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L’émergence du nationalisme hongkongais constitue un des événements les plus marquants de la décennie dans la région. En effet, jusqu’à récemment, les Hongkongais étaient habituellement dépeints comme des gens pragmatiques, peu intéressés par les questions identitaires. En 2008, Gordon Mathews, Eric Kit-wai Ma et Tai-lok Lui publiaient un ouvrage dans lequel ils analysaient l’apprentissage difficile des Hongkongais « d’appartenir à une nation » – la Chine –, rejetant l’idée, encore jugée farfelue à l’époque, que Hong Kong pouvait en soi être l’objet d’une identité nationale. Pourtant, en l’espace de quelques années, diverses dimensions idéologiques d’une politique identitaire à caractère nationalisant ont été articulées. Les chercheurs dont les études portent principalement sur le mouvement nativiste antichinois (Ip 2015 ; Sautman et Yan 2015 ; Lowe et Tsang 2017) ont surtout mis l’accent sur la dimension ethnique et ethniciste, voire raciste, du nationalisme hongkongais. D’autres, comme Yun-chung Chen et Mirana M. Szeto (2015) et Sebastian Veg (2017), font une distinction entre ce courant ethniciste et le « localisme » de nature plus civique et inclusive prôné par certains groupes dont les revendications pour l’autodétermination se fondent surtout sur les principes de la souveraineté populaire et de la démocratie. Ce texte porte un regard d’ensemble sur la question, voyant les facettes ethnicistes et civiques comme des éléments complémentaires dans l’émergence et dans l’évolution d’un mouvement identitaire qui demeure cependant fragmenté.

En effet, ce nationalisme hongkongais (dans son sens large) rassemble une panoplie d’idéologies politiques mettant l’accent sur le caractère distinctif de Hong Kong et contestant les revendications culturelles et politiques de Pékin à son égard. Le « localisme progressiste » (Chen et Szeto 2015) des années 2000, une forme de régionalisme mettant de l’avant le patrimoine local et les intérêts locaux, a été suivi au début des années 2010 par un nativisme antichinois ciblant les visiteurs et les immigrants de la Chine continentale. Quelques années plus tard, l’idée de Hong Kong en tant que nation gagnait du terrain, et c’est surtout après l’échec du mouvement de démocratisation en 2014 que diverses demandes d’autodétermination ont été formulées. Dans leur forme autonomiste, ces demandes ont été articulées sous les rubriques d’autodétermination démocratique, qui fait référence au droit des Hongkongais de décider de leur système politique et d’adopter ses réformes démocratiques sans l’intervention de Pékin, et d’autodétermination nationale, qui elle fait référence au droit des Hongkongais de décider du statut de leur « nation » et de son autonomie vis-à-vis la Chine. Dans leur forme indépendantiste, ces revendications se traduisent par un appel à l’indépendance nationale de Hong Kong, une option que les autodéterminationnistes voient comme étant légitime mais de dernier recours, préférant mettre de l’avant une formule fédéralisante. Bref, quoiqu’au départ se manifestant par un simple régionalisme, ces idéologies ont évolué vers des discours ethnicistes, autodéterminationnistes et indépendantistes clairement nationalisants. À la lumière du soulèvement populaire de 2019, force est de constater l’ampleur du changement idéologique et stratégique à Hong Kong, surtout chez les jeunes (Lin 2016 ; Cheng 2019).

En s’appuyant sur les concepts clés de structure des opportunités, de cycle de mobilisation et d’institutionnalisation, ce texte maintient que le nationalisme hongkongais a émergé en réponse à l’emprise grandissante de Pékin sur la société hongkongaise et sur son gouvernement autoritaire semi-compétitif, pour évoluer en tandem avec les développements au niveau de la politique des partis, eux-mêmes encouragés par l’arrivée dans l’électorat d’une jeunesse fortement démocrate, progressiste et antiautoritariste. Ce faisant, il souligne le caractère stratégique du nationalisme et de ses courants sous-jacents dans le contexte de la politique contestataire et des partis, plutôt que ses fondements intellectuels ou purement culturels. Le texte est divisé en cinq sections. La première explique le cadre théorique sur lequel s’appuie l’analyse et élabore son argument principal. La deuxième section brosse un portrait de l’identité hongkongaise à l’époque britannique et de son évolution jusqu’au transfert de souveraineté en 1997, tandis que la troisième trace l’émergence du mouvement nativiste dans son opposition aux flux de population du continent chinois au cours de la dernière décennie. La quatrième section relate l’essor et la prolifération de groupes autodéterminationnistes dans les mois suivant l’échec du mouvement des parapluies en 2014 et trace l’évolution de ces organisations en partis politiques, surtout dans le cadre des élections législatives de 2016. Finalement, la cinquième section décrit la répression des partis indépendantistes par le gouvernement, et explique comment cette répression a permis une nouvelle alliance entre les forces démocrates et plus radicales, dont les nationalistes, surtout dans le contexte du soulèvement populaire de 2019.

Transformation des mouvements sociaux : perspectives théoriques

Ce texte s’intéresse principalement à la relation entre la politique formelle – celle des partis – et la politique contestataire – celle des mouvements sociaux – dans l’évolution du nationalisme et de la politique identitaire. La question de la transformation des mouvements en partis politiques a reçu une attention considérable dans les milieux universitaires, quoique le cas de Hong Kong n’ait été traité que de façon superficielle. Comme le mentionnent David Close et Gary Prevost (2007, 9), une partie non négligeable des écrits initiaux sur ce sujet est issue d’études sur les mouvements agraires des prairies canadiennes (par exemple, Lipset 1950 ; Zakuta 1964 ; Clark, Grayson et Grayson 1976). Plus récemment, Kalowatie Deonandan, David Close et Gary Prevost (2007) ont étudié l’évolution des mouvements révolutionnaires en partis en Amérique latine et en Afrique. Ils maintiennent que, chez la plupart des groupes armés, le saut en politique électorale requiert non seulement une adaptation à un nouveau mode de fonctionnement vers le monde extérieur, mais aussi une restructuration à l’interne visant à établir une ligne de pouvoir plus horizontale (Close et Prevost 2007, 8). Ces questions d’ordres opérationnel et structurel demeurent pertinentes non seulement aux groupes armés, mais aussi à des cas plus variés de transition de mouvements à partis.

Ces questions sont aussi présentes dans les travaux de Sidney Tarrow (2011, 190). Par exemple, celui-ci souligne l’importance du processus d’institutionnalisation des mouvements, l’une des dernières étapes du cycle de mobilisation, « which combines the formalization of the internal structure of [a social movement organization] with moderation of its goals » (ibid., 212). Tarrow perçoit l’institutionnalisation comme faisant partie d’une logique de déradicalisation, la définissant comme « a movement away from extreme ideologies and/or the adoption of more conventional and less disruptive forms of contention » (ibid., 207). Alors que les mouvements-partis adoptent une organisation plus horizontale et se soumettent aux règles et aux normes de la politique formelle, ils réajustent leur mode de fonctionnement en fonction de celles-ci. Dans la plupart des cas, cette transition demande un certain degré de déradicalisation sur les plans idéologique et opérationnel, puisque les stratégies sont maintenant confinées à celles permises dans l’arène politique. Cela s’applique également aux objectifs, qui doivent être viables sur le plan politique, non seulement en répondant aux attentes d’une tranche de l’électorat que l’on veut suffisamment large, mais aussi en réduisant les craintes des partenaires politiques potentiels.

