’intéresser aux jeux vidéo comme nouveau médium visuel, compatible avec les techniques narratives d’analyse du cinéma (Simons, 2007). La théorie des jeux vidéo a donc initialement été élaborée par des chercheurs formés à l’analyse cinématographique (Perron et Wolf, 2003 ; 2008 ; Wardrip-Fruin et Harrigan, 2004). Pour leur part, les « ludologues » considèrent que la dimension interactive du médium ne peut pas être efficacement mise en évidence par la seule narration. Inspirés des théories des jeux (game theories), ils font la proposition suivante : le récit du jeu vidéo se trouve dans le scénario, mais aussi dans une trame narrative évolutive, dans laquelle le joueur a la perception que ses choix influencent le déroulement de l’aventure (Nieborg, 2004 ; Simons, 2007 ; Sisler, 2008).

Malgré les distinctions entre ces deux écoles, toutes deux en viennent par contre à une même finalité : étudier la représentation de la guerre virtuelle et vertueuse à travers le récit. Nous appellerons donc approche « narrato-ludologique » les recherches sur le sens dans les jeux vidéo. Mais les jeux vidéo sont plus que des porteurs de sens ; les joueurs acquièrent toute une panoplie d’effets mesurables – sur leur mémoire, leurs réflexes, leur sensibilité à la violence, et bien d’autres – qui rendent ces jeux particulièrement compatibles avec les objectifs de la RAM, effets que la littérature actuelle en science politique peine à mettre en évidence.

Selon l’hypothèse retenue, l’analyse cybernétique des jeux FPS, c’est-à-dire l’étude des différentes conséquences psychologiques et physiologiques liées à l’interaction entre le joueur et sa machine, révèle une multitude d’éléments qui facilitent l’entraînement et l’acculturation des nouvelles recrues de l’Armée américaine. En collaborant étroitement avec les développeurs de jeux vidéo, le Pentagone a contribué à créer un médium qui remplit plus qu’un rôle de divertissement. Des millions de joueurs reçoivent chaque jour un entraînement qui les prépare au champ de bataille moderne. Le Pentagone[3] bénéficie donc d’une bonne publicité à travers le monde virtuel des jeux FPS, mais aussi d’un véritable outil d’entraînement et de conditionnement de recrues potentielles. L’objectif de cet article est de démontrer qu’en combinant les approches narrato-ludologique et cybernétique à l’étude des jeux vidéo, les politologues seront en mesure de dresser le portrait le plus complet de l’intérêt de l’Armée américaine pour cette technologie de communication.

Recrutement et jeux FPS

Avec le développement d’un médium interactif et captivant comme le jeu vidéo, il n’est plus question de se limiter à raconter et à montrer la guerre ; le joueur veut la vivre et le Pentagone est prêt à apposer son sceau d’authenticité sur l’expérience. L’approche narrato-ludologique permet de dresser le portrait fascinant d’une représentation de la guerre dans les jeux FPS apte à faciliter les efforts de l’Armée américaine pour amener de nouvelles recrues à s’enrôler suivant deux éléments distincts.

L’intérêt d’une représentation simpliste de la guerre

François Debrix défend l’idée que « la culture populaire ne fait que transmettre au public des ‘explications préfabriquées’, des ‘représentations cartographiques’ et des ‘systèmes de visualisation du monde qui nous entoure’ » (cité par Gagnon, 2010 : 6). Les médias de masse cherchent ainsi à générer « du sens et des valeurs en rendant plus sensationnel et plus spectaculaire le monde géopolitique » par l’exploitation d’un langage et d’un imaginaire visuel « de peur, de danger et de destruction » (Debrix, 2005 : 14). Cette « géopolitique de tabloïde » vient renforcer l’idée, auprès du public, que les problèmes géopolitiques ne peuvent qu’être résolus par des moyens militaires (ibid. : 15).

Pour Frédérick Gagnon, la représentation des enjeux géopolitiques dans les deux premiers chapitres de la série Call of Duty : Modern Warfare vient parfaitement illustrer la proposition de Debrix. On y utilise une trame narrative neoconservative dans laquelle des menaces majeures planent sur les Américains. La « géopolitique de tabloïde » constitue un bassin fertile pour de tels scénarios dans lesquels, par exemple, Washington peut être ravagée et occupée par une puissance étrangère. Le protagoniste est toujours un acteur qui se bat pour des objectifs précis, contre des ennemis clairement définis. Les finalités sont toujours les mêmes : ce n’est que l’Armée qui peut protéger la population contre des ennemis aussi impitoyables et puissants qu’ils sont inconnus.

