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Plus que jamais, le chamanisme semble échapper aux tentatives de le définir, comme à celles de juger de ses chances de renaître ou de ses risques de disparaître. (Hamayon 2003 : 8)

Îles de l’extrême, déployées en arc de cercle sur près de 1800 kilomètres sous le détroit de Béring, entre la péninsule de l’Alaska et celle du Kamchatka sibérien, l’archipel des Aléoutiennes marque la limite entre l’océan Pacifique et la mer de Béring. Dans ce pays de grands volcans abrupts sur d’insondables fosses marines (pour exemple, le volcan Shishadin, sur l’île d’Unimak, culmine à 2857 mètres, s’élevant depuis le fond de l’Océan sur 9900 mètres), de terres en landes et de côtes en brumes, les populations ont dû composer depuis toujours avec les phénomènes naturels les plus violents : éruptions volcaniques, tremblements de terre, ras de marée. Les tempêtes déchirant les côtes et les récifs noyés dans les brouillards ont été le cauchemar de plus d’un marin occidental, en même temps que le rêve de plus d’un chercheur d’impossible. La mer, riche de la rencontre des deux océans, est une des plus foisonnantes du monde en espèces de poissons et de mammifères marins. La loutre de mer et le phoque à fourrure ont fait longtemps la fortune des habitants de ces îles. Ce pays a fasciné et fascine encore les marins, les voyageurs, les scientifiques – archéologues, paléontologues, ornithologues, vulcanologues, anthropologues – et les grands rêveurs. L’esprit des eaux, du feu et du vent y règne d’une façon presque palpable. Souvent appelé « Berceau des tempêtes » ou « Source des vents » par les Occidentaux, mais aussi, selon Michael Oleksa (1987 : 3), appelé « La place oubliée par Dieu » par les tout premiers missionnaires, ce pays est pourtant, pour les Unangans[*], le plus beau du monde.

(Tiré de Alaska Geographic, 1999, vol. 26, nÞ 4 : 6)

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Sur ces îles entre ciel et mer, vivent encore les Unangans, comme ils s’appellent maintenant eux-mêmes depuis qu’ils ont repris possession de leur langue et de leur identité. Société de marins pêcheurs aux racines millénaires (les recherches archéologiques font remonter l’occupation des sites les plus anciens à plus de 9000 ans), ils luttent aujourd’hui pour assurer leur survie, fiers, conscients de porter en eux une culture belle, unique, vivante, une culture centrée sur la mer à laquelle tous les anciens mythes et croyances font référence[1], et très proche de sa création. Je ne parlerai pas ici des merveilles de cette culture, originale à plus d’un titre[2], mais d’un Aléoute que j’ai rencontré au cours d’un séjour à Anchorage, la plus grosse ville de l’Alaska (266 281 habitants[3]). C’était en novembre 2004. J’achevais une recherche autour de la question de la demande de pardon officielle d’un gouvernement à un peuple victime de crimes contre l’humanité[4]. Je ne m’attarderai pas ici sur le drame que les Unangans ont vécu pendant la Seconde Guerre mondiale, sinon pour dire que ceux qui seraient intéressés à la connaître peuvent aller consulter l’ouvrage de Dean Kohlhoff (1995), très complet, écrit à ce propos.

Mon propos ici n’est pas de parler de cette recherche, mais de me centrer sur le discours d’une personne que ce travail avec les Unangans m’a permis de rencontrer. Utilisant pour mes entrevues un schéma ouvert, j’ai pu recueillir à l’impromptu un récit étonnant à propos du chamanisme aléoute.

Cependant, avant d’aborder le coeur de ce discours, il semble pertinent de remonter aux origines de la spiritualité des Unangans. Je commencerai par en décrire les grands traits, grâce aux récits qui nous en sont parvenus, en particulier celui du moine orthodoxe Ivan Veniaminov, qui exerça son ministère aux Aléoutiennes entre 1824 et 1834, étonnant personnage dont j’aurai à reparler plus longuement plus loin. Après avoir décrit brièvement l’histoire des premiers contacts, j’analyserai les causes de la « disparition » rapide du chamanisme chez les Unangans, à laquelle d’ailleurs ce moine ne fut pas étranger. Puis je ferai un rapide tableau de la situation des Unangans d’aujourd’hui, afin de donner un contexte au discours qui suivra. Enfin, le récit de Youri, dont j’ai assuré une libre traduction, sera présenté en version quasi intégrale, si l’on excepte certains passages qui auraient permis de le reconnaître et d’autres passages présentant un intérêt moindre pour mon sujet. On verra que ma conclusion ne résout aucun mystère à propos du chamanisme des Unangans, mais que ce témoignage au contraire l’épaissit un peu plus.

La spiritualité aléoute

Bien entendu, cette brève étude n’est pas un essai théologique. Je me contenterai de recenser ce qu’ont écrit des témoins de l’époque et les ethnologues modernes qui se sont intéressés à la religion des Aléoutes.

D’après les écrits de Veniaminov (1984 : 217), les Unangans croyaient en un seul Dieu, créateur du visible et de l’invisible, Agugux : divinité incarnée par le soleil, associée à l’Est, à la lumière et à l’eau qui donnent la vie, et invoquée pour le succès à la chasse, la protection contre la douleur et la réincarnation des âmes. Berreman (1955 : 50) affirme que le surnaturel avait une grande importance dans la vie des Unangans. Pour parler des pouvoirs interactifs de cette spiritualité, je suivrai ici une classification donnée par Margaret Lantis (1984 : 177), qui en distingue cinq catégories, interférant constamment les unes avec les autres.

Casque rituel de chasse

(Tiré de Black 2003 : 136)

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La première catégorie était assez remarquable aux yeux des voyageurs, marchands ou missionnaires : il s’agit des charmes, amulettes (Cagax) et incantations magiques. Aux baidarkas (les kayaks aléoutes) et aux splendides casques rituels de chasse en bois plié qui font aujourd’hui partie du patrimoine culturel aléoute, on accrochait des petits objets sculptés ayant une signification religieuse, des plumes d’oiseaux ou des herbes magiques (Black et Liapunova 1988 : 57) qui assuraient aux chasseurs des prises fructueuses et une protection divine (Bank 1956 : 172). On pensait que les mammifères marins, spécialement les loutres de mer, considérées comme des êtres humains transformés, étaient sensibles aux décorations et aux atours, ce qui fait dire à Black et Liapunova (1988 : 56) que le chasseur partait souvent à la chasse paré comme pour une fête. Lantis (1984 : 178) parle de deux charmes particulièrement valorisés, destinés à s’assurer la protection des bons esprits : le premier était une ceinture de tendons et d’herbes tressée sous invocations et ponctuée de noeuds secrets, qui protégeait contre la mort et se transmettait dans les familles. Le second était un caillou creux bicolore, rare et gardé secret par le chasseur. Jochelson (1966 : 77-78) parle encore des plumes du bruant rose, destinées à attirer les baleines, ainsi que des plumes d’albatros, de morceaux d’estomac séché de pieuvre et de fines racines d’une plante appelée amix, accrochés à la ligne de pêche. Il semble que le port d’amulettes avait une grande importance pour cette société : il signifiait, sous forme symbolique, que l’interaction avec le monde d’en haut était constante.

(Tiré de Black 2003 : 104)

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La deuxième catégorie de pouvoirs était celle des âmes perpétuellement réincarnées des hommes et des animaux. Les Unangans croyaient à la vie après la mort, donc au principe vital existant en dehors du corps. Ils pensaient que les morts veillaient sur eux sous forme d’esprits présents dans tous les éléments (Black et Liapunova 1988 : 57). À ce titre, fait sans doute non unique dans les populations nordiques mais en tout cas jamais répandu sur une aussi large échelle, les morts les plus nobles de cette société de classes étaient momifiés, car le corps, même mort, était considéré comme ayant de grands pouvoirs supra-naturels. Après l’avoir vidé puis bourré de certaines herbes odorantes aux propriétés conservatrices, on l’habillait d’un parka en fourrure de loutre ou en peaux d’oiseaux, puis on l’enveloppait dans des nattes d’herbes finement tressées et des peaux d’otarie, et on l’enterrait assis, bras et jambes serrés contre le torse. Les bons chasseurs emportaient avec eux leurs lances et parfois leur baidarka (le kayak aléoute), les chefs de guerre leur armure de lamelles de bois, leur lance et leur casse-tête de guerre (Laughlin 1980 : 96-106 ; Bank 1956 : 229). On a retrouvé et on trouve encore aux Aléoutiennes de nombreuses grottes funéraires. Le site funéraire le plus connu est celui de Kagamil Island dans les Four Mountains Islands, où l’on retrouva en parfait état de conservation, dans les années soixante, 234 momies des deux sexes et de tous âges (Laughlin 1980 : 96). Les rituels funéraires variaient selon les régions et les époques, également selon le rang social occupé par le mort, ou encore selon le genre de mort. On sait par exemple que les esclaves et les ennemis vaincus à la guerre étaient, dans certaines régions, démembrés et jetés dans des fosses (ibid.: 1980 : 103). D’une manière générale on ne touchait pas aux morts, et l’idée d’explorer un caveau funéraire était sacrilège (Bank 1956 : 181-182).

