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Le sujet du livre précité convient particulièrement à la tendance scientiste de notre époque bombardée d’informations sur les recherches tous azimuts. Cependant un fossé ne cesse d’éloigner les productions scientifiques de la praxis. Cette problématique complexe dont traite l’ouvrage de Potvin ne met en cause ni les seuls chercheurs, ni les seuls praticiens comme en témoigne la démarche de l’auteur qui présente d’entrée de jeu les différents types de savoirs, puis le travail de recherche et enfin la mise en pratique des savoirs et ce, toujours en établissant des parallèles entre ces deux mondes qui paraissent parfois inconciliables. Par ailleurs, il est fort intéressant de soulever que l’auteur ne fait pas fie de cette réalité et l’aborde directement à plusieurs reprises. La subdivision du livre en est un exemple typique. Les premiers chapitres sont davantage centrés sur des notions théoriques alors que les derniers chapitres portent sur différentes initiatives et modalités de transfert de connaissance au profit d’un meilleur arrimage théorie/pratique.

Le savoir expérientiel

Potvin ouvre son propos sur un témoignage personnel qui fait état de ses propres questionnements professionnels (p. 21 à 23) visant notamment à stimuler la réflexion active du praticien. Chacun des chapitres se clos d’ailleurs par une série de questions visant à amener le praticien à réfléchir sur ce qu’il retient dudit chapitre et la façon de transposer sa compréhension dans sa pratique. Potvin place ici le lecteur dans un rôle de sujet qui est amené à se questionner, le plongeant dans une forme de déséquilibre stimulant, ce qui illustre bien le but de l’ouvrage : établir des liens pertinents entre la pratique professionnelle et les données de la recherche.

Potvin traite avec justesse de la pratique-terrain qu’est celle de la culture d’urgence (p. 89), laquelle ne permet pas toujours une réflexion de type théorique. En effet, le contexte psychosocial actuel marqué par un manque notoire de ressources empiète largement sur ce qu’on pourrait appeler la pratique-réflexive-active vu l’urgence du rendement de l’intervenant. Or, force est d’admettre qu’une culture de l’apprenant ne va pas de pair avec une culture de l’urgence qui n’offre pas les conditions minimales à la bonne pratique réflexive. Ce qui contribue malheureusement au fait que certains doutent quant aux connaissances dites expérientielles, qui découlent de la pratique et renforcent la conception traditionnelle quant à la présence d’une hiérarchie des savoirs, traduite par la survalorisation du savoir théorique (p. 45). L’auteur dénonce ainsi un certain « mépris » de la science envers la pratique comme source de création de connaissances.

À cet égard, Potvin rappelle à maintes reprises que la pratique en intervention produit elle-même de la connaissance susceptible de susciter des réflexions scientifiques aussi bien que les théories éclairent les pratiques professionnelles. Il serait déraisonnable de discréditer une pratique qui ne provient pas d’études statistiques ou autres. Une intervention « réussie » auprès d’un groupe de sujets peut indéniablement comporter des caractéristiques reproductibles dans une situation similaire un peu à la manière d’une étude de cas.

Toutefois, il importe de ne pas généraliser trop rapidement certaines connaissances issues des résultats de la pratique, ce qui exige l’application de protocoles. Dans ce domaine, on ne peut pas faire l’économie d’un processus de réflexion et d’analyse. Autrement dit, il ne suffit pas de faire pour apprendre, encore faut-il s’arrêter, réfléchir, prendre conscience… Bref, un processus auquel Potvin se réfère, appelé « formalisation des savoirs ». Il s’agit d’interroger ces savoirs et de les confronter pour vérifier la possibilité d’en généraliser les résultats.

Le savoir issu de la recherche

La recherche dispose elle aussi de sa propre culture qui n’est pas sans faille. Elle peut parfois se révéler rigide en raison de tous les paramètres qui l’encadrent. En outre, son rythme, beaucoup moins rapide que celui de la pratique, reste en décalage par rapport à celle-ci dont le dynamisme transforme perpétuellement la réalité et qui requiert le plus souvent des réponses rapides. Certes, l’objectif premier de la recherche consiste à produire des connaissances mais encore faut-il qu’elles soient reçues, comprises et adaptées aux besoins des praticiens?

