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Dans son ouvrage À lécole des eurocrates. La genèse de la vocation européenne, Sébastien Michon – chercheur au CNRS, membre du laboratoire SAGE (Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe) à l’Université de Strasbourg – présente les résultats d’une enquête sur la formation des aspirant·e·s aux métiers de l’Europe politique. L’auteur remonte le fil des carrières d’un groupe large de professionnel·le·s de l’Europe qui comprend à la fois des agent·e·s des institutions de l’Union européenne (UE), des chargé·e·s de mission « Europe » de collectivités territoriales ou d’administrations nationales dans les États membres, du personnel de cabinets de relations publiques, d’entreprises, de fédérations professionnelles, d’associations, de syndicats, ou d’autres groupes d’intérêt qui traitent de politique européenne. L’ouvrage propose de retracer les trajectoires sociales et professionnelles des personnes qui se destinent à ces carrières liées à l’UE lors de leurs études et qui occuperont, ou non, ces postes à l’issue de leur parcours universitaire.

L’ambition de l’auteur est d’identifier les éléments qui poussent certaines personnes à investir les masters en affaires européennes en s’appuyant sur des acquis d’analyses néo-fonctionnalistes, constructivistes et de sociologie politique. L’ouvrage propose notamment d’examiner comment le soutien à l’intégration européenne peut agir comme moteur des trajectoires sociales et professionnelles ou comment les étapes de pré-socialisation jouent un rôle dans ces trajectoires. L’objectif est d’identifier les processus socialisateurs aux métiers de l’Europe, c’est-à-dire les cheminements au cours desquels les individus acquièrent des façons de faire, de penser et d’être.

Michon expose dans l’introduction le paradoxe qui l’a amené à entamer son projet de recherche : alors que l’UE traverse une crise, l’attrait des métiers de l’Europe reste important. À travers les sept chapitres de l’ouvrage, il vise à dénouer ce paradoxe en développant une analyse des trajectoires de formation des personnes qui investissent les métiers de l’Europe. Il aborde les éléments de la socialisation à l’Europe de ces professionnel·le·s avant leur entrée dans la « Brussels Bubble ». Son enquête s’appuie sur l’analyse d’un assemblage de divers matériels empiriques qui rassemblent notamment des dossiers de candidature, des observations, des entretiens et des réponses à des questionnaires d’étudiant·e·s en cours d’étude ou d’ancien·ne·s étudiant·e·s, formé·e·s en France.

Les trois premiers chapitres brossent le portrait des personnes qui s’orientent vers les masters en affaires européennes. Il discute des dispositions sociales de ces personnes et notamment de la dimension internationale de leur parcours. Ces chapitres s’appuient sur un questionnaire diffusé auprès des étudiant·e·s de plusieurs masters en affaires européennes (N=403) et d’un autre diffusé parmi la cohorte 2015-2016 du master en politiques européennes et affaires publiques (PEAP) dispensé à l’Institut d’études politiques (IEP) de Strasbourg (N=61). D’abord, on peut noter que plus de deux tiers des répondants sont des femmes. Les aspirant·e·s aux métiers de l’Europe viennent en grande majorité des catégories sociales supérieures dotées en capital culturel et sont également particulièrement ouvert·e·s à des carrières qui peuvent les amener à circuler entre le secteur public et le secteur privé. Enfin, il·elle·s comptent parmi les plus internationalisé·e·s comparativement à l’ensemble de leurs collègues français·es. En ce qui concerne leurs pratiques culturelles, les candidat·e·s aux métiers de l’UE peuvent être qualifié·e·s d’« éclectiques distinctifs ». Alors que leur consommation culturelle est diversifiée, ouverte sur l’Europe et l’international, il·elle·s disent se démarquer des choix du « grand public ». Du côté de leurs rapports à la politique et à l’engagement, ces personnes pratiquent des activités qui comportent une dimension militante, même si elles se tiennent à distance du jeu politique national, des mobilisations collectives politisées et des partis. Modérés, adeptes des compromis et des positions progressistes (ils sont majoritairement plus de gauche), les individus aspirants aux métiers de l’Europe sont ouverts, séculiers, tournés vers l’international et favorables à la diversité et au développement de l’UE.

Dans le chapitre 3, l’auteur propose une typologie de trois profils qui visent à différencier les étudiant·e·s au sein du groupe décrit précédemment. Selon lui, la première classe est formée par les élèves en ascension scolaire. Ils sont moins dotés en capital scolaire et en capital international que leurs collègues (mais plus que les étudiant·e·s français·es en général) et sont d’origine sociale un peu moins favorisée. La deuxième est celle des bons élèves qui ont une origine sociale plus élevée et ont suivi un cursus scolaire « prestigieux ». La troisième classe est celle des élèves internationalisés dont le capital international est élevé et acquis de manière précoce. Ces élèves internationalisés ont un capital scolaire relativement moyen et sont, pour la moitié d’entre eux, d’une autre nationalité.