Un autre concept central dans la littérature sur les mouvements sociaux est celui de structure des opportunités (McAdam 1996 ; Tarrow 2011). Dans ses théories sur la formation des mouvements sociaux, Tarrow (2011, 32) définit ces structures comme de « consistent – but not necessarily formal, permanent, or national – sets of clues that encourage people to engage in contentious politics ». Différentes composantes de ces structures des opportunités ont été utilisées pour expliquer non seulement l’émergence des mouvements sociaux ainsi que leur succès (ou échec), mais aussi pour évaluer les motivations qui poussent certains mouvements à se réorganiser en partis politiques. Nicole Bolleyer et Evelyn Bytzek (2013) suggèrent que les nouveaux partis qui maintiennent des liens avec des organismes d’action sociale connaissent généralement de meilleurs succès électoraux que les partis entrants représentés par les entrepreneurs politiques aux liens limités avec la société civile – ce secteur de la politique informelle où s’organisent l’action et la contestation sociale. Cependant, l’entrée en politique n’est pas la seule option offerte aux organisations d’action sociale. Tous les mouvements ne se transforment pas en partis, l’entrée en politique n’étant qu’une option parmi tant d’autres (McAdam, Tarrow et Tilly 1998, 21). Benjamin Farrer (2014) montre que la création de partis de niche est une solution particulièrement judicieuse pour les activistes qui interviennent dans des systèmes peu réceptifs à la dissidence. Ces observations se prêtent bien au système de Hong Kong, un système corporatiste, semi-compétitif et hautement dominé par un exécutif non élu, et dans lequel l’exécutif et les partis pro-gouvernement, qui sont institutionnellement privilégiés, n’abordent que rarement les demandes des activistes pour la démocratie, encore moins celles des nationalistes hongkongais (Kwong 2018).

Ce texte conçoit l’évolution de la politique identitaire et l’émergence du nationalisme hongkongais au cours des dernières années comme un produit de la structure des opportunités offertes par le système des partis semi-compétitif de Hong Kong. De manière plus précise, ce texte identifie des processus concomitants (d’une part) de radicalisation et de polarisation dans le système des partis hongkongais, et (d’autre part) de transformation des modes opérationnel et structurel des mouvements nationalistes dans le cadre de leur institutionnalisation. La radicalisation du système des partis hongkongais a précédé l’articulation même du nationalisme hongkongais, remontant à l’entrée des sociaux-démocrates au milieu des années 2000. Depuis, le système des partis s’est fragmenté de façon croissante et continue (Ma 2011). En particulier, le camp démocrate s’est vu divisé non seulement sur les stratégies à utiliser pour faire accélérer la cause de la démocratie, mais aussi sur les fondements mêmes de cette démocratie. Tandis que le Democratic Party a privilégié une stratégie modérée sujette aux compromis avec le régime autoritaire, les partis tels que le Civic Party, les Neo Democrats, la League of Social Democrats et People Power, établis entre 2006 et 2011, ont adopté des discours et des tactiques de plus en plus conflictuels. Certains de ces partis ont aussi adopté des plateformes plus gauchistes dans une région où le capitalisme est roi. Ce processus graduel de radicalisation a ouvert un espace pour les partis de niche prônant non seulement la démocratisation, mais aussi l’autodétermination ou même l’indépendance de Hong Kong. Or, ces derniers ont été créés sur la base de groupes qui préconisaient aussi des tactiques plus agressives et conflictuelles, telles que des confrontations musclées avec la police. Le processus de radicalisation s’est donc manifesté autant au niveau des idées que des stratégies d’action.

C’était particulièrement le cas après 2014, année où tous les espoirs pour la démocratisation se sont effondrés. Le 31 août 2014, après de houleuses négociations, Pékin a rendu sa décision sur la réforme électorale, refusant la mise en oeuvre de réformes véritablement démocratiques, ce qui a mené au gigantesque mouvement de désobéissance civile des parapluies qui, tout comme le processus formel de négociation, s’est soldé par un échec. L’incapacité de faire progresser la démocratie par des moyens tout autant institutionnalisés que non institutionnalisés a créé une opportunité pour l’émergence d’organisations à vocation autodéterminationniste ainsi que pour la croissance d’organisations nativistes et antichinoises récemment établies. Ces organisations ont profité de l’impasse politique dans la législature pour se réorganiser en partis, offrant une troisième option à celles de la collaboration avec le régime autoritaire-libéral de Hong Kong et de la démocratisation graduelle (qui semblait vouée à l’échec) : celle de l’autodétermination, voire de l’indépendance. C’est dans ce processus d’institutionnalisation en partis politiques que des groupes de défense de diverses idéologies nationalisantes, parfois à tendances ethnicistes et xénophobes, ont été portés à se déradicaliser ou à transformer leurs revendications de façon à mettre de l’avant une notion plus civique qu’ethniciste. Cela a permis à ces partis de reconfigurer le système des partis de façon à se positionner non seulement en tant qu’aile radicale de l’opposition démocrate, mais aussi en tant que compétiteurs à celle-ci. La déradicalisation des groupes ethnicistes a donc fait partie du processus plus large de radicalisation du système des partis, tout en contribuant à sa fragmentation.

Cependant, les cycles de mobilisation n’évoluent pas nécessairement de façon complètement linéaire, et la réponse des autorités en place aux stratégies de l’opposition peut reconfigurer la structure des opportunités ainsi que le système d’alliances politiques. L’une des stratégies principales des autorités face à la mobilisation est la répression (Tarrow 2011, 190), et c’est précisément cette stratégie qu’ont utilisée les gouvernements chinois et hongkongais. Cette répression a eu pour effet de reconfigurer de nouveau la structure des opportunités, de façon à repousser les groupes indépendantistes vers la politique informelle « de rue », permettant aux partis démocrates de remonopoliser l’opposition officielle. Durant les événements de 2019, qui ont commencé par un mouvement d’opposition contre un projet de loi visant à autoriser les extraditions vers la Chine, l’alliance de convenance entre les partis démocrates et les groupes plus radicaux (dont les nationalistes) a été renforcée, avec les premiers exerçant leur opposition dans les milieux formels, notamment le conseil législatif, et les derniers jouant un rôle important dans les mouvements de politique contestataire.