Ces enjeux soulignent l’importance d’un va-et-vient constant de la pratique à la recherche et vice versa dans le champ de savoirs pertinents à l’une et à l’autre discipline. Qui plus est, les deux types de savoirs reposent sur des dénominateurs communs, tels que la planification, l’observation, la réflexion et l’analyse (p. 109). Il y a donc lieu de miser sur des objets similaires afin de tendre vers une meilleure collaboration, bref de construire ensemble la connaissance. À cet effet, l’auteur soulève que le meilleur prédicateur du succès du transfert des connaissances réside dans l’intensité des contacts entre les chercheurs et les intervenants (p.133). Il est ainsi suggéré que la recherche soit partie prenante de l’évaluation de la pratique, et non seulement à l’origine de l’application des connaissances (page 145), et que les devis de recherche misent davantage sur la recherche participative.

Qu’en est-il de l’arrimage?

Selon Gervais et Chagnon (2010), il existe encore un écart important entre la production de connaissances et la planification de l’intervention (donc de l’application des connaissances). Une enquête réalisée par Chagnon, Daible, Gervais, Houle et Béguet (2009) révèle que seulement 18 % des gestionnaires et des professionnels de l’organisation du domaine de l’intervention psychosociale disent avoir utilisé des connaissances scientifiques dans le cadre de leur pratique au cours des deux dernières années (page 113).

La bonne nouvelle, selon l’auteur, c’est que l’écart se rétrécirait depuis les années 1980, tel qu’en témoigne la diversité des modèles de transfert de connaissances qui ont vu le jour depuis (p. 147). L’auteur présente d’ailleurs quatre modèles sans préciser néanmoins les motifs de ce choix (p. 119). On note seulement que certains facteurs communs s’en dégagent, lesquels sont jugés « incontournables » et nécessaires pour chacun des modèles si l’on veut garantir leur crédibilité, leur accessibilité, leur accompagnement, leur évaluation et assurer un soutien adéquat.

L’analyse du vocabulaire utilisé au chapitre sept est également une idée très pertinente de l’auteur; elle montre que certaines expressions alimentent le « conflit ». À cet égard, le recours à l’approche Evidence Based Education (traduite par « approche des données probantes »), empruntée à la médecine, ne trouve pas vraiment d’équivalent dans la sphère sociale, alors qu’il serait plus difficile de généraliser les résultats de recherches scientifiques dans la sphère psychosociale qu’en médecine (p. 170). En recherche, le contexte d’expérimentation contrôlé n’est pas applicable au domaine de la pratique. Aussi une autre approche aurait-elle vu le jour, plus nuancée, appelée Based-Informed Practices, qui considère non pas seulement les connaissances scientifiques mais également le savoir expérientiel et le point de vue du client (p. 171). Cette voie pourrait se révéler propice à une meilleure conciliation des deux cultures et une reconnaissance plus fidèle de la singularité des situations pratiques. De plus, comme le rappelle Potvin, il ne faudrait pas que la tangente des données probantes brime la créativité ou l’innovation du praticien qui fait lui-même partie du processus dans le domaine psychosocial. Ce qui est très bien illustré par Gendreau dans son modèle de la structure d’ensemble, où l’intervenant joue un rôle de pilier sur l’axe principal à titre de moteur et d’outil de l’intervention. Le rôle actif du praticien peut également être mis à contribution dans la recherche active (participative).

Au terme de l’ouvrage, Potvin trace l’évolution de la profession de psychoéducateur relié aux différentes cultures du savoir. À l’origine, la psychoéducation est née du savoir-être du psychoéducateur qui aménageait les conditions de l’environnement pour favoriser l’adaptation du sujet ou du groupe (p. 36). Cependant, au fil du temps et des progrès de la connaissance, le savoir a pris une place de plus en plus considérable, jetant du coup un peu d’ombre sur le savoir-être. Qui plus est, parmi l’ensemble des recherches en psychoéducation, la plupart ont mis l’accent sur des problèmes spécifiques ou des groupes vulnérables mais très peu ont traité de l’évolution de la psychoéducation ou de son évaluation (p. 86).

L’auteur termine son ouvrage en proposant une liste de divers outils à l’intention du professionnel ou des organisations qui souhaiteraient mettre en place un processus de transfert de connaissances, ou encore quelques initiatives qui ont vu le jour (p.208 et suivantes).Toutefois, certains outils peuvent être appréciés avec prudence car tous n’ont pas été soumis à une évaluation de leur qualité ou de leur efficacité.

Pour conclure sur une touche d’espoir et provoquer des actions pertinentes, l’auteur propose quelques pistes de solutions, telles que la mise en oeuvre (ou la consolidation) de partenariats entre les milieux de recherche et ceux de pratique et la multiplication des recherches participatives impliquant des mécanismes de transfert de connaissances, à titre de prédicteurs entre autres éléments, des éventuelles retombées dans la pratique. En somme, il s’agit de tendre vers une reconnaissance de la valeur ajoutée de chacune des deux cultures.