Même les scénarios de jeux portant sur des conflits passés se rapportent directement aux conflits contemporains (Penney, 2010 : 191). Dans le jeu Call of Duty : Black-ops (2010), certains des événements marquants de la guerre froide – l’invasion de la baie des Cochons, la guerre du Vietnam et la crise des missiles de Cuba notamment – ne constituent que la face visible d’une conspiration beaucoup plus dangereuse impliquant une arme bactériologique dévastatrice développée par un chercheur nazi, réfugié dans une gigantesque base sous-marine au large de Cuba. Ici, le réalisme du scénario est délaissé au profit d’une réécriture de l’histoire militaire et diplomatique américaine.

La représentation du soldat est pour sa part digne des superproductions cinématographiques américaines : héroïque, mais hautement stéréotypée. Bien qu’il existe un bon nombre de femmes qui jouent à ce type de jeu, et de nombreux « clans de jeu » uniquement féminins (Bryce et Rutter, 2006 ; Taylor, 2006), l’univers narratif des FPS est résolument masculin (Lafrance, 2006 ; Mäyrä, 2008). Par ses capacités physiques et sa presque invulnérabilité, le soldat est présenté comme un véritable Rambo (Gagnon, 2010), embarqué dans des situations de vie et de mort (Boggs et Pollard, 2007), et il est indéniable que la recette fonctionne pour des jeunes hommes à la recherche de figures masculines fortes (Mäyrä, 2008).

Les ennemis sont généralement désignés comme « terroristes », avec des traits résolument moyen-orientaux et des accessoires tels que le keffieh. Dans le jeu Medal of Honor : Danger Close (2010), l’Afghanistan est présenté comme un territoire peuplé uniquement par des talibans « sauvages », des « guerriers peu civilisés ». Martjin Van Zwieten (2011) voit, dans ce genre de simplification, une sanction de la guerre à la terreur. Il est certain que les joueurs qui répètent sans cesse des missions inscrites dans un tel univers simpliste, dangereux et spectaculaire deviennent des candidats intéressants pour les recruteurs de l’Armée américaine, et l’étude d’aucun autre jeu FPS ne peut mieux illustrer cet intérêt qu’America’s Army (1992), un sujet récurrent chez les auteurs narrato-ludologues, et pour cause. Le Pentagone développe, distribue et finance depuis 2002 ce jeu gratuit, accessible à tous, et dont les missions sont inspirées d’opérations militaires américaines contemporaines. Décrit par le Pentagone comme un « outil de communication stratégique » (Davis, 2004), l’Office of Economic and Manpower Analysis (bureau responsable de ce jeu) présente ce genre d’outil comme un moyen « d’influencer les attitudes et les comportements par des stratégies de communication » (Office of the Under Secretary of Defense, 2004 : 11). David Nieborg (2004) ne mâche pas ses mots : America’s Army constitue une opération de propagande du Pentagone visant le public américain.

Cette conclusion, partagée par Carrie McLeroy (2008) et Mark B. Salter (2011), se fonde sur plusieurs éléments soulevés précédemment, à savoir : le jeu repose sur une simplification des enjeux géostratégiques contemporains et de leurs racines historiques ainsi que sur les motivations des États et des autres acteurs impliqués dans le scénario. Et l’image de la guerre présentée par ce jeu n’est pas repoussante pour les nouvelles recrues de l’Armée américaine. L’American Civil Liberties Union (ACLU) le confirmera en 2008, notant dans une étude que 60 % des nouvelles recrues jouaient à ce jeu sur une base presque quotidienne et que 4 % des recrues s’étaient enrôlées uniquement à cause d’America’s Army.

Différents degrés de réalisme et d’authenticité

Les prétentions de réalisme lors des campagnes de marketing de jeux vidéo ne sont pas récentes (Genvo, 2009 : 39) et chaque nouvelle production est vantée comme étant la plus réaliste et la plus authentique. Dans la prochaine partie de notre exposé, nous allons voir comment les narrato-ludologues en sont venus à démontrer, d’une part, à quel point l’image du champ de bataille est manipulée dans les jeux FPS et, d’autre part, combien la trame narrative renforce l’idée selon laquelle les stratégies militaires américaines sont infaillibles.

