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L’ouvrage codirigé par Alain-G. Gagnon et Jean-Charles St-Louis est le fruit d’une réflexion collective tenue en plein coeur d’un débat public qui a polarisé la société québécoise. Les chapitres qui composent ce recueil émanent d’une série de conférences organisées à l’Université du Québec à Montréal entre le 7 novembre 2013 et le 24 janvier 2014. Rappelons que le 7 novembre 2013, le gouvernement du Parti québécois déposait devant l’Assemblée nationale son projet de loi 60, aussi connu sous le nom de « Charte des valeurs ». Bien que seule la première des trois parties de l’ouvrage porte directement sur le débat entourant la Charte des valeurs, tous les auteurs du collectif exposent néanmoins leurs réactions par rapport à celle-ci et leurs thèses respectives semblent toutes visiblement marquées par le débat qui traversait la société québécoise à cette période. Les auteurs le font en discutant de thèmes dont les forces antagonistes sont souvent difficiles à concilier : laïcité et accommodements religieux, liberté d’expression et droit à la non-discrimination, protection du patrimoine canadien-français et aménagement de la diversité ethnoculturelle. Afin de mesurer l’impact que ces débats houleux sur les valeurs et les normes civiques ont eu sur la démocratie québécoise, les auteurs ont cru bon de faire une mise au point des conditions actuelles du dialogue au Québec. Enfin, de ces observations, ils proposent des avenues pour en arriver à une société juste, équitable, accueillante et misant sur la communication (p. 16).

D’emblée, il est question du projet de loi du gouvernement du Parti québécois, avec Arash Abizadeh qui ouvre la discussion en abordant directement le point le plus contentieux de la défunte Charte des valeurs, soit l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires par le personnel de l’État. La thèse d’Abizadeh est particulièrement originale, si bien qu’elle provoque un effet d’étonnement dès la lecture des premières lignes. C’est que l’auteur défend l’argument que le projet de loi sur la Charte des valeurs projette non seulement une conception surannée de l’État, mais bien une conception « basée sur une mentalité médiévale » (p. 30). Pour lui, « affirmer que les éléments publiquement visibles sur le corps d’un fonctionnaire représentent intrinsèquement le public ou l’État serait confondre, de nouveau, la visibilité [expression publique de pratique religieuse] et la représentation [s’exprimer au nom du public] » (p. 39). Pour Abizadeh, nier la distinction entre ces deux notions relève d’une époque où l’État menait de grandes purges contre l’hérésie, alors que de telles privations de la liberté personnelle sont, dans le cadre de l’État moderne, « sans aucun motif légitime » (p. 41).

Les deux chapitres qui suivent n’abordent pas les dispositions spécifiques de la Charte, mais les deux auteurs s’entendent pour dénoncer les termes employés par divers acteurs au cours du débat entourant le projet de loi. Partant de l’idée que le dialogue « doit permettre de lever les obstacles à une participation égalitaire de tous et toutes à la vie publique » (p. 12), Pierre Anctil déplore le fait que des commissions publiques sur les accommodements religieux n’offrent « aucun filtre crédible aux affirmations péremptoires de racisme, aux opinions simplistes et aux stéréotypes les plus éculés » (p. 47). Parallèlement, pour Sherry Simon, le projet de la Charte des valeurs témoignait d’un exercice rhétorique à sens unique, incapable de traduire l’altérité de l’Autre dans des termes intelligibles. Le résultat fut que le projet accordait « une permission exceptionnelle au dirigisme d’État », procédé que Simon traite d’antidémocratique et surtout appuyé par des déclarations improvisées (p. 68).