Pourtant, il était admis que le contact avec le fluide des morts conférait des pouvoirs particuliers. Certains chasseurs osaient s’introduire dans les grottes, allaient couper un petit morceau de la chair momifiée d’un grand chasseur et s’oignaient les mains de ce substrat pour avoir de la chance à la chasse. On pouvait aussi en frotter ses armes et sa baidarka pour les rendre plus efficaces. Celui qui pratiquait ce rituel devenait un homme fort et invincible, mais ce geste pouvait aussi l’amener à une mort rapide et brutale (Jochelson 1966 : 78). Selon Ivanov (1997 : 34), les momies des ancêtres étaient également utilisées pour prédire le futur. Lantis (1984 : 180) nous dit encore que les Unangans conservaient parfois dans la maison le corps d’un enfant ou d’un aîné aimé en l’emmurant dans la pièce commune, comportement pouvant traduire une certaine familiarité avec la mort.

La troisième catégorie de pouvoirs comprenait celui des créatures, objets, lieux sacrés, etc. Il n’y avait, écrit Veniaminov (1984 : 218), ni temples ni idoles mais des lieux sacrés, en général secrets, les audagadax, interdits aux femmes et aux jeunes. Cette interdiction subsista d’ailleurs bien après l’implantation du christianisme. Les aînés, en pratiquant des rites accompagnés d’offrandes, y dialoguaient avec le monde des esprits.

La quatrième sorte de pouvoirs englobait celui des esprits, des hommes et des animaux, dont les plus importants étaient ceux de la baleine et de la loutre de mer (Langdon 2002 : 1925). En vérité, l’aspect intéressant de cette spiritualité, que l’on peut déduire des écrits d’époque ou postérieurs, est qu’elle reposait sur un dualisme très ambivalent : il n’y avait en fait que des esprits uniques, qui, selon les circonstances ou l’état d’âme du chamane qui tentait de se les concilier, étaient soit bénéfiques (on les appelait alors les Qugax), soit maléfiques (les Agliqayax) [Veniaminov 1984 : 217]. Ils étaient un tout, et il ne s’agissait donc pas vraiment de faire triompher les premiers au détriment des seconds. Il fallait plutôt trouver le point d’équilibre entre les deux, présents en tout élément, homme, animal, minéral, objet ou phénomène, en tout temps. Ils étaient tous deux, y compris l’esprit du Mal, normaux et nécessaires, à la fois contraires et complémentaires. La religion chrétienne orthodoxe s’empressa d’ailleurs plus tard de dédoubler ces esprits uniques en les transformant en anges et démons.

Les maladies étaient perçues comme une intervention des esprits du Mal, et elles étaient dues au bris d’un tabou ou à un acte mauvais commis par le malade ou sa proche parenté. Ted Bank (1956 : 88) donne de nombreux exemples de tabous qui persistaient sur l’île d’Atka dans l’après-guerre : une nouvelle mère était considérée comme souillée pendant quarante jours après son accouchement ; les femmes enceintes, ou les jeunes filles nouvellement menstruées, vues comme impures, étaient isolées, devaient éviter les abords des rivages et ne devaient absolument pas toucher à la nourriture des autres. Du bris de cette règle pouvaient découler les pires désastres. Ces tabous, innombrables, imprégnaient tous les gestes de la vie quotidienne. D’après Jochelson (1966 : 78), un accident pouvait par exemple arriver au chasseur si, en cousant son parka de pluie, une femme avait pris dans la couture un de ses propres cheveux. Toucher la robe d’une veuve était considéré comme dangereux pour un homme qui partait à la chasse. Veniaminov en décrit beaucoup d’autres, et le recueil de légendes de Bergsland et Dirks (1990) en fait largement mention.

Enfin, la dernière catégorie de pouvoirs comprenait les esprits qui dirigent les forces de la nature (stikhii). Les Unangans vénéraient ces forces, en particulier la lumière. L’Est et le haut de leur barabara, la maison aléoute souterraine recouverte de gazon, comportaient une dimension sacrée associée au Créateur. Au lever du jour, en émergeant par le toit, la première chose que faisait le chef de la maison était de se tourner, nu, vers le soleil levant et de « boire » la lumière et le vent, la bouche grande ouverte, puis d’aller à la rivière, de caresser l’eau à plusieurs reprises en psalmodiant : « Je ne suis pas endormi, je suis vivant, avec Toi, je salue la lumière qui donne la vie, et avec Toi je serai toujours vivant » (Veniaminov 1984 : 211). Ensuite, il apportait de l’eau à tous ceux qui se réveillaient. Il ne fallait jamais dire du mal des forces de la nature, et la coutume est restée. Ainsi, au cours de mon bref séjour à l’île de Saint-Paul, une des deux îles Pribilof situées au milieu de la mer de Béring, aujourd’hui la plus grande communauté aléoute (750 habitants), je fis un jour la remarque qu’il faisait un sale temps (ce qui est un temps tout à fait ordinaire là-bas), et une belle Unangax me reprit aimablement : on ne dit pas qu’il fait trop froid ou trop chaud, qu’il fait mauvais ou que le vent et la pluie nous dérangent. On dit le vent souffle fort, la mer est mouvementée, le soleil est chaud. Mais on ne parle jamais de la nature en négatif, c’est un principe qu’il faut encore respecter.

En conclusion, selon Lantis, c’est en reliant ces forces entre elles que l’on peut exercer un certain contrôle sur elles (1984 : 177). Toutefois, cette brève revue ne doit pas faire oublier que la culture et la spiritualité des Unangans formaient un système holistique, même si ce terme ne représente rien de concret pour notre esprit cartésien formé aux découpages dans l’espace et le temps. Cependant, pour les Unangans, c’est à l’intérieur de ce schème qu’ils donnaient un sens au cosmos, comme le comprirent dès le départ les missionnaires orthodoxes.

Premiers contacts

En 1741, au cours d’une expédition navale envoyée par le tsar Pierre le Grand (1689-1725) et destinée à reconnaître les frontières de l’empire russe et à chercher de nouveaux marchés pour la fourrure, Bering et Chiricov, deux navigateurs partis de la péninsule du Kamchatka, découvrirent les Aléoutiennes et leurs habitants. À cette époque, selon des sources qui font l’unanimité des spécialistes (Laughlin 1980 ; Black et Liapunova 1988 ; etc.), entre 12 000 et 15 000 Unangans peuplaient l’archipel des Aléoutiennes. Les récits de l’époque ne laissent aucun doute sur la brutalité des premiers contacts, et d’ailleurs Félix Torres (1990) souligne l’ambiguïté de cette conquête sanglante à une époque où l’Europe des Lumières, bercée par l’idée du « Noble Sauvage » de Rousseau et les récits de Cook, La Pérouse ou Bougainville, débattait largement sur les récits des conquérants qui lui parvenaient de ces mers lointaines. Mais, ainsi que le note Bank (1956 : 216), les chasseurs sibériens recrutés sur ces bateaux étaient en général issus d’une couche sociale où l’oppression, la superstition et l’esclavage faisaient partie intégrante de la condition humaine. On ne faisait pas dans la dentelle.

En quelques décennies, une ère de cruauté balaya tout l’archipel. Les conquérants pillaient, violaient, torturaient, tuaient, brûlaient les maisons, forçaient les hommes à chasser pour eux. La moindre résistance était suivie d’une répression massive. Des populations entières furent massacrées et disparurent. De plus, les maladies s’abattirent sur les autochtones comme une autre irrémédiable fatalité. En moins de cinq décennies, la population diminua de 80 %. La moyenne de durée de vie, particulièrement remarquable dans cette région où beaucoup d’aînés dépassaient le cap des cent ans, passa rapidement de 80 ans à 50 ans (Robert-Lamblin 1982). Les colonisateurs établirent d’abord des postes de chasse aux mammifères marins aux endroits les plus stratégiques, mais en 1798 la Russian American Company, un groupe de marchands d’Irkoutsk sous la gouverne du tsar Paul 1er, prit le contrôle du marché des fourrures. Elle supporta en parallèle le travail des missionnaires orthodoxes en Alaska, faisant de la christianisation « un réel instrument des politiques coloniales gouvernementales » (Bensin 1967 : 24). Les Russes, qui forçaient les autochtones à travailler pour eux, avaient pourtant à cette époque une politique respectueuse des traditions locales, qui ne les dérangeaient pas à partir du moment où les autochtones enrichissaient l’empire. Les Unangans vivaient encore dans leurs barabaras, conservaient leur système de chefferie traditionnelle et la plupart de leurs coutumes, comme leurs pratiques d’éducation, de chasse et de pêche. Et peu à peu, l’ère de violence s’apaisa. Mais le véritable artisan de cette ère d’apaisement fut un étonnant personnage, devenu incontournable dans l’histoire des Unangans, le père Ivan Veniaminov.

Église de la Sainte Ascension de Notre Seigneur, île d’Unalaska

(Tiré de Alaska Geographic, 1999, vol. 26, n° 4 : 59)

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Le personnage de Veniaminov

Dès 1794, un premier contingent de huit moines orthodoxes avait été débarqué dans l’île de Kodiak, en Alaska. En quelques années, ils baptisèrent des milliers d’autochtones, nous verrons plus bas dans quelles conditions et comment cette première approche fut d’une importance capitale pour la suite des événements. Aux Aléoutiennes proprement dites, les habitants, très marqués par les massacres, les maladies et le travail forcé, furent d’emblée moins réceptifs à cette nouvelle religion. L’arrivée sur l’île d’Unalaska, en 1824, d’un prêtre, nommé Ivan Veniaminov, eut raison de ce esprit de défiance.