Réalisme graphique et mirage technologique

Selon Matthew Thomson (2008), le réalisme (visuel et auditif) du jeu tient aux « aspects graphiques, fonctionnels et photoréalistes associés à la représentation du combat ». Dans son analyse de la série de jeux Close Combat, Barry Atkins (2003) note une quasi-obsession pour des détails « associés à la performance des armes, au déploiement des troupes et à la modélisation des niveaux de jeux ». L’environnement physique des missions recrée avec minutie des grandes villes qui deviennent un champ de bataille reconnaissable pour les joueurs. Une attention aux détails toute particulière est portée à la représentation de chaque pièce d’armement. L’animation de la recharge d’un fusil est extrêmement précise, jusqu’au son que fait le chargeur lorsqu’il est inséré dans la chambre. La position de chaque impact sur la cible occasionne plus ou moins de dommages : une balle dans la jambe fait moins de dommages qu’une balle dans la tête… Dans la série Battlefield, la prétention de réalisme se retrouve également dans un grand nombre de véhicules terrestres et aériens, qui permettent au joueur de se familiariser avec plusieurs types d’équipements présents sur les champs de bataille modernes.

La couverture médiatique de la première guerre du Golfe, qui a mis l’accent sur les prouesses et les innovations technologiques militaires américaines, a propagé auprès du public l’idée que le conflit ne pourrait pas être résolu diplomatiquement et que la solution ne pourrait qu’être militaire (Virilio, 2000). Andrew Bacevitch trouve dans cette unanimité la marque d’un « nouveau militarisme américain », fondé sur une conception de la guerre « faussée, dangereuse et irréfléchie », dans laquelle les victimes civiles sont totalement occultées par l’image d’une guerre technologique et propre (2005 : ix). Mia Consalvo (2003) et Bosah Ebo (1995), qui étudient la représentation des technologies militaires dans les récits de guerre vidéoludiques, y voient également une manière d’aseptiser l’image des conflits armés.

L’authenticité de « l’expérience de combat »

Nous retenons ici la définition de Thomson qui décrit un jeu « authentique » comme étant développé « en partenariat avec les militaires et qui représente des conflits, de l’armement, des troupes et de l’équipement militaire réels » (2008). Sur l’emballage du jeu Close Combat : First to Fight, on peut lire : « Based on a training aid developed for the U.S. Army » et, un peu plus loin : « the most authentic and realistic combat experience ever ». Puisque ce jeu est initialement un programme interne de l’Armée, modifié en une version commerciale, il est certain qu’il y a là un bon argument pour soutenir la prétention d’authenticité. Mais l’origine bicéphale[4] de Close Combat ou encore d’America’s Army ne justifie que partiellement le qualificatif authentique, surtout si l’on accepte la définition la plus courante du mot selon le dictionnaire Larousse (2012) : « dont la vérité ou l’exactitude est incontestable ». Il est en effet difficile de concevoir que « l’expérience de combat » vécue dans ces jeux soit une représentation fidèle des champs de bataille modernes. Les scénarios ont beau situer l’action dans des villes ou des pays connus et clairement identifiables, et se référer à des armements de plus en plus réalistes, le chaos et les traumatismes réels de la guerre sont absents des écrans. La mort, dans les jeux FPS, est une phase temporaire quand elle touche le joueur et elle lui assure des récompenses substantielles lorsqu’elle frappe les ennemis. S’il est possible de justifier l’adjectif « réaliste » ou encore « photoréaliste » pour décrire la fidélité de la représentation graphique de l’environnement de combat, toute prétention à refléter une « authentique » expérience de combat est ridicule.

Dans un film de guerre ou dans un jeu FPS, l’utilisateur demeure en retrait de l’action, en sécurité devant l’écran. Le fait de se battre dans ces jeux par écran interposé renforce un point fondamental : l’exercice moderne de la guerre est propre et sécuritaire. On pourrait interpréter la manipulation presque orwellienne des termes « réaliste » et « authentique » dans la description des jeux FPS comme une tentative de manipulation consciente du public par les développeurs de ces produits, mais on pourrait aussi l’interpréter comme l’illustration d’une simple logique de simplification narrative.

Quand Simon Penny (1995) parle de military infotainment, il décrit une couverture médiatique des conflits modernes dans laquelle l’accent est placé sur les technologies et les stratégies déployées sur le champ de bataille. Les développeurs s’inspirent de cette « géopolitique de tabloïde » pour élaborer des scénarios spectaculaires qui trouvent écho auprès d’un public consommateur de la même information. Il s’agit essentiellement d’un effet de caisse de résonance entre l’image hautement technologique et technique de la guerre telle que présentée par les médias de masse reprise et amplifiée par les développeurs de jeux selon une logique de simplification narrative (Thomson, 2009 : 103).

