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Dix ans avant Le conservatisme à l’ère Trump, paraissait aux Presses de l’Université du Québec un ouvrage collectif sur le conservatisme américain, sous la direction de Charles-Philippe David et de Julien Tourreille. En 2018, une révision s’impose, tant le visage politique de l’Amérique a changé. Tourreille s’associe alors à Rafael Jacob pour nous offrir un nouveau collectif, Le conservatisme à l’ère Trump.

L’ouvrage débute avec un retour sur l’histoire du conservatisme américain par Amélie Escobar, des années 1950 à aujourd’hui. Elle rappelle les fondements philosophiques d’Edmund Burke et de Russell Kirk, et leur transformation, voire leur appropriation. Le tournant « radical » que l’on connaît actuellement aurait pris forme au milieu de la décennie 2000, culminant avec la crise financière et l’ascension de Barak Obama. Ce texte nous permet de reconnaître les nombreuses déclinaisons du conservatisme américain contemporain. Ensuite, Jacob propose une analyse chiffrée de la montée du populisme, à commencer par le mouvement Tea Party qui, selon lui, était motivé par la réduction des taxes, le retrait de l’État, la résistance au projet « Obamacare » et un constitutionnalisme « originaliste » (p. 23). Nous y apprenons que contrairement aux idées reçues, les militants conservateurs « purs et durs » n’ont pas appuyé Donald Trump lors des primaires de 2016. Sa victoire serait attribuable principalement à une opposition au libre-échange et à un populisme nationaliste digne de la politique du début du XXe siècle.

Les deux chapitres suivants traitent des médias (Karine Prémont et Tristan Rivard) et des think tanks (Alexis Rapin). Les médias américains traditionnels ont subi d’importantes mutations au XXIe siècle : ils s’agglutinent de plus en plus en conglomérats, et l’opinion politique laisse place à l’information-spectacle. Les libéraux et les conservateurs consomment l’information de manière distincte. Les premiers ont tendance à diversifier leurs sources, alors que les seconds convergent surtout vers Fox News. Selon les auteurs, nous assisterions à un retour de l’information ouvertement partisane, comme il était de mise il y a un siècle. Les think tanks sont une autre facette de l’influence politique non étatique. Rivard nous apprend qu’alors que Ronald Reagan et les deux Bush (George H.W. père et George W. fils) ont largement puisé leurs conseillers et leurs secrétaires dans les rangs des think tanks conservateurs, ce n’est pas le cas de Trump qui préfère le monde des affaires et le Pentagone. Il y aurait donc présentement une certaine perte d’influence des think tanks, surtout ceux de facture néoconservatrice pourtant incontournables durant la guerre d’Irak.

Le parti d’opposition démocrate est le sujet du chapitre de Christophe Cloutier-Roy. Il prend comme point d’ancrage l’ouvrage de John B. Judis et Ruy Texeira, The Emerging Democratic Majority, paru en 2002, qui prévoyait une domination du Parti démocrate fondée sur la trajectoire démographique du pays : les « WASP » (White Anglo-Saxon Protestants) en décroissance relative, des gains pour les hispanophones et une jeunesse plus libérale que celle des générations précédentes. Manifestement, les choses ne se sont pas passées comme prévu. Non seulement un républicain radical occupe la Maison-Blanche, mais son parti a dominé le Congrès depuis le début du siècle. L’erreur serait de nature géographique : on n’a pas bien compris le clivage urbain/rural ; or, dans le heartland, la démographie évolue différemment. Le Parti démocrate est contraint de se réinventer, d’où la montée d’une aile gauche de plus en plus vocale (et bravo à Cloutier-Roy pour avoir prévu en 2018 que Bernie Sanders et Elizabeth Warren seraient les leaders de ce mouvement !). Pour terminer, Philippe Fournier s’intéresse à l’extrême-droite. Il compare les mouvements américains à leurs homologues européens. Après un historique court mais étoffé de ces mouvements, il en vient à la conclusion que ceux-ci s’entrecroisent et présentent de nombreuses similitudes idéologiques, surtout depuis l’accession de Trump à la présidence. Une différence majeure est toutefois à souligner : alors qu’en Europe de multiples partis se font compétition, y compris à l’intérieur d’un même pays, aux États-Unis les radicaux militent tous au sein du Parti républicain. Ce qui ne signifie pas, comme le souligne justement l’auteur, que l’extrême-droite américaine soit unie pour autant.

Quelques points maintenant concernant l’ensemble de l’oeuvre. Les différents textes ne nous en apprennent pas tant sur Trump l’homme, ni même sur les acteurs qui l’entourent, que sur les circonstances plus structurelles qui ont nourri son ascension. Des sujets plus près de l’actualité, mais aussi plus controversés, ont été largement évités, comme la montée du racisme motivée par les élus, la corruption en plein jour, sa gestion de l’État de manière à augmenter sa fortune personnelle, les efforts de suppression du vote dans les circonscriptions plus démocrates. Les auteurs n’ont pas suffisamment insisté sur l’effet hautement transformateur des réseaux sociaux. C’est là qu’a pu se consolider ces dernières années la xénophobie. Et c’est aussi le médium idéal pour diffuser des conspirations et des fake news, avec le terrible effet que l’on connaît désormais.

Plusieurs auteurs ont relevé le protectionnisme de Trump comme une des explications probantes de son succès. Il faut souligner deux choses. D’abord, ses principaux adversaires démocrates, Hillary Clinton et Bernie Sanders, ont aussi exprimé des réserves face au libre-échange durant la campagne de 2016. Ensuite, il ne faut pas voir selon moi cette prise de position de Trump comme un principe « vieux conservateur » ou un penchant pour la classe ouvrière. Il y a chez lui une profonde conviction qu’il est le plus grand deal-maker de l’Histoire, et il s’est donné comme mission de défaire les traités pour les renégocier avec brio.

Cet ouvrage comprend plusieurs instances que ce que j’appelle la rationalité pragmatique, où les actions d’individus ou de groupes sont expliquées par les moyens qu’ils adoptent pour en arriver à des fins officielles, telles qu’exprimées dans des documents fondateurs ou des déclarations publiques. Le mouvement Tea Party est censé lutter contre les déficits et promouvoir une lecture stricte de la Constitution ; on voit pourtant bien que ses leaders sont motivés avant tout par le pouvoir. Il en est de même des évangélistes, ces chrétiens à tendance ultra que l’on suppose suivre des principes moraux stricts. La loyauté sans faille au président Trump des dirigeants de ces deux mouvements devrait nous convaincre de l’hypocrisie de leurs principes. L’explication du phénomène Trump et de la droite radicale serait à mon avis plus pertinente si l’on usait d’un peu plus d’esprit critique, voire de cynisme.

Je voudrais en terminant relever une faute d’interprétation dans le texte d’Amélie Escobar, lorsqu’elle traite de la politique fiscale de Reagan. Elle mentionne qu’à la suite des généreuses mesures fiscales du Economic Recovery Tax Act de 1981, « l’économie américaine connaît une croissance continue sur plus de 60 mois » (p. 16). En fait, cette loi a tant coupé les vivres de l’État que le pays sombra à nouveau dans une récession fin 1981 et début 1982. Il aura fallu une réforme de cette loi par le Congrès en 1982, avec un abandon des baisses de taxes les plus drastiques de Reagan, pour relancer l’économie.

En somme, Le conservatisme à l’ère Trump, dirigé par Rafael Jacob et Julien Tourreille, qui se veut une explication intelligente et accessible de la présidence la plus étrange qu’il nous ait été donné de voir, a réussi son pari. Les chapitres abordent les sujets à la manière des articles de revues spécialisées, mais sans le jargon et la lourdeur théorique. Les textes sont assez courts tout en étant substantiels. Et même si les choses bougent très vite chez nos voisins du sud, ce petit ouvrage demeure un outil tout à fait pertinent pour tous ceux qui veulent aller plus loin que les analyses que nous offrent les médias.