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Parmi les thèmes qui traversent le théâtre d’Anton Tchekhov, on peut noter une tension entre l’anodin et le vertigineux, ou plus précisément une impression que les personnages vivent entre deux mondes, soit celui de l’histoire, des grandes décisions et des destinées collectives, et celui de l’ordinaire, des drames privés et des intrigues dérisoires. Les personnages tchékhoviens font face à cette tension avec un mélange de confusion, de désespoir et d’ennui, comme en témoigne ce passage frappant dans La Cerisaie : « Je suis un homme évolué, je lis des bouquins remarquables, et cependant je n’arrive pas à saisir la direction de mes pensées ; qu’est-ce que je veux, au juste : vivre, ou me faire sauter la cervelle ? » (Tchekhov, 2012 [1974], Théâtre complet II, Paris, Gallimard, p. 369.) Cette difficulté à habiter le temps du quotidien et celui de l’histoire est particulièrement vive dans les périodes de crise sociale, durant lesquelles les coutumes se fragilisent, le tracé des jours se trouble, le cortège des habitudes se délite, perd en précision. Le théâtre se prête bien à l’examen de telles crises, en illustrant comment ces dernières se traduisent sur le plan des interactions sociales, comment elles pèsent sur le rapport à soi et aux autres. Les deux pièces qui nous intéressent ici proposent, chacune à sa manière, de situer les passions et les conflits qui unissent et divisent leurs personnages au sein d’un portrait plus large du monde contemporain, caractérisé par de profonds bouleversements et par un mélange de fatigue, de colère et d’inquiétude.

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Corps célestes de Dany Boudreault se déroule au nord du Canada, tandis qu’une guerre fait rage pour la souveraineté dans l’Arctique. La pièce débute avec le tournage d’un film pornographique interrompu par le passage d’un avion militaire qui fait fuir l’équipe et met fin au projet. Lili, réalisatrice du film en question et personnage principal de Corps célestes, se fait alors appeler par sa soeur, Flo, qui l’avise que leur mère a subi un anévrisme, puis lui demande de la rejoindre chez elle (p. 20-21). Lili apprend à son arrivée que le conjoint de Flo, James, est de retour du front, et qu’il a passé les trois derniers mois à errer sans but dans la maison. Elle apprend aussi que Flo et James ont eu un fils, Isaac, qui a maintenant quinze ans. Le poids des choses non dites et l’horreur de la guerre se répondent en miroir, ils composent ensemble le paysage dans lequel les personnages s’enlisent : « la maison n’a rien de japonais / aucun vide à remplir / nous sommes au centre de ce qui n’a pas encore éclaté / tout éclate ailleurs / maman continue de se taire / elle avait les mots pour tout / sauf pour moi » (p. 40-41). Les jours se succèdent, l’ambiance s’alourdit, l’air est dur à respirer, Flo confie à Lili que James n’éprouve plus de désir sexuel et lui demande si elle peut passer une nuit avec lui, en espérant que cela pourrait attiser la flamme de nouveau : « depuis qu’il est revenu / il rêve à quelque chose que je n’ai pas / moi, je n’ai pas de mots comme toi / tu es si / totale / tu dois exceller dans ta profession » (p. 127). Les tensions s’accumulent, le séjour de Lili se prolonge, la guerre persiste et des réfugié·e·s se dirigent vers le sud, là où les membres de la famille se trouvent (p. 181). James révèle à Lili qu’il a perdu tout désir après une explosion provoquée par un obus dans un gym, dont il est le seul à être sorti vivant (p. 209-210). Isaac dévoile ensuite à Lili le désir violent qu’il éprouve pour elle, ainsi que son envie de s’échapper : « ça ne sert à rien l’optimisme / être optimiste, c’est se contenter et je ne me contenterai jamais / le premier contact du jet m’a saisi / il m’a fait ressentir une pâle douleur / mais c’est terminé déjà / l’eau se fatiguera avant moi / il faudrait que l’on me perce / ta rencontre m’a transpercé / la guerre n’est pas dehors / elle est ici / ici / rien n’égale ces rêves où je m’arrache / m’arrache à moi-même / où je vois enfin le visage de dieu / c’est officiel / tu me déçois désormais » (p. 217). La pièce se conclut avec le décès d’Isaac, tandis que plusieurs réfugié·e·s s’approchent de la maison, avec la forêt qui brûle derrière (p. 259).