Le recours à l’approche narrato-ludologique pour rendre compte de cette « expérience » du jeu vidéo FPS par sa capacité à projeter du sens soulève de nombreuses réflexions. D’une part, il dresse un portrait global saisissant des justifications historiques et géostratégiques de la guerre et de l’armée telles que rapportées par les développeurs, notamment par la glorification des conquêtes militaires passées et le recours systématique à des solutions militaristes. D’autre part, ces études rendent compte de la façon dont l’image numérique de la guerre, malgré ses prétentions de « réalisme » et d’« authenticité », laisse une impression de danger marginal et éloigné. Dans un cas comme dans l’autre, une majorité de travaux jusqu’à présent se sont spécifiquement intéressés à la construction virtuelle de cette représentation de guerre, décrite par Der Derian (2000) de la façon suivante : « Call it a dream-state, a symbolic realm, or an unreality, virtuous war projects a mythos as well as an ethos, a kind of collective unconscious for an epoch’s greatest aspirations and greatest insecurities. »

Mais ce n’est pas seulement une caution d’un monde militariste que trouve le Pentagone dans l’univers des jeux FPS, même si une revue de littérature de la base de données JSTOR (Journal Storage) montre que c’est presque exclusivement cet angle d’analyse qui a été rapporté par les revues scientifiques de sciences politiques, ou qui a été étudié par les politologues.

Les joueurs y acquièrent des capacités psychologiques et physiologiques recherchées par l’Armée américaine chez ses nouvelles recrues[5]. Cette importante dimension, rarement abordée dans les études sur les jeux FPS puisqu’elle n’est pas associée au sens qui s’en dégage, ouvre de nouveaux axes d’analyse aux politologues intéressés à la relation entre l’industrie du jeu vidéo et le Pentagone. Mais pour cela, l’approche narrato-ludologue – développée initialement par des chercheurs intéressés au sens porté par les jeux, d’abord au sein des études cinématographiques puis en game theories – doit être bonifiée afin d’y inclure des outils aptes à révéler les effets qui découlent de la pratique des jeux. C’est ce qui nous amène à proposer une nouvelle méthode pour étudier les jeux vidéo, l’approche cybernétique.

L’approche cybernétique

Quand Frances Rausher (1993) ainsi que Don Campbell (1997) suggèrent que la musique de Mozart amène des améliorations mesurables dans les capacités cognitives des jeunes enfants, ils ouvrent la porte à une conception de la musique qui transcende l’art. Plus qu’un simple médium de communication ou de divertissement, le jeu vidéo transcende pour sa part le virtuel, la machine et le joueur. Nous nous référons ici à la conception cybernétique de Norbert Wiener (1948), définie comme la recherche, dans les systèmes naturels et artificiels, des moyens de communication et de régulation. C’est en quelque sorte une manifestation du cyborg, le fruit d’un mécanisme technologique et psychologique complexe (Rehak, 2003 : 104). Le cyborg constitue un être hybride entre la machine et l’organisme, une créature de réalité sociale autant que de fiction (Haraway, 1991) et l’avatar numérique, en tant que prolongement virtuel du corps, devient ainsi la manifestation concrète de cette créature hybride (Lafrance, 2006 : 32-33). Contrairement à l’approche narrato-ludologique qui s’intéresse aux différents éléments qui projettent du sens dans les jeux FPS, l’approche cybernétique que nous proposons décortique les effets psychologiques et physiologiques qui sont associés à l’interaction entre la machine et le joueur.

Effets psychologiques

Nous nous référons ici à l’étude des fonctions de l’esprit, à savoir les fonctions végétatives (la partie du système nerveux responsable des fonctions non soumises au contrôle volontaire), les fonctions liées à la perception (par exemple le traitement de l’expérience sensorielle), celles liées à la motricité (notamment la motivation[6]) et, finalement, les fonctions cognitives (Aristote, 1993).

Les joueurs cherchent avant tout une sensation de contrôle et l’affirmation virtuelle de leur compétence (Ryan et al., 1999), dans un environnement hautement compétitif (Adachi et Willoughby, 2011). Pour Gerald Jones (2003), les jeux vidéo violents constituent des « véhicules d’émotions puissantes et conflictuelles pour des adolescents qui vivent déjà de telles émotions ». Les jeunes y trouvent la possibilité de se sentir puissants et en pleine possession de leurs moyens dans une société complexe (Jones, 2003 ; Mäyrä, 2008). La dimension violente et l’identification à des protagonistes masculins forts rendent les joueurs plus réceptifs aux stimuli et aux messages diffusés par ce médium (Anderson et Dill, 2000 : 788). La violence des jeux FPS, élément primordial pour garder les joueurs impliqués dans le médium, est centrale pour comprendre les conséquences psychologiques et physiologiques révélées par l’analyse cybernétique. En effet, ce n’est pas l’utilisation occasionnelle de ce type de jeu en soi qui est associée à des effets psychologiques et physiologiques, mais bien le temps qui y est consacré et la répétition des actions (Gazzard et Peacock, 2011). Or dans la mesure où le Pentagone utilise déjà depuis de nombreuses années les jeux FPS dans l’entraînement des soldats, l’Armée américaine bénéficie d’un médium d’entraînement attirant et stimulant pour des recrues déjà habituées à de longues séances de jeux vidéo.

