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L’art[1] rupestre du Bouclier canadien a déjà été le sujet de quelques articles parus dans des numéros antérieurs de Recherches amérindiennes au Québec et de sa collection « Paléo-Québec » (Arsenault 1998 ; Arsenault et Gagnon 1998 ; Tassé et Dewdney 1977). Les auteurs y ont souligné le caractère exceptionnel de ces vestiges archéologiques et démontré l’intérêt de leur étude pour une meilleure compréhension du passé des sociétés autochtones. Après plusieurs participations à des recherches menées par Daniel Arsenault, divers financements ont permis de mettre sur pied notre propre projet de recherche. Les précédents travaux nous ayant familiarisés avec les sites québécois, le souhait d’élargir notre champ d’étude aux sites voisins de l’Ontario s’est imposé de lui-même. Nous nous sommes intéressés aux sites rupestres de la partie orientale de l’Ontario, en prenant pour limite occidentale le lac Nipigon et la rive nord du lac Supérieur, et le fleuve Saint-Laurent pour la section la plus orientale (fig. 1). Le territoire ainsi délimité englobait une quantité (plus d’une centaine) et une variété importante de sites[2]. Précisons également que le nord-ouest de l’Ontario, le Manitoba et la Saskatchewan semblaient déjà avoir été étudiés plus abondamment, que ce soit par Dewdney, Steinbring, Molyneaux ou Rajnovich, alors que la partie orientale de la province possédait encore ce voile de mystère à peine soulevé par les travaux anciens de Dewdney ou plus récents de Conway.

Figure 1

Localisation des sites analysés dans le texte : 1) rivière Nipigon ; 2) baie Worthington ; 3) île Devil’s Warehouse ; 4) lac Upper Grassy ; 5) Gros Cap ; 6) lac Chiblow ; 7) lac Temagami ; 8) lac Matachewan

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Quatre missions d’étude, d’une durée totale de vingt-cinq semaines, ont permis d’étudier in situ et d’enregistrer, par relevés graphiques et photographiques, soixante-quinze sites à peintures rupestres en Ontario. Nous ne pouvons évidemment pas présenter ici l’entièreté de nos investigations. Pour le bénéfice des lecteurs, il nous a semblé préférable d’exposer les éléments nouveaux découverts lors de ces recherches. Outre plusieurs panneaux qui ont échappé à l’observation de nos prédécesseurs, trois rochers ornés furent découverts. Nous évoquerons également la disparition du site de Gros Cap. Nous étudierons ensuite deux sites dont la localisation et le support sont particuliers. Nous terminerons enfin par la découverte d’un type d’offrande jusqu’à présent non répertorié, ce qui nous permettra de faire une brève synthèse de l’importance de l’offrande sur les sites rupestres dans le contexte algonquien.

Des panneaux et des sites inédits

Rivière Nipigon : trois panneaux inédits

La rivière Nipigon s’écoule du lac Nipigon pour se jeter dans le lac Supérieur près de la petite communauté de Red Rock. Aux environs de cet emplacement, la rivière s’élargit pour former un delta. À cette hauteur, le courant est relativement faible même si quelques tourbillons apparaissent çà et là. Si la rive ouest est relativement plate, la rive opposée forme une barrière rocheuse de plusieurs dizaines de mètres de hauteur avec des inclusions de stéatite rougeâtre. C’est à cet endroit que se trouve le site de la rivière Nipigon. La tradition orale locale porte l’empreinte de ce site rupestre : outre une histoire mettant en scène Nanabhozo, un récit rapporte qu’il existerait un tunnel reliant ce site au lac Nipigon et, plus particulièrement, à la baie Gull où trois sites rupestres ont été étudiés par Dewdney en 1959 (Dewdney et Kidd 1967 : 78-79). Un autre récit mythique raconte la création de ce site par Nanabhozo (Reid 1964). Lors de ses travaux géologiques, en 1894, McInnes répertoria le site et en fit un croquis (Dewdney 1962 : 16) ; il fut enregistré en 1959 par Dewdney et son fils Peter (Dewdney et Kidd 1967 : 76). Les figures ont été tracées sur la grande falaise qui s’étend sur la rive est. Dans ce massif rocheux, très stratifié, alternent des bandes de stéatite rouge et d’autres de roches claires. D’une manière générale, la distribution des tracés fait écho à ces stratifications. Les motifs ont, en effet, été exécutés sur les bandes étroites de roche blanchâtre, à l’exception du fameux panneau du Maymaygwaishi (Dewdney et Kidd 1967 : 77) qui s’étend sur une plus vaste zone. À divers endroits, des blocs permettent d’observer les dessins à pied sec. Néanmoins, la plupart des panneaux sont inaccessibles, étant donné la hauteur à laquelle ils ont été tracés. C’est probablement la raison pour laquelle un premier panneau (fig. 2) échappa à l’attention de Dewdney. Il se situe, en effet, à une hauteur anormalement élevée, soit à plus de trois mètres. Les tracés n’étant pas visibles depuis la berge, il est nécessaire de s’éloigner dans une embarcation pour les apercevoir.