Originaire d’une famille de paysans pauvres de Sibérie, le père Ivan Veniaminov (1797-1879), surnommé par les Unangans « l’Apôtre de l’Alaska » (Benzin 1967), avait fait ses études au séminaire d’Irkoutsk. Esprit brillant et curieux, imprégné des idées du siècle des Lumières, il avait eu, de façon presque certaine, connaissance des oeuvres des Jésuites en Nouvelle-France. On sait que l’impératrice Catherine II de Russie (1763-1796), amoureuse des belles-lettres françaises, avait refusé l’arrêt du pape Clément XIV bannissant la Compagnie de Jésus en 1773 et protégé les jésuites qui s’étaient réfugiés en Russie blanche. Elle en avait reçu à sa cour. J’ai découvert qu’il avait existé, entre 1812 et 1820, une mission jésuite à Irkoutsk (Peck 2001). L’ouvrage de Paul Garrett (1979) confirme d’autre part que le séminaire d’Irkoutsk, dans lequel étudia Veniaminov, avait une bibliothèque largement ouverte sur les écrits autres que religieux, car on y préparait, en même temps que des prêtres et des missionnaires, la future élite de la société russe (Garrett 1979 : 19-20). Tout concourt à laisser croire qu’un esprit éclairé de cette époque, fût-il éduqué en Sibérie, avait eu le loisir de prendre connaissance des écrits qui avaient marqué l’élite intellectuelle de la société française de l’époque.

Toujours est-il que le jeune Veniaminov partit en mission pour l’île d’Unalaska à l’âge de 27 ans, déjà marié et père de famille. Une de ses premières réalisations fut la construction de la superbe église de la Sainte Ascension de Notre Seigneur (depuis rebâtie trois fois), qui fait encore aujourd’hui la fierté des habitants de l’île. Mais l’originalité de son oeuvre tient surtout à l’accomplissement d’un remarquable travail d’ethnologie et d’anthropologie avant la lettre : avec une rigueur toute scientifique, par des observations directes et quotidiennes, il étudia le climat de la région, sa topographie, son relief, la géologie, recensa la faune et la flore, et surtout décrivit le mode de vie, les coutumes, les croyances, la langue et la culture matérielle des Unangans. Ses Notes on the Islands of the Unalaska District, truffées de détails et d’observations très pointues, à l’instar de nos Relationsdes Jésuites au Québec, sont restées une mine d’information extrêmement précieuse sur les moeurs, traditions, savoirs, techniques, organisations sociales, croyances et systèmes de pensée des populations qui vivaient aux Aléoutiennes à cette époque. Ces textes devinrent d’ailleurs des documents officiels après avoir été publiés par l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, alors capitale de la Russie, en 1839. Cette oeuvre considérable n’eut d’égal que le formidable travail qu’il accomplit en apprenant la langue aléoute, en perfectionnant une écriture spécifique à cette langue, puis en traduisant un grand nombre de livres de prières et de chants (Afonsky 1977 : 48). On pourrait encore parler de son oeuvre éducative, puisqu’il fonda avec succès de nombreuses écoles. Tous ces efforts aboutirent à la création d’une religion originale, sorte de christianisme orthodoxe basé sur les traditions culturelles des Unangans. Lorsqu’il fut nommé Premier Évêque de l’Alaska en 1840, la population aléoute dans son ensemble vivait un christianisme orthodoxe fervent. De retour en Russie, en hommage à son oeuvre humaine et scientifique considérable, il reçut en 1868 le plus haut titre de l’Église orthodoxe russe sous le régime tsariste, celui de « Métropolitain de Moscou » (Rathburn 1981 : 17) et, finalement, fut canonisé par le Saint Synode en 1977. S’il est vrai que « la tendance générale appelait à la christianisation à travers la persuasion et la tolérance des « superstitions autochtones » (Znamenski 1999 : 4), cela ne suffit pas à expliquer le grand rayonnement de cet humaniste de grand talent, original et charismatique, qui sut aimer et respecter les Unangans et dont le nom reste vénéré jusqu’à aujourd’hui.

Le chamanisme et l’Église orthodoxe

Le chamanisme était un phénomène connu de Veniaminov, puisqu’il y en avait en Sibérie où il avait grandi. Lorsqu’il dit : « Les chamanes ici, comme partout, étaient considérés comme les intermédiaires entre les mondes visibles et invisibles, entre les hommes et les esprits » (1984 : 219), il emploie un langage de connaisseur. D’après ses écrits (1984 : 220), le chamane aléoute, qugagix, était à la fois un être possédé par les esprits et quelqu’un qui les possédait, ce qui lui permettait d’accomplir des actes extraordinaires. En général, on ne choisissait pas d’être chamane. On y était « appelé » lors d’une vision, la plupart du temps terrifiante. Ce pouvait être un immense abîme qui s’ouvrait brusquement devant le chasseur, ou bien un monstre qui surgissait des flots, ou encore une créature hideuse qui se dressait devant lui. Il fallait alors implorer la pitié de ces esprits et se soumettre à eux. Cela confirme ma théorie sur l’esprit double, tour à tour maléfique et bénéfique, qui serait en fait une seule énergie, unique et transformable. Par la suite, l’appelé recevait l’enseignement d’un chamane aîné, mais ce mentorat n’était pas toujours obligatoire, et parfois le chamane s’initiait à sa charge future à travers ses rencontres avec ses esprits, cheminement long et difficile (Mousalimas 1995 : 173). Il apprenait à dialoguer avec eux dans leur langage spécifique, à capter les pouvoirs qu’ils lui transmettaient sur la vie, la mort, le malheur ou le bonheur, la santé ou la maladie. Il apprenait ainsi à identifier les esprits responsables des maladies et à les commander, à reconnaître les bonnes plantes médicinales, à utiliser les massages ou l’imposition des mains. Il devenait devin et astrologue, sachant prédire la chasse ou des événements inusités. Interlocuteur privilégié avec les éléments, il avait du pouvoir sur la longévité, la maladie, la tempête, les vies en danger et les naissances difficiles. Il présidait les cérémonies de mariage, de puberté, et surtout des funérailles mais pas systématiquement, seulement en certaines occasions, par exemple à la mort d’un grand notable ou celle d’un autre chamane. Il opérait en pratiquant des rituels précis, transes, grimaces, cris, contorsions, chants et danses au son du tambour. Des masques de bois étaient utilisés au cours des cérémonies pour invoquer la présence des esprits (Langdon 2002 : 25), masques dont on a retrouvé de rares mais magnifiques vestiges. Au cours de ces rituels, il perdait connaissance, se transformait en animal ou en esprit, était transporté dans d’autres mondes, vers les étoiles ou les profondeurs des mers, dans le royaume des morts. Il disparaissait et réapparaissait. Certains récits décrivent des chemins d’étincelles dans le ciel ou la trace du vol de leur âme (voir Mousalimas 1995 : 177). Le même auteur note un peu plus loin que les chamanes détenaient en général également des pouvoirs néfastes, dont ils se servaient parfois, ce qui leur donnait un caractère moral ambigu. On ne saurait s’en étonner, vu le caractère dualiste de cette spiritualité où, comme j’en ai parlé plus haut, le bien et le mal coexistent sans s’opposer et se rejoignent jusqu’à trouver leur point d’équilibre.

Cependant, en dépit de leurs connaissances, d’après Veniaminov, la société n’accordait pas aux chamanes une attention particulière dans le groupe, et ils n’intervenaient qu’exceptionnellement dans les mariages, les funérailles ou les cérémonies d’offrandes aux esprits des morts. Tous ces éléments ont une importance dans ce qui va suivre, car dans la religion orthodoxe, beaucoup de ces rites peuvent êtres accomplis par les laïcs, comme le souligne Mousalimas (1995 : 27-28). En fait : « La fonction rituelle du chamane faisait seulement partie d’un large système plus élaboré d’activité rituelle publique » (ibid. : 174-175). Sauf exception d’ailleurs, les chamanes ne faisaient pas partie de la noblesse, étaient souvent dans le besoin et mouraient pauvres. En fait, d’après Black et Liapunova (1988 : 57), la considération qu’on leur accordait était toujours en rapport avec leur pouvoir de guérison.

