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Cet ouvrage est le fruit attendu de trois années de recherche et de discussions collectives au sein du GRIPAL, le Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine. On y retrouve, sous une forme remaniée, les exposés présentés lors du colloque tenu par cette équipe de recherche internationale et interdisciplinaire en octobre 2004, à l’Université du Québec à Montréal. Inspirés par la lecture et la discussion des oeuvres de Cornelius Castoriadis et de Ernesto Laclau (ce dernier signe un des textes), les articles ont été regroupés en trois thèmes, les concepts, les méthodes et le terrain, et traitent principalement de quatre pays : Argentine, Brésil, Mexique et Venezuela. Chaque partie est suivie d’une discussion par les coéditrices Julie Girard-Lemay et Vanessa Molina, qui proposent également, en fin d’ouvrage, un très utile glossaire des termes utilisés par les deux théoriciens de référence (et qui aurait été encore plus utile si les éditrices avaient partagé leur expertise par une mise en contexte analytique des concepts plutôt que de simples citations).

L’introduction, signée André Corten, se propose de mettre en place les concepts à l’étude. L’imaginaire tout d’abord, ses relations au politique, au social et au discours ; puis la « clôture » du politique, thème central de l’ouvrage, qui renvoie à la question des frontières conceptuelles en sciences sociales. L’émancipation, enfin, définie comme un imaginaire politique mais « instituant » (au sens de Castoriadis), c’est-à-dire non pas uniquement imagination ou utopie, mais production de nouvelles images propres à penser le social, entre autres (mais pas uniquement) dans les milieux paupérisés. Soit une « remise en question de tout sens unitaire répondant à une logique identitaire » (p. 23), sens unitaire lié à l’imaginaire « institué », celui exprimé par les discours hégémoniques. Ainsi, les recherches présentées relèvent d’une volonté de rapporter les concepts à des contenus concrets : « L’Amérique latine tourne une page de son histoire. De nouveaux imaginaires surgissent. Il faut parvenir à les lire. » (p. 24)

La première partie (« Les concepts ») s’interroge donc sur la clôture du politique : un premier texte signé par les trois éditeurs compare la pensée de Castoriadis et celle de Laclau en posant la question fondamentale « qu’est-ce que le politique ? » Pour les deux théoriciens, il est un espace de lutte et de négociation pour la fixation du sens. « Démarche consciente d’elle-même et de sa dimension imaginaire qui vise à questionner et refonder le sens établi » (p. 33), pour Castoriadis, où la clôture du politique serait « une frontière tracée par le sens donné au monde » (id.) et, pour les auteurs qui ouvrent ici sa perspective, une « tension continuelle » (p. 34) entre imaginaires instituants et institués (par exemple : la dette extérieure peut-elle être remise en question ?). Pour Laclau, ce serait l’hégémonie qui définit principalement l’espace politique, mais en une impossible clôture, car le discours hégémonique (qui fige artificiellement les relations entre les identités sociales différenciées) provoque forcément ailleurs de nouvelles possibilités de signification. Suit une discussion des implications de ces approches pour penser l’émancipation : conscience que le sens n’est pas fixe pour Castoriadis, subversion discursive chez Laclau.

Le deuxième article est une réflexion de Laclau sur la clôture du politique comme tension. Une série d’analogies – le zéro, nombre qui n’en est pas un, le sein maternel, objet surdéterminé en psychanalyse ou encore l’illusion amoureuse – permet de comprendre comment, dans le discours politique, certains termes (ordre, justice) sont des valeurs vides où s’inscrit une plénitude absente : des objets concrets – ici, un nouveau projet politique – ancreront provisoirement cette plénitude pourtant hors d’atteinte. L’inadéquation effective de l’objet à remplir ce rôle entraînera une lente érosion ou un changement radical d’imaginaire et de régime (ou d’amoureux, selon le cas).

Suit un tout aussi intéressant triptyque sur le religieux ou le sacré comme instituant du politique, où se poursuit l’ouverture de nouvelles perspectives à partir des deux théoriciens de référence. Il en ressort la nécessité de distinguer analytiquement religieux et sacré, ce dernier n’étant pas, comme la religion, « fondamentalement incompatible avec le projet moderne d’émancipation politique », mais plutôt « moyen par lequel les humains peuvent activer leur imaginaire radical » (Michel Carrier, p. 63, les italiques sont de l’auteur). Le sacré est possibilité de traverser la clôture du politique, puisqu’il est en tension constante avec ce dernier (Carrier, Estela Ferraro) et que peut s’opérer une « réappropriation symbolique du sacré de la part des exclus » (Ferraro, p. 70), comme ce fut le cas en Argentine en 2001. Ni « simulacre institué », ni transcendance extra-sociale, le sacré permet ici de penser de l’extérieur un doute, un manque face à la « prétention d’universalité portée par la relation hégémonique » (Corten, p. 80).

