Corps de l’article

L’idéal libéral qui a guidé la transition de la Russie communiste vers le capitalisme avait comme objectif de transformer ce pays afin de le rendre libre, prospère et démocratique. Mais les promesses faites par le capitalisme ont-elles été tenues ? C’est cette interrogation qui sert de point de départ à Michel Roche et à ses collaborateurs pour l’ouvrage Capitalisme, néolibéralisme et mouvements sociaux en Russie. La transition de ce pays vers le capitalisme a été l’oeuvre d’une « thérapie de choc » qui avait comme objectif d’empêcher, par une usurpation de la démocratie, tout retour en arrière. Malgré cette volonté de rebâtir la société russe à partir de zéro, cette dernière est encore fortement imprégnée de son héritage communiste. Par conséquent, pour comprendre la société russe d’aujourd’hui, il est nécessaire de se replonger dans son passé soviétique, tout en prenant en considération les éléments plus modernes qui la constituent. C’est avec cette méthode que cet ouvrage, divisé en trois parties, cherche à livrer une réflexion concernant le régime politique, l’économie et les mouvements sociaux de la Russie actuelle.

Dans le premier chapitre, Michel Roche offre une rétrospective des éléments politiques importants des dernières années qui ont contribué à façonner le pays. Il s’intéresse particulièrement à la manière dont la Russie est passée d’un régime communiste au capitalisme. Il explique que la transition entre les deux régimes peut être comprise comme une « thérapie de choc » qui a eu comme effet de brimer les libertés démocratiques du peuple russe. Cette stratégie visait à rendre irréversible ce passage vers le capitalisme.

Le deuxième chapitre de la même section, écrit par Boris Kagarlitsky, s’intéresse aux effets politiques de la crise économique de 2008. L’auteur s’y réfère afin d’analyser les transformations qui ont cours encore aujourd’hui et leurs conséquences. Déjà aux prises avec des enjeux économiques de taille, la crise a forcé les décideurs politiques à s’engager sur la voie du néolibéralisme.

La deuxième section, consacrée à l’économie politique de la Russie, occupe la majeure partie de l’ouvrage. Les cinq textes qui la composent se penchent sur ce qui caractérise le système capitaliste russe ainsi qu’aux problèmes économiques dont souffre le pays. Rouslan Dzarassov propose tout d’abord de démontrer comment le capitalisme russe est intimement lié à la société communiste l’ayant précédé. Cette idée est également reprise par Alexandre V. Bouzgaline qui développe davantage l’analyse afin de démontrer que le système économique russe est en fait la synthèse d’un ensemble d’éléments provenant à la fois de vieux rapports de production pré-capitalistes (par exemple féodaux, claniques ou même esclavagistes), de vestiges de l’époque totalitaire communiste (bureaucratie importante) et, finalement, des composantes du capitalisme avancé avec notamment des droits d’appropriation privée et d’adoption de politiques néolibérales.

Ces dernières sont d’ailleurs le thème central du texte d’Anna Otchkina, « Une diète cannibale ». L’auteure s’intéresse de manière plus précise aux effets des politiques néolibérales sur les services publics. En effet, depuis plusieurs années, ces derniers sont soumis à la logique néolibérale cherchant à rendre toujours plus efficaces les services offerts à la population sans se soucier de leur qualité.

L’ensemble des contributions de cette partie permet de comprendre les différentes dynamiques articulant l’économie russe actuelle : manque aux niveaux de la stimulation économique et de l’innovation, crise économique de 2008, criminalité au sein des entreprises privées, corruption, enjeux démographiques liés au vieillissement de la population et effets pervers des politiques néolibérales.

La dernière section est intéressante puisqu’elle fournit un angle d’analyse très différent. Les deux auteurs, Carine Clément et David Mandel, proposent des récits de mouvements sociaux en Russie qui sont très collés au réel. Le premier texte aborde principalement la formation d’une conscience militante auprès de gens ordinaires aux prises avec les injustices de la société russe. La seconde analyse plus précisément les nombreuses luttes opérées par le syndicat des employés de l’usine Ford à Vsevolzhsk. Ce dernier texte démontre comment les travailleurs ont choisi d’opter pour une stratégie syndicale basée sur la combativité plutôt que sur le « partenariat social » et comment cette orientation a permis des gains importants en matière de conditions de travail.

Cet ouvrage cherche à présenter une vision différente de la transition de la Russie vers le capitalisme. Alors que pour les penseurs libéraux cette transition se ferait de manière fluide et au bénéfice de tous, les collaborateurs de ce livre veulent démontrer que la réalité est tout autre. L’influence de la pensée marxiste est donc perceptible chez la majorité des auteurs. Cette unité au sein de la perspective d’analyse permet de donner au livre une cohérence qui manque parfois au sein des ouvrages collectifs. Cet aspect pourra cependant lui être reproché par des lecteurs qui auraient souhaité une plus grande diversité au niveau des approches et des perspectives.

Offrant un regard critique sur la Russie, ce livre pourra être pertinent pour toute personne s’intéressant à ce pays, mais également pour ceux qui cherchent à comprendre les conséquences et les effets concrets que peut avoir le capitalisme néolibéral. En effet, bien que l’ouvrage traite spécifiquement de la Russie, plusieurs éléments présentés pourraient facilement être transposés au sein d’autres sociétés. Les deux textes portant sur les luttes syndicales, par exemple, pourraient offrir des pistes de réflexion intéressantes pour plusieurs syndicats.

On pourrait néanmoins reprocher au livre son manque d’équilibre au niveau des sections. La partie concernant l’économie occupe près de la moitié de l’ouvrage avec cinq textes, alors que les deux autres se partagent le reste avec seulement deux textes chacune. Une répartition plus équilibrée des différentes sections aurait permis de rendre le livre accessible à un public plus large.

Malgré cela, l’ouvrage offre un portrait à la fois juste et complet sur un sujet trop souvent laissé dans l’ombre. Bien que la Russie soviétique ait entraîné son lot de dérives, les auteurs de Capitalisme, néolibéralisme et mouvements sociaux en Russie parviennent à démontrer qu’il est nécessaire de demeurer prudents face au système capitaliste ayant émergé dans les années 1990. Loin d’être la panacée promise par les idéologues libéraux, ce dernier comporte lui aussi des éléments autoritaires et antidémocratiques. Les enjeux auxquels doit faire face la Russie actuelle sont nombreux et cet ouvrage permet de comprendre, avec nuances, la réalité politique, économique et sociale du pays et, peut-être même, d’envisager certaines pistes de solutions.