Pourtant, certains chamanes semblaient avoir plus de rayonnement que d’autres. Voici une étonnante histoire au sujet de l’un d’entre eux qui croisa le chemin de Veniaminov au cours de son ministère à Unalaska. Nous en connaissons les détails grâce à une lettre retrouvée par l’anthropologue Lydia Black (1977). La révélation de cette histoire vient confirmer la thèse de Mousalimas, qui affirme que la religion orthodoxe, bien loin de vouloir éliminer la spiritualité aléoute traditionnelle, chercha au contraire à s’y intégrer, ce qui contredit la thèse générale qui veut que le chamanisme se soit raccordé comme faire se peut, parfois après sa destruction ou sa disparition supposée, à la nouvelle religion. Pour lui, c’est le contraire qui s’est passé. Mais avant d’aller plus loin dans cette voie et de détailler tous les éléments qui ont contribué à une implantation rapide et définitive de la religion orthodoxe aux Aléoutiennes, revenons à cette extraordinaire histoire racontée par le moine Veniaminov lui-même, dans une lettre écrite en 1829 à son évêque d’Irkoutsk (voir Black 1977 : 94-107) : s’étant rendu à l’île d’Akun en baïdarka pour préparer les Aléoutes à la fête de Pâques, il fut surpris de voir que les habitants l’attendaient déjà, en habits de fête. Leur vieux chamane, du nom de Smirennikov, les avait prévenus de son arrivée, leur décrivant ce moine qu’il n’avait pourtant jamais vu. Lorsque Veniamonov rencontra Smirennikov, il apprit quantité de merveilles accomplies par ce chamane : il pratiquait des guérisons soudaines et inexpliquées, savait lire dans l’avenir, trouver de la nourriture en cas de famine. Intrigué, l’homme d’Église voulut en savoir plus sur les étranges pouvoirs détenus par le chamane. Il envoya un messager qui, en chemin, rencontra le chamane déjà en route, car il savait, lui expliqua-t-il, qu’il voulait le voir. À son arrivée, Veniaminov lui demanda des explications. Le vieil homme répondit : « Après avoir été baptisé, j’ai vu un homme d’abord, puis deux, qui étaient invisibles aux autres et avec lesquels j’ai conversé. Ils étaient vêtus comme les archanges de nos icônes[5]. » Ces esprits, lui dit-il, lui avaient enseigné les mystères de la foi orthodoxe. Ils avaient aidé son peuple dans la maladie et le malheur. Mais dans tous les cas, ils dépendaient de Dieu, sans la permission de qui rien ne pouvait être fait. Alors Veniaminov lui dit que ces esprits étaient certainement des anges et qu’il pouvait continuer à suivre leur enseignement, mais sans omettre de dire que son pouvoir venait de Dieu. Il lui demanda encore s’il pouvait rencontrer ces anges. Le chamane promit de le leur demander et revint le jour suivant pour lui dire qu’ils avaient accepté. Mais le moine, un peu embarrassé de communiquer avec le surnaturel, voulut d’abord en référer à son évêque d’Irkoutsk. La réponse de l’évêque, qui lui donnait son accord, mit un an à lui parvenir du continent. Lorsque Veniaminov retourna le voir, Smirennikov était mort.

On pourrait donc conclure que, loin d’être considérés comme des incarnations du Diable, les chamanes étaient encouragés par les missionnaires à poursuivre leurs pratiques du moment qu’elles n’entraient pas en contradiction avec la doctrine orthodoxe. Pourtant, selon Mousalimas (1974 : 317-321), la chose est loin d’être aussi tranchée, et Garrett (1979 : 91) rappelle que Veniaminov exigea, d’un chamane qui voulait être baptisé, qu’il cessât d’abord ses pratiques. Il faut alors plutôt se pencher sur le caractère exceptionnel de Smirennikov, qui n’opérait pas de la manière usuelle, avec chants, tambour, rituels et transes, et n’avait pas non plus été initié par un autre chamane, comme il était en général de coutume. Veniaminov avait pris grand soin de lui demander s’il avait peur lorsque ses esprits apparaissaient, ce qui était un critère pour savoir si c’était des anges ou des démons. Il voulait être certain que le fait qu’il soit chamane ne l’empêche pas d’être un bon chrétien. On voit donc que pour le moine il n’y avait pas de collusion aveugle entre les deux. Cependant, le fait que l’évêque ait finalement répondu positivement à sa demande prouve que l’Église orthodoxe de l’époque avait une politique d’ouverture par rapport aux cultures autochtones. Et certains chamanes, ainsi « approuvés » par l’Église, purent continuer à exercer leurs pouvoirs et leurs pratiques parallèlement à l’expansion de la religion orthodoxe. Mousalinas cite encore deux autres cas de chamanes protégés par l’Église orthodoxe, dont celui qui devint saint Herman, autre figure légendaire de l’Alaska, qui exerça jusqu’à sa mort la fonction de chamane, guérisseur, voyant, pacifiant les forces de la nature et étant en constante interaction avec les esprits (Mousalimas 1974 : 320).

Il faut donc s’interroger plus avant sur les circonstances qui permirent à la religion orthodoxe de devenir un des piliers de l’identité des Unangans, car elles nous permettront de mieux comprendre le discours qui suivra.

La rapide implantation de la religion orthodoxe chez les Unangans

Il est indéniable que les Unangans, décimés et dont les survivants restèrent terrifiés, oppressés et exploités, perdirent leur culture traditionnelle rapidement. Il n’en est pas moins vrai que le passage du chamanisme à l’orthodoxie, ou plutôt ce que Frédéric Laugrand (1995), dans la critique qu’il fait de l’ouvrage de Mousalimas, appelle la « transition dynamique » d’une religion à l’autre, préserva l’identité profonde de cette société à travers tous les malheurs et vicissitudes qu’elle subit au cours des siècles de colonisation, identité qu’ils ont conservée intacte jusqu’à aujourd’hui. Pour expliquer ce processus, je ferai référence à trois auteurs : Michael Oleksa (1987), Robert Rathburn (1981) et Soterios Mousalimas (1995). Une autre excellente étude qui aurait également pu faire partie de cette sélection est celle d’Andrei A. Znamenski (1999), mais je n’y ferai que des références occasionnelles, du fait qu’elle ne traite pas des Aléoutes mais, à travers les rapports qu’elles ont entretenues avec l’Église orthodoxe, de trois populations autochtones spécifiques, une de l’Alaska (les Dena’inas) et deux de Sibérie (les Chukchis et les Altaians). Cette étude comparative souligne de profondes différences d’intégration. En effet, les populations autochtones de l’Alaska n’ont pas toutes connu le même « accrochage » à l’orthodoxie que les Unangans (et les Alutiits, culturellement très proches de ces derniers). On ne peut donc pas appliquer les conclusions de Znamenski aux Aléoutes.

La première étude sur cette question, signée Michael Oleksa, concerne directement, entre autres, la première évangélisation de l’Alaska par la mission de Valaam débarquée sur l’île de Kodiak dès 1794. Les Alutiits de l’île de Kodiak (île la plus proche de l’Alaska continental, elle représente le début de la chaîne des Aléoutiennes) étaient, on vient de le dire, très proches géographiquement et culturellement des Unangans. Cette première christianisation se fit dans des conditions très particulières, ainsi que l’indique Michael Oleksa (1987 : 13) : pas de conversion de force ici, comme dans d’autres parties du monde. Même s’il est certain que le travail de l’Église fut orchestré de loin par le très saint Empire de Russie, les missionnaires n’avaient pour arme ni la menace ni la coercition. On connaît l’importance des premiers gestes dans tout processus. Oleksa nous explique ainsi que les premiers évangélisateurs choisirent d’aborder la religion par le biais des Évangiles, qui présentaient le personnage du Christ comme un modèle de comportement à suivre, ce qui en effet ne pouvait en rien choquer une population qui avait déjà institué un code moral très proche des enseignements chrétiens (voir Veniaminov 1984 : 225-227). Bien plus, ils calquèrent la riche liturgie orthodoxe et le cycle annuel des fêtes sur le calendrier saisonnier des cérémonies chamaniques, afin de ne pas bousculer les points de repères traditionnels. Autre qualité d’adaptation, les missionnaires introduisirent dans tous les rites de bénédiction, nombreux dans la liturgie orthodoxe, une dimension cosmique qui correspondait parfaitement à l’univers spirituel des autochtones. Ainsi, par exemple, l’eau, cet élément sacré, était sanctifiée parce que toute vie venait d’elle et parce qu’au commencement du monde Dieu avait créé l’univers à partir des eaux, et que le Christ avait commencé son enseignement sur les eaux du Jourdain. L’immersion baptismale dans l’eau pour accéder au mystère de la mort et de la résurrection du Christ était un symbole que les autochtones pouvaient parfaitement intégrer. En bref, le christianisme pouvait représenter l’accomplissement vivant de leurs croyances traditionnelles, ainsi que le précise Oleksa (1987 : 14). Ces premiers éléments sont très utiles pour la suite de l’histoire.

La deuxième étude sur le sujet est un article concernant également les Alutiits, déjà mentionnés, écrit par Robert Rathburn (1981). L’auteur distingue cinq facteurs essentiels ayant amené la religion russe orthodoxe à occuper cette place de choix au sein de l’identité culturelle de ces autochtones.

