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Dans sa dernière enquête annuelle qui fait état de la criminalisation de l’homosexualité à travers le monde, l’International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association (ILGA) dénombre 72 pays où l’homosexualité est pénalisée (Carroll et Mendos, 2017 : 8). Dans une dizaine de ces États, les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et transgenres (LGBT) encourent la peine de mort en cas de relation sexuelle avec une personne du même sexe[2]. De plus en plus de ces personnes fuient leur pays d’origine pour demander la protection internationale dans des pays davantage respectueux des droits humains[3] (Sridharan, 2008). Toutefois, les demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle font face à d’innombrables barrières lorsqu’il s’agit d’accéder au régime international de protection (Jansen et Spijkerboer, 2011 ; FRA, 2017). En réalité, les normes internationales relatives au statut des réfugiés n’intègrent pas explicitement les persécutions basées sur l’orientation sexuelle parmi les motifs justifiant l’octroi du statut de réfugié. Au cours des deux dernières décennies, pour remédier à cette situation et assurer la protection des personnes LGBT, une trentaine de pays ont été amenés à accorder le statut de réfugié à des demandeurs d’asile invoquant des persécutions du fait de leur orientation sexuelle.

Les persécutions liées à l’orientation sexuelle ne sont pas un phénomène nouveau. En revanche, le fait que certains États signataires de la Convention de Genève de 1951 considèrent ces persécutions comme un motif justifiant l’octroi du statut de réfugié est une évolution relativement récente. Ainsi, c’est dans les années 1990 que les États-Unis (1990), le Canada (1993), l’Australie (1994) et la Nouvelle-Zélande (1995) octroient pour la première fois le statut de réfugié sur la base de l’orientation sexuelle (Walker, 2000). La Belgique est également un pays pionnier pour ce qui est de la protection de cette catégorie spécifique de demandeurs d’asile, notamment au sein de l’Union européenne (UE). Effectivement, bien avant que l’UE ne reconnaisse les persécutions du fait de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre en tant que motif d’octroi du statut de réfugié et qu’elle exhorte ses États membres à suivre son modèle à travers la directive « Qualification » adoptée en 2011[4], la Belgique octroyait le statut de réfugié sur la base de ce motif. Ainsi, dès le milieu des années 1990, les premiers statuts de réfugiés sur la base de l’orientation sexuelle ont été accordés au sein du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA, 1996 : 340-402). Cette prise en considération relativement précoce de ce type de persécutions en tant que motif d’octroi du statut de réfugié pose la Belgique en modèle à suivre aux yeux des organisations LGBT et des institutions européennes. Ainsi, dans un rapport publié par l’ILGA-Europe, la fédération européenne d’associations LGBT, la Belgique est identifiée comme l’un des pays ayant de bonnes pratiques en cette matière (Jansen et Le Déroff, 2014). De même, dans un rapport publié par le Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAA), qui fait état des pratiques européennes en recherche d’information sur la situation des minorités homosexuelles dans leur pays d’origine, la Belgique se distingue, notamment en raison de la mise en oeuvre du projet d’harmonisation Country of Origin Information-LGB qui a pour objectifs « d’harmoniser le traitement des dossiers liés aux LGB et d’accroître l’objectivité dans l’examen de ces dossiers » (BEAA, 2015 : 36).

Si la Belgique est souvent présentée comme un bon élève européen dans ce domaine, c’est que depuis près de deux décennies, le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides a développé une expertise relativement importante en la matière ainsi que plusieurs outils d’action pour sensibiliser ses officiers de protection à la situation des demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle. Effectivement, bien avant les modifications de la loi belge sur les étrangers du 1er septembre 2013, le CGRA a développé des instruments, dits instruments OSIG[5], qui ont mené à la reconnaissance de facto des persécutions du fait de l’orientation sexuelle en tant que motif d’octroi du statut de réfugié.

Comment expliquer l’émergence d’un « nouveau » motif d’octroi de ce statut en Belgique à travers le développement d’instruments OSIG au sein du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides ? Bien qu’encore faiblement balisée, une littérature scientifique a cherché à analyser la prise en considération des persécutions du fait de l’orientation sexuelle (Kobelinsky, 2012 ; 2015 ; Śledzińska-Simon et Śmiszek, 2013), et du genre plus généralement (Stichelbaut, 2009 ; Freedman, 2010a ; 2010b ; Barzé, 2012 ; Miaz, 2014), comme motifs d’octroi du statut de réfugié. Premièrement, des facteurs structurels, entre autres liés aux évolutions culturelles et sociales, sont évoqués par les spécialistes. Ainsi, à l’instar de Carolina Kobelinsky (2015), d’aucuns estiment qu’au sein des pays respectueux des droits des minorités homosexuelles, les autorités nationales chargées de l’asile sont davantage sensibilisées au sort des demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle et considèrent donc ces persécutions en tant que motifs d’octroi du statut de réfugié : « les transformations profondes de la perception de la sexualité, d’abord aux États-Unis puis en Europe occidentale […] font entrer les persécutions en raison de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre dans les registres des motifs de l’asile » (Kobelinsky, 2015). De même, Anna Śledzińska-Simon et Krzysztof Śmiszek établissent un lien de cause à effet entre le « climat général à tendance homophobe et transphobe » au sein des pays d’Europe centrale et orientale et le « retard sur le reste de l’Europe relativement à l’approche des demandeurs et demandeuses d’asile LGBTI[6] » des autorités nationales chargées de l’asile dans ces régions (2013 : 16). Bien évidemment, les autorités chargées de l’asile ne fonctionnent pas en vase clos et le fait que la Belgique soit l’un des pays les plus respectueux des droits LGBT en Europe (Eeckhout et Paternotte, 2011) a sans aucun doute prédisposé le CGRA à la reconnaissance de ce « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié. Toutefois, cet élément d’ordre contextuel n’a pas une grande valeur explicative, d’où la limite des thèses structurelles liées aux évolutions culturelles et sociales.