L’identité hongkongaise à l’époque britannique

Dans les années 1960 et 1970, les études sur l’identité et la culture politique à Hong Kong identifiaient une « mentalité de réfugié » (Hughes 1968) selon laquelle une majorité d’habitants, voyant Hong Kong comme un « canoë de survie » (Hoadley 1970, dans Mathews, Ma, et Lui 2008, 27), se désintéressaient de la politique. Une proportion substantielle de la population hongkongaise avait fui le désastre social, économique et politique de la Chine communiste, et semblait reconnaissante de vivre dans une société stable et prospère, avec un minimum d’interférence du gouvernement. En ce sens, l’administration coloniale, malgré son système autoritaire et corporatiste, répondait probablement aux attentes d’une grande partie de la population (Mathews, Ma et Lui 2008, 34-35). Chez leur progéniture, cette mentalité de réfugié allait se projeter en une « mentalité de marché » dans laquelle les récits de l’exil et de la quête de la sécurité se sont métamorphosés en un matérialisme et un pragmatisme cosmopolites tout aussi dépourvus de composante identitaire bien définie (ibid., 29). Selon ces analyses, la culture politique de Hong Kong en était une « de clocher » ou « de sujet » (parochial-subject) (Hoadley 1973 ; King 1977 ; Lam 2012, 201), correspondant à des niveaux d’intérêt et de participation faibles dans l’arène politique. Cela résultait en une attitude de réserve et d’apathie, voire de cynisme face à la politique, combinée à une dépolitisation généralisée. Le célèbre sociologue Siu-kai Lau (1982) a qualifié cette situation, dans laquelle les Hongkongais priorisaient les intérêts de leur famille au-delà de ceux de l’individu ou de la société, de « familisme utilitariste » (utilitarian familism). Dans ce contexte, les Hongkongais n’étaient portés ni à articuler une identité locale forte, ni à proclamer une identité chinoise ou anticoloniale ferme. Il en était de même pour ce qui est des revendications démocratiques sous le régime britannique.

Au début des années 1980, l’annonce du transfert de Hong Kong à la Chine pour le 1er juillet 1997 allait remettre les questions d’ordre politique au premier plan. En 1984, le Royaume-Uni et la Chine signaient la Déclaration commune sino-britannique, promettant à Hong Kong le maintien de son mode de vie capitaliste ainsi qu’un degré d’autonomie élevé pour une période d’au moins cinquante ans. Articulé sous les principes d’« un pays, deux systèmes » et des « Hongkongais gouvernant Hong Kong » (Constitutional and Mainland Affairs Bureau 2007), le régime d’autonomie de la ville, qui allait se voir octroyer le statut de « Région administrative spéciale » (RAS) de la République populaire de Chine, était conçu de façon à créer une illusion d’autodétermination, ou du moins d’autogouvernance. Ce régime d’autonomie allait être encadré par la Loi fondamentale de Hong Kong, une mini-constitution rédigée sous la supervision du gouvernement chinois et qui, entre autres, faisait allusion à une démocratisation éventuelle, quoique progressive, de Hong Kong après le transfert de souveraineté. Néanmoins, ces mesures se sont faites peu rassurantes, si bien que les années 1980 et 1990 ont été marquées par un phénomène d’émigration (en partie vers le Canada), accéléré par le massacre de Tian’anmen en 1989. Les manifestations pour la démocratisation en Chine et le massacre qui les a étouffées ont provoqué chez les Hongkongais un regain d’intérêt pour la politique. C’est en partie pour dissiper les craintes associées au transfert de souveraineté que l’administration britannique a mis en marche un processus de démocratisation très partielle de la législature hongkongaise dans les années 1980 et 1990.

Le nationalisme comme réponse aux flux de populations du continent chinois ?

Malgré ces événements, la transition s’est faite sans incident majeur et s’est poursuivie dans le calme relatif jusqu’en 2003, année de l’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) et de la saga de l’article 23 de la Loi fondamentale, qui réclamait l’adoption par le gouvernement hongkongais d’une loi sur la sécurité nationale. L’épidémie du SRAS a causé une panique non seulement chez les habitants mais aussi dans les secteurs de l’immobilier, du tourisme et de la vente au détail. C’est en partie sous prétexte de stimuler ces secteurs que le gouvernement central a lancé, en juillet 2003, des programmes permettant aux citoyens chinois de visiter Hong Kong sur une base individuelle plutôt qu’en groupes organisés. L’année 2003 marque aussi la signature de l’Accord de rapprochement économique entre Hong Kong et la Chine, qui allait favoriser l’intégration économique de Hong Kong à la Chine. Comme nous le verrons sous peu, les effets de ces initiatives prendront quelques années à se faire ressentir, mais leurs conséquences sur l’émergence du nationalisme hongkongais seront décisives. Le projet de loi sur la sécurité nationale, quant à lui, a provoqué un sentiment d’insécurité face à ses implications à long terme sur les droits et libertés des Hongkongais, qui risquaient de se voir bafoués sous prétexte de protéger les intérêts nationaux tels que définis par Pékin. Cela a poussé des centaines de milliers de résidents à descendre dans la rue, obligeant le gouvernement local à mettre le projet de côté (Chan et Chan 2007). Ces événements témoignent de la « maturation » de la société civile hongkongaise de l’époque (ibid., 78), en ce sens que les groupes d’action sociale et de contestation politique ont su exercer un contrepoids efficace aux initiatives du gouvernement et ont probablement joué un rôle clé dans l’émergence d’une nouvelle solidarité hongkongaise. En même temps, la décision du gouvernement de mettre le projet en veilleuse, conjuguée à une propagande internationale sur la montée de la Chine qui allait culminer avec les impressionnants Jeux olympiques de 2008, semble avoir renouvelé la confiance des Hongkongais envers leur suzerain.

La première décennie du transfert de souveraineté coïncide aussi avec l’émergence d’une première forme de mouvement identitaire que Chen et Szeto (2015) qualifient de « localisme progressiste ». Ce localisme s’est manifesté dans des mouvements pour la préservation du patrimoine local, tels ceux s’opposant au redéveloppement de la rue Lee Tung entre 2005 et 2007, à la destruction du quai du Star Ferry en 2006, ainsi qu’à celle du quai de la Reine en 2007. Ces mouvements se penchaient principalement sur la préservation du patrimoine architectural et communautaire de Hong Kong, dont certains aspects de son patrimoine colonial. Chen et Szeto soutiennent que cette préoccupation ne constituait non pas une simple expression de nostalgie pour l’époque coloniale et d’antagonisme envers la Chine, mais bien une réappropriation de l’histoire de Hong Kong et de sa population dans une perspective plus nuancée. Ils montrent par exemple la façon dont le quai de la Reine a été réinterprété comme le repère de plusieurs mouvements sociaux dans l’après-guerre, parfois en opposition à certains aspects de l’administration coloniale. Si ces mouvements ont eu un effet considérable sur la conscience et l’identité collective des Hongkongais, ils s’inscrivent plus dans une logique de méfiance envers le gouvernement de Hong Kong et sa collusion avec les promoteurs immobiliers que dans un esprit de nationalisme en tant que tel.