Le premier facteur intégratif fut le fait que très tôt, des autochtones furent formés et inclus dans le service du clergé. Il se trouve que la hiérarchie de positions cléricales dans cette Église, très complexe, correspondait en fait à une réalité déjà vécue par ces populations qui vivaient également à l’intérieur d’un système social hiérarchique, très complexe lui aussi, et d’ailleurs pas toujours bien démêlé par les premiers voyageurs. En 1928 déjà, le père Iakov Netsvetov, fils aîné d’une Aléoute d’Atka et d’un marchand de Tobolsk débarqué en 1794 (Mousalimas 1995 : 30), devint le premier prêtre d’Atka et par la suite une figure remarquable de l’histoire des Unangans. Le deuxième facteur d’intégration fut le formidable travail d’apprentissage des langues locales et de transcription de toute la liturgie russe orthodoxe dans les différents dialectes des Aléoutiennes par les missionnaires. On ne discutera pas ici pour savoir si la mise en écriture de ces traditions orales contribua à une acculturation plus rapide de ces populations[6]. Il suffit de savoir qu’il y eut des apports de l’intérieur à ce vaste mouvement en faveur des langues d’origine : en particulier, le père Iakov Netsvetov, que je viens de citer, travailla à partir de 1828 à la transcription des livres des prières dans le dialecte local d’Atka où il exerçait son ministère (Afonsky 1977 : 56). Le troisième facteur fut la reconnaissance par l’Église orthodoxe russe de saints et de martyrs, très vénérés dans cette religion patristique et ayant vécu en Alaska. Nous avons parlé du père Ivan Veniaminov qui devint saint Innocent. Saint Hermann, qui exerça son ministère de 1807 à 1823 à l’île de Kodiak, en est un autre exemple. Sa belle humilité et son grand esprit de service lui valurent le titre de saint de l’Église orthodoxe russe en 1970. Une autre figure de ce panthéon passa à l’histoire sous l’appellation de Peter le Martyr aléoute : employé autochtone de la Russian American Company et envoyé en 1812 dans un petit poste de la Californie, il fut capturé par des missionnaires catholiques espagnols et mourut sous la torture sans avoir voulu abjurer sa foi orthodoxe. Son icône est encore aujourd’hui partout présente dans toutes les églises de l’Alaska. Le quatrième facteur, toujours selon Rathburn, tient au système orthodoxe de parrainage des enfants, au moment de leur baptême, par un homme et une femme qui ne doivent pas, en principe, avoir des liens de consanguinité avec la famille ni même entre eux. Cette institution créait un nouveau système relationnel qui interférait étroitement avec le système familial et social déjà en place. Devenir parrain/marraine ou filleul/filleule au sein de l’Église renforçait une identité collective fortement liée à des pratiques religieuses communes. Mousalimas (1995 : 31) donne de nombreux exemples de parrainages d’enfants aléoutes par des marchands ou colons russes, sorte de protection éducative et spirituelle qui rapprochait considérablement les deux cultures. Enfin, dernier facteur d’intégration selon Rathburn, le fait que les villages aléoutes (et l’île de Kodiak dont il est question dans son analyse) soient restés longtemps des isolats géographiques peu touchés par les changements politiques. En conclusion, affirme l’auteur, le proverbe populaire « To be Orthodox is to be Russian » peut être transposé en « To be Orthodox is to be Koniag » (Rathburn 1981 : 13), ce qui peut sans risque être également appliqué aux Unangans.

Un autre facteur, noté par Ivanov (1997 : 27-28), pourrait être ajouté à ceux qui précèdent : la créolisation rapide de la population décimée par les épidémies. Très tôt, les mariages mixtes furent nombreux, Ainsi les enfants, élevés dans les deux langues et les deux traditions religieuses, établissaient dès leur plus jeune âge des liens entre les deux cultures.

Bien entendu, on ne saurait sous-estimer dans cette question l’apport du moine Veniaminov, dont j’ai amplement parlé plus haut. Son attitude devant le chamane Smirennikov est tout à fait instructive. Il s’interrogea beaucoup sur l’apport de sa religion, cherchant tout ce qui pouvait rapprocher des siens les vertus et principes des Unangans. Il avait noté que ceux-ci croyaient comme les chrétiens en un seul Dieu créateur et avaient les mêmes principes moraux d’entraide et de compassion. Pour ce qui est des esprits, bons et mauvais, il était tentant de les adapter au système anges-démons du christianisme. Bien entendu, aujourd’hui, les spécialistes penchent pour une entité beaucoup moins simpliste, dont j’ai parlé plus haut, mais ce n’est pas ici le lieu de développer des considérations théologiques qui probablement font l’objet de débats complexes au sein même des différentes confessions chrétiennes.

Enfin, Soterios Mousalimas (1995), déjà cité à plusieurs reprises dans cet article, affirme que l’intégration culturelle à la nouvelle religion repose sur les caractéristiques de base de la culture traditionnelle, ce qui aboutit à une sorte de greffe sur le schème chamanique traditionnel, plutôt que l’inverse. Pour expliquer ce phénomène, il fait appel à la théorie des correspondances, qui fait intervenir deux principes essentiels de la théologie orthodoxe : celui de la divinité immanente (The Immanent Logos) [la Parole de Dieu est une présence universelle, et chaque être est touché par elle à divers degrés] et celui de la possibilité de communion complète avec Dieu à travers l’incarnation du Verbe, c’est-à-dire le Christ. Prenant appui sur des rituels sacrés complexes observés chez plusieurs sociétés de l’Alaska, il affirme que cette double réalité (the Dual Complement) lui est confirmée par les nombreux points de rencontre spirituelle entre les deux systèmes religieux. En particulier, il compare le rôle des masques avec celui des icônes orthodoxes, tous deux représentations de la divinité créatrice, les rites orthodoxes avec les rites chamaniques, ainsi que le phénomène de l’extase chamanique avec le prophétisme biblique. Même si l’analyse est complexe, car Mousalimas a suivi une formation en théologie orthodoxe, on peut très bien en suivre la ligne directrice, qui aboutit à une véritable réception en douceur et en puissance de la nouvelle religion par les populations locales. En bref, l’Église ne leur parlait pas un langage étranger, et ils s’y retrouvaient. Bien plus, même, ils l’intégrèrent profondément à leur culture, que les Russes, je l’ai dit, n’avaient pas cherché à détruire (car il ne faut pas confondre les premiers carnages avec une destruction systématique de la culture, mais les interpréter comme le désir de se débarrasser de partenaires commerciaux gênants). Avec l’entrée en lice de l’Empire américain, lors de l’achat de l’Alaska par les États-Unis en 1867, se mit en place un système d’oppression totale, de rejet de la culture et des traditions, de mépris et d’exclusion systématique, et de travail forcé que Dorothy Jones (1980) n’hésite pas à comparer à l’esclavagisme qui sévissait dans le sud du pays. Cependant, la religion orthodoxe – et c’est dire sa place au coeur de cette société – réussit le tour de force de préserver intacte une identité profondément malmenée.

Tout cela ne signifie pas, néanmoins, que cette intégration se fit sans heurts, car la colonisation devait apporter une autre nouveauté : celle d’un monde où la spiritualité et la politique étaient deux entités séparées, et les Unangans comme les autres allaient en payer le prix.

En résumé, la plupart des spécialistes des Unangans s’accordent pour dire que la foi chrétienne orthodoxe n’apparaît pas aux yeux de ces populations comme une institution étrangère importée par les Blancs, mais comme une composante intrinsèque de leur monde de référence, ce qui fait dire à Black et Liapunova : « La religion orthodoxe est aujourd’hui la base de la vie communautaire aléoute, et la marque originelle de leur identité » (1988 : 57), et à Dean Kohlhoff : « [la religion orthodoxe] était au coeur de l’identité aléoute » (1995 : 5).

Et pourtant, ou peut-être à cause de ce fait même, on considère que le chamanisme a disparu depuis longtemps aux Aléoutiennes. Disparu, caché ou transformé ? Cet état n’étant pas incompatible avec celui de bon chrétien, est-il possible, comme le suggère le récit que j’ai recueilli, qu’il ait subsisté longtemps aux Aléoutiennes sous d’autres traits, et que les chamanes soient devenus par la suite des prêtres ? On verra que la réponse est loin d’être aussi univoque.

En tout cas, il semble que l’Église orthodoxe ait perdu l’ouverture qu’elle avait à cette époque, car plusieurs de mes répondants aînés ont fait allusion au chamanisme comme à une chose diabolique dont il ne fallait pas parler.

Suite de l’histoire

On ne s’attardera pas sur la suite de l’histoire de la colonisation de l’Alaska : la domination, l’exploitation, l’assimilation et la ségrégation coloniale se prolongèrent bien au-delà de la Seconde Guerre mondiale, en fait jusque dans les années 1970. La population aujourd’hui compte environ 3 800 personnes[7] dont 1 800 seulement vivent en Alaska, et presque un quart est urbanisé à Anchorage, essentiellement pour des raisons d’études, de travail et de santé. J’ai séjourné à Anchorage plus de six mois, entre juillet et décembre 2004, assez de temps pour me convaincre que l’identité des Unangans est encore très imprégnée par la religion russe-orthodoxe et que leur attachement pour leurs îles d’origine est encore très fort. Nombre d’entre eux ne vivent d’ailleurs en ville que temporairement, ou bien retournent chez eux aussi souvent qu’ils le peuvent. Bien que l’Alaska Native Claims Settlement Act[8] de 1971 leur ait redonné pleins pouvoirs sur leur territoire, ils sont encore loin d’avoir recouvré leur véritable autonomie, car leur principale et seule source de revenus, la mer, est pour les trois quarts devenue une réserve nationale de vie sauvage (l’Alaska Maritime National Wildlife Refuge) et surtout, dès les limites territoriales franchies, a été systématiquement pillée par les grands chalutiers des compagnies internationales. Le réchauffement climatique, la pollution bio-chimique des océans et la surpêche sont invoqués pour expliquer la diminution drastique de presque toutes les espèces de la faune marine, des coquillages aux petits et grands mammifères marins[9]. Le bouleversement de l’écosystème menace également la survie économique des habitants, qui pratiquent encore pour beaucoup la pêche et la chasse de subsistance. Seulement quelque deux cents Unangans parlent encore l’unangan tunuu, mais l’effort de préservation et de revalorisation de la langue est si important qu’il serait hasardeux d’annoncer son extinction prochaine.