Deuxièmement, d’autres chercheurs évoquent des variables institutionnelles, en focalisant leur analyse sur les institutions et les stratégies de mobilisation des acteurs qui interviennent aux différents stades du processus d’incorporation de l’orientation sexuelle et du genre dans le droit d’asile. Ainsi, à partir d’une étude du système asilaire suisse, Jonathan Miaz (2014 : 72) soutient que la prise en compte des persécutions liées au genre au sein de l’Office fédéral des migrations est le résultat d’un « relais “intra-institutionnel” de revendications portées par des acteurs internationaux, politiques et associatifs ». De même, dans une analyse comparative, Jane Freedman (2010a) démontre que la capacité des associations féministes à créer des alliances avec d’autres associations et groupes « généralistes » a été déterminante pour la meilleure prise en considération des persécutions liées au genre dans les systèmes asilaires français et britannique. Le rôle joué par les acteurs internationaux, politiques et associatifs a certainement aidé à la prise en considération des persécutions du fait de l’orientation sexuelle par le CGRA. Cependant, l’identification des acteurs clés qui ont joué un rôle dans l’incorporation de l’orientation sexuelle parmi les motifs d’octroi du statut de réfugié ne suffit pas à appréhender dans son ensemble la généalogie de ce « nouveau » motif au sein de l’autorité belge chargée de l’asile.

Afin de pallier les manques des thèses évoquées, nous inscrivons l’analyse dans la démarche théorique de l’instrumentation (Lascoumes et Le Galès, 2004 ; Howlett, 2011 ; Halpern et al., 2014). Issue des travaux de Max Weber (1921) sur les formes d’exercice de pouvoir, et ceux de Michel Foucault (1978) sur les conceptions de la gouvernementalité, l’approche par les instruments a été remise au goût du jour et élevée au rang de cadre théorique pour analyser l’action collective liée aux autorités publiques ces dernières années (Lascoumes, 2007 ; Lascoumes et Simard, 2011 ; Jenson et Nagels, 2018). Cette approche microsociologique qui mêle les dispositifs matériels, les pratiques et les idées permet « d’identifier des effets – appréhendés sur la longue durée – en termes de transformations de l’action publique : émergence, institutionnalisation, autonomisation, réforme, voire disparition, de programmes d’action publique » (Halpern et al., 2014 : 40). Partant du postulat que les instruments publics ne sont jamais neutres (Lascoumes et Le Galès, 2004), une telle démarche permet, d’une part, de tracer les changements qui ont mené à la reconnaissance de ce « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié en Belgique et, d’autre part, de disséquer les relations sociales et dynamiques de pouvoir entre les différents acteurs. La prise en considération des persécutions liées à l’orientation sexuelle et la création de facto de ce « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié ne résultent pas d’une volonté d’opérationnaliser les conventions internationales, les directives européennes ou la loi belge de l’asile dans la mesure où ces outils juridiques ont incorporé les persécutions du fait de l’orientation sexuelle plusieurs années après que le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides l’ait fait. Nous soutenons ici que la création de ce « nouveau » motif est le résultat des développements successifs d’instruments OSIG au sein du CGRA. La diversification de ces instruments est caractéristique d’une transformation des représentations sociales et des dynamiques de pouvoirs dans le processus asilaire. Ces instruments, en raison de leur matérialité, de leurs propriétés politiques et de leur rationalité propre, contraignent sur la durée les acteurs politiques. Ainsi, les instruments OSIG, en installant une « dépendance au sentier », produisent des effets de verrouillage (lock-in) (Pierson, 1994) qui sont à l’origine de la création de ce « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié. Conséquemment, dans notre conception, les instruments OSIG ne sont pas appréhendés en tant que résultat (output) d’un processus de mise en oeuvre des législations internationales, européennes et nationales, mais en tant que vecteur qui a mené à l’émergence d’un « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié, par un phénomène de « développement incrémental [et] de transformations cumulatives » (Palier, 2004 : 277).

Notre analyse prend appui sur une enquête de terrain qui combine une quarantaine d’entretiens semi-structurés réalisés avec les fonctionnaires de l’Office des étrangers[7], du CGRA et de Fedasil[8], d’une part, et les membres de différentes associations LGBT et d’aide aux réfugiés, d’autre part, ainsi que sur une riche analyse documentaire réalisée entre octobre 2014 et janvier 2017. Il s’agit de reconstruire le processus qui sur les deux dernières décennies a permis le développement d’instruments OSIG au sein du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides, et de fait l’émergence de ce « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié. Notre analyse remonte au début des années 2000, alors que les premières demandes d’asile sur base de l’orientation sexuelle étaient traitées au sein du CGRA.

2000-2004 : Les premières demandes d’asile sur base de l’orientation sexuelle et l’émergence des instruments OSIG

En 1999, pour la première fois, le CGRA fait état, dans son rapport annuel, des persécutions du fait de l’orientation sexuelle (CGRA, 1999 : 67). À partir de 2001, les demandes invoquant ce motif sont de plus en plus nombreuses : « contrairement aux années précédentes, la persécution fondée sur l’orientation sexuelle (homo-, bi-, ou transsexualité) a été invoquée beaucoup plus souvent comme motif d’asile en 2001 et 2002. Elle correspond généralement à un motif d’asile unique, mais va parfois de pair avec d’autres motifs, tels que des raisons politiques » (CGRA, 2002 : 46). La hausse des demandes liées à l’orientation sexuelle et la complexité de ce type de dossiers poussent le CGRA à développer les premiers instruments OSIG. À cette époque, ces instruments émergent au sein du Cedoca, le Centre de documentation et de recherche du CGRA. Le rôle de ce centre est de fournir aux officiers de protection les informations dont ils ont besoin pour statuer sur les cas qu’ils traitent par la publication de rapports thématiques et de rapports par pays. Ainsi, parmi les 150 rapports thématiques que comptait la bibliothèque du Cedoca en 2001, le rapport annuel fait état de rapports thématiques sur l’homosexualité (CGRA, 2002 : 38).