Pour faire suite à ces préoccupations liées aux termes du débat public, Renée Dupuis considère, quant à elle, que le problème des chartes de droits est qu’elles ne sont pas accompagnées de nouveaux espaces de délibération et de participation (p. 101). Certes, en adoptant une charte, les législateurs acceptent de limiter leurs actions sur des droits qu’ils ont jugés fondamentaux, mais cela signifie aussi qu’ils ont voulu préserver leurs prérogatives de fixer les normes sociales à respecter (p. 95). C’est dans cet ordre d’idées que David Sanschagrin insiste sur le fait que le régime politique libéral représentatif souffre d’un profond déficit démocratique et dialogique, incapable de tolérer l’expression publique de la dissidence, pourtant nécessaire, selon lui, au progrès collectif vers une société juste et équitable. Ce défi d’accepter la dissidence fait partie, d’après Jocelyn Maclure, du « paradoxe démocratique du désaccord et de la coopération », c’est-à-dire « comment gérer le désaccord sans que cela sape la volonté des citoyens de coopérer et de respecter les normes communes ? » (p. 239) L’avenue qu’il propose pour assurer l’équilibre des forces antinomiques requiert une disposition à la « générosité herméneutique », une pratique qui consiste à critiquer l’interprétation la plus claire et convainque de son adversaire (p. 243), plutôt que de se limiter aux réfutations étroites reprochées par Anctil et Simon.

Mais Maclure regrette la rareté de telles « vertus épistémiques » à l’ère du numérique, où sophisme et jugement de valeur l’emportent tristement sur les faits empiriques (p. 245). Sébastien Lévesque est d’ailleurs persuadé que le débat sur la Charte des valeurs était largement symptomatique de cette tendance et qu’au final il est venu miner la laïcité québécoise. La laïcité, rappelle Lévesque, est un arrangement institutionnel pour la reconnaissance de l’égalité morale des individus et la protection de leur liberté de religion et de conscience (p. 200). Pour lui, le gouvernement du Parti québécois s’était trompé avec ce projet de loi qui cherchait à attribuer à la laïcité une mission d’intégration (p. 208), puisqu’il est faux de faire de la laïcité un enjeu qui vise tout particulièrement les immigrants et non la société dans son ensemble. Cette difficulté d’arrimer pluralisme et réciprocité dans le débat sur la laïcité provient, selon Solange Lefebvre, d’une tendance dans les sociétés francophones d’héritage catholique à confondre laïcité et sécularisation. Nuance sémantique pourtant bien importante, car la laïcité désigne la séparation entre la religion et l’État, sans pour autant réduire l’importance de la religion dans les rapports sociaux, alors que la sécularisation signifie l’affaiblissement des croyances, du rôle institutionnel et culturel des religions. En effet, Alain-G. Gagnon et François Boucher reconnaissent que « le Québec est en quête d’une laïcité dont les contours sont flous » (p. 193), mais que cela ne peut servir de prétexte pour circonscrire les libertés religieuses des Québécoises et des Québécois (p. 183).

Le recueil est destiné à un public interpellé par les débats sur la place de la religion dans les sociétés démocratiques contemporaines. Les textes auront une pertinence toute particulière pour ceux qui se seront interrogés sur les modalités d’encadrement légitimes de la religiosité au Québec dans le contexte constitutionnel canadien, notamment depuis les consultations publiques sur les accommodements religieux et le rapport de la commission Bouchard-Taylor de 2008. Le langage des textes rend l’ouvrage accessible tant à un public de chercheurs avertis qu’aux nouveaux initiés à la problématique.

Pour conclure, la principale force du recueil de textes est que les auteurs ont réussi à mettre en relief la nature transversale du débat sur la Charte des valeurs au Québec. Il s’ensuit que c’est un débat dont l’origine provient du désir d’assurer des rapports égalitaires entre les sexes, ayant pour cause la relation entre l’État et la religion (voire la laïcité), mais dont l’effet fut une racialisation des marqueurs ethnoculturels soupçonnée d’atteinte au principe d’égalité des sexes. Force est de constater, cependant, qu’on trouve la faiblesse du recueil dans la démonstration de cette dynamique identitaire transversale. Car, bien que les auteurs aient apporté des précisions indispensables au débat sur la laïcité et souligné l’importance de la réciprocité dans le dialogue interculturel sur le pluralisme, l’impact du débat de la Charte des valeurs sur la capacité des femmes, notamment de confessions religieuses minoritaires, de participer activement et sans préjugé à la démocratie québécoise et à son marché du travail, est un aspect crucial pourtant secondaire dans l’analyse. En somme, il s’agit d’un ouvrage dont les éclaircissements sont d’une grande actualité, à l’heure où l’intolérance assombrit le discours public sur les normes et les valeurs civiques dans bien des sociétés qui se disent pourtant démocratiques.