Un renouveau du chamanisme apparut en Alaska à la fin du xixe et au début du xxe siècle à la faveur du mouvement d’implantation de multiples Églises et confessions venues du Sud. Les Aléoutiennes, peut-être à cause de leur éloignement géographique, ou peut-être à cause de la forte empreinte laissée par le personnage mythique du moine Veniaminov, ne furent d’ailleurs pas atteintes par cette vague. Il y eut plutôt un éveil aux anciennes croyances à travers la foi orthodoxe, éveil qui s’identifia d’ailleurs avec les revendications identitaires et culturelles des Unangans. Il m’apparut également, au cours de ma recherche, que face aux événements traumatisants de la guerre et par suite des problèmes sociaux engendrés par la modernité, la foi orthodoxe se révéla une arme puissante et efficace de guérison spirituelle et de revalorisation identitaire.

Le dernier chamane ?

Je reviens donc à mon point de départ. J’avais dans mon schéma d’entrevue une question ouverte sur le chamanisme, sa résurgence ou sa disparition. À peu près unanimement, elle ne suscita aucun écho, sinon négatif. La quasi-totalité des répondants m’a affirmé ne rien savoir du chamanisme ancien, excepté quatre personnes. Voici ce que m’a répondu la première, une jeune femme de 35 ans :

Oui, ma grand mère. Elle était russe. J’étais très petite, mais je me souviens, elle disait qu’elle avait été adoptée quand elle avait deux ans. Et elle se souvenait que quand elle était très jeune, elle allait assister à des cérémonies, qui ont cessé par la suite. C’était quand vous étiez en difficulté, vous pouviez aller confier votre problème à quelqu’un en qui vous aviez confiance, et alors il vous donnait des conseils, il était comme… une espèce de guide. Elle ne voulait pas trop en parler, pour je ne sais quelles raisons, mais elle savait.

Une autre jeune répondante, mère de trois enfants, évoqua les croyances d’autrefois :

Moi j’invoque les esprits du vent, de la pluie, de la mer, mais je ne sais pas d’où ça vient… est-ce que c’est normal, est-ce que ça vient de mes ancêtres ? Je ne sais pas. J’ai beaucoup de respect pour la nature. Des fois j’en parle à mes enfants, je leur fais partager cette sensation, ce respect, cette grande émotion. Et je crois au surnaturel[10].

Elle me raconta ainsi avoir un jour brassé l’eau du rivage, avec ses enfants, en profonde communion avec l’esprit de la mer et du vent. Voici également ce que me répondit un aîné :

Je crois en une spiritualité aléoute. Je n’ai pas besoin de penser religion orthodoxe pour comprendre ce que cette spiritualité signifie pour moi. Une spiritualité tournée vers la nature, l’océan. Spécialement l’océan. Je suis très… très partial, avec l’océan ! Parce que là où je suis né, j’ai grandi entouré par l’océan, et j’ai habité là la plus grande partie de ma vie, et ça me manque tous les jours, encore aujourd’hui. Et cela donne de la force, du pouvoir, et en unagan tunuu le mot pour le soleil, c’est adgi, ça veut dire ?celui qui donne’. C’est celui qui donne. Il nous donne la vie, la chaleur, et ainsi de suite. C’est un si beau nom pour le soleil, celui qui donne. Pour la lune, le mot que nous avons est tugìdax`, mais cela veut dire aussi mois ou saison. Nous n’avions pas 12 mois, on ne vivait pas sur 12 mois. On vivait en accord avec les saisons. Il n’y avait pas ces concepts de… briser le temps, vous savez, 7 jours par semaine, 12 mois par an, 52 semaines par an… non, on vivait au rythme du soleil, selon le cycle des saisons, de la nature elle-même.

On rapprochera ces deux témoignages du culte voué par les anciens à la nature, et plus particulièrement au soleil et à la mer, dont j’ai parlé plus haut. Je ne saurais dire s’il s’agit de la survivance d’une mémoire collective ou d’une réponse spirituelle au manque d’identification d’un peuple dont la culture fut longtemps écrasée, ou plus simplement du désir de se replonger au coeur des éléments pour retrouver un sens à la vie d’aujourd’hui. La réponse se trouve probablement au milieu de tout cela.

Et puis, un jour, un homme né au coeur de la mer de Béring, et que l’on conviendra d’appeler Youri, l’anonymat étant de rigueur dans la recherche anthropologique, fit allusion à quelque chose qui s’était passé dans son enfance : d’après son récit, le dernier des chamanes l’avait baptisé à l’âge de quatre ans. Je demandai à le revoir une deuxième fois, et voici le récit qu’il me confia :

Ma génération est la dernière à avoir des traditions et des pratiques culturelles intactes. Youri n’est pas mon seul nom. J’en ai un autre, qui m’a été donné par un chamane, le dernier chamane aléoute, quand j’avais quatre ans : il m’a nommé « celui qui tend le bras ». [Il tendit le bras sur toute sa longueur]. Je pense que ça veut dire que je dois être un pont vers l’extérieur pour mon peuple. C’est une terrible responsabilité.

Ce chamane s’appelait Quyaq. Il a quitté son corps il y a huit ans. Un homme très sage, véritablement sage. Il a débarqué sur notre île lors du recrutement pour la chasse au phoque. Lui et mon père devinrent très amis. Et je pense qu’il a vu quelque chose en moi, enfin, j’imagine... La première chose qui est arrivée avec lui, c’était une sorte de test : j’avais une grosse verrue sur la main, et il me dit : « Tu veux guérir ça ? » — « Oui », lui dis-je. J’avais quatre ans. Alors il me dit: « Tu vois cette herbe là-bas, derrière la fenêtre ? Va la cueillir, je vais te guérir ! » Alors je suis sorti, je l’ai cueillie, et il me l’a enroulée autour de la main. Cette nuit-là, la verrue s’est désagrégée. Littéralement, physiquement détruite. Et dans la semaine qui a suivi, elle fondit, et elle disparut de ma main. À partir de ce jour, il décida de travailler avec moi. Il voulait me ramener avec lui sur son île, mais mes parents ont dit : « Non, non, il est trop petit. » C’est vrai, j’avais seulement quatre ans ! (rire) mais il cherchait un apprenti, il m’avait vu ainsi. C’était un homme beau et aimant, ouvert, tout le monde l’aimait. Il connaissait tous les chants anciens, les danses, les traditions, c’était un porteur de culture. Il m’a baptisé en me donnant son nom : Qujaq. En aléoute, qujaq, ça veut dire : ?extension’. Et une seule personne peut le porter durant sa vie. Ainsi, sa mère lui a donné ce nom, et maintenant c’est mon propre nom.

Le chamanisme a définitivement disparu sous l’influence de l’Église. Pas vraiment le gouvernement, je ne crois pas qu’il était concerné par cette question, du moment que les gens travaillaient pour eux… Mais on n’appelle pas cette religion « orthodoxe » pour rien, elle est très rigide. J’ai été élevé comme un enfant russe orthodoxe jusqu’à l’âge de 16 ans, lorsque j’ai quitté l’Église. Je l’ai quittée à cause d’une vieille femme. Je rentrais tard, un soir, peut-être passé 10 heures, il y avait une tempête de neige et il faisait très froid. Comme je passais près de l’Église, contre le mur du chevet de l’église, il y avait une vieille femme, assise par terre, dans la neige. Alors je suis allé vers elle, pensant qu’elle était sans doute ivre. C’était le cas. Alors je lui ai dit : « Vous devriez rentrer chez vous, vous ne pouvez pas rester ici cette nuit, vous allez mourir. » Alors elle m’a regardé, d’une façon, d’une façon… bien qu’elle soit ivre, et elle m’a dit en aléoute : « Je veux être ici, avec mon église, s’il vous plaît, laissez-moi ici. » Elle m’a dit ça d’une telle façon que ses mots m’allèrent droit au coeur. Je comprenais qu’elle était ivre, mais je me sentais très remué, et j’ai passé mon chemin, très préoccupé, et je n’étais pas sûr du tout qu’elle puisse survivre à cette nuit. Mais elle a survécu. Comment ? Je ne sais pas, je ne comprends pas, je ne sais vraiment pas! Mais une semaine après, elle mourut. Et comme elle était morte alors qu’elle avait bu, l’Église orthodoxe déclara qu’elle n’aurait pas un vrai enterrement, pas de cérémonie et pas de prières… Ils l’ont enterrée, c’est tout ! Et alors j’ai pensé : Mon Dieu, quelle sorte d’Église est-ce, le dernier voeu de cette femme était de mourir au pied de son église, et maintenant l’Église la jette dans sa tombe sans même une prière… Ils ont dit qu’elle irait en enfer parce qu’elle était morte en buvant !... C’est pourquoi j’ai décidé de quitter l’Église.

Quand j’étais enfant, il y avait une sorte d’esprit à l’intérieur de l’église. C’était bien. Alors tout le monde y venait. L’église était tout le temps pleine. Aujourd’hui, elle est vide, excepté à Pâques. Et la plupart des jeunes lui tournent le dos. Et pourtant, ils ont faim de spirituel. Et le spirituel peut être trouvé partout, y compris dans l’église.

Ici, la relation d’un fait dont j’ai retranché le préambule, toujours dans le souci de conserver l’anonymat de mon répondant. Youri se trouva un jour appelé à accompagner une expédition sur une île abandonnée depuis très longtemps, en fait depuis un terrible massacre perpétré au cours de la première période très violente de la colonisation russe.

J’étais le premier Aléoute à retourner sur ces lieux depuis ce drame, qui a eu lieu en 1769. Tout le village avait été détruit, par un certain… Soloviev. Plus de 3000 personnes[11]. Personne ne voulait retourner là. Et j’ai pu le comprendre, en retournant sur cette île, parce que nous avons trouvé des centaines d’ossements, partout, dans l’herbe… Quand je pense à ce que notre peuple a vécu… Quelque part, les survivants ont pu trouver la force de continuer à vivre… Quelle chose incroyable !