L’émergence des premiers instruments OSIG au sein du CGRA, soit les rapports thématiques sur l’homosexualité produits par le Cedoca, n’est pas le résultat d’une tentative d’extension du motif « persécutions liées au genre » (qui incluait au début des années 2000 essentiellement les femmes victimes d’abus et de violences) à de nouveaux groupes sociaux, soit les minorités homosexuelles. Effectivement, les persécutions liées au genre et les persécutions liées à l’orientation sexuelle n’émergent pas au sein des mêmes services et ne se posent pas selon les mêmes modalités. Contrairement aux demandeurs d’asile persécutés du fait de leur orientation sexuelle, les femmes sont considérées comme faisant partie de la catégorie des demandeurs d’asile dits vulnérables, au même titre que les mineurs non accompagnés et les victimes de la traite des êtres humains, par exemple. La problématique des persécutions liées au genre émerge au sein du service du traitement des dossiers et se pose donc en termes d’audition : « Il est également tenu compte de la position vulnérable des demandeuses d’asile. S’il ressort du dossier que la demandeuse en question a été victime d’abus sexuels, elle est auditionnée par un agent féminin » (CGRA, 2002 : 24). De fait, les premiers instruments « genre » (excluant l’orientation sexuelle et l’identité de genre) qui sont développés au sein du CGRA sont des directives horizontales dont l’objectif est d’assurer un traitement cohérent et uniforme des dossiers. Parmi les douze directives horizontales développées par le service du traitement des dossiers au sein du CGRA en 2001, une directive est alors développée sur les « Persécutions liées à l’appartenance sexuelle » (CGRA, 2002 : 25)[9]. En revanche, tel qu’expliqué plus haut, la problématique des persécutions liées à l’orientation sexuelle émerge elle au sein du Centre de documentation et de recherche et se pose en termes fonctionnalistes. Il s’agit pour les chercheurs du Cedoca de fournir des informations factuelles sur les persécutions liées à l’orientation sexuelle pour permettre aux officiers de protection de traiter les dossiers qui s’appuient sur ce motif de persécution, d’où la publication d’un rapport thématique « Homosexualité » en 2001. C’est notamment ce qui ressort d’une entrevue menée avec une chercheuse du Cedoca chargée de l’Afrique de l’Ouest qui explique que c’est l’augmentation de demandes liées à l’orientation sexuelle au début des années 2000 qui a fait en sorte que les premiers rapports sur cette problématique ont été publiés :

De manière générale, les premières demandes d’asile qui invoquent ce motif sont apparues dans les années 1990, avec une augmentation plus importante dans les années 2000. Et dès l’instant où nos officiers de protection ont été confrontés à de nouvelles thématiques, ça a eu des répercussions sur nos recherches. Donc je dirai que dans les années 2000 on a dû faire nos premières recherches sur ce motif […] avec à ce moment-là moins de sources qu’aujourd’hui.

Entretien réalisé le 22 octobre 2015

Si les chercheurs du Cedoca ont été en mesure de mener à bien ces recherches, et en particulier s’ils ont pu développer une certaine expertise sur les persécutions liées à l’orientation sexuelle, c’est en raison de deux facteurs qui se sont renforcés l’un l’autre. Le premier est la restructuration en profondeur du CGRA et notamment l’augmentation des ressources à disposition du Cedoca. Effectivement, à la suite d’une importante crise de gestion au sein du CGRA à la fin des années 1990, Pascal Smet, fraîchement nommé à la tête de cette autorité, tente de la remettre sur les rails en adoptant les codes du nouveau management public : « l’évolution du Commissariat général est l’exemple type d’une petite organisation qui a été conçue comme une “entreprise familiale” et qui s’est développée pour devenir une “PME” à part entière » (CGRA, 2002 : 16). Dès lors, son action est guidée par la volonté de faire du CGRA « une organisation-clé qui soit ouverte, fiable et prompte à prendre des décisions » (ibid. : 7). Pour ce faire, il investit massivement dans le Centre de documentation et de recherche du CGRA. Dès 2001, 24 nouveaux chercheurs sont engagés au sein du Cedoca (ibid. : 35), qui viennent s’ajouter aux 21 déjà en poste. Le doublement des effectifs permet la publication d’un plus grand nombre de rapports : « L’arrivée des nouveaux chercheurs en avril 2001 a permis de rédiger un plus grand nombre de briefings thématiques, de check-lists et de chronologies » (Ibid. : 35). L’augmentation du nombre d’employés au sein du Cedoca s’accompagne d’une spécialisation des chercheurs, qui désormais sont divisés en aires géographiques, et d’une plus grande collaboration entre les officiers de protection et les chercheurs du Cedoca :

Depuis 2001, ces contacts [entre le Cedoca et les officiers de protection] s’inscrivent dans un cadre structurel. Les agents des piliers géographiques et des sections projets se réunissent régulièrement avec les chercheurs du desk correspondant. Ces réunions permettent de communiquer les dernières évolutions de la situation effective dans les pays d’origine, d’interpréter les informations collectées, de déterminer les recherches à mener prioritairement et d’assurer le suivi des questions adressées au Cedoca. Ces réunions visent à optimaliser la collaboration et l’interaction entre les services. Les agents traitants peuvent également s’adresser directement aux chercheurs pour toute demande d’information. Ces contacts sont encouragés, de façon à pouvoir affiner certaines questions ou pour situer une information ponctuelle dans un contexte plus large.

