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Banal : ce qui est « commun au plus grand nombre ». Telle est la définition que proposent en introduction les directeurs de ce collectif, en rappelant l’origine de ce terme qui découle du substantif « banalité » qui, au temps de la féodalité, faisait référence au droit du seigneur d’assujettir ses vassaux à l’utilisation de ses biens (p. 9). À partir de là, les auteurs se demandent si l’extrême droite, terme élastique s’il en est, s’est banalisée à travers l’Europe occidentale. Plus précisément, leur terrain d’enquête consiste à examiner la France, la Suisse et le Royaume-Uni. Cette question de la banalisation est encore plus cruciale aujourd’hui qu’au moment de la journée d’études qui s’est tenue en 2012 à l’Université du Havre et qui a donné naissance à cet ouvrage.

Le premier texte, de Kevin Passmore, propose une réflexion sur la question de la prégnance de l’extrême droite dans l’histoire politique française. C’est là une question qui a donné lieu à des débats passionnés entre les tenants de la thèse immunitaire, pour la plupart des historiens français, et celle de l’existence d’une « droite révolutionnaire », bien ancrée dans l’histoire profonde de la culture politique française, et qui a été développée depuis les années 1980 par Zeev Sterhnell. Passmore avance qu’il est nécessaire de se dépêtrer des « luttes classificatoires » au motif qu’elles essentialisent les catégories politiques pour en faire des instruments dans les luttes politiques qui se déroulent depuis les années 1990 au sujet du Front national (FN). À partir de l’idée que la caractérisation ou la catégorisation ne constitue pas une explication, Pasmore croit que les intellectuels et les historiens français ont eu tendance à minorer le phénomène fasciste en France. Pour autant, il n’endosse pas la thèse d’un FN fasciste, mais plutôt celle d’un parti qui, dirigé par Marine Le Pen, navigue entre les bornes du radicalisme et de la modération pour éviter l’opprobre jeté sur le label fasciste après 1945. À cet égard, le second texte montre comment la remise en selle politique de l’extrême droite s’est réalisée après l’échec de l’Algérie française. L’auteur, Todd Shepard, explique que Mai 1968 a été, paradoxalement, un moment qui a permis à l’extrême droite, éclatée après la crise algérienne, de retrouver son unité autour de la critique de la décadence et de la « dévirilisation », et même de se rapprocher de la droite traditionnelle.

Dans un texte mélangeant sa propre expérience à des considérations théoriques, Daniel Bizeul s’interroge sur la manière d’aborder le FN. Selon lui, la banalisation, réelle, ne découle pas seulement de l’irresponsabilité des électeurs ; elle s’ancre aussi dans celle des élites politiques qui ont laissé les classes populaires à elles-mêmes. Ce texte fait réfléchir sur la nature de la banalisation puisqu’on en vient à en rejeter la responsabilité sur les électeurs jugés aveugles aux menaces que font peser les partis d’extrême droite. Le texte de Nicolas Guillet rappelle par ailleurs que le problème de l’extrême droite n’est pas seulement intellectuel, celle-ci devant aussi être définie juridiquement par les autorités, ce qu’il est difficile de faire dans le cas du FN qui a dépassé l’étape du groupuscule depuis longtemps (p. 93).

Une question qui taraude aujourd’hui les chercheurs français est celle de la nature du « nouveau » FN : à quel point existe-t-il un nouveau FN avec Marine Le Pen ? À cette question, le politologue Alexandre Dezé répond que le « logiciel programmatique » du FN n’a guère changé entre le père et la fille, la nouveauté étant factice ou médiatique et elle relèverait davantage de la sémantique que du fond. Ainsi, la métamorphose ne s’est pas produite.

Les chapitres de la deuxième partie délaissent le cas français pour examiner ceux de la Suisse et du Royaume-Uni, ce qui apparaît un peu arbitraire comme choix. Les textes portant sur la Suisse montrent les stratégies discursives utilisées par l’Union démocratique du centre (UDC) et certains de ses porte-parole les plus en vue, comme Oscar Freysinger, pour recadrer le discours non plus seulement sur la stigmatisation de l’étranger mais plutôt sur la défense des « intérêts propres à l’égard de ceux qui mettent en péril l’identité nationale » (p. 114). Si Thierry Herman et Stéphanie Pahud montrent bien comment l’UDC est parvenue à s’adapter à l’air du temps pour disséminer son message, celui de Philippe Gottraux explique que « l’entrepreneur de peur » (p. 131) qu’est l’UDC a fini par imposer sa vision ethnonationale de la criminalité, c’est-à-dire une vision qui occulte les dimensions sociologiques ou économiques du phénomène. Enfin, on retrouve un peu la même dynamique dans les deux textes consacrés au Royaume-Uni. D’une part, la même logique adaptative, décrite par Kevin Braouezec, est présente au sein du United Kingdom Independance Party (UKIP). Celui-ci a su bâtir sur le legs du British National Party (BNP), tout en en modifiant le discours au tournant des années 2000 pour le rendre plus acceptable, pour viser des endroits, comme Boston, qui étaient en proie à de graves difficultés économiques. D’autre part, Olivier Esteves avance que le concept de White backlash doit aussi appréhender la réalité des phénomènes de xénophobie autrement que sur un mode d’extériorité (p. 155). Cela le conduit à affirmer que le sentiment de White backlash n’est pas exclusivement ethnoracial, qu’il a aussi une composante économique et anti-élitiste (p. 167). Ce texte, avec celui de Daniel Bizeul mentionné plus haut, permet de réfléchir aux sentiments présents au sein des classes populaires.

Par ailleurs, l’ensemble des textes montrent qu’on peut effectivement parler de banalisation dans le sens d’une adaptation du discours des formations d’extrême droite aux réalités présentes, mais aussi parce que plusieurs partis politiques européens obtiennent des résultats politiques appréciables qu’on ne doit pas exagérer. C’est précisément ce que rappelle la politiste Nonna Mayer qui a été invitée à conclure le collectif. En effet, cette spécialiste du FN explique que s’il est vrai que la conjoncture politique est très favorable aux formations les plus à droite, elle rappelle en revanche que nulle part les formations politiques de cette famille de la droite nationaliste ou populiste, terme qu’elle préfère à celui d’extrême droite trop connoté avec le fascisme des années 1930 et 1940, ne parviennent à se greffer de manière durable aux commandes du gouvernement. L’exercice du pouvoir représente encore la limite de la banalisation, comme l’a appris Geert Wilders dont le Parti pour la liberté aux Pays-Bas n’a pas été en mesure d’effectuer une percée victorieuse aux élections législatives de mars 2017, ou encore Norbert Hofer du Parti de la liberté d’Autriche qui a failli remporter la présidentielle en décembre 2016. Or, les résultats du deuxième tour de l’élection présidentielle française sont maintenant connus. Avec 34 % des voix exprimées et plus de 10 millions d’électeurs ayant accordé leur vote au FN de Marine Le Pen, il y a indéniablement un enracinement de cette formation dans le paysage politique français. Toutefois, les portes du pouvoir restent fermées, montrant ainsi les limites de la banalisation.