Je marchais à l’écart du groupe et je faisais des prières et des chants en aléoute. J’utilisais des plumes d’aile d’aigle qui m’ont été données par des guérisseurs et des gens de médecine. Une m’avaient été donnée par une femme de médecine yupik, une autre par un homme de médecine lakota. Je n’ai pas dit que j’étais un chamane, les autres l’ont dit… Alors certains ont pensé que j’oeuvrais avec le Démon, à cause de l’Église orthodoxe. C’est ainsi que je constate que l’Église continue d’exercer de la pression sur les gens, enfin, je pense…

J’ai fait un gros travail de guérison sur moi-même, et je crois que cette guérison est absolument nécessaire pour notre peuple. Là -bas, il y a eu 3000 morts en quatre heures de temps. Oui… Et quand j’y étais, j’ai reçu un message : le peuple aléoute, notre peuple, n’a pas fait le deuil de cet holocauste. Il est resté dans la mémoire, et ce mal spirituel s’est transmis de génération en génération. Et les ancêtres sur cette île disent : le mal restera jusqu’à ce que vous en fassiez le deuil. Nous devons le faire. Et j’ai pensé aux Juifs et à l’holocauste. Maintenant, ils ont un musée de l’Holocauste, ils ont des aînés qui racontent ce qu’ils ont vécu, et alors les gens peuvent extérioriser leur douleur, toute leur douleur, et commencer leur guérison. Cela n’a pas eu lieu pour nous. Ce que j’ai retenu de ce voyage est que ces blessures sont ancrées profondément en nous, dans nos coeurs et dans nos corps, et que si vous regardez les maladies qui ravagent beaucoup de monde dans notre peuple, l’alcoolisme, la dérive des jeunes, spécialement les jeunes hommes, qui sont très très perdus, et tous les conflits et les combats, les maladies comme l’hypertension, les problèmes de coeur, le diabète, et toutes ces choses-là, c’est parce que nous n’avons pas laissé sortir de nous ces grandes souffrances. Le traumatisme est resté, il est encore là. On appelle ça, en médecine, le syndrôme post-traumatique d’après-guerre. Et les médecines occidentales ne marchent pas toutes pour guérir ça.

Alors, un des rôles du chamane est d’aider au processus de guérison, en allant au fond de l’obscurité que nous portons en nous, profondément, et d’apporter un espace de sécurité, un espace de réception pour cette douleur, pour qu’elle puisse être guérie. Alors les modes classiques de guérison, je veux dire les modes occidentaux, sont inadéquats, parce qu’ils agissent en surface. Lorsque vous parlez à des psychologues, ils vous parlent simplement du mental, pas vrai ? Et quand il s’agit d’un peuple opprimé, qui se transmet un traumatisme sur plusieurs générations, ils ne reconnaissent même pas le traumatisme comme réel.

Les chamanes, parce qu’ils ont des contraintes de responsabilités et d’existence légale, ils ne peuvent pas aller très loin… Il y a bien un effort pour faire revenir ce mystère à la surface, mais c’est acceptable seulement dans le domaine de l’art. Ainsi, beaucoup de gens, à cause de ça, doivent dénaturer le véritable usage des masques.

Vous savez, ces masques ont un sens très important, suivant la sorte de cérémonie que vous pratiquez. L’un des rôles du masque, lorsque vous le portez, est de vous rappeler, sous une forme physique, que nous ne sommes pas ce que l’on voit en apparence, nous sommes quelqu’un d’autre, regardant à travers ce masque. Et c’est une importante leçon, parce que dans le domaine spirituel nous sommes des êtres-esprits, et nous vivons dans un corps physique. Une autre fonction de l’usage du masque est réellement d’incarner l’esprit représenté par le masque. Ainsi, si c’est un animal, par exemple, il peut réellement se déplacer, arriver à l’intérieur de nous, afin que nous, créatures de Dieu, nous puissions rejoindre cette connexion, cette connexion animale. Et vous pouvez la vivre vraiment.

Et savez-vous, sur mon île, les gens pratiquent encore ce genre de choses, et ILS NE LE RÉALISENT PAS… comme la célébration du Nouvel An, par exemple. Le Nouvel An russe orthodoxe. Lorsqu’ils montent de courtes pièces satiriques, qu’ils les jouent dans la communauté, là les gens vont porter des costumes et des masques. Et une des traditions, c’est celle du boogy man, un être qui fait peur, une sorte de monstre! C’est toujours la même personne, qui joue ce rôle. Le père M. L., c’était le meilleur monstre que j’aie jamais vu. J’avais l’habitude de parler avec lui. Et un jour il m’a dit, il savait qu’il pouvait me faire confiance : « Mon grand-père était un chamane. Je le suis aussi. Mais je dois le cacher. Alors j’ai décidé de devenir prêtre. »

Ici, mon interlocuteur s’arrêta, conscient d’avoir dit quelque chose de très engagé. Il fit suivre cette pause d’un petit rire.

Mais il était et jouait un incroyable monstre, alors j’ai appris de lui, quand il faisait ça. Vous voyez, une partie de la tradition, on la pratique encore, mais on ne sait pas pourquoi. Et ensuite, ils doivent aller à l’eau et se laver, laver l’énergie de cette chose qui passe à travers nous lorsque nous portons des masques, et reprendre à nouveau notre esprit, et notre peuple ne le fait plus, ils ne sont pas sûrs d’où ça vient. En fait, c’est une vieille tradition chamanique.

Dans le chapitre V de son ouvrage sur le chamanisme, Michel Perrin (2001) tente de faire la distinction entre les chamanes et les prêtres. Selon cet ethnologue, « la comparaison entre prêtre et chamane pose le problème de l’immanence et de la transcendance ». Autrement dit, le prêtre vit dans un monde terrestre et n’a, à travers les offrandes, sacrements ou sacrifices, que des relations indirectes avec l’au-delà, un univers qui lui est transcendant. Au contraire, le chamane vit dans une immanence qui suppose une fusion entre le monde des hommes et celui des esprits ; une relation directe et immédiate s’établit avec l’au-delà au moment où il y fait appel au cours de cérémonies. On ne peut s’empêcher de croiser cette réflexion avec l’affirmation de Mousalimas à propos de la deuxième composante du système duel de l’Église orthodoxe, celui de la représentation du Divin. Et la suite du discours de Youri confirme cette incarnation du Divin immanent.

Se purifier dans la mer, c’est très important de faire ça, parce que lorsque vous jouez, un monstre par exemple, nous les êtres humains on est comme des antennes ou un poste émetteur-récepteur, on envoie notre énergie à l’extérieur, et on fait ça en permanence. Chaque être humain. Même les scientifiques confirment ce fait, et maintenant ils sont même capables de mesurer une partie de ce rayonnement. Lorsque, dans ce genre d’endroit, vous jouez un monstre, vous envoyez un message vers l’univers et cela va attirer en vous ce que vous incarnez. C’est difficile de parler de cela dans la société russe, la plupart des gens vont dire que vous complotez avec le Diable… Mais ce prêtre orthodoxe dont je vous parle, il comprend. Il ne s’agit pas du Diable. Il s’agit de la re-connexion, oui, de la re-connexion. Il y a longtemps, au début des temps, ou avant le début des temps, comme ils l’appellent, il n’y avait qu’un seul langage, dans le monde entier. C’était un langage spirituel qui permettait de communiquer avec les plantes, avec tout. Pour accéder à ce langage unique, il fallait être ce qu’on appelle un vrai être humain. Ainsi, Unangan veut dire les hommes, Yupiit veut dire les hommes, Inupiat veut dire les vrais hommes, Dénés veut dire les hommes… Et le sens de ce mot, c’est que les vrais êtres humains vont avoir ce genre de pratiques pour être en vie, se connecter, être présent ici en ce moment même, pour que toute mon intelligence humaine soit en oeuvre. Pas seulement mon cerveau. Tout mon corps, mes sens, mon intuition, tout va être clair. Mais ce qui interfère avec ça, c’est la suppression des émotions, lorsque nous nous déconnectons de nous-mêmes, de nos corps, et alors nous perdons une grande partie de notre intelligence, nous fonctionnons seulement avec notre tête.

[…]

Aujourd’hui, nous avons encore des pratiques culturelles, des danses, des chants, mais nous en avons oublié le sens. Le propos de notre culture, c’est de faire en sorte que nous restions de vrais êtres humains. Par exemple, quand nous avons une émotion, il faut qu’elle soit exprimée. Avant il y avait des cérémonies de désolation. Alors on pleurait, on bougeait notre corps, on chantait et on parlait, pour que… cette énergie passe à travers le corps. Parce que si vous vous tenez raide, sans bouger, l’énergie ne peut pas passer. C’est le sens du mouvement. La même chose pour la voix, avec le chant, le ton, les tambours.