Ibid. : 36-37

Ces ajustements organisationnels au début des années 2000 permettent le développement d’une expertise relativement importante au sein du Cedoca sur plusieurs thématiques, notamment les persécutions du fait de l’orientation sexuelle. Alors que jusque-là chaque officier de protection menait les recherches propres à son cas, désormais les recherches sont mutualisées dans un souci d’efficacité, notamment lorsqu’une thématique – comme l’orientation sexuelle – est invoquée par plusieurs demandeurs d’asile. C’est de là qu’émergent les premiers instruments OSIG au sein du CGRA, qui sont de fait des rapports thématiques sur l’homosexualité.

Parallèlement à ces ajustements organisationnels au sein du CGRA, le deuxième facteur qui a contribué au développement des instruments OSIG au sein du CGRA est l’émergence de la première association d’aide aux demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle en Belgique. En 2001, cinq amis créent au sein de la Maison Rose d’Anvers l’association WISH après le retentissement de l’affaire du Queen Boat[10]. Au fil du temps, WISH crée des réseaux de contacts avec plusieurs associations dans les pays africains, ce qui lui permet d’acquérir une certaine expertise sur la situation des minorités homosexuelles dans ces pays. Ainsi, lorsque des demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle se présentaient aux associations LGBT, ils étaient la plupart du temps renvoyés vers WISH qui, du fait de ses réseaux dans les pays africains et de son expertise sur cette partie du monde, était en mesure de leur fournir des pièces à ajouter à leur dossier d’asile. Très vite, le CGRA, et notamment les chercheurs du Cedoca qui avaient besoin d’informations sur la situation des minorités homosexuelles dans les pays d’origine des demandeurs d’asile, sont entrés en contact avec WISH afin de bénéficier de leurs réseaux et de leur expertise. C’est ce que confie l’un des membres fondateurs de l’association :

Une femme du CGRA nous avait contactés. Du Cedoca… voilà, maintenant je me rappelle. Le Cedoca est le Centre de documentation du CGRA. Elle voulait savoir ce que nous savions sur la situation des gais au Sénégal. Elle voulait aussi savoir en quoi consistait notre action, et nous on voulait savoir comment fonctionnait le processus d’asile de l’intérieur. Elle voulait de l’information sur nous, et nous sur eux.

Entretien réalisé le 21 octobre 2015

Ainsi, le rôle joué par le milieu associatif lors de l’émergence des premiers instruments OSIG n’en est pas un de revendication, mais un rôle de pourvoyeur d’expertise. Cette collaboration entre le Cedoca et l’association WISH s’inscrit dans le contexte, évoqué plus haut, de restructuration en profondeur du CGRA et d’ouverture sur les associations. Comme le confie une chercheuse du Cedoca, des collaborations plus étroites avec les associations, et notamment avec les associations LGBT, n’étaient pas rares :

Il nous arrive de contacter les associations belges LGBT pour avoir un contact sur place [dans les pays d’origine des demandeurs d’asile]. On les a par exemple contactés pour trouver quelqu’un en Mauritanie qui puisse m’aider à trouver quelqu’un sur une question précise. J’ai également contacté des associations qui menaient des projets avec des associations au Niger ; j’espérais, et c’était le cas d’ailleurs, qu’ils pourraient me mettre en contact avec des gens sur place.

Entretien réalisé le 22 octobre 2015

Au début des années 2000, les premiers instruments OSIG sont développés au sein du CGRA. Plus précisément, ces instruments émergent au Cedoca, le Centre de documentation et de recherche du CGRA. Ces instruments sont principalement des rapports thématiques sur les pays d’origine des demandeurs d’asile qui font état des persécutions que subissent les minorités LGBT. Ce sont essentiellement les ajustements organisationnels au sein du CGRA, survenus avec la nomination de Pascal Smet, qui ont permis au Cedoca d’élargir ses champs de recherche et notamment de publier ses premiers rapports sur l’homosexualité. Ces rapports n’auraient néanmoins pu être publiés sans le recours à l’expertise du milieu associatif. Ainsi, l’émergence de WISH, la première association d’aide aux réfugiés persécutés du fait de leur orientation sexuelle, qui a joué un rôle de pourvoyeur d’expertise auprès du Cedoca, a été déterminante dans le développement des premiers instruments OSIG au CGRA. Effectivement, disposant de très peu d’expertise sur ce sujet à cette époque, le Cedoca a recours aux réseaux et à l’expertise de WISH pour atteindre les activistes LGBT dans les pays d’origine des demandeurs d’asile. Cette collaboration avec WISH s’inscrit dans une démarche de transparence et d’ouverture du CGRA vis-à-vis des associations d’aide aux réfugiés lancée par Smet en 2001.

2005-2009 : La création de la cellule genre et la stabilisation des instruments OSIG

