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Lorsque l’on devient professeur-e universitaire, il va de soi que l’une de nos tâches sera d’encadrer des étudiant-es à la maîtrise et au doctorat. Cette relation si fondamentale qui se nouera pendant quelques années entre une direction de recherche et un-e apprenant-e n’est pourtant que peu discutée, à la fois entre collègues professeur-es et entre pairs étudiants. Bien souvent, on se contente de reproduire ce que l’on a apprécié nous-mêmes de nos directeurs et directrices, ou à l’inverse de se distancer de manières de faire qui nous auront parfois laissé de moins bons souvenirs. Ces pratiques de reproduction individualisées, sans partage d’expérience ni discussion collective, masquent les grandes inégalités qui existent quant au type d’encadrement que les étudiant-es reçoivent, un accompagnement différencié qui peut avoir des effets considérables sur la suite de leurs parcours. Ces pratiques de reproduction font également fi de l’incontestable réalité contemporaine : la plupart d’entre eux et elles ne feront pas une carrière universitaire. Dans un contexte où les professeur-es doivent accomplir des mandats multiples où l’encadrement n’en est qu’un parmi d’autres, qu’ils et elles n’ont généralement pas de formation en pédagogie et que le profil et les perspectives d’emplois des étudiant-es aux cycles supérieurs sont de plus en plus diversifiés, comment former une relève scientifique rigoureuse, pertinente et en phase avec les réalités du 21e siècle ?

Les quatre contributions à ce dossier « Carrière, recherche, enseignement » de la revue Politique et Sociétés apportent plusieurs éléments de réflexion sur cette question et proposent des astuces et de bonnes pratiques concernant la socialisation à la recherche et les particularités de l’encadrement aux cycles supérieurs.

Dans son texte, Christian Bégin aborde l’un des défis les plus fréquents qu’il a constatés au cours de ces années de consultation et de recherche : tandis que les professeur-es s’attendent à encadrer des étudiant-es plutôt autonomes, cette acquisition de l’autonomie constituerait plutôt la fin recherchée du processus de maîtrise et de doctorat. Cette conception entraîne des tensions et des déceptions de part et d’autre, la direction de recherche ne comprenant pas le niveau parfois jugé insatisfaisant des apprenant-es, et ces derniers et dernières ne comprenant pas les attentes souvent implicites de leur direction. Bégin nous offre des conseils pour s’extraire de cette dynamique. L’encadrement doit être conçu comme une activité pédagogique à part entière, un « compagnonnage cognitif » au sein duquel expliciter à voix haute en présence des étudiant-es nos raisonnements, même ceux paraissant « aller de soi », s’avère une clé pour leur permettre d’apprendre à être autonomes.

Comme le souligne Isabelle Skakni dans l’entretien que nous avons mené avec elle, la maîtrise et le doctorat sont des moments d’apprentissage de connaissances certes, mais aussi de compétences qui seront utilisées pour plusieurs des diplômé-es dans des carrières se déroulant hors du milieu universitaire. L’encadrement gagne alors à mettre l’accent sur l’acquisition de différentes capacités, par exemple sur comment fait-on pour prioriser différentes tâches, pour organiser son temps et son travail, pour recevoir les critiques et pour gérer son stress, toutes des compétences acquises pendant le doctorat et jugées utiles par les diplômé-es travaillant en contexte hors universitaire. Cela étant, les recherches de Skakni montrent qu’il existe différents profils d’étudiant-es, exigeant chacun différents types d’encadrement. L’on pourrait aussi ajouter qu’il existe différents types de direction de recherche, qui ne correspondent pas à l’ensemble des étudiant-es. L’encadrement est assurément une pratique pédagogique sur mesure plutôt que mur-à-mur, ce qui n'est pas sans créer de nombreux défis.

Les inégalités existant entre les étudiant-es aux cycles supérieurs sont d’ailleurs une préoccupation qui traverse les textes de Philippe R. Dubois et de Carole Clavier, Anne-Marie D’Aoust, Allison Harell et Danielle Coenga-Oliveira. L’intégration au monde de la recherche et à ses codes fluctue selon le profil sociodémographique des étudiant-es et une direction de recherche qui jouera – ou pas – un rôle de mentorat accentuera encore ces différences. À cet effet, la formation à la relève scientifique ne peut reposer uniquement sur les épaules de la directrice ou du directeur de recherche. La participation à des activités extracurriculaires, telles que la direction d’une revue scientifique étudiante que nous présente Dubois, ou la formalisation au sein même du cursus d’un séminaire consacré à la socialisation au monde de la recherche qu’abordent Clavier et ses collègues, constituent autant d’avenues permettant une démocratisation de l’accès aux codes qui structurent la discipline. Il s’agit, pour reprendre les mots de Dubois, de mieux comprendre « la bête », d’autant plus que la culture universitaire possède ses propres normes, certaines explicites et d’autres implicites. Par la pratique ou par des discussions ouvertes entre pairs, une certaine « mise à niveau » peut être effectuée entre tous et toutes, et une remise en question critique peut également être amorcée quant au fonctionnement et aux normes dominantes du monde universitaire. En effet, ces deux textes mettent aussi en exergue la conscience chez les étudiant-es du contexte hautement compétitif dans lequel ils et elles évoluent et la pression à la performance ressentie pour s’y démarquer. En réponse à cette culture individualisante, il ressort pourtant de l’ensemble des textes de ce dossier spécial que des espaces communs de socialisation, de partage d’expérience et de soutien par les pairs nourrissent à la fois une émulation intellectuelle ainsi qu’un sentiment d’appartenance, de collaboration et de collégialité précieux dans la poursuite et la réussite aux études supérieures.

Ainsi, si la formation de la relève scientifique constitue un encadrement sur mesure, elle semble aussi exiger une approche multidimensionnelle. Ce dossier amorce une discussion qui, nous l’espérons, s’avèrera fertile et stimulante afin de réfléchir plus explicitement sur les enjeux, défis et bonnes pratiques entourant l’encadrement et la socialisation au monde de la recherche, universitaire comme hors universitaire.