La lune de miel avec la Chine s’est cependant gâchée dès la fin des Olympiques de Pékin, entre autres avec le scandale du lait frelaté de septembre 2008. D’une part, l’hospitalisation de dizaines de milliers de nourrissons en Chine et la mort de quelques-uns d’entre eux en raison d’une formule de lait maternisé à laquelle les producteurs avaient ajouté de la mélamine pour réduire les coûts de production a terni l’image de la Chine. D’autre part, cet événement a contribué à l’essor du « commerce parallèle » (parallel trading), une forme de contrebande rendue possible grâce à des politiques et à des contrôles souples sur le passage des biens de marchandise entre la Chine et Hong Kong. La perte de confiance des consommateurs chinois en la qualité des produits domestiques a augmenté la demande pour les biens essentiels importés, ce qui amena nombre de Chinois – depuis 2003 autorisés à visiter Hong Kong sur une base individuelle – à se livrer à l’activité lucrative de la revente de biens achetés à Hong Kong. Quoique faisant la joie des intérêts commerciaux de Hong Kong, le commerce parallèle a incommodé plusieurs résidents locaux en créant des pénuries ainsi qu’une hausse des prix de certains biens considérés essentiels (en l’occurrence le lait maternisé)[1]. Le commerce parallèle a aussi apporté une hausse importante des passagers continentaux (et de leurs bagages ou marchandises) sur le train entre la Chine et Hong Kong ainsi qu’à Hong Kong même, ville déjà très densément peuplée. Le nombre annuel de visiteurs chinois aurait en effet sextuplé entre 2003 et 2014, passant de moins de 10 millions à près de 50 millions (Ip 2015, 413 ; Fong 2017, 15). Selon les nativistes, ce va-et-vient aurait entre autres transformé Sheung Shui, le district le plus facilement accessible de la Chine par voie ferroviaire, en un véritable centre du commerce parallèle. Suivant la loi du marché, ce commerce aurait, par exemple, accéléré la hausse vertigineuse des loyers résidentiels et commerciaux, et entraîné la fermeture de multiples commerces de longue date, qui ont souvent été remplacés par des pharmacies ou autres magasins largement destinés au commerce parallèle ou aux touristes du continent.

La réaction de l’opposition politique et civile face à ces changements n’a pas été immédiate et, à part quelques controverses médiatiques, les projecteurs sont pour la plupart restés tournés vers la politique des partis et les impasses sur la réforme politique entre 2008 et 2012, qui elle-même signalait des changements sous-jacents dans la structure des opportunités politiques. La politique des partis à cette époque était caractérisée par la montée d’un radicalisme idéologique et stratégique relatif, notamment avec la création de la League of Social Democrats en 2006, une formation beaucoup plus à gauche que les autres partis démocrates, et dont les élus avaient tendance à perturber les procédures législatives en criant des insultes ou même en lançant des objets à leurs opposants, dont le chef de l’exécutif, qui est en pratique indirectement nommé par Pékin. La montée de ce radicalisme a joué un rôle dans le morcellement du camp pan-démocrate durant les négociations sur les réformes démocratiques, alors que plusieurs de leurs élus (et électeurs) ont tourné le dos au Democratic Party pour leur modération et leur volonté de transiger sur le calendrier et sur l’étendue des réformes (Ma 2011).

La publication, en 2011, de Discours sur la cité de Hong Kong, par Horace Wan Chin, ancien directeur de recherche au Département des affaires internes du gouvernement de Hong Kong (Sautman et Yan 2015, 66) et professeur à l’Université Lingnan, a contribué à réorienter le projecteur vers le soi-disant « problème » des flux de population. Basé sur des idées qu’il véhiculait sur Facebook depuis 2009 (Kwok 2016), cet ouvrage constitue en effet la première tentative d’articuler une idéologie identitaire hongkongaise nationalisante aux tendances nativistes et populistes. Paradoxalement, l’ouvrage s’inscrit dans une tradition de nationalisme culturel chinois qui fait l’éloge de la civilisation chinoise et de son héritage culturel, mais qui voit en la Chine communiste une perversion de cette civilisation (Cheung 2015, 461). Selon Chin, Hong Kong, ayant été épargné des mouvements communistes visant la destruction de plusieurs aspects de la culture chinoise traditionnelle, serait dans une position privilégiée pour faire revivre et s’épanouir cet héritage culturel chinois. Voyant Hong Kong comme une ville-État déjà autogouvernée, Chin ne préconise pas l’indépendance de Hong Kong, mais souligne plutôt le besoin de consolider son autonomie au sein d’une Chine qui doit, selon lui, se décentraliser. La mesure la plus pressante serait la prise de contrôle sur les flux de population de la Chine afin d’empêcher les visiteurs et les immigrants continentaux, qu’il qualifie de « sauterelles » (dans leur attribut parasitique), d’entrer à Hong Kong pour bénéficier des services sociaux locaux (Cheung 2015, 462). Ces discours, jusque-là inédits dans une ville où régnait le pragmatisme, ont été accueillis non seulement avec stupéfaction, mais aussi avec intérêt. Chin a dirigé le Hong Kong Autonomy Movement entre 2011 et 2013, pour ensuite créer Hong Kong Resurgence en 2014, qui a pris la forme d’un parti politique (Sautman et Yan 2015, 67).

C’est donc en grande partie la question des changements migratoires, en soi un mode de mobilisation courant des mouvements nationalistes, qui a ouvert de nouvelles opportunités politiques et constitué le fondement du nationalisme populaire émergent. Or, ces changements migratoires étaient justement causés par les politiques du gouvernement central visant à intégrer l’économie (et probablement aussi la société) de Hong Kong au continent, surtout depuis 2003 – donc en réponse à la contestation sociopolitique. En 2011 et 2012, plusieurs mouvements sociaux à tendances nativistes ont émergé, probablement en partie inspirés des écrits de Chin, mais aussi en réponse à diverses frustrations populaires dont Chin s’inspirait lui-même : impasse dans le processus de démocratisation, hausses record et incessantes des prix de l’immobilier, perspectives d’emploi limitées, etc. Par exemple, en janvier 2012 une controverse a émergé au sujet du « tourisme de naissance », un phénomène marginal mais tout de même grandissant selon lequel des femmes chinoises non résidentes venaient donner naissance à Hong Kong, parfois dans des hôpitaux publics, afin d’assurer l’octroi de la résidence permanente à leur nouveau-né. Ces frustrations, conjuguées aux dérangements occasionnés par des millions de visiteurs chinois dans une ville déjà extrêmement peuplée, et amplifiées par l’essor des médias sociaux, ont engendré une véritable chasse aux sorcières dans laquelle des visiteurs chinois étaient filmés et harcelés pour leur comportement jugé incompatible avec la culture locale : manger dans le train, là où c’est interdit ; laisser ses enfants uriner ou déféquer dans des endroits publics, parfois à l’intérieur de la cabine du train ; cracher par terre ; refuser de faire la file ; etc. C’est dans cette atmosphère que des internautes hongkongais ont fait une levée de fonds pour publier, le 1er février 2012, une annonce contre l’immigration chinoise d’une page complète dans le tabloïde Apple Daily. C’est aussi en février 2012 que Yeung-tat Wong, un présentateur de radio aux propos parfois controversés, fondait l’organisation Civic Passion, qui publie par ailleurs Passion Times, un réseau de nouvelles souvent polémiques. En septembre 2012, le mouvement Reconquérons Sheung Shui a tenu des manifestations contre le commerce parallèle à la station Sheung Shui, au cours desquelles des Chinois continentaux ont été agressés verbalement. Faisant usage de l’ancien drapeau colonial, de telles manifestations et campagnes d’intimidation ont été tenues à plusieurs reprises, non seulement à Sheung Shui mais aussi dans d’autres districts à forte présence chinoise continentale. Barry Sautman et Hairong Yan (2015, 51) précisent à ce sujet : « By 2013, Mainlanders were blamed for (almost) everything. »