L’année 2005 marque un tournant dans le développement des instruments OSIG au sein du CGRA, notamment avec la création de la cellule genre. Cette dernière est chargée de traiter les problématiques liées aux « persécutions en raison de l’appartenance sexuelle et de l’orientation sexuelle » (CGRA, 2005 : 21). Elle se compose d’une coordinatrice et de sept personnes de référence, chacune étant rattachée à une section géographique. La coordinatrice genre est notamment chargée de la « détermination et du suivi des directives de traitement spécifique des dossiers relatifs à la problématique du genre et de répondre aux besoins spécifiques des sections géographiques en la matière » (ibid. : 21). Les personnes de référence sont quant à elles chargées de répertorier les besoins des officiers de protection en termes de formation et d’information ; elles sont également chargées de centraliser, au niveau de leurs sections respectives, les décisions dans lesquelles des thématiques liées au genre et à l’orientation sexuelle ont été invoquées (CGRA, 2006 : 26). Ainsi, dès 2005, des lignes directrices sur l’audition des demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle sont développées. En 2006, des journées de sensibilisation et de formation sont organisées à l’intention des officiers de protection chargés du traitement des demandes d’asile liées au genre et à l’orientation sexuelle (ibid.). En 2006 également, des statistiques ventilées en fonction du motif de persécution sont développées au sein du CGRA pour les persécutions liées au genre. Ces statistiques permettent de constater que le motif de persécution lié au genre le plus souvent invoqué est l’homosexualité[11]. En 2007, la cellule genre organise à l’intention des officiers de protection une formation théorique et pratique de deux jours sur la manière d’auditionner les personnes qui déclarent avoir subi des violences sexuelles liées à leur orientation sexuelle (CGRA, 2007 : 28). En 2008, à l’initiative des personnes de référence, une « Gender Newsletter » diffusée en version électronique auprès des officiers de protection voit le jour. Cette publication regroupe des informations sur le genre dans la procédure d’asile : ce qui se fait au CGRA et dans les autres organisations d’asile (CGRA, 2008 : 36). Aussi à la fin de la même année, à la demande des officiers de protection des sections géographiques, une réunion d’« échange d’informations » est tenue entre collaborateurs du CGRA et responsables de l’association LGBT Tels Quels (CGRA, 2008 : 38). En 2009, outre la formation générale sur la prise en compte du genre dans la procédure au CGRA, les nouveaux agents reçoivent une formation sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Cette formation aborde notamment les aspects psychologiques, sociaux et culturels dont l’agent doit tenir compte pendant l’audition ainsi que pour le traitement des demandes d’asile basées sur ce motif. En outre, le Commissariat organise des rencontres avec des militants connus oeuvrant pour les droits des minorités homosexuelles originaires de pays des demandeurs d’asile. Également en 2009, il organise une rencontre réunissant ses agents et des représentants d’associations LGBT belges qui encadrent, pendant leurs procédures en Belgique, des demandeurs d’asile invoquant des persécutions liées à l’orientation sexuelle. Enfin, toujours la même année, à la demande des officiers de protection et en raison du caractère intime de bon nombre de ces récits, une journée de formation est organisée pour apprendre aux officiers de protection à mieux gérer la relation interpersonnelle avec les demandeurs d’asile invoquant des persécutions liées à l’orientation sexuelle (CGRA, 2009 : 24).

Avec la création de la cellule genre, c’est ainsi une phase de formation des officiers de protection, à travers la publication de directives, qui est lancée au sein du CGRA. À partir de 2005, les persécutions liées au genre, d’une part, et les celles liées à l’orientation sexuelle, d’autre part, sont désormais appréhendées ensemble. Les instruments qui étaient développés pour l’audition et le traitement des dossiers des demandeuses d’asile victimes de violences et d’abus sont désormais repris et adaptés pour l’audition et le traitement des dossiers des demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle. Cette évolution s’explique essentiellement par le fait que, désormais, ces demandeurs d’asile sont considérés au sein du CGRA comme faisant partie de la catégorie des demandeurs d’asile dits vulnérables, au même titre donc que les femmes victimes de violences et d’abus, que les mineurs non accompagnés et que les victimes de la traite des êtres humains. Si les demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle sont désormais considérés comme des demandeurs d’asile dits vulnérables, c’est notamment en raison des évolutions législatives survenues au niveau européen et qui ont influencé les pratiques du CGRA. Effectivement, en 2004, le Conseil de l’UE adopte la directive « Qualification » dans le cadre de l’élaboration du régime d’asile européen commun. L’article 10 de cette directive reconnaît explicitement les persécutions du fait de l’orientation sexuelle en tant que motif d’octroi du statut de réfugié et la vulnérabilité de cette catégorie de demandeurs d’asile :

En fonction des conditions qui prévalent dans le pays d’origine, un groupe social spécifique peut être un groupe dont les membres ont pour caractéristique commune une orientation sexuelle. L’orientation sexuelle ne peut pas s’entendre comme comprenant des actes réputés délictueux d’après la législation nationale des États membres.

Union européenne, 2011 : Art. 10-d

Lors d’une entrevue, la coordinatrice de la cellule genre précise que l’adoption de cette directive par l’UE et l’augmentation de demandes fondées sur ce motif expliquent le fait que le CGRA a été amené à porter une attention particulière aux demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle et à la manière dont les officiers de protection traitent ces dossiers :

Dans les années 2000, en Belgique, l’invocation des motifs de persécutions liées au genre s’est poursuivie, en constante augmentation d’année en année. Il s’agissait principalement des motifs : mariages forcés, mutilations génitales féminines et homosexualité […] Parallèlement, à cette même période, comme vous le savez, est parue la directive « Qualification » du Conseil de l’UE dont les articles 9 et 10 ont explicitement inclus les questions liées au genre, y compris l’orientation sexuelle, comme motifs légitimes d’octroi de la protection internationale. Je pense que la conjonction de ces facteurs, augmentation graduelle et constante du nombre de demandes d’asile pour ces motifs et la parution de la directive « Qualification », explique la volonté de la direction du CGRA de créer la coordination genre.