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Lignes de fuite de Catherine Chabot relate une pendaison de crémaillère à laquelle participent six personnes, soit trois amies d’enfance (Raphaëlle, Gabrielle et Zorah) et leur conjoint·e (Jérôme, Louis et Olivia, respectivement). Raphaëlle est avocate en droit carcéral, Gabrielle est chroniqueuse à Radio-Canada, Zorah est vice-présidente d’une banque d’affaires, Jérôme est plombier, Louis est chargé de cours en philosophie et Olivia est une artiste visuelle. La pièce débute sur un ton léger, la conversation alternant entre des souvenirs d’adolescence, des commentaires sur le condo de Zorah et Olivia et la nourriture préparée par Jérôme, ainsi que des pointes d’humour caustique lancées surtout par Raphaëlle et Gabrielle. Les personnages abordent différents sujets avec une attitude moqueuse et blasée : « La médiocrité, c’est le seul étalon de mesure, surtout que c’est une émission pour millenials. / C’est l’injonction au rire, si tu punches pas, t’es out. / Tout le monde est en voie d’être remplacé par un humoriste, même moi en droit. » (p. 28) L’ironie et l’ambiance détendue cèdent éventuellement le pas à des émotions vives, tandis que les compères se reprochent mutuellement d’être « complètement aliéné[s] par le système de la mise en marché de soi » (p. 30), de ne pas prendre au sérieux la fin du monde, qui permet de « boire du rosé dans le parc Laurier jusqu’en novembre » (p. 41), ou encore d’attacher trop d’importance à des choses futiles comme les accords mets-vins, qui représentent « l’Occident qui est arrivé au bout de lui-même » (p. 43). Les événements prennent une tournure dramatique lorsque Raphaëlle, après avoir passé un test de grossesse, apprend qu’elle est enceinte (p. 84). Jérôme est euphorique, mais les échanges entre les six ami·e·s se transforment rapidement en débat acrimonieux sur l’intérêt d’avoir des enfants et de fonder une famille sur une planète qui brûle. Jérôme, Olivia et Zorah accusent Gabrielle et Louis d’être des ados cyniques qui ne veulent pas faire le deuil de leur jeunesse, et se voient accusé·e·s en retour de ne pas reconnaître l’ampleur de la catastrophe à venir (p. 98-99). Après une violente dispute entre Zorah et Gabrielle durant laquelle la première dit à la seconde qu’elle se réfugie constamment derrière un humour cruel pour dissimuler le fait qu’elle ne s’aime pas (p. 106), Raphaëlle déclare qu’elle ne veut pas garder l’enfant. Jérôme est dévasté et décide de laisser Raphaëlle (p. 112). Jérôme, Raphaëlle, Gabrielle et Olivier quittent alors le condo pour prendre leur chemin respectif, en constatant qu’ils et elles ne se reverront pas : « Non, en fait, je suis brûlée de – j’en peux pus de nous trois, en fait… Ça me donne mal à tête de vous voir, c’est con han, mais je dors pas pendant des semaines quand vous venez ici. Pis tsé, fuck, pourquoi ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui nous lie, mettons, à part se répéter l’histoire de la fois où on a voulu déménager en appart ? Rien, fucking rien. On a pus rien à se dire. » (p. 113-114)

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On peut se demander ce que l’écriture permet en général, et particulièrement en période de crise. L’une de ses plus grandes forces est sans doute de faire de nos vies autre chose qu’une succession aléatoire d’instants, de nous arracher au caractère quelconque de l’existence en la situant dans un récit. Les tentatives les plus mémorables pour faire sens, par le biais de l’écriture, de la vie et des événements qui la composent, sont animées à la fois par une colère ardente face à un monde qui nous échappe et par une compassion profonde, un souci de donner, de rendre nos interrogations partageables (Michon, Pierre, 2016 [2007], Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel, p. 90-91). Ce croisement entre la colère et la compassion peut alimenter à la fois l’écriture et le désir de changer le monde, qu’on retrouve dans les deux oeuvres recensées ici. L’essayiste Aurélie Lanctôt conclut son contrepoint, à la toute fin de Lignes de fuite, en appelant à un « renversement de perspectives qui pousserait à s’engager réellement auprès d’autrui, à souscrire sans cynisme à une idée claire de la justice, à renouer avec le sens de la mesure, de la responsabilité, du sacrifice. Il s’agirait en somme d’emprunter une ligne de fuite, dont le point focal est une révolution qui apparaît de plus en plus prochaine et inévitable. » (p. 130) Une différence majeure entre la Russie prérévolutionnaire dépeinte par Tchekhov et notre propre époque, celle à laquelle s’intéressent Boudreault, Chabot et Lanctôt, est la difficulté actuelle à rallier les énergies collectives autour d’un projet ambitieux de transformation sociale. Les deux pièces recensées nous offrent des pistes pour affronter cette difficulté : reconnaître notre besoin d’aimer et de nous attacher aux autres, assumer les responsabilités qui accompagnent un tel besoin, développer des relations centrées sur le soin et la bienveillance, construire des solidarités, s’engager, élaborer de nouveaux modes d’existence, résister, prolonger des lignes de fuite, se mobiliser, se soutenir, se lier. Apprendre à vivre, en somme, tant au quotidien que face à l’histoire.