Outre les mouvements nativistes antichinois, 2012 a connu un événement particulièrement significatif dans la montée du nationalisme hongkongais et de la mobilisation de la question identitaire dans la société civile : la campagne contre le curriculum d’enseignement moral et national, destiné à entrer en vigueur en septembre de la même année dans les écoles primaires. Vantant les vertus du Parti communiste et mettant de l’avant des valeurs soi-disant « patriotiques », l’introduction du curriculum démontrait que, malgré le régime d’autonomie de Hong Kong, Pékin était déterminé à endoctriner sa population et à la transformer en patriotes chinois (Morris et Vickers 2015). Les inquiétudes sur le curriculum ont conduit à la création de Scholarism, une association d’étudiants du secondaire dirigée par Joshua Wong, qui allait devenir la figure de proue de la lutte pour la démocratie et contre la continentalisation de Hong Kong. Face aux manifestations massives, auxquelles ont participé non seulement Scholarism mais aussi des enseignants, des parents et des citoyens inquiets – y compris des groupes nativistes et démocrates –, le gouvernement s’est vu contraint de rendre le curriculum optionnel. Bien que les forces principales derrière les manifestations anticurriculum et leur raisonnement étaient certes plus libéraux que les groupes nativistes, la débâcle du curriculum ne pouvait qu’appuyer les soupçons de ces derniers, qui depuis plusieurs mois peignaient l’immigration chinoise comme une tactique de « colonisation ». D’ailleurs, une étude empirique de Stan Hok-Wui Wong, Ngok Ma et Wai-man Lam (2016) suggère que les immigrants chinois ont bel et bien tendance à afficher une position politique conservatrice ainsi qu’à supporter l’exécutif et les partis pro-gouvernement (et donc pro-Pékin) plutôt que le camp démocrate, donnant ainsi un certain appui empirique à l’effet « colonisateur » de l’immigration du continent.

De mouvements sociaux nativistes à partis politiques nationalisants

Au départ, les mouvements nativistes étaient plutôt indépendants des partis politiques. Quoique la plupart de ces groupes, tout comme l’opposition démocrate, souhaitaient la démocratisation complète de Hong Kong et critiquaient vivement plusieurs des politiques du gouvernement (non élu) en place, le caractère et les discours de certains de ces groupes s’apparentaient à une logique d’extrême droite (Sautman et Yan 2015), ce qui rendait leur collaboration avec les partis politiques démocrates problématique sur les plans stratégique et idéologique. D’une part, dans un contexte de fragmentation du camp démocratique, les partis démocrates voyaient l’arrivée d’une nouvelle idéologie antigouvernementale comme une menace sur le plan électoral. D’autre part, la promotion d’un nationalisme hongkongais, surtout dans sa forme indépendantiste, risquait d’avoir un effet négatif en justifiant une mainmise de Pékin encore plus ferme sur la société et la politique locale. Cependant, à partir de 2014, des développements politiques allaient ouvrir aux groupes nativistes de nouvelles opportunités d’accès à la politique des partis. En particulier, la décision du 31 août 2014, dans laquelle le gouvernement central, après une longue période de négociations, a proposé aux démocrates un processus de démocratisation jugé comme étant profondément lacunaire, a eu un effet catalyseur sur la société civile. Selon l’offre du gouvernement central, le chef de l’exécutif de Hong Kong serait, à partir de 2017, bel et bien élu par suffrage universel. Bémol : un comité fortement aligné au gouvernement central allait au préalable entériner les candidatures (South China Morning Post 2014), permettant au gouvernement central de choisir les candidats. Pour plusieurs, la décision d’août a été la goutte qui a fait déborder le vase. Le curriculum d’enseignement moral et national avait déjà semé une certaine inquiétude, un sentiment d’insécurité vis-à-vis le régime d’autonomie de Hong Kong et la vitalité – voire, à long terme, la survie – de la communauté hongkongaise. Ce sentiment d’insécurité a frappé la jeunesse hongkongaise de façon particulièrement marquée. Avec la décision d’août, le message était maintenant clair : la Chine était déterminée à étendre son contrôle politique sur Hong Kong. Le cadre constitutionnel sur lequel résidait son autonomie n’accordait aucune protection réelle à Hong Kong puisque Pékin pouvait, à sa guise, en interpréter les modalités et s’ingérer dans ses affaires.

La décision d’août a ouvert de nouvelles opportunités de contestation et mené au mouvement des parapluies, durant lequel plusieurs organisations – dont les partis démocrates, Scholarism, la plupart des associations étudiantes universitaires, ainsi que plusieurs membres des groupes nativistes – ont occupé plusieurs districts clés de Hong Kong de septembre à décembre 2014. Joshua Wong – leader du mouvement contre le curriculum d’enseignement moral et national en 2012 – était d’ailleurs un des principaux leaders du mouvement de désobéissance civile. Quoique partiellement décentralisé et improvisé, le mouvement a eu un effet rassembleur, notamment sur la jeunesse, qui semblait plus sujette à adhérer aux stratégies et aux idéologies comparativement radicales. Quoique le mouvement des parapluies se soit conclu sans gains immédiats pour les manifestants, ses effets se sont fait sentir, entre autres, par la montée des revendications autonomistes, même indépendantistes[2]. En 2015, deux importants groupes aux tendances indépendantistes ont été fondés : Youngspiration et Hong Kong Indigenous. Youngspiration a été fondé par Baggio Chung-Hang Leung, un ancien président de l’association étudiante de la City University de Hong Kong et activiste durant le mouvement des parapluies. Hong Kong Indigenous a été créé par Ray Wong, un designer dans la vingtaine, qui dit lui aussi avoir participé à ce mouvement (Sataline 2015). Au départ, Hong Kong Indigenous a pris part, de concert avec Civic Passion, à des manifestations contre le commerce parallèle dans les Nouveaux Territoires. En février 2016, Edward Tin-Kei Leung, porte-parole de Hong Kong Indigenous et leader spirituel du mouvement indépendantiste, s’est fait connaître durant la révolution des boulettes de poisson, qui a été la scène d’affrontements entre manifestants et policiers[3]. Bref, les années qui ont suivi le mouvement des parapluies ont été caractérisées par l’émergence de groupes qui partageaient des idéologies, des valeurs et des tactiques similaires et souvent nationalisantes. De façon générale, ces groupes s’opposaient autant au gouvernement autoritaire hongkongais que chinois, disaient vouloir protéger les intérêts et la culture des habitants locaux et favorisaient l’action directe, voire certaines formes de violence (du moins la violence verbale et l’intimidation), contre les Chinois continentaux et les forces de l’ordre.