Entretien réalisé le 22 octobre 2015

Dans cette deuxième phase de développement des instruments OSIG, le rôle joué par les associations, dont les associations LGBT, évolue également. Alors que jusqu’à maintenant le Cedoca était le point de contact privilégié des associations LGBT au sein du CGRA, désormais leur principal point de contact est la cellule genre et notamment la coordinatrice genre dont l’une des fonctions officielles est d’agir en tant que « personne de contact pour les correspondants extérieurs » (CGRA, 2005 : 21). La principale raison qui explique que les chercheurs du Centre de documentation et de recherche du CGRA ont graduellement cessé de contacter les associations belges LGBT pour obtenir de l’information sur les pays d’origine des demandeurs d’asile est le développement d’Internet et la modernisation informatique du CGRA. Avec les nouveaux outils informatiques à leur disposition, les chercheurs du Cedoca n’ont qu’à mener des recherches en ligne pour retrouver des associations sur place qui seront mieux à même de leur fournir l’information dont ils ont besoin. En fait, le rôle des associations n’est plus de fournir de l’expertise comme c’était le cas entre 2001 et 2004 ; c’est davantage un rôle de consultance. Comme indiqué plus haut, les associations, en particulier Tels Quels du côté francophone et Çavaria du côté néerlandophone, ont participé aux formations des officiers de protection pour ce qui est des méthodes d’audition avec les demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle notamment. En outre, la coordinatrice de la cellule genre participe souvent aux événements organisés par ces associations lorsque la problématique touche à l’asile. Toutefois, bien que « d’une manière générale le CGRA fait montre d’ouverture, de volonté de dialogue avec les associations LGBT belges qui jouent un rôle dans l’accompagnement des demandeurs d’asile se déclarant LGBT » (entretien avec la coordinatrice genre du CGRA réalisé le 22 octobre 2015), il semble que l’influence des associations LGBT sur le développement des instruments OSIG au sein du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides est moindre lors de cette deuxième phase. Ces associations ne participent alors plus directement au développement de ces instruments, bien que le CGRA fasse appel à eux de temps à autre pour compléter la formation des officiers de protection.

La deuxième phase de développement d’instruments OSIG est lancée en 2005 avec la création d’une cellule genre. Cette phase en est une d’institutionnalisation et de stabilisation des instruments OSIG dans la mesure où désormais il ne s’agit plus seulement de produire des rapports thématiques sur l’orientation sexuelle, mais de publier des lignes directrices et de former les officiers de protection pour mener les auditions et traiter les dossiers des demandeurs d’asile invoquant des persécutions liées à leur orientation sexuelle. C’est à partir de cette phase que les persécutions envers les femmes d’une part, et celles liées à l’orientation sexuelle d’autre part, vont commencer à être appréhendées conjointement au sein du CGRA. Cette évolution survient à la suite de l’adoption par l’UE de la directive « Qualification » qui stipule que les demandeurs d’asile LGBT doivent être considérés comme des demandeurs dits vulnérables, au même titre que les femmes victimes de violences et d’abus. Lors de cette deuxième phase, le rôle des associations LGBT évolue d’une fonction de pourvoyeur d’expertise à une fonction de consultance. Ainsi, les acteurs associatifs investis dans le processus de l’asile sont essentiellement des associations coupoles professionnalisées, à l’instar de Tels Quels et de Çavaria. Malgré l’ouverture du CGRA à ces associations, leur influence sur la manière dont les instruments OSIG sont développés semble moindre.

À partir de 2010 : L’harmonisation des pratiques et le verrouillage des instruments OSIG

L’année 2010 constitue un nouveau tournant dans le développement des instruments OSIG au sein du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides. Le nombre de demandeurs d’asile évoquant des persécutions du fait de l’orientation sexuelle atteint alors une masse critique[12]. La problématique se pose désormais en termes d’harmonisation des pratiques des officiers de protection ; et les instruments OSIG mis en place vont dans ce sens. À partir de 2010 le mandat principal de la cellule genre « consiste à améliorer et à harmoniser le traitement des demandes d’asile liées au genre » (CGRA 2010 : 34). Par conséquent, un vade-mecum contenant toutes les références, les notes, les documents et les informations utiles pour le traitement des demandes d’asile liées au genre est produit et distribué aux officiers de protection (ibid.). Lors de cette troisième phase de développement d’instruments OSIG, un autre pan d’activités de la cellule genre est la formation des interprètes. En 2012, près d’une centaine d’interprètes participent à une formation dont l’objectif est de les sensibiliser et de les informer au sujet des caractéristiques spécifiques liées aux demandes d’asile qui revêtent une dimension de genre et d’orientation sexuelle (CGRA, 2012 : 22). Enfin, un débat public sur les persécutions liées à l’orientation sexuelle est organisé en 2013 au sein du Commissariat (CGRA, 2013 : 21), marquant le point d’orgue de la reconnaissance de ce « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié par l’autorité de l’asile belge. La même année, la loi belge sur les étrangers reconnaît explicitement les persécutions du fait de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre en tant que motif d’octroi du statut de réfugié selon le critère de « l’appartenance à un certain groupe social » de la Convention de Genève.

Plusieurs facteurs peuvent être invoqués pour expliquer qu’à partir de 2010 l’action du CGRA s’est concentrée sur l’harmonisation des pratiques d’audition et de traitement des dossiers et la formation des interprètes. Tout d’abord, les revendications des associations qui s’organisent essentiellement autour de la formation des officiers de protection et des interprètes. Alors qu’entre 2005 et 2009, le rôle des associations était davantage un rôle de consultance, à partir de 2010 leur rôle se renforce, de même que leurs revendications auprès du CGRA. Désormais, il s’agit pour elles d’avoir un impact concret en publicisant cette problématique grâce à l’organisation d’événements publics et l’accompagnement des demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle. Si les associations peuvent avoir un impact, c’est qu’elles réussissent à s’organiser en réseau de manière à porter un message commun et audible auprès de l’autorité belge chargée de l’asile. La revendication de ces associations émerge par ailleurs dans le sillage des revendications pour le mariage entre personnes de même sexe, comme l’indique une entrevue menée avec un activiste pour les droits des étrangers, membre de Tels Quels :

