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Traditionnellement, l’ethnohistoire se définit à la fois par sa problématique spécifique et par une approche méthodologique multidisciplinaire. Elle réfère, dans le premier cas, à l’étude des causes et modalités de transformation des sociétés autochtones au contact des entités coloniales européennes. Dans le second, elle implique l’utilisation croisée de la source traditionnelle de la discipline historique (le document écrit) et de l’ensemble des techniques d’investigation de l’anthropologie. C’est probablement cet aspect multidisciplinaire qui prédomine aujourd’hui lorsqu’on fait référence à l’ethnohistoire. Un de ses représentants les plus emblématiques, Bruce G. Trigger, préférait par exemple « réserver » l’expression pour désigner « l’ensemble des techniques qui servent à étudier l’histoire des Autochtones » (Trigger 1990 : 233). Quant à savoir si l’ethnohistoire constitue un champ de recherche à part entière dans le grand ensemble de la discipline historique, la question demeure toujours ouverte et propice aux polémiques (Trigger 1990 : 232 ; voir aussi Viau 1999 et Trigger 1982).

Avec Practicing Ethnohistory, Patricia Galloway préconise implicitement une ethnohistoire bien distincte qu’elle s’efforce de démarquer d’une discipline historique traditionnelle. L’ouvrage, qui regroupe différents articles publiés par l’auteure entre 1981 et 2003, retrace le parcours intellectuel de cette littéraire de formation convertie à l’ethnohistoire par le biais de l’édition de sources historiques, un parcours présenté en introduction comme une « autobiographie intellectuelle » (p.∈1). Précisons d’emblée que la grande majorité des textes regroupés ici concerne l’histoire des populations du Sud-Est américain – surtout les Choctaws, accessoirement les Chickasaws et les Natchez – de la Protohistoire jusqu’à la fin du xviiie siècle. En fait, les quatre divisions de l’ouvrage gravitent d’une façon ou d’une autre autour de problèmes relatifs à l’histoire des Choctaws.

La première partie (« Historiography: Deconstructing the Text ») s’attarde aux problèmes que pose l’interprétation de la source historique « traditionnelle ». À partir de critiques de sources et d’exemples historiques précis, Galloway soulève des questions méthodologiques et épistémologiques quant à la nature et à l’interprétation du document « archivé ». Sa réflexion s’articule autour de deux points : d’une part, la source d’archives demeure une trace institutionnalisée, c’est-à-dire que sa préservation est assujettie à des critères de conservation plus ou moins arbitraires qui dépendent des priorités et des contraintes, variables selon les époques, des instances archivistiques. Concernant l’étude de populations autochtones longtemps négligées par les institutions, il existe donc un problème de représentativité du document d’archives. D’autre part, les sources étant toujours des comptes rendus culturellement et idéologiquement orientés, se pose la question de la crédibilité historique. Ce problème est particulièrement approfondi dans le quatrième essai (« The Unexamined Habitus », p. 55-77) qui, autour d’une discussion sur les problèmes d’une approche historique directe en archéologie, présente sans doute la réflexion la plus originale sur la critique des sources. À partir du concept d’habitus du sociologue Pierre Bourdieu et des recherches récentes en sciences cognitives, Galloway cherche à rendre compte des implications des expériences nouvelles en situation de contact. L’objectif est ici de démonter la mécanique du processus d’assimilation d’un nouvel environnement culturel pour mettre à jour les distorsions cognitives inconscientes dans la narration du récit de voyage.

Curieusement, toutefois, la méthode ethnohistorique n’apporte que peu de substance révisionniste aux exemples concrets de critiques de sources, fondées presque exclusivement sur un exercice de corroboration à partir des documents d’archives. Si l’objectif était de démontrer les insuffisances du document écrit dans une démarche d’interprétation historique, l’exercice est plutôt équivoque ici, puisque la source écrite suffit en elle-même à assurer sa propre critique interne dans la plupart des cas discutés. Bref, le projet ethnohistorique demeure plutôt discret et sous-entendu dans cette première partie. Il devient beaucoup plus tangible dans la deuxième (« Positive Methods: Constructing Space, Time, and Relationships »). L’auteure y regroupe les essais les plus stimulants pour une approche multidisciplinaire de l’ethnohistoire, explorant des avenues méthodologiques susceptibles d’affranchir partiellement la connaissance historique des limitations inhérentes au document écrit. La diversité des approches discutées par l’auteure impressionne : elle emprunte ses expérimentations méthodologiques à la démographie historique, à l’anthropologie linguistique, à la géographie et à l’archéologie. Le premier essai de cette section discute par exemple des nombreuses difficultés de méthode reliées à l’exercice éminemment complexe de la reconstitution démographique des populations mississippiennes préhistoriques à partir de recherches archéologiques. Dans le même objectif de reconstitution, cette fois pour la période historique, Galloway démontre aussi un intérêt marqué pour la source cartographique. Elle fait appel à la technologie informatique pour « corriger » les distorsions des cartes du xviiie siècle afin de localiser avec plus de précisions les villages recensés. Si ses premières expérimentations en géographie informatique (dès 1981 !) sont plutôt expérimentales et peu conclusives, l’utilisation du système d’information géographique (SIG) ouvre sans aucun doute bien des perspectives intéressantes pour l’interprétation des documents cartographiques.