Plusieurs de ces groupes ont fait un saut en politique, surtout à l’occasion des élections législatives de 2016, menant à la formation d’un nouveau camp politique qualifié de « localiste » (Buntoupaai). Dans le contexte des élections de 2016, trois factions se distinguaient au sein du camp localiste : une nativiste, une indépendantiste et une autodéterminationniste modérée. Pour les nativistes, dont Civic Passion, l’implication dans l’arène politique remonte en fait à 2012. Civic Passion avait en effet été établi afin de créer un élan pour sa campagne électorale de Yeung-tat Wong, qui s’était présenté aux législatives de 2012 pour le parti social-démocrate radical People Power (Sautman et Yan 2015, 76). Dans le cadre des élections de 2016, Wan Chin, utilisant son organisation Hong Kong Resurgence, a lancé une campagne en partenariat avec Civic Passion et le Proletariat Political Institute du vétéran social-démocrate Yuk-man Wong[4]. Comme nous allons le voir bientôt, bien que ces groupes aient émergé des mouvements nativistes antichinois, certains ont recalibré leur discours de façon significative durant la campagne, pour se positionner d’abord et avant tout en populistes garants des intérêts de Hong Kong.

Les indépendantistes[5], qui pour la plupart étaient d’ailleurs très jeunes, avaient moins d’expérience politique que les nativistes. De plus, leur accès au processus électoral a été entravé par le gouvernement qui, craignant la montée de l’indépendantisme, a introduit une nouvelle procédure pour demander aux candidats de signer un formulaire déclarant que Hong Kong était une partie inaliénable de la Chine. Edward Leung de Hong Kong Indigenous a bel et bien signé l’engagement, mais sa candidature a tout de même été refusée par le Bureau des élections en raison de ses propos antérieurs sur l’indépendance (Ng, Cheung et Fung 2016). Baggio Leung, de Youngspiration, a été choisi pour remplacer Edward Leung dans son district. Youngspiration, qui avait déjà élu une députée dans les élections des districts de 2015, a aussi décidé de s’allier à d’autres groupes radicaux ou nationalisants sous la bannière #ALLinHK. En 2016, Andy Ho-tin Chan, vétéran de l’aile plus radicale des manifestations de 2014, a fondé le Hong Kong National Party sur une plateforme d’indépendance (Ng et Fung 2016). Tout comme Edward Leung, sa candidature a été rejetée, cette fois-ci en raison de son refus de signer la déclaration.

Finalement, la faction autodéterminationniste était représentée par de jeunes libéraux issus du groupe Scholarism, ainsi que certaines personnalités modérées. Toujours en 2016, des dirigeants de Scholarism et de la Fédération des étudiants de Hong Kong ont fondé Demosistō, un parti prônant l’autodétermination démocratique de Hong Kong mais ne faisant pas explicitement la promotion de l’indépendance. En effet, par « autodétermination démocratique », Demosistō faisait plutôt référence à l’idée du droit des Hongkongais de déterminer eux-mêmes leur système politique, quoiqu’ils désiraient aussi la tenue d’un référendum sur le statut d’autonomie de Hong Kong après 2047, qui devait inclure l’option de l’indépendance. En parlant d’autodétermination démocratique plutôt que nationale, le parti mettait aussi de l’avant que l’autodétermination de Hong Kong ne relevait pas d’une position proprement nationaliste, mais s’appuyait plutôt sur un principe de contrat social ou de souveraineté populaire[6]. D’autres personnalités aux tendances localistes plus modérées ont aussi fait leur entrée sur la scène politique. C’est le cas de Siu-lai Lau, enseignante en sociologie, qui s’est présentée sous la bannière de Democracy Groundwork. Lau avait déjà acquis un statut de notoriété chez les jeunes en donnant des séances d’enseignement sur la démocratie et la justice sociale dans les districts occupés du mouvement des parapluies en 2014 (Ng 2016). En 2016, elle a été l’une des protagonistes principales de la révolution des boulettes de poisson (voir note 3), ayant délibérément vendu de la nourriture de rue sous les yeux des agents du Département de l’hygiène en guise de protestation. Comme Demosistō, elle favorisait l’idée de l’autodétermination démocratique. Un autre autodéterminationniste modéré est Eddie Hoi-dick Chu de la Land Justice League. Celui-ci, journaliste de profession, avait participé à divers mouvements promouvant la protection du patrimoine culturel hongkongais dans les années 2000, et son organisation s’était fortement mobilisée pour la protection de villageois expropriés de leurs terres par des projets de développement, certains visant d’ailleurs la construction d’infrastructures reliant Hong Kong à la Chine[7].

Bien que plusieurs autres groupes aient pris racine dans les mouvements nativistes du début de la décennie, leur arrivée sur la scène politique leur a permis, ou a du moins nécessité, l’acquisition d’un certain pragmatisme et d’une certaine maturité. De façon globale, plusieurs de ces groupes ont émergé d’une base activiste radicale dont les propos et les tactiques s’apparentaient à certains groupes d’extrême droite, pour développer des programmes électoraux plus larges et certainement moins illibéraux qu’à l’origine. Par exemple, l’alliance Hong Kong Resurgence – Civic Passion – Proletariat Political Institute a en partie fait campagne sur le thème de la Loi fondamentale à perpétuité, appelant à un renouvellement du statut d’autonomie de Hong Kong, qui risque de tomber échu en 2047. S’adressant à un public plus large, y compris les intérêts économiques (qui sont pour la plupart intimement reliés au gouvernement), ces partis soulevaient par exemple les enjeux légaux et économiques concernant l’après-2047, notamment en ce qui a trait aux baux de longue durée[8]. D’autres partis, autant radicaux (Youngspiration) que modérés (Demosistō), ont aussi fait campagne sur la renégociation du statut d’autonomie de Hong Kong après 2047, un processus qui devrait, selon eux, être entrepris avant 2030, et être adopté par référendum.