Comme je t’ai dit, la question des demandeurs d’asile est née des couples mixtes, et donc, elle était directement liée au mariage […] En mars 2003 la loi passe, le premier mariage homosexuel est célébré en Belgique le 6 juin 2003. C’est un mariage entre un Belge et un Brésilien, mais la commune ne s’oppose pas au mariage, donc on ne réalise pas qu’il va y avoir un problème. Ce n’est qu’en septembre/octobre 2003 que certains viennent à Tels Quels en disant « moi, je n’ai pas pu me marier ». Et donc voilà, on s’est dit « pourquoi certaines communes acceptent et certaines communes refusent ? […] Et donc, dès janvier, on invite Laurette Onkelinx, la ministre de la Justice, pour l’interpeller sur les communes qui refusent. Le 3 juillet 2004, elle modifie la loi. Et du coup, à partir du 15 octobre, toutes les communes sont obligées d’accepter le mariage avec des étrangers […] Mais tout s’est fait comme ça. En même temps en fait. Une question en a entraîné une autre. Donc on a eu ceux qui pouvaient se marier en Belgique ; et alors ceux qui n’avaient pas d’amant faisaient comment ? Ou ceux qui étaient en couple ? Parce qu’on a eu des couples qui venaient pour demander l’asile […] Donc tu vois, les questions se sont succédé en fait. Les questions se sont succédé comme ça parce que la question se posait à un moment donné.

Entretien réalisé le 28 septembre 2016

Le travail de plaidoyer des associations plus professionnalisées est complété par le travail de plus petites associations chargées de l’accompagnement des demandeurs d’asile, qui émergent au cours des années 2010. Ces associations, hébergées par la Rainbow House de Bruxelles, ont la plupart du temps été créées par d’anciens demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle qui ont obtenu le statut de réfugié en Belgique, ce qui leur donne une légitimité supplémentaire pour traiter de cette problématique. C’est notamment le cas d’associations comme Omnya, Why Me et Balkan. Si les associations sont parvenues à porter un message clair auprès des autorités de l’asile malgré un nombre assez important d’acteurs investis, c’est qu’elles se sont constituées en véritable réseau en établissant un noeud de connexions au sein de chaque communauté linguistique avec des associations, comme Merhaba, qui, en raison de leur caractère bilingue, se sont constituées en canaux de transmission entre ces deux noeuds. Cette configuration permet de mutualiser l’expertise, tout en augmentant les capacités de diffusion.

Le deuxième facteur qui a facilité le développement d’une troisième phase d’instruments OSIG au sein du CGRA est l’évolution de la jurisprudence autour de ce motif en particulier et la sensibilisation du Conseil du contentieux des étrangers (CCE) à la problématique des demandeurs d’asile persécutés du fait de leur orientation sexuelle. En 2006, dans un objectif d’efficacité, la procédure d’asile est modernisée et une nouvelle juridiction administrative qui est chargée de statuer sur les recours contre les décisions du CGRA est créée : le Conseil du contentieux des étrangers. Une des principales missions du CCE est d’harmoniser la jurisprudence, dont celle concernant les cas liés à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre. Pour ce faire, à partir des années 2010, le CCE publie une note interne mise à jour régulièrement et intitulée : Les demandes d’asile sur l’homosexualité : principes de raisonnement et de preuve. Dans cette note, l’organisme distingue cinq cas de figure pour guider le juge dans sa décision en s’appuyant sur la jurisprudence[13] et ainsi permettre une harmonisation des pratiques, notamment entre les juges francophones et néerlandophones. Une jurisprudence homogène émerge concernant ce motif d’octroi au sein du CCE, ce qui pousse le CGRA à s’adapter pour éviter que les décisions de première instance ne soient cassées en appel. C’est ce qui ressort d’une entrevue menée avec l’un des membres de la section géographique Afrique du CGRA : « Le CCE a eu une influence indirecte sur notre manière de travailler. Vous savez, lorsque nous prenons des décisions, le but est que cette décision ne soit pas cassée en appel. Donc on reste très attentifs aux arrêts du CCE. » (Entretien réalisé le 12 novembre 2015) Au fur et à mesure que le CCE s’organise et développe sa jurisprudence, entre autres autour du motif de persécution « orientation sexuelle », le CGRA voit son service juridique croître pour être en mesure de suivre les arrêts publiés. La jurisprudence du CCE concernant les cas liés à l’orientation sexuelle est analysée par le service juridique du CGRA, qui rapporte à la cellule genre les pratiques à adopter pour établir la crédibilité des demandeurs d’asile et les critères qui doivent être retenus pour octroyer le statut de réfugié. Cette information, une fois centralisée par la coordinatrice de la cellule genre, est transmise aux sections géographiques afin d’harmoniser les pratiques de tous les officiers de protection qui traitent les dossiers liés à ce motif.

L’année 2010 initie une troisième phase dans le développement des instruments OSIG au sein du CGRA. Il s’agit d’une phase de verrouillage des instruments OSIG par l’adoption de lignes directrices transversales et l’harmonisation des pratiques au sein du CGRA. Cette dernière phase mène à la reconnaissance de facto d’un « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié au sein du CGRA : le motif « persécutions du fait de l’orientation sexuelle ». Deux principaux éléments ont mené à l’émergence de cette troisième phase : les revendications méthodiques et organisées du réseau associatif LGBT, notamment en termes de formation des officiers de protection et des interprètes ; et la pression indirecte mise par le CCE pour que le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides harmonise ses pratiques.