Bien que des commissions d’enquête du Congrès américain aient souvent accusé les jeux vidéo d’être en partie responsables des débordements violents chez les jeunes (Cumberbatch, 2008 ; Ferguson, 2010), la littérature récente semble unanimement démontrer l’absence de liens entre les jeux vidéo et l’augmentation de la violence (Lafrance, 2006 ; Lee et Peng, 2006 ; Ferguson 2010 ; 2011). On pourrait penser que l’armée trouverait des bénéfices dans le fait d’avoir des recrues conditionnées à être plus violentes ou agressives – puisqu’elles sont appelées à utiliser la violence sur le champ de bataille –, mais ces émotions sont difficilement contrôlables et peuvent court-circuiter l’écoute, le bon sens et la logique. L’armée cherche des candidats qui obéissent aux ordres sans hésitation (Malloy et Grossman, 2007). Cela implique une maîtrise de soi qu’on ne risque guère de trouver chez un jeune homme qui, sous l’emprise de la colère, en viendra à ignorer les ordres de ses supérieurs. L’une des composantes les plus importantes et complexes de l’entraînement militaire est de conditionner les soldats à tirer sans hésiter quand l’ordre leur en est donné (Grossman, 1996). Pour faciliter ce réflexe, la dimension répétitive des jeux vidéo augmente le seuil de tolérance à la violence chez le joueur (Hartmann et Vorderer, 2010). Par ailleurs, contrairement à la violence au cinéma, à la télévision et sur Internet, la violence dans les jeux vidéo provoque une baisse de l’empathie chez le joueur (Royal, 1999 ; Funk et al., 2004). La pratique des jeux vidéo violents semble donc particulièrement efficace pour désensibiliser le joueur (Funk et al., 2004), en ce qu’elle atténue ou élimine « des réponses cognitives, émotionnelles et behavioristes » (Rule et Ferguson, 1986). Les joueurs de FPS répètent sans cesse des scénarios dans lesquels un comportement inacceptable (tuer un grand nombre d’ennemis humains) est « redéfini comme étant justifié, voire désirable » (Klass, 1990 : 403). Le fait de constamment répéter l’acte rend l’exécution presque machinale et habitue le joueur à rester « opérationnel » lors des montées d’adrénaline ressenties aussi bien par le soldat sur le champ de bataille (Piérard et al., 2004) que par le joueur devant son écran (Sandford et Madill, 2006 : 295). Tilo Hartmann et Peter Vorderer (2010 : 99) soulignent pour leur part que, quand les joueurs sont face à un élément désagréable (par exemple l’animation d’une victime qui se débat), ils peuvent consciemment rationaliser leur action en raison des objectifs nobles et justes de leur mission.

Si les jeux FPS permettent de préparer le soldat à être efficace quand viendra le temps de tirer, il est indéniable que l’exposition prolongée au combat augmente considérablement les risques de voir les troupes se retrouver victimes de choc post-traumatique (CPT)[7]. Or, le Pentagone utilise déjà les jeux vidéo depuis plusieurs années pour traiter les soldats victimes de CPT, notamment en permettant à ces derniers de revivre des situations traumatisantes par écran interposé.

Effets physiologiques

Dans les années 1980, le Pentagone a commencé à s’intéresser aux jeux d’arcade comme moyen d’améliorer la coordination oeil-main (hand-eye coordination), notamment en modifiant les contrôles pour les rendre plus fidèles à ceux d’un vrai char d’assaut (Herz et Macedonia, 2002). Depuis, plusieurs études ont rapporté comment l’utilisation des jeux vidéo, et pas seulement les jeux FPS, produit des effets physiologiques concrets : effets cognitifs, repérage dans l’espace, mémoire biologique (Ferguson, 2010), décrits comme une « littérature du jeu » (Kirriemuir et McFarlane, 2004 ; Aldrich, 2005 ; Shaffer, 2007).