Le succès du camp localiste aux législatives de 2016 en a surpris plusieurs. En tout, le camp localiste a élu six députés sur un total de 40 sièges : Chung-tai Cheng (Civic Passion), Nathan Law (Demosistō), Siu-lai Lau (Democracy Groundwork), Baggio Chung-hang Leung (Youngspiration), Wai-ching Yau (Youngspiration) et Eddie Hoi-dick Chu (Land Justice League). Si trois de ces sièges ont été dérobés au camp pro-gouvernement, les trois autres ont été grugés à même le camp démocratique, confirmant les craintes initiales de ses membres (Hong Kong Economic Journal 2016). À plusieurs égards, l’idéologie nationalisante – pour la plupart soutenue par les jeunes – constituait une menace pour les partis démocrates déjà bien établis, et la compétition à même le camp localiste était féroce. Sur le plan numérique, l’opposition antigouvernementale s’était élargie, mais elle était aussi très fragmentée sur le plan idéologique. L’idée d’un nationalisme hongkongais semblait incompatible avec l’idéologie de plusieurs des poids lourds du camp des démocrates, qui s’étaient toujours positionnés en tant que patriotes chinois (quoique fermement anticommunistes) voulant, à long terme, démocratiser la Chine entière. Les autres partis démocratiques modérés craignaient aussi qu’une association trop intime avec des partis qui avaient utilisé une rhétorique et des méthodes pour le moins controversées puisse nuire à leur réputation, d’autant plus que faire la promotion de l’indépendance de Hong Kong risquait de provoquer une intervention ferme de Pékin sur le système politique de Hong Kong. Et c’est justement ce qui est arrivé.

« Reconquérons Hong Kong ! » : du conseil législatif à la ligne de front

La répression a été rapide. Sur ses six députés localistes élus en 2016, les deux du camp indépendantiste, Wai-ching Yau et Baggio Leung, ont rapidement été disqualifiés pour avoir refusé de prêter serment à la Chine lors de leur assermentation, prêtant à la place allégeance à la « nation hongkongaise » et utilisant un langage dérogatoire envers la République populaire de Chine. En particulier, l’utilisation d’un terme que les groupes pro-Chine se sont empressés de dépeindre comme une insulte raciale envers tous les gens d’ethnie chinoise a été critiquée de tous les côtés. En juillet 2017, à la suite d’une contestation judiciaire lancée par l’exécutif de Hong Kong, Nathan Law et Siu-lai Lau, conjointement à deux députés démocrates, ont aussi été disqualifiés pour avoir soi-disant enfreint les règles d’assermentation. Depuis, le gouvernement hongkongais, de concert avec Pékin, a utilisé l’appareil judiciaire afin d’éliminer les appels à l’indépendance, voire à l’autodétermination. En réaction à ce recours sans précédent du gouvernement à l’appareil judiciaire à des fins politiques, soupçonné par plusieurs comme le début d’une vague de répression, Civic Passion annonçait en janvier 2017 son « retrait de tous mouvements sociaux » et son intention de changer sa stratégie de confrontation en faveur du travail communautaire durant sa restructuration en parti politique (Tong 2017). En août 2017, les trois leaders principaux de Demosistō ont été condamnés à de courtes peines de prison pour leur rôle dans le mouvement des parapluies, tandis que la candidate vedette restante du parti, Agnes Chow, s’est vu refuser sa candidature aux élections partielles de mars 2018, affaiblissant ainsi la faction autodéterminationniste[9]. En juin 2018, Edward Leung a été condamné à une peine de six ans de prison pour son rôle dans la révolution des boulettes de poisson (Cheung 2018). En novembre 2018, le Hong Kong National Party, le parti le plus ostensiblement pro-indépendance, a formellement été interdit et criminalisé sur une base de sécurité nationale (BBC News 2018).

La répression des gouvernements chinois et hongkongais sur les forces indépendantistes et autodéterminationnistes a de nouveau reconfiguré la structure des opportunités politiques, avec des effets non négligeables sur la politique des partis et de contestation. D’une part, l’expulsion de la plupart des élus nationalistes a réduit la compétition entre ceux-ci et les démocrates, allant même jusqu’à renforcer leur collaboration. En effet, si les partis démocrates plus modérés refusaient toujours d’approuver les idéologies et les tactiques les plus radicales des partis nationalistes, ils soutenaient tout de même leurs droits de parole et d’organisation, et contestaient les recours du gouvernement à la justice à des fins politiques. La plupart des élus démocrates se sont positionnés comme de vaillants défenseurs des députés déchus, dont le traitement était, selon eux, illégal et arbitraire. En particulier, Claudia Mo et Garry Fan, qui en 2013 avaient établi le groupe HK First – une sorte de faction localiste du camp démocrate visant à résister, entre autres, à l’emprise de la Chine et aux troubles liés aux influx du continent (Cheng 2016) – allaient jouer un rôle de coordination important entre les deux coalitions idéologiques. D’autre part, avec l’expulsion des six élus – dont quatre du camp localiste –, le camp antigouvernement perdait son pouvoir de véto dans le conseil législatif, ce qui devait permettre à l’exécutif de parvenir à ses fins sans obstacle législatif (Cheng 2017). En effet, l’une des premières actions du gouvernement à la suite de l’éviction des députés de l’opposition a été de modifier les règles gouvernant les procédures législatives afin d’interdire certaines des tactiques d’obstruction parlementaire auxquelles les démocrates – institutionnellement voués à un statut minoritaire – avaient souvent eu recours (ibid.).

C’est d’ailleurs dans ce contexte de majorité pro-gouvernementale absolue, avec ses effets sur la structure des opportunités, qu’une nouvelle dynamique de coopération entre démocrates et nationalistes s’est dessinée, dans laquelle les démocrates s’occupaient de la politique législative et participaient aux mouvements pacifiques, tandis que les nationalistes, conjointement à d’autres groupes radicaux, s’occupaient de la politique de rue. Cette dynamique s’est surtout consolidée lors des événements entourant la Loi sur les extraditions de 2019. Au printemps 2019, le gouvernement a introduit un projet de loi visant à mettre en place des mécanismes autorisant l’extradition de suspects de Hong Kong vers la Chine continentale, un projet extrêmement controversé qui allait, selon ses détracteurs, permettre à la Chine d’étendre son emprise juridique sur Hong Kong, ne serait-ce que de façon indirecte. Le camp d’opposition étant désormais réduit à une minorité dépourvue de véto quelconque dans le conseil législatif, le projet promettait de constituer une victoire relativement facile pour le camp pro-gouvernement. Mais les démocrates ont tout fait pour avorter le projet, donnant même lieu à des échauffourées au sein du conseil législatif, ce qui a permis d’attirer une attention soutenue chez un public qui au départ semblait relativement affable. Au cours de l’été 2019, des manifestations monstres ont été organisées par diverses organisations civiques, principalement le Civil Human Rights Front. Le 9 juin, le nombre de manifestants a été estimé à un million, tandis qu’une semaine plus tard, le 16 juin, ce sont deux millions de manifestants qui seraient descendus dans les rues de Hong Kong. Ces manifestations n’étaient que le début d’un mouvement sans précédent dans lequel les partis et les organisations pro-démocratie allaient diriger les actions de contestation pacifique du mouvement antiextradition, qui a rapidement évolué en un soulèvement populaire plus large visant, entre autres, la démocratisation complète de Hong Kong.