Conclusion

Les instruments OSIG au sein du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides ont été développés en trois phases et à chacune de celles-ci ces instruments se sont diversifiés pour mener à la reconnaissance d’un « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié. Entre 2000 et 2004, des rapports thématiques sur les persécutions liées à l’orientation sexuelle dans les pays d’origine des demandeurs d’asile sont produits au sein du CGRA, constituant ainsi une première phase de développement d’instruments OSIG. Il s’agit d’une phase d’émergence de ces instruments dans la mesure où à cette époque les rapports publiés sur l’orientation sexuelle sont encore peu nombreux et circonscrits au Centre de documentation et de recherche du CGRA, le Cedoca. Les acteurs investis dans la production des instruments OSIG lors de cette première phase sont le Cedoca au sein du CGRA ainsi que la première association belge d’aide aux demandeurs d’asile LGBT, WISH, qui agissait en tant que pourvoyeur d’expertise. Le développement d’instruments OSIG lors de cette première phase résulte du concours de deux facteurs initiés sous la présidence de Pascal Smet. Premièrement, la restructuration en profondeur du CGRA et l’augmentation des ressources disponibles au sein du Cedoca, ce qui leur permet de publier davantage de rapports thématiques, notamment sur les persécutions liées à l’orientation sexuelle. Deuxièmement, l’ouverture du CGRA au milieu associatif, ce qui permet au Cedoca de bénéficier de l’expertise de WISH pour produire les rapports thématiques sur les persécutions liées à l’orientation sexuelle.

L’année 2005 constitue un premier tournant dans le développement des instruments OSIG au sein du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides et initie une deuxième phase qui dure jusqu’en 2009. Il s’agit d’une phase de stabilisation des instruments OSIG où de nombreuses lignes directrices sont adoptées et des formations organisées sur le traitement des demandes et l’audition des demandeurs persécutés en raison de leur orientation sexuelle. Les acteurs investis dans la production des instruments OSIG lors de cette deuxième phase sont la cellule genre au sein du CGRA et les associations coupoles LGBT comme Tels Quels et Çavaria. Du fait de leur professionnalisation, ces associations jouaient un rôle de consultance auprès de la cellule genre du CGRA. Le développement d’instruments OSIG lors de cette deuxième phase résulte de deux éléments qui s’inscrivent dans le sillage de l’adoption de la directive « Qualification » par l’UE. Premièrement, l’institutionnalisation d’une cellule genre qui devient l’interlocuteur direct des associations LGBT, ce qui rend la collaboration aisée pour le développement de lignes directrices et de formations sur l’orientation sexuelle. Deuxièmement, l’intégration des demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle dans la catégorie des demandeurs d’asile dits vulnérables au sein du CGRA, au même titre que les femmes victimes de violences et d’abus.

Enfin, l’année 2010 constitue un deuxième tournant qui initie la troisième phase de développement d’instruments OSIG. Il s’agit d’une phase de verrouillage dont l’objectif est d’harmoniser les pratiques dans l’appréhension des persécutions liées à l’orientation sexuelle en sensibilisant tous les services du CGRA à cette problématique. Cette dernière phase, qui fait des persécutions en raison de l’orientation sexuelle une problématique transversale au sein du Commissariat, permet l’émergence de facto d’un « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié : le motif « persécutions du fait de l’orientation sexuelle ». Les acteurs investis dans la production des instruments OSIG lors de cette troisième phase sont beaucoup plus nombreux que lors des deux phases précédentes. Au CGRA, la plupart des services, dont la cellule genre, mais également le Cedoca, les sections géographiques, le service juridique, le service des relations internationales et le service des interprètes, jouent un rôle en produisant des lignes directrices et des formations. Par ailleurs, le mouvement LGBT, qui s’est étoffé de plusieurs associations d’aide aux demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle comme Omnya, Why Me, Balkan et Merhaba, impose plusieurs de ses revendications au CGRA en s’organisant en réseau et en livrant un message audible aux autorités publiques. Enfin, le Conseil du contentieux des étrangers, la juridiction d’appel en matière d’asile, dans une volonté d’harmonisation des pratiques de ses juges, développe une jurisprudence claire en matière de persécutions liées à l’orientation sexuelle sur laquelle le CGRA doit s’aligner.

Dans la littérature scientifique, plusieurs thèses sont proposées pour expliquer la prise en considération par les autorités de l’asile des persécutions liées à l’orientation sexuelle, ou au genre plus généralement. D’aucuns affirment que ce phénomène résulte d’un processus de diffusion des normes internationales (Freedman, 2010a) ou européennes (Ferreira, 2015). D’autres estiment que c’est l’influence des cours de justice européennes (Peers, 2014) ou des cours nationales d’appel (Kobelinsky, 2012) qui a permis d’élargir la notion de réfugié aux demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle. Des explications structurelles liées aux évolutions culturelles et sociales sont également avancées par certains (Śledzińska-Simon et Śmiszek, 2013 ; Kobelinsky, 2015). Enfin, d’autres encore estiment que les mobilisations stratégiques de différents acteurs institutionnels expliquent la prise en considération des persécutions liées à l’orientation sexuelle et au genre par les autorités de l’asile (Miaz, 2014). Le cas belge révèle pourtant un autre cas de figure. Pour expliquer l’émergence d’un « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié, il faut regarder au niveau interne de l’administration et de ses relations avec les acteurs externes. Ayant recours à la démarche théorique de l’instrumentation, nous avons été en mesure de suivre la généalogie des instruments qui ont mené à la reconnaissance de ce « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié. Par ailleurs, une telle démarche nous a permis d’identifier l’évolution des relations sociales, y compris les dynamiques de pouvoir, entre les acteurs institutionnels de l’asile aux différentes phases du processus d’intégration des persécutions du fait de l’orientation sexuelle en tant que motif d’octroi du statut de réfugié en Belgique. Les instruments OSIG développés au sein du Commissariat ne sont pas neutres. Ils sont socialement produits en fonction du contexte politique, du type d’acteurs investis dans le processus de l’asile et des relations sociales entre eux. Les trois phases de développement de ces instruments ont eu pour effet, en raison de leur matérialité, de faire émerger une « nouvelle » catégorie du statut de réfugié. Ces observations empiriques nous poussent à analyser le régime d’asile à travers le prisme de deux littératures « souvent présentées comme irréconciliables du fait de leurs objets, l’analyse des politiques publiques et la sociologie des mobilisations » (Halpern, 2009 : 429).