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Alors que le Canada s’apprête à célébrer le 150e anniversaire de la Confédération, le fédéralisme semble dépourvu de tout intérêt. La simple évocation du mot « Constitution » dans le débat public ravive la mémoire des décennies de déchirements provoqués par des désaccords au sujet de la formule d’amendement ou de la place du Québec au sein de la fédération. Toute proposition de réforme destinée à répondre aux demandes de reconnaissance des divers peuples qui composent la société canadienne se présente ainsi comme une entreprise vouée à l’échec. La diversité culturelle apparaît en conséquence comme une source de conflits irréconciliables, et le fédéralisme telle une organisation institutionnelle incapable de produire des consensus durables entre les Canadiens.

Cette anthologie riche et stimulante invite les lecteurs à reconsidérer la valeur du fédéralisme et de la diversité en regroupant les écrits d’une quinzaine d’historiens francophones et anglophones consacrés aux constitutions canadiennes adoptées avant la Confédération. L’ouvrage est divisé en deux sections. La première recueille les extraits de six synthèses de l’histoire constitutionnelle canadienne, rédigées entre 1845 et 1971 par trois historiens anglophones et trois francophones. Ces textes offrent un « panorama global » de la période étudiée en relatant les transformations institutionnelles induites par les quatre constitutions à l’examen : la Proclamation royale, l’Acte de Québec, l’Acte constitutionnel et l’Acte d’Union. La deuxième section croise le regard d’historiens anglophones et francophones sur chacune de ces lois. Ces textes ont pour la plupart été écrits durant la seconde moitié du vingtième siècle.

Les directeurs de l’anthologie invitent leurs lecteurs à la lire comme un recueil juxtaposant des extraits de textes rangés parmi les canons de l’historiographie politique canadienne. Il s’agirait d’apprécier une pensée qui cherchait à s’inscrire dans la durée tandis que l’époque contemporaine favorise une réflexion privilégiant l’instantanéité (p. 4). Une attention précise à la chronologie des textes invite cependant à l’apprécier comme un essai expliquant l’indifférence qui caractérise actuellement les relations entre les « peuples fondateurs » et la torpeur des débats constitutionnels contemporains. Ces constitutions qui nous ont façonnés révèle alors une transformation du contexte discursif dans lequel se déroulent les dialogues politiques en dévoilant deux conceptions de l’histoire dans lesquelles résonnent deux modes de compréhension des liens civiques qui unissent les citoyens canadiens.

La modernité des textes colligés en première partie apparaît clairement lorsqu’ils sont relus dans le contexte de cette anthologie. Elle se traduit par la posture intellectuelle d’un historien qui dissocie dans son récit les institutions politiques de l’identité du peuple qu’elles gouvernent. Cette perspective est évidente dans le traitement critique réservé aux actions des personnages racontées par l’historien dans son récit. Les directeurs du collectif soulignent par exemple que l’extrait de Sir John G. Bourinot témoigne d’un regard qui atteste « d’une double loyauté canadienne et britannique » (p. 13). Bourinot relate les difficultés éprouvées par les colons, qu’il estime justifiées, tout en démontrant la nécessité d’y répondre par des politiques qui favorisent les intérêts de l’Empire. William P.M. Kennedy et Duncan McArthur relèvent dans leur texte respectif les inadéquations entre les constitutions adoptées à Londres et les aspirations des colons. Ils évoquent chacun l’avènement d’un contexte propice à la formation d’un désir d’autonomie politique parmi les « peuples fondateurs » d’une société politique à laquelle ils s’identifient.

L’analyse des historiens francophones témoigne d’une même vision. « Entre hier et aujourd’hui, entre le Régime français et le Régime britannique, n’imaginons rien d’une rupture artificielle ou absolue. La même entité humaine continue sa vie », écrit le chanoine Lionel Groulx (p. 101). Comme lui, Thomas Chapais et François-Xavier Garneau racontent l’histoire d’un peuple français envers qui ils éprouvent une loyauté sentie, dont le destin serait victime des tractations des États européens. Le passage d’un régime politique à l’autre révèle ici aussi l’existence d’un peuple unique, dont l’identité ne s’est jamais incarnée dans les institutions politiques des deux empires coloniaux.

Ces définitions du peuple supposent une conception de la temporalité qui informe la position qu’adoptent tous ces historiens devant les institutions politiques. Leurs écrits attribuent à la fortune le croisement du destin des deux nations, dont les moeurs différentes alimentent les conflits qui les opposent. Les moyens de les réconcilier sont donnés par l’histoire elle-même. Garneau écrit à ce propos que les Canadiens trouveront dans l’histoire de l’Angleterre « de bons exemples à suivre » (p. 78). Les contemporains de ces historiens trouveront eux aussi dans l’histoire du Canada de tels exemples. Leurs récits exposent comment des peuples, contraints au partage du territoire avec d’autres peuples, ont su saisir « l’arme la plus efficace » à leur disposition, la participation politique (p. 103). Grâce à cette participation, ils ont su conquérir une liberté politique qui assure la pratique de leur religion et de leurs coutumes. Loin de condamner cette liberté, rendue possible par les institutions parlementaires, Groulx s’efforce de rappeler que les Canadiens français y étaient plus attachés que les Canadiens anglais. Elle représentait pour eux un enjeu d’un ordre plus élevé que sa simple jouissance : il s’agissait d’un impératif culturel et moral (p. 136). La pratique historienne expose ainsi les réponses aux événements qui ont participé à la constitution d’une société pluraliste, dont la coexistence s’est consolidée grâce à l’action politique.