Un soldat, qu’il soit sur le champ de bataille ou devant un écran d’ordinateur, est devant une multitude d’informations qu’il doit apprendre à gérer, à prioriser. La littérature scientifique confirme le fait que les joueurs fréquents de jeux vidéo d’action (dont font partie les FPS) ont des aptitudes plus grandes que les non-joueurs en matière de capacités cognitives (Boot et al., 2011). Une autre conséquence physiologique est liée aux habiletés spatiales[8]. Par le passé, les limites des technologies de communication sur le champ de bataille[9] faisaient en sorte que le plus haut gradé d’une opération donnée, souvent loin du front, détenait la meilleure représentation de la situation sur le terrain. Le soldat américain moderne peut aujourd’hui compter sur toute une panoplie d’accessoires de communication : la radio, des capteurs de géolocalisation, des caméras et même des écrans tactiles qui lui permettent de transmettre toute l’information dont il dispose à l’état-major et de recevoir les informations des autres unités impliquées dans une opération. La capacité de repérage dans l’espace et la compréhension du champ de bataille dans son ensemble sont donc des qualités indispensables, et les jeux FPS sont encore une fois particulièrement efficaces pour développer ces habiletés chez le joueur (Ferguson, 2010).

Enfin, nous pouvons souligner les éléments qui ont trait à l’amélioration des capacités mémorielles, par exemple la dextérité manuelle associée à la mémoire biologique qui, grâce à la répétition de l’action, se voit grandement améliorée par l’utilisation des jeux (Rosenberg et al., 2005). Il est établi qu’ils améliorent les performances des chirurgiens (Buckley et Anderson, 2006), au point où on envisage d’y recourir dans les facultés de médecine[10]. Dans une vaste étude publiée en 2007, James C. Rosser et ses collègues notent que les capacités chirurgicales des groupes témoins sont grandement améliorées par les jeux vidéo. Ceux qui avaient régulièrement joué plus de trois heures par semaine commettaient 37 % moins d’erreurs, étaient 27 % plus rapides et obtenaient des scores sur le simulateur en moyenne 47 % meilleurs que les non-joueurs. Il est indéniable qu’une multitude de rôles associés au métier de soldat nécessitent une grande dextérité, par exemple, le maniement des armes et des équipements à la fine pointe de la technologie.

Finalement, des recherches révèlent un lien entre toutes ces nouvelles capacités. En retenant et en analysant l’information plus rapidement, en étant capables d’assimiler une plus grande quantité d’informations et en améliorant leurs réflexes et leur dextérité, les joueurs accélèrent leurs performances dans le cadre du processus décisionnel (Jacobs et Gaver, 1998, Bavelier et al., 2010 ; Bavelier, 2012). Si toutes les professions peuvent bénéficier de l’amélioration de cette capacité, les soldats en ont particulièrement besoin. Faisant face régulièrement à des situations dramatiques, le soldat doit, pour survivre, être en mesure d’analyser le champ des opérations et de prendre rapidement des décisions.

Acculturation militaire et jeux vidéo

Vu l’importance pour l’Armée américaine d’introduire ses nouvelles recrues à la culture militaire, à ses modes de vie et de pensée et à ses doctrines particulières (Thiéblemont, 1999), les techniques d’acculturation déployées par le Pentagone méritent qu’on s’y attarde. L’analyse des jeux vidéo révèle de nombreux éléments qui permettent aux recruteurs de concevoir et de présenter une carrière militaire comme étant essentiellement une extension du virtuel. Le jeu vidéo devient alors une manière de préparer les nouvelles recrues à la culture et, surtout, à la hiérarchie militaire.

L’importance des armes et de l’équipement dans les FPS favorise l’identification du joueur à son arme et entraîne une aseptisation du champ de bataille. Les recrues qui maîtrisent bien ce genre de jeu possèdent déjà de bonnes connaissances de l’équipement militaire, de son maniement et de ses accessoires. Mais cette acclimatation dans les FPS modernes est renforcée par l’utilisation récurrente de cut scenes interactives : alors que le joueur est sur le terrain virtuel, il doit impérativement utiliser une arme ou une pièce d’équipement spécifique pour se débarrasser d’un ennemi récalcitrant. Les règles du jeu[11], que ce soit devant l’écran ou sur le champ de bataille, sont simples : obéissez aux ordres et tout ira bien. « Pour compléter le jeu, le joueur doit apprendre et internaliser la logique du jeu, mais aussi la logique de la guerre » (Suellentrop, 2006 : 93).