Au chapitre 4, Michon identifie comment et à quel moment les métiers de l’Europe deviennent une orientation possible et ensuite évidente pour les étudiant·e·s analysé·e·s. Ce moment est assez tardif, surtout pour celles et ceux qui ont un rapport instrumental à l’UE et qui perçoivent l’Europe d’abord comme un métier, c’est-à-dire la majorité des étudiant·e·s. La vocation, souvent tardive, pour les métiers de l’UE est habituellement le fruit de la conversion d’une vocation à une carrière internationale initiée pendant l’enfance ou l’adolescence. Les rapports instrumentaux à l’UE de la majorité des candidat·e·s aux métiers de l’Europe s’expliquent par des socialisations à l’Europe qui arrivent tardivement dans le parcours scolaire.

Au chapitre 5, l’auteur décrit comment les rapports des individus au travail et à leur trajectoire sociale contribuent à la genèse de leur vocation européenne. Ce chapitre s’appuie sur différentes données (dossiers de candidature, observations, entretiens, questionnaires) pour montrer que les métiers de l’Europe représentent d’abord une orientation prestigieuse et professionnalisante pour les candidat·e·s aux métiers de l’UE. En ce qui concerne leur rapport au travail, le choix des études en affaires européennes permet de maintenir une forme d’indétermination car il permet à de multiples issues professionnelles de rester ouvertes, que ce soit dans le privé ou le public, en France ou à Bruxelles…

Le chapitre 6, basé sur l’analyse du programme de master PEAP de Strasbourg, vise à définir le type de socialisation à l’Europe qui se cristallise durant les études en affaires européennes et la manière dont ces formations participent à l’inculcation d’un intérêt pour l’UE. Michon conclut que ces masters engendrent plus une socialisation à l’Europe comme métier que comme projet politique.

Enfin, le dernier chapitre porte sur le devenir des diplômé·e·s des masters en affaires européennes et analyse les réponses à un questionnaire diffusé auprès d’ancien·ne·s (du master PEAP à Strasbourg) pour reconstituer les trajectoires de 360 individus. Les conclusions mettent en évidence des différences fortes parmi les orientations de leur carrière. Ces clivages sont expliqués par des vocations européennes différenciées entre ceux pour qui l’UE s’apparente à un espace de réalisation personnelle et qui souhaitent s’engager dans la construction européenne et ceux, plus distants (mais fortement majoritaires), dont le rapport à l’Europe est instrumental. Pour les premiers, le master est un moment intense de socialisation à une Europe comme métier avant une orientation vers le marché du travail européen à Bruxelles. Pour les seconds (les plus nombreux), la socialisation en master est moins intense, et ils se dirigent plus vers le marché des postes « Europe » au niveau local-national ou même vers d’autres emplois sans lien direct avec l’UE.

Les différents éléments d’analyses repris ci-dessus sont richement illustrés par des extraits d’entretiens. On remarque que l’auteur est pleinement intégré à son terrain d’enquête. Sa connaissance fine des masters en affaires européennes dans le contexte français permet de nous faire entrer pleinement dans l’objet de recherche. Néanmoins, la grande diversité du matériel empirique exploité s’accompagne de quelques lacunes dans les éléments de présentation offerts. Ainsi, on aurait pu souhaiter plus de clarté à propos de l’articulation des différentes sources de données et des développements plus détaillés sur les méthodes d’analyse qui ont été mobilisées. Certains chapitres sont plus transparents que d’autres quant à ces enjeux. Enfin, la focale resserrée sur la France, et parfois sur le seul programme offert à l’IEP de Strasbourg (où Michon enseigne), est également une des limites de cette enquête qui traite in fine de « l’école française des eurocrates ». Cette focale constitue toutefois aussi un des éléments intéressants de son enquête, à telle enseigne que l’ouvrage offrira de nombreuses informations sur les études supérieures en France aux lecteur·rice·s pour qui le contexte français n’est pas familier.

En guise de conclusion, il est intéressant de revenir sur la crise de l’Union européenne à l’origine du paradoxe exposé en ouverture du livre. Le texte se conclut par la proposition d’une hypothèse sociologique qui explique cette crise de l’UE par la formation des élites qui la font (normalement) avancer : les agent·e·s qui dominent les arènes de l’UE se sentant de moins en moins investi·e·s d’une mission – car socialisé·e·s à l’Europe en tant que professionnel·le·s et non comme agent·e·s au service d’un projet –, leur capacité à impulser des changements en tant qu’Européen·ne·s deviendrait moindre. Cette proposition qui vise à expliquer la crise de l’UE par le caractère dépassionné de ceux et celles qui font l’Europe invite à poursuivre les recherches sur le sujet.