N’avons-nous pas fait maintes fois le constat que, si les traditions semblent aujourd’hui ressusciter, l’esprit même qui les suscitait et les animait semble s’en être envolé ? N’est-ce pas ce que l’on a appelé la « folklorisation » de la tradition ? Un geste posé en dehors de son contexte spirituel veut-il encore dire quelque chose ? Youri a sa propre réponse :

Et j’ai essayé d’être ainsi depuis ma plus tendre enfance, être capable d’utiliser tous mes sens. Par exemple, lorsqu’on part à la chasse. Les gens pratiquent encore certaines de ces traditions… Lorsque vous partez à la chasse, vous vous asseyez d’abord sur un rocher au bord de l’eau, et vous attendez heure après heure qu’une otarie vienne par là. Nous avons une connexion avec les otaries. Très jeune, j’ai appris cette connexion, avec les aînés. Ils me l’ont montrée, ils ne me l’ont pas dite, ils me l’ont montrée, et je l’ai expérimentée. Ainsi, j’en étais arrivé à un point tel qu’à l’âge de 11 ans, je pouvais sentir à cinq milles l’arrivée d’une otarie. Et cette information est si nécessaire pour un bon chasseur. Parce que vous avez besoin de vous préparer, vous pouvez rester huit heures à attendre l’otarie : lorsqu’elle arrive vous avez seulement quelques secondes : lorsqu’elle sort la tête de l’eau… Aussi vous devez être aux aguets. Ensuite, lorsque vous êtes en alerte, vous regardez votre montre, et finalement vous voyez l’otarie, chacune a son propre rythme de nage, certaines vont plus vite que d’autres, certaines plongent plus profond, et certaines plongent plus fréquemment… La raison pour laquelle c’est important, c’est parce que, quand elle vient dans votre ligne de tir, il faut tirer juste quand elle prend une grande respiration. Alors vous observez, et quand elle prend cette grande respiration, alors vous pouvez tirer.

tre un vrai être humain, c’est ce propos: être connecté avec la Création d’une manière si intime qu’on peut la sentir, la humer. Et c’est le vrai propos de l’humanité.

Je crois qu’une des raisons pour lesquelles le chamane m’a parlé, c’est la préservation de notre mémoire. Nous devons préserver nos histoires. Et un jour, les gens comprendront pourquoi. Très jeune, j’avais l’habitude de rôder partout, de parler avec de vieilles personnes, de les écouter, recueillir les histoires. C’est extraordinaire, toutes ces histoires… Elles parlent des choses les plus difficiles avec un sens de l’humour, et jamais de rancune, jamais. Et je leur en suis reconnaissant, parce que j’ai appris de cela.

Youri m’a ensuite parlé du langage, qui a pour lui le même pouvoir de reconnexion avec la création, avec soi-même. Bien que notre langage soit très incomplet pour exprimer ce qu’il veut dire (il en est embarrassé lui-même), on comprend qu’un seul mot peut engendrer toutes sortes de « résonances » et signifier tout un état d’âme et de communication, ici, avec l’animal que l’on chasse. Si l’on se réfère aux écrits de Veniaminov, une chose frappante ressort constamment : cette société était, je l’ai dit plus haut, un monde sans coupures où chaque geste, même le plus quotidien, était à la fois profane et sacré, où tout était signifiant, où l’être humain était partie intime et intégrante de son univers. C’est ce qui fait toute la difficulté de ces langues autochtones que l’on est impuissant à traduire parce qu’elles « parlent » sur un autre registre. Il s’agit d’une globalité humaine qu’il nous est difficile d’imaginer. Le terme « pensée holistique » peut en donner une idée, mais cette idée reste théorique pour nous.

Je ne parle pas aléoute très bien, mais je peux tout à fait le comprendre. Le langage est en train de mourir. Ma mère, qui heureusement est encore vivante, le parle couramment. Et il n’y a plus qu’environ 300 personnes qui le parlent encore[12]. Chaque année, ce nombre diminue. Je me rappelle, il y a vingt ans on disait qu’il y en avait 600 ! Je me sens également une responsabilité pour ça. Alors je voudrais arriver à le parler couramment, pour pouvoir le transmettre. Tout notre langage est tourné vers le travail sur notre territoire. Les anciens disent qu’il a été forgé pour le territoire d’où nous sommes issus. Par exemple, quand nous chassons l’otarie, nous employons un terme spécifique pour dire qu’elle est blessée mortellement, qu’elle fait une danse en rond, avant de mourir. Et dans ce simple mot, il y a toute une compassion, toute une émotion, la compréhension de… Et quand le mot est parti, il n’y en a aucun autre… La même chose pour le ton, le son employé dans cette langue. C’est un terme très difficile à comprendre. La vibration avec la terre. Ce langage a un pouvoir. Le pouvoir de nous guérir nous-mêmes, le pouvoir de nous re-connecter avec le secret de la création. Ce n’est pas seulement quelque chose pour l’identité culturelle, vous savez, c’est quelque chose de beaucoup plus profond, une résonance avec le corps. Notre langage a une résonance avec notre corps.

On l’aura remarqué, le terme de « reconnexion » que Youri emploie pour être au plus près de sa pensée revient sans cesse dans son discours et se raccroche toujours à celui de « création ». Il parle des moyens de se reconnecter à cette création : il faut reconnaître le rôle de l’histoire et ses conséquences dans les souffrances actuelles de son peuple et accomplir un deuil jamais fait, pour guérir ces traumatismes anciens et retrouver sa fierté identitaire ; il faut retrouver le sens des rituels, anciens ou nouveaux (puisqu’il parle des fêtes orthodoxes) ; il faut enfin saisir la puissance du langage, dont un seul mot engendre toutes sortes de « résonances » aboutissant à un état intense de communication spirituelle. Ce terme de « reconnexion » tente de traduire chez lui un phénomène qui lui est intime, connu, profond. Un sentiment qu’il ne mêle pas à la religion orthodoxe (dont il se dit détaché, mais on peut voir à travers ses paroles à quel point elle est présente), mais à sa mission chamanique.

Je n’irai pas plus loin dans ce discours, dont j’ai tiré les extraits essentiels à mon propos. Quelques mois plus tard, Youri, qui vit et travaille à Anchorage parmi les hommes « civilisés », envoya une lettre collective à tous ses amis, disant qu’il allait être opéré et demandant que l’on prie pour lui. Ce message m’a frappée. De quel Dieu parlait-il ? Cela n’était pas spécifié, mais chacun l’entendit pour lui… Je participais à cette « prière » collective et anonyme, et je le lui dis. Tout s’est bien passé.

Conclusion

Youri est-il le dernier chamane aléoute ? Mais être un chamane aujourd’hui, dans les cultures nordiques, qu’est-ce que cela veut dire ? Youri ne sait pas bien parler sa propre langue, ne joue pas de tambour, ne soigne personne, ne prédit pas l’avenir, ne parle pas de transes, ne dit pas qu’il a des visions, ni ne se vante de communiquer avec l’au-delà. Pas plus qu’il n’a été initié par un autre chamane, car si l’on en croit son récit, la seule empreinte « chamanique » qu’il ait jamais reçue, c’est son pseudo-baptême, rien d’autre. Sinon que le geste que ce « dernier chamane » a posé sur lui l’a profondément marqué jusqu’à aujourd’hui et probablement le poursuivra jusqu’à la fin de ses jours à tel point qu’il se sent investi d’une mission. Il n’est pas non plus cette « sorte de prophète voulant moraliser les pratiques indigènes » dont parle Perrin (2001 : 100) et ne se revendique d’aucune pratique thérapeutique ou d’aucune possession. Youri ne dit d’ailleurs à aucun moment qu’il est chamane. Il ne dit pas non plus qu’une société chamanique existe encore aujourd’hui aux Aléoutiennes, il dit seulement que le prêtre de son village était un chamane caché. Pour toutes ces raisons, on pourrait dire que non, Youri n’est pas un chamane.

Cela dit, ce dont parle Roberte Hamayon (2003) dans son introduction au numéro de la revue Diogène consacré aux chamanismes est à méditer au sujet de Youri:

Il semble qu’on puisse parler, dans certaines sociétés non occidentales, d’une présence diffuse du chamanisme en tant que vision du monde, relativement indépendante des pratiques spécialisées, d’une attitude latente s’exprimant à l’occasion de conduites informelles. […]. Le chamanisme a pour eux une valeur identitaire […]. (Hamayon 2003 : 46)

Youri, qui affirme que la guérison d’un peuple ne peut se limiter aux pratiques occidentales qui séparent le profane du sacré, est incontestablement un personnage charismatique et fascinant. Peut-on penser qu’il est l’incarnation de ces chamanes qui auraient perdu la connotation « magique » des chamanes traditionnels, ceux qui avaient des visions et voyageaient dans la lune et qui sont devenus des rassembleurs et des guérisseurs de l’âme d’un peuple ?

Je ne me hasarderai pas à répondre à cette interrogation, surtout en référence à la citation de Roberte Hamayon que j’ai inscrite en préambule de ce travail. Curieusement, pour moi c’est la définition que donne Michel Perrin des artistes qui ont une inspiration chamanique, qui conviendrait le mieux à Youri :

Ces artistes se réfèrent au chamanisme pour dénoncer les coupures entre l’homme et le monde, l’esprit et les sens, que voudraient imposer la science, le monothéisme et l’organisation mécaniste des loisirs et du travail. Ils recherchent entre le monde et l’homme cette « participation mystique » qui, selon, L. Lévy-Bruhl, était le propre de l’homme primitif. (Perrin 2001 : 116)

J’ajouterai seulement que moi et mon conjoint, qui écoutions parler Youri dans un simple petit bureau à Anchorage, nous avons été très impressionnés par cette entrevue, et que ses paroles nous ont poursuivis longtemps[13].