Aucun autre élément ne révèle mieux le lien entre les jeux FPS et la révolution dans les affaires militaires que l’utilisation systématique de simulateurs dans l’entraînement des troupes (Jean, 2006), dont les interfaces et les scénarios sont similaires aux jeux civils. Christopher Chamber, directeur du jeu America’s Army, est parfaitement conscient que son jeu permet d’entraîner des troupes disséminées aux quatre coins des États-Unis[12]. Plus qu’un outil de propagande, la facture visuelle d’America’s Army est devenue la représentation uniforme du champ de bataille commune à l’ensemble des simulateurs d’entraînement de l’Armée. Puisque les jeux FPS reprennent généralement une même représentation visuelle, quiconque a déjà joué à ce type de jeu s’est donc familiarisé, du moins en partie, avec l’environnement des simulateurs de combat de l’Armée américaine.

Une autre dimension d’acclimatation concerne une composante intrinsèque à toute structure sociale : la hiérarchie. C’est surtout grâce à la répétition et au cadrage[13] que les joueurs se familiarisent avec la hiérarchie militaire, notamment par l’obtention de grades dans la progression du jeu. Dans tous les modes du jeu, les ordres et les objectifs des missions sont donnés par des officiers supérieurs et, dans les modes multijoueurs, ces grades deviennent une des meilleures indications de la force de son équipe et de celle de ses adversaires. Frank Kemp Salter décompose le phénomène de la hiérarchie à travers les « infrastructures de contrôle », une « série de techniques qui modifient les comportements liés à certains systèmes comme la dominance ou l’affiliation » (2007 : xxvii). En utilisant la hiérarchie militaire comme étalon de la progression du joueur, donc, par association, de sa compétence, les développeurs de jeux FPS à thème militaire contribuent ainsi à l’intégration des nouvelles recrues dans l’armée grâce à une identification du joueur à la structure militaire ainsi qu’à une connaissance de sa hiérarchie.

En étudiant les jeux vidéo sous l’angle des effets cybernétiques, il est évident que la relation entre le Pentagone et l’industrie du jeu vidéo dépasse le monde virtuel. L’analyse cybernétique des jeux permet de se pencher concrètement sur l’impact d’une nouvelle génération de recrues, baignées dans l’univers des jeux et à l’aise dans la stratégie plus large découlant de la révolution dans les affaires militaires. Si l’on considère le rôle omniprésent de l’armée dans le développement des jeux vidéo FPS, l’interrogation de Jean-Paul Lafrance (2006) sur l’ambiguïté de cette relation mérite d’être répétée : « Quand Doom est à l’écran, suis-je en train de jouer ou de m’entraîner ? »

Conclusion

À l’échelle de la planète et en quelques décennies à peine, l’industrie des jeux vidéo est devenue l’une des pierres angulaires de la culture populaire électronique (Ashby, 2010), ses recettes dépassant depuis 2005 celles de l’industrie du cinéma et de la musique (Paxson, 2010 : 164). Après être passées de 67 à 74 milliards de dollars entre 2010 et 2011, les analystes prévoient que les dépenses liées à ces jeux devraient dépasser 112 milliards de dollars en 2015 (Biscoti et al., 2012). Par ailleurs, 71 % du public américain âgé entre 6 et 49 ans s’adonne régulièrement à des jeux vidéo de tous types (ESA, 2011).

Le Pentagone a depuis longtemps saisi l’intérêt de ce médium, plus spécifiquement les jeux FPS, pour « entrer en contact avec les jeunes, encourager le travail d’équipe et promouvoir ses valeurs fondamentales » (Jean, 2006). À la suite de la création du jeu America’s Army par l’Armée américaine en 2002, plusieurs politologues ont commencé à étudier les jeux vidéo dans le contexte plus large de la construction d’une représentation virtuelle d’une guerre vertueuse. Les recherches confirment que les scénarios de ces jeux traduisent bel et bien une vision simpliste de la réalité géopolitique, tandis que les mécanismes narratifs propres aux jeux FPS ont démontré leur efficacité pour aseptiser les représentations du champ de bataille. Cependant, l’étude des jeux vidéo dans le contexte militaire peut aller plus loin que la diffusion de sens à travers le récit : les effets psychologiques, physiologiques et d’acculturation ressentis par le joueur.