Enfin, l’anthropologie linguistique permet à Galloway d’approfondir l’histoire des Choctaws : à partir de l’interprétation des toponymes autochtones, d’abord, mais aussi à l’aide des noms de personnes. Comme le démontre Galloway, ces noms ne constituaient pas seulement des marques individualisées d’identité, mais pouvaient aussi porter des traces de fonctions sociopolitiques ou de divisions claniques. Il s’ensuit une révision de la structure sociopolitique des Choctaws, dont les rôles de pouvoir étaient probablement davantage définis que ne le laisse croire une analyse conventionnelle des sources. En résumé, même si les résultats concrets pour la connaissance sont plutôt variables dans cette deuxième partie, la démarche méthodologique de Galloway s’avère intéressante.

La troisième – et plus substantielle – division de l’ouvrage (« Essays in Ethnohistory: Making Arguments in Time ») laisse de côté les questions théoriques et méthodologiques des sections précédentes pour mettre l’emphase sur le travail plus concret de Galloway concernant l’histoire des Choctaws, plus particulièrement en ce qui a trait à leur organisation sociopolitique interne et à leurs relations diplomatiques avec les acteurs coloniaux européens. S’appuyant essentiellement sur des sources manuscrites, Galloway dresse le portrait d’un espace social choctaw divisé autour d’enjeux politiques et économiques. En dépit d’une apparente cohésion sociopolitique et d’un ethnonyme commun, deux groupes distinctifs (moieties) se sont affrontés sur des questions de stratégies d’alliance avec les nations européennes rivales : les Imoklashas, intéressés par les avantages économiques du commerce anglais, et les Inholahtas, davantage préoccupés par la nécessité de préserver l’alliance française et sa généreuse politique de présents. Cette divergence politique interne mena incidemment à une violente guerre civile entre 1746 à 1750, épisode abondamment documenté par Galloway. Soulignons qu’en dépit des efforts de l’auteure pour démarquer, en introduction (p. 15), ces essais d’une histoire événementielle, ceux-ci s’inscrivent néanmoins davantage, sur la forme, dans le paradigme de l’histoire politique que dans celui de l’ethnohistoire.

Enfin, la quatrième partie (« Ethnohistory and Ethics: Defining the Situation ») aborde des questions éthiques en lien avec l’interprétation de l’histoire et la pratique anthropologique. Ces deux derniers essais s’attardent aux problèmes relatifs à la participation des communautés culturelles à l’élaboration d’une exposition muséologique sur leurs propres histoires, ainsi qu’à ceux, historiquement complexes, que soulève l’exhumation des dépouilles autochtones à des fins d’analyse scientifique.

Practicing Ethnohistory se révèle une contribution stimulante pour l’histoire sociopolitique des populations autochtones en contexte colonial, celle des Choctaws en particulier. Pour une discussion critique sur la pratique de l’ethnohistoire, ses méthodes et ses limites, ses enjeux, sa véritable spécificité par rapport à la méthode historique, le travail s’avère malheureusement incomplet. On regrette surtout la récupération occasionnelle de l’ethnohistoire dans un discours visant à dénoncer une certaine perception de l’auteure par rapport à la méthode historique, perception qui s’appuie sur une historiographie dépassée et plus ou moins révisée (qui remonte, pour l’essentiel, aux décennies 1920 et 1930 !). Galloway utilise plutôt artificiellement cette historiographie pour présenter la source écrite comme une trace méthodologique des intérêts colonialistes perpétuée par la connaissance « occidentale » (voir par ex. p. 93-94), comme si l’historiographie contemporaine s’était montrée complètement hermétique au relativisme culturel.

Les critiques de Galloway ne sont par ailleurs pas dépourvues de contradictions. Tout en dénonçant longuement en introduction la mise à l’écart de la tradition orale par l’histoire selon des critères qu’elle considère comme arbitraires et culturellement orientés (p. 25-26), elle avoue du même souffle sa propre incapacité à utiliser cette tradition dans une perspective historique. Ce paradoxe maladroitement justifié (« there is always more to learn in order to treat this complex past with adequate seriousness », p. 27) traduit une tentative de culpabilisation méthodologique qui s’appuie sans doute davantage sur des préoccupations politiques contemporaines que sur une réflexion méthodologique cohérente concernant le problème de l’oralité et de la mémoire. Le ton parfois moralisateur envers la connaissance « occidentale » s’avère d’autant plus étrange que, en dépit d’une volonté de se démarquer du point de vue théorique et d’une certaine créativité méthodologique, le travail de Galloway ne s’inscrit certainement pas en révolution par rapport à l’histoire telle que définie par les fondateurs des Annales, tant sur la question épistémologique (Lucien Febvre et Marc Bloch n’ont-ils pas abondamment insisté sur les pièges de l’interprétation de la source écrite et sur la nécessité d’une approche multidisciplinaire ?), que dans sa contribution plus substantielle sur l’histoire des Choctaws, dans la troisième partie. La grande question sur l’ethnohistoire demeure par conséquent à peu près intacte en fin d’ouvrage : le déplacement de la perspective historique des acteurs coloniaux vers les populations autochtones suffit-il en soi pour démarquer l’ethnohistoire ? Sa spécificité est-elle bien réelle ou s’agit-il là d’un débat de coquetterie disciplinaire ? Comment se positionne Galloway par rapport à certains anthropologues, comme Bruce G. Trigger, pour qui la distinction de l’ethnohistoire en tant que « champ de recherches historiques » ne fait « que perpétuer une distinction ethnocentrique et inadmissible entre peuples possédant l’écriture et peuples ne la possédant pas » (Trigger 1990 : 233) ? À notre avis, c’est dans une expertise multidisciplinaire que peut se construire un espace de démarcation pour l’ethnohistoire, et non dans une entreprise idéologique parfois artificielle et anachronique de décolonisation épistémologique.