La deuxième partie rend compte d’un déplacement de perspective dans l’histoire politique. Les historiens retenus soutiennent que les recherches de leurs prédécesseurs « donnent tête baissée dans une fiction oratoire que les faits ne permettent pas de soutenir » (par exemple Marion, p. 228). S’ancrant fermement dans une neutralité axiologique, ils proposent de restituer la vérité en démasquant les intentions particulières se cachant derrière des lois pourtant justifiées par des principes universels.

Hilda Neatby et Séraphin Marion contestent l’interprétation traditionnelle de l’Acte de Québec. Cette loi était comprise comme l’expression d’une reconnaissance de la nationalité canadienne-française par la Couronne, car elle restaurait la Coutume de Paris et le droit de pratiquer la religion catholique. Leurs recherches montrent qu’elle s’inscrivait plutôt dans le cadre d’une stratégie d’assimilation exécutée au profit de la métropole. Le discours normatif mobilisé pour appuyer cette Constitution doit conséquemment être interprété à la lumière du contexte intellectuel de l’époque, selon lequel la liberté qu’elle prétendait garantir ne pouvait advenir qu’au sein d’une civilisation moderne, dont les traits se confondaient avec ceux de la société anglaise. Ces discours universalisant justifiaient de surcroît l’assimilation des colons d’origine française.

Les analyses de l’Acte d’Union donnent la pleine mesure des impacts politiques que ce changement de posture a entraînés. Pour James M.S. Careless, cette loi, qui visait l’assimilation des Canadiens français par l’union législative, constituait un modus vivendi acceptable selon un large groupe de colons modérés d’origine anglaise. Elle devait permettre de stabiliser la colonie avant qu’elle ne se lance à la poursuite d’une autonomie politique accrue. La réalisation de cette promesse dépendait toutefois de l’appui des Canadiens français. Leur assentiment aurait porté fruits, selon l’interprétation traditionnelle, puisqu’il permit la formation d’une coalition binationale dont la lutte subséquente avec la Couronne s’est soldée par l’octroi du gouvernement responsable.

Denis Vaugeois et Maurice Séguin soutiennent que cette autonomie ne constitue qu’un mirage pour les Canadiens français. Ce droit a été obtenu au prix de leur renoncement à la liberté nationale. En appuyant l’Acte d’Union, ils consentaient à une loi qui les reléguait au statut de minorité dans la société politique. Désormais, ils ne disposaient plus d’une Assemblée dans laquelle ils pourraient exprimer des positions reflétant leurs propres aspirations. La création d’une législature dans laquelle ils étaient représentés en égale proportion avec le peuple anglais désamorçait la menace politique qu’ils représentaient en réduisant la portée de leurs objections aux projets de la majorité anglaise. La structure politique se consolidait alors à la faveur des intérêts des Canadiens anglais, qui bénéficiaient du soutien d’une métropole soucieuse de maintenir le lien colonial pour des motifs stratégiques. Incapables de rivaliser avec ces adversaires, les Canadiens français sont donc contraints à la capitulation. Ces historiens concluent que ce peuple ne pourra jamais aspirer à l’autonomie politique tant qu’il demeurera au sein d’une fédération dans laquelle il jouit du statut de « province comme les autres ».

Ces discours aux prétentions scientifiques démontrent minutieusement comment les actions de certains groupes font obstacle à la réalisation de principes universels, dont la liberté nationale. Ils présentent simultanément les institutions politiques comme des instruments au service d’intérêts particuliers, et les conflits comme des combats où s’affrontent des forces engagées dans une lutte pour la domination. Dès lors, les êtres humains ne peuvent aspirer à résoudre leurs différends qu’en vertu d’un consensus à propos de la prépondérance d’un bien commun, ou d’une lutte dont la victoire consacrerait ultimement la supériorité des principes auxquels adhèrent certains d’entre eux. L’état actuel des relations entre les multiples « peuples fondateurs » du Canada démontre que ces issues sont irréalistes dans des sociétés démocratiques qui se disent pluralistes. Une pratique historienne interprétant les conflits politiques comme une succession d’événements contingents semble ici plus féconde. Elle envisage leur résolution en invitant les parties opposées à se reconnaître comme des interlocuteurs dans un dialogue cherchant à surmonter un désaccord circonstanciel, plutôt que des ennemis dont la nature les incite nécessairement à la domination.