La distinction entre les deux dernières parties, les méthodes et le terrain, est d’ordre quantitatif plutôt que qualitatif, puisque tous les articles y traitent, en proportions diverses, de méthode et de terrain. Je présenterai donc les études en fonction de leurs thèmes, ce qui aura l’avantage de faire ressortir la richesse analytique des concepts mis en oeuvre.

Le premier article, de Viviana Fridman, se distingue en ce qu’il est le seul à traiter de littérature et à tenter de comparer systématiquement deux notions de l’analyse du discours, celles de sociogrammes (Claude Duchet) et de points nodaux (Laclau). Il en résulte une lecture fine et éclairante des figures du gaucho et de l’immigrant juif dans l’oeuvre de l’écrivain argentin Alberto Gerchunoff.

Quatre contributions traitent spécifiquement de l’analyse de discours présidentiels : en Argentine (Gerardo Aboy Carlés et Pablo Semán : Kirchner ; et Victor Armony pour un panorama 1984-2005), au Venezuela (Ricardo Peñafiel : Chávez) et au Brésil (Ari Pedro Oro : Lula). Chacune scrute l’imaginaire institué à l’oeuvre (ou hégémonique, puis qu’il s’agit ici de discours émanant du pouvoir politique), et pour certaines ses rapports avec l’imaginaire instituant, aux images éventuellement porteuses d’émancipation. Ainsi, l’analyse lexicométrique d’Armony permet de dégager, dans une perspective historique, les fixations et déplacements de sens autour de termes aux significations sociales clefs (nation, économie, peuple, etc.). Aboy Carlés et Semán présentent une analyse du signifiant « nation » dans les discours de Nestor Kirchner : l’idée de nation, en tant qu’imaginaire institué, permet la recomposition sociale après la dislocation de 2001, nouvel ancrage d’une « plénitude absente ». C’est également la « suture » d’un système politique disloqué qui intéresse Peñafiel dans le discours d’Hugo Chávez. L’auteur montre ici, à partir d’une discussion élaborée et contextualisée des concepts à l’étude, comment Chávez parvient à déplacer les frontières du politique, en s’appuyant sur des imaginaires instituants contradictoires et extérieurs au politique (religieux, populaires), qu’il traduit en un nouveau discours re-totalisant. De même, les discours de Luis Ignacio Lula da Silva (Oro) viennent brouiller la frontière du politique en incluant des éléments normalement considérés comme incompatibles avec ce dernier : émotions, croyances religieuses, références à la vie privée, etc., venant ainsi altérer les significations instituées.

Une autre constellation d’études pourrait peut-être se rassembler autour de la thématique des liens et des limites entre religieux et politique, abordée de façon plus théorique dans la première partie. Le texte de Pierre Beaucage a tout d’abord le mérite de combler une double lacune, en traitant de deux grands absents de l’ouvrage : l’indianité et l’Amérique centrale (en complément du Mexique). Il ouvre également la discussion en comparant le cas de l’Amérique latine à celui du Québec, présentant ainsi un vaste et fascinant panorama des métamorphoses des imaginaires religieux et politiques de l’indianité, depuis la « théologie indienne », en passant par l’Indien multiculturel, jusqu’aux récents imaginaires mis de l’avant par les autochtones eux-mêmes. Margarita Zires exemplifie quant à elle l’imaginaire non pas indien, mais de ceux qu’on appelle les « peuples originaires » du Mexique. Elle décrit comment, lors de la lutte d’un village de la région de Mexico (San Salvador Atenco) contre le projet de construction sur ses terres d’un nouvel aéroport pour la capitale, au début des années 2000, l’idée de « miracle », propre au religieux, vient s’introduire dans le discours politique. Ce faisant, elle met également l’accent sur les liens entre imaginaires institués (le religieux) et instituant (une certaine utilisation du discours du miracle par les villageois en lutte). Enfin, l’article d’André Corten, Thomas Lebel, Catherine Huart et Éliane Chaput présente les résultats d’une large enquête d’opinion effectuée par le GRIPAL dans cinq pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili, Mexique et Venezuela). L’analyse montre comment chaque pays propose une vision distincte des images signifiantes du religieux et des rapports entre celui-ci et le politique ; variations qui sont systématisées à partir du cadre théorique de Laclau et de Chantal Mouffe.

Le recueil présente donc une véritable réflexion interdisciplinaire (science politique, sciences religieuses, anthropologie, philosophie et communication) et internationale, laissant une large place au dialogue avec des chercheurs d’Amérique latine. La rencontre et l’intégration des deux perspectives théoriques à l’étude permettent une analyse renouvelée, dont il est difficile de rendre la richesse et la profondeur en quelques lignes. Cependant, certains articles sur la présentation des concepts pourraient bénéficier, à mon avis, d’une plus grande limpidité d’écriture, sans pour autant devenir didactiques ou sacrifier à la complexité de la pensée (les contributions de Laclau et de plusieurs des collaborateurs exemplifient d’ailleurs cette possibilité). Il me semble en effet important d’en favoriser l’accès à un large public académique et étudiant, puisque cet ouvrage présente un souffle neuf pour l’étude du politique, du religieux et de l’émancipation, dans un monde qui en a bien besoin.