Ce point de vue cybernétique – dont l’intérêt apparaît à l’étude de l’utilisation des jeux vidéo par le Pentagone – ne cherche pas à rompre avec les écoles précédentes, bien au contraire. Souvent associé à l’école ludologique, le professeur Jan Simons (2007) reconnaît la pertinence de la narration dans son approche, tout en concevant le jeu vidéo comme un médium dans lequel l’interaction du joueur avec son environnement virtuel est également porteuse de sens. De la même manière, il est possible de concevoir l’approche cybernétique comme un moyen d’ajouter une nouvelle dimension à l’étude de l’expérience vidéoludique. Le développement d’habiletés particulières chez le joueur pourrait être exploité par les créateurs (aussi bien civils que militaires) : certaines habiletés spécifiques devenant ainsi une partie intégrante, et pas seulement accessoire, de l’expérience de jeu. Par exemple, prenant en compte les conclusions de chercheurs comme Helena Lupu dont nous avons parlé précédemment, l’apprentissage de « règles du jeu » plus complexes pourrait aisément être facilité et accéléré grâce à une meilleure compréhension des processus de psychomotricité. Puisque des études ont déjà démontré l’efficacité des jeux vidéo pour améliorer cette psychomotricité, l’apprentissage par le jeu pourrait facilement devenir une manière d’améliorer les connaissances du joueur, mais également de lui laisser des « séquelles » positives à moyen et à long terme (Bejjanki, 2014) et, pour reprendre Vikranth Bejjanki, de permettre au joueur « d’apprendre à apprendre ».

Pour ce faire, les effets psychologiques et d’acculturation doivent être combinés à la « littérature du jeu » (Kirriemuir et McFarlane, 2004 ; Aldrich, 2005), créant ce que nous appellerons un cocktail. L’infinie combinaison des différents scénarios, interfaces physiques et manières d’interagir avec le récit permettent ainsi de concevoir chaque mission comme porteuse d’un cocktail qui lui est propre. Ce cocktail peut ensuite être configuré selon les objectifs du développeur. Dans le domaine civil, par exemple, cet élément cybernétique peut être exploité pour permettre au joueur de vaincre un obstacle initialement insurmontable grâce à une programmation ciblée. Pour le Pentagone, les jeux vidéo peuvent être conçus pour développer des aptitudes générales bénéfiques à l’ensemble de ses recrues, ou encore pour personnaliser des missions selon les besoins propres aux différentes tâches militaires, que ce soit sur le champ de bataille ou pour contrôler un drone. Dans le contexte militaire, l’approche cybernétique pourrait également donner aux formateurs un moyen supplémentaire pour mesurer les capacités individuelles des recrues et ainsi choisir des affectations pour lesquelles elles seraient les plus efficaces (Cardona et Ritchie, 2006).

La revue de la littérature sur le cocktail du jeu montre bien l’existence et l’importance de ses effets, mais les auteurs en tirent des conclusions générales imprécises, propres à différents formats de jeu (FPS, de rôle, de stratégie, etc.). Si, par exemple, des études notent l’amélioration des capacités cognitives des joueurs de FPS (Kirriemuir et McFarlane, 2004 ; Aldrich, 2005), les études publiées ne s’interrogent jamais sur les composantes spécifiques des jeux qui amènent ces effets (interface, disposition des éléments de jeu sur l’écran, recours aux énigmes et aux puzzles dans le processus narratif, etc.). Les possibilités de l’approche cybernétique sont donc nombreuses, mais dépendent de l’élaboration préalable d’une classification précise de ce qui provoque les différentes réponses physiques et psychologiques associées à la pratique des jeux vidéo. À notre avis, la science politique serait bien placée pour établir cette classification et pour coordonner ce nouvel angle d’analyse aux technologies de communication.

Les études sur les effets (physiologiques, psychologiques, etc.) des jeux vidéo sont en quelque sorte affligées du problème inverse de celui des narrato-ludologues : elles analysent les jeux tout en faisant abstraction des possibilités d’instrumentalisation à des fins de contrôle social. Pourtant, si l’on accepte le précepte que les jeux vidéo contribuent (que ce soit formellement ou informellement, positivement ou négativement) à faciliter la conformité des nouvelles recrues de l’Armée américaine aux normes sociales de cette organisation, alors il est difficile de nier le fait que ce médium constitue un outil de contrôle social possible.

Puisque les relations entre les jeux FPS et le Pentagone – étudiées par les politologues depuis plusieurs années comme nous l’avons vu au début de cet article – illustrent bien le potentiel de ce médium comme outil de contrôle social (notamment en prédisposant les joueurs à une conception géopolitique militariste), alors ce type d’instrumentalisation constitue un point de départ intéressant pour une réflexion cybernétique qui pousserait plus loin notre connaissance des liens qui unissent le sens et les effets des jeux vidéo.