Figure 2

Relevé du panneau I du site de la rivière Nipigon. On y distingue une série de ponctuations et de traits. Ce panneau n’avait pas été relevé avant notre passage en 2000

(Dessin de Serge Lemaitre)

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Ce panneau est divisé en trois parties, des fissures et crevasses marquant des césures dans la suite des graphèmes. Mis à part une série de points, les simples traits verticaux ou légèrement obliques dominent.

Sur le même site, un panneau (fig. 3) fait étrangement défaut dans le corpus des relevés de Dewdney. Situé juste à droite du panneau principal de l’anthropomorphe cornu, à environ deux mètres, un espace réduit fut utilisé pour y tracer quatre graphèmes. La figure dominante semble être la représentation d’un oiseau qui vole vers la droite. Son corps est composé d’un long trait ondulant et surmonté d’une tête arrondie munie d’un bec légèrement crochu. Un trait diagonal pointé vers le haut représenterait ses ailes. S’il s’agit bien de la représentation d’un oiseau, ce serait là l’unique figuration de cet animal en vol et de profil dans l’ensemble des figurations rupestres connues à travers l’ensemble du Bouclier canadien. Lui faisant face, un long trait ondulant est surmonté d’une tête de profil dont l’arrière est massif, et le sommet du crâne, plat. Un petit trait légèrement courbe pourrait représenter une corne. Il pourrait s’agir là de la représentation d’un serpent à corne en lutte avec son ennemi juré, l’Oiseau-Tonnerre. À droite de cette scène de combat, on peut encore observer une forme rayonnante à six branches, ainsi qu’une marque d’ocre rouge peu lisible.

Figure 3

Site de la rivière Nipigon : ce panneau n’a pas été relevé par Dewdney. On y voit la représentation probable du combat entre un Oiseau-Tonnerre et un Serpent cornu

(Photo Valérie Decart, 2000)

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Enfin, à l’extrémité de cette falaise, éloigné d’environ une centaine de mètres au sud des autres surfaces ornées, un dernier panneau fut découvert (fig. 4). Les motifs ont été tracés sur les deux faces d’une saillie rocheuse. On peut y voir un ensemble de quatre points surmonté d’une figure abstraite composée de trois traits verticaux reliés à la base par un trait horizontal (une représentation très schématique de canot ?), ainsi que deux séries parallèles de respectivement dix-sept et onze ponctuations qui s’échelonnent de part et d’autre du changement d’angle de la roche.

Figure 4

Relevé du panneau situé à la limite sud du site de la rivière Nipigon. Il semblerait qu’il n’ait pas été non plus relevé par Dewdney. On y voit notamment plusieurs ponctuations, dont deux séries parallèles qui se poursuivent au-delà de l’angle du rocher

(Dessin de Serge Lemaitre)

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Un rocher orné supplémentaire à la baie Worthington

Au nord du lac Supérieur, de nombreuses baies découpent les énormes falaises, offrant de petites plages de graviers et de galets. À proximité de la ville de Terrace Bay, un petit chemin de terre longeant un ruisseau permet d’accéder à la baie Worthington, une crique peu profonde d’environ 500 mètres de large. Le site principal, une petite alcôve à la base d’un massif rocheux qui se dresse perpendiculairement au lac, fut relevé par Selwyn Dewdney le 26 juillet 1969. Lors de notre étude, en août 2000, nous avons inspecté l’ensemble des falaises de la plage et découvert plusieurs graphèmes sur un massif rocheux distant d’une trentaine de mètres du rocher déjà inventorié. Il est situé au centre de la baie et fait face au lac Supérieur. À gauche de ce massif, coule un ruisseau qui aboutit dans le lac. La formation rocheuse présente un fort pendage dans sa partie droite et s’appuie sur l’autre partie du massif, formant ainsi, au centre, une petite cavité autour de laquelle prennent place les graphèmes. Sa position face aux vents dominants et l’absence de rebords protecteurs sont probablement à l’origine du mauvais état de conservation des peintures de ce site. On peut y observer cinq traits, un demi-cercle complété d’un trait vertical et une figure anthropomorphe très dégradée (fig. 5). Le style de cette représentation détonne totalement par rapport aux autres figurations anthropomorphes du rocher voisin où les corps et les têtes sont rendus par des surfaces pleines. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est impossible de savoir s’il s’agit là d’une différence chronologique ou s’il faut l’attribuer à l’appartenance du peintre à un autre groupe.

Figure 5

La baie Worthington sur le lac Supérieur. Relevé d’une représentation anthropomorphe et de trois traits pâles sur un rocher

(Dessin de Serge Lemaitre)

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L’île Devil’s Warehouse : une carrière d’hématite (CiIg-4) et un site d’art rupestre

La majorité des peintures rupestres du Bouclier canadien ont été réalisées à l’aide d’ocre rouge. S’il n’est pas rare de découvrir de petits gisements de ce colorant, il existe parfois des veines minérales de grandes dimensions qui furent l’objet d’exploitation intensive dès les périodes préhistoriques. C’est le cas notamment de la Porte de l’Enfer, une petite cavité le long de la rivière Mattawa (près de North Bay) où fut mise au jour une exploitation à grande échelle. Sur une île du lac Supérieur, l’île Devil’s Warehouse, une veine fut suivie sur plusieurs mètres de profondeur dans des conditions apparemment très difficiles (Conway 1993 : 40). Ces deux exemples prouvent que l’hématite était un produit recherché et employé en grande quantité. Curieusement, aucun art rupestre n’était signalé à proximité de ces sites. C’est en 2001 qu’un kayakiste, G. Nelkie, plaisancier fréquentant assidûment les rives du lac Supérieur, nous signala la présence de tracés sur la longue falaise orientale de l’île :

Une anfractuosité est présente à cet endroit dans la falaise. La peinture a été tracée légèrement au-dessus et à droite de cette anfractuosité. C’est un motif d’une quinzaine de centimètres représentant un esprit faisant une offrande de médecine. En dessous de cette figure apparaissent plusieurs traits.

Ce n’est que durant l’été 2005 que nous avons eu l’occasion de vérifier cette information. Après avoir rejoint en canot cette longue falaise, nous avons scruté la paroi pour découvrir les tracés au-dessus d’une cavité naturelle dans laquelle pousse un petit conifère (fig. 6), à environ trois mètres de hauteur. Formé d’un seul panneau orné, ce site[3] est en majeure partie couvert par des lichens qui rendent complexe la lecture des motifs. Néanmoins, contrairement aux premières observations, on voit distinctement, à gauche, une figuration anthropomorphe au corps triangulaire et aux bras disposés à l’horizontale et légèrement pliés au niveau des coudes et, à droite, une figuration zoomorphe. Il semble s’agir d’un orignal, étant donné le long museau, la puissance de l’épaule et l’arrière-train fort et rebondi (fig. 7). La disposition des motifs au-dessus d’une petite cavité est particulièrement intéressante, puisque celle-ci a pu servir pour disposer des offrandes ou, de manière symbolique, a pu évoquer un passage vers l’intérieur du rocher pour un chamane, un maymaygwaish ou toute autre entité spirituelle.

Figure 6

Vue de la falaise de l’île Devil’s Warehouse. La flèche blanche indique l’emplacement du panneau orné

(Photo Valérie Decart, 2005)

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Figure 7

Relevé de l’unique panneau de l’île Devil’s Warehouse. On y voit un personnage aux bras levés ainsi qu’un orignal. La desquamation de la surface rocheuse a apparemment emporté le bas des jambes de la figure anthropomorphe

(Dessin de Serge Lemaitre)

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Un site inédit sur le lac Temagami

Le lac Temagami, proche du Québec, est un lac de forme complexe. Il comporte une multitude de bras, de baies, d’îles, de chenaux qui rendent la navigation difficile sans un jeu de cartes topographiques détaillées. Le lac se divise en plusieurs grands axes, dont le Northwest Arm qui permet de rejoindre, après un portage, le lac Obabika, où existent plusieurs sites à peintures rupestres (Conway et Conway 1989), et le North Arm qui se sépare en deux axes dont l’un accède au lac Diamond et l’autre au lac Anima Nipissing (Conway 1976), deux lacs où sont présentes également des roches ornées.

Lorsqu’en 1959 S. Dewdney effectua des recherches sur ce lac, il ne découvrit que trois sites. Un quart de siècle plus tard, T. Conway réalisa des inventaires dans la région (les lacs Obabika et Temagami) et répertoria dix-huit sites[4]. En 1998, nous avons découvert un site inédit, grâce aux informations d’un autochtone. Il nous fut signalé par A. Mathias, membre de la communauté algonquienne de Temagami et vivant sur la rive ouest du lac Obabika. Son père l’avait mené à ce site au début des années 1960. La falaise, d’une dizaine de mètres de hauteur, se dresse au fond d’une petite baie creusée dans l’imposante péninsule qui sépare le North Arm du Northwest Arm (fig. 8). Pour y accéder, il est nécessaire de contourner une petite île, de passer un petit chenal et de se diriger vers le fond occidental de la baie. Ainsi, par rapport à la majorité des autres rochers ornés de la région du lac Temagami qui se répartissent sur les grandes voies de navigation, le site de Mathias apparaît comme intentionnellement isolé. De plus, la crête de la falaise est très plane et on peut y accéder assez facilement par le côté droit. Lors de notre visite, les vestiges d’un foyer étaient encore observables. Bien que l’on ne puisse confirmer son utilisation dans le passé, ce site apparaît comme un lieu privilégié pour la quête de visions, comme nous l’a indiqué Mathias.

Figure 8

Vue d’ensemble du rocher orné du site Mathias dans une des baies du lac Temagami

(Photo Serge Lemaitre, 1999)

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L’affleurement rocheux qui fut choisi pour y tracer les motifs présente de grandes zones blanchies et lissées par les écoulements minéraux. La surface originelle très sombre et rugueuse est ainsi recouverte d’un vernis sur lequel les graphèmes tracés à l’ocre rouge contrastent parfaitement. Outre quelques traits simples, on peut y observer un triangle sur pointe fort dégradé ainsi qu’un motif central, interprété par Mathias comme étant la représentation d’une tortue (fig. 9).

Figure 9

Relevé des peintures du site de Mathias, lac Temagami. Un triangle sur pointe, différentes séries de traits ainsi que la représentation d’une « tortue » y sont visibles

(Dessin de Serge Lemaitre)

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La disparition du site de Gros Cap (CdId-7)

Le site fut découvert par Bob Burns et étudié, durant l’été 1983, par les Conway (Conway 1988). À deux reprises (juillet 1999 et août 2000), nous avons tenté de le retrouver. Munis des relevés et des photographies prises par Conway et son épouse (J. Conway 1979 ; T. et J. Conway 1989), nous avons parcouru les plages des différentes baies jusqu’à la découverte de l’ensemble de blocs. On ne peut, en effet, parler de rocher dans ce cas. Il s’agit plutôt de trois gros blocs erratiques de quartzite posés sur une plage de galets. Lors de notre visite, un des blocs était partiellement immergé. Les roches ornées sont blanches, ce qui contraste avec les autres roches avoisinantes de basalte gris foncé. Malheureusement, des peintures observées une quinzaine d’années plus tôt, il ne reste rien. La figure anthropomorphe, le canot, les quelques traits et l’empreinte de main sont totalement effacés. Que s’est-il passé ? Les vagues ou le gel auraient-ils eu raison de ces peintures ? Un acte de vandalisme ? Le site était trop récent et les motifs n’ont pas résisté à l’érosion ?

Des sites inusités

Dans le Bouclier canadien, la majorité des sites rupestres ont été tracés sur des parois verticales de falaises ou de rochers en bordure des lacs et des rivières. De plus, la position des graphèmes laisse penser que la plupart ont été réalisés à partir du canot[5]. Il existe cependant quelques exceptions. Nous voudrions en présenter deux exemples dans les quelques lignes qui suivent.

Un bloc erratique

Retournons sur le lac Temagami et empruntons le bras Northwest pour nous rendre sur le site CgHa-19. Ce dernier avait été observé pour la première fois, en 1959, par S. Dewdney, lors de sa visite au lac Temagami en compagnie de son informateur Georges Turner (Dewdney et Kidd 1967 : 94). Dewdney n’a relevé que la partie droite. La section gauche était peut-être déjà trop effacée pour sa technique d’enregistrement. Conway visita le site en 1984 et décrivit la figure comme étant un motif non définissable (Conway 1984). Le graphème se trouve sur un bloc erratique presque sphérique qui est situé au bord du lac, en bas d’une pente rocheuse. L’incendie de 1989 a brûlé