Pendant ce temps, les groupes nationalistes ont repris leur place dans la politique de rue, en particulier lors des actions plus conflictuelles avec les forces de l’ordre. Si le soulèvement de 2019 n’était pas un mouvement nationaliste à proprement parler, sa composante identitaire était non négligeable. Le premier juillet – date du 22e anniversaire du transfert de Hong Kong à la Chine – a été particulièrement chargé sur le plan des stratégies et de la symbolique nationalistes. Le matin, alors que les dirigeants de Hong Kong, anticipant le grabuge, prenaient part à une cérémonie de levée du drapeau chinois fermée au public, des manifestants ont tenu leur propre levée du drapeau de Hong Kong, utilisant une version noire – couleur de l’anarchisme – du drapeau de la RAS de Hong Kong qui est normalement – à l’image de la Chine – rouge. L’orchidée du drapeau, blanche comme celle de l’original, apparaissait cependant ensanglantée, symbole de la déchirure de la ville par le processus de continentalisation. Dans l’après-midi, alors que les organisations pro-démocratie tenaient une manifestation de quelque 500 000 personnes, des groupes plus radicaux, dont les nationalistes, s’acharnaient à s’introduire de force dans le conseil législatif – ce qu’ils ont réussi à faire dans la soirée. Une fois à l’intérieur, les activistes ont entre autres dégradé l’enseigne de la RAS suspendue au centre du conseil, caviardant, à l’aide de peinture en aérosol, les mentions de l’appartenance de Hong Kong à la République populaire de Chine. Ils ont aussi déposé un drapeau de l’époque britannique – un des nombreux drapeaux utilisés par les indépendantistes hongkongais – sur la tribune du président du conseil, tout au centre du conseil législatif. De multiples graffitis comprenant des demandes et des slogans à tendance démocratique et nationaliste ont été faits dans l’édifice (Chan 2019). Mais le saccage du conseil législatif n’est qu’un des événements à connotation et aux revendications nationalisantes qui ont fait trembler Hong Kong durant l’été et l’automne de 2019. Par exemple, le slogan « Reconquérons Hong Kong, la révolution de notre temps », attribué au leader nationaliste Edward Leung, a été récupéré par les manifestants. L’hymne du mouvement, Gloire à Hong Kong, y faisait d’ailleurs référence. Le 1er octobre, date où la République populaire de Chine célébrait ses 70 ans, les manifestants ont redoublé d’efforts afin de gâcher la fête, et au début de 2020, le mouvement ne donnait toujours aucun signe d’essoufflement.

Conclusion

Ce texte a analysé l’évolution de la politique identitaire et l’émergence du nationalisme hongkongais au cours de la dernière décennie, montrant que ces phénomènes ont été étroitement entrelacés aux développements en matière de politique partisane et à la structure des opportunités qu’ils ont engendrée. Dans ce contexte, les forces ethnicistes, civiques et démocrates, bien qu’à certains égards difficilement réconciliables, ont donné lieu à une collaboration dans leur lutte commune contre la mainmise du régime chinois. Cette collaboration entre les groupes de diverses allégeances nationalisantes et les démocrates a été facilitée par la structure des opportunités créée par l’emprise grandissante de Pékin et la répression des partis nationalistes par le gouvernement de Hong Kong. D’une part, la stagnation du processus de démocratisation à la suite de l’intervention de Pékin a poussé une tranche des partis, des mouvements et des électeurs à adopter, à mettre de l’avant ou à soutenir des tactiques et des revendications de plus en plus radicales, y compris non seulement la démocratie, mais aussi une plus grande mesure d’autonomie, voire l’indépendance. C’est cette ouverture, ce vide à combler dans le système des partis, qui a permis l’entrée des groupes nativistes et autodéterminationnistes, jusqu’alors confinés à la politique contestataire, dans la politique des partis. L’institutionnalisation de ces mouvements en partis politiques a poussé certains des plus radicaux de ces groupes à changer leurs tactiques et leurs discours en vue d’élargir leur attrait auprès de l’électorat, surtout chez la nouvelle génération.

Au départ, l’entrée de ces groupes dans la politique des partis a entraîné leur compétition non seulement avec les partis pro-Pékin, mais aussi avec les démocrates établis, résultant en un camp d’opposition divisé. Leur évincement a cependant reconfiguré la structure des opportunités et forcé ces derniers à reprendre leur place au sein des mouvements de rue. Cela a permis aux partis démocrates d’une part de combler le vide en adoptant une posture plus radicale et d’autre part de sceller une alliance de convenance avec les nationalistes. Ainsi, les partis démocrates ont occupé l’arène de la politique formelle et de la résistance pacifique, tandis que les groupes nationalisants ont été à l’affût des mouvements de contestation qui ont secoué Hong Kong en 2019. Dans ce sens, le soulèvement populaire de 2019, à quelques égards, a résulté de la tentative des gouvernements chinois et hongkongais d’étouffer les partis nationalistes officiels, une décision qui n’a servi qu’à radicaliser et à recanaliser les frustrations de la législature vers la rue, pour s’exprimer, parfois implicitement, parfois explicitement, en termes identitaires. Cette alliance s’est montrée efficace lors de l’élection des districts locaux de novembre 2019, dépeinte comme un référendum sur le soulèvement qui battait son plein : les candidats de l’opposition antigouvernementale (pour la plupart des démocrates) ont remporté plus de 80 pour cent des sièges, alors qu’ils n’en occupaient jusque-là que moins de 30 pour cent (Kirby 2019).

À un niveau d’analyse plus général, cette étude de la politique identitaire à Hong Kong souligne les attributs stratégiques plutôt qu’intellectuels du nationalisme, qui – probablement comme toute autre idéologie politique – émerge et évolue en fonction des structures des opportunités offertes par les systèmes politiques et de contestation en place. Malgré l’absence d’une tradition intellectuelle et identitaire conceptualisant Hong Kong en tant que nation, certains activistes ont su articuler et populariser, en moins d’une décennie, un nationalisme qui s’exprime, dans sa version la plus radicale, en un mouvement d’indépendance. Bien que sa composante intellectuelle en soit toujours à un stade embryonnaire, cette facette identitaire a eu une forte influence sur le développement politique et social de Hong Kong au cours de la dernière décennie. Cependant, il est improbable que le régime laisse le nationalisme hongkongais s’épanouir davantage. Au contraire, il est plutôt probable que le nationalisme hongkongais soit utilisé par le régime comme une justification pour étendre et accélérer sa mainmise sur Hong Kong. Dans ce contexte, les perspectives de développement – voire la survie – de cette idéologie en tant que force sociale, politique ou même intellectuelle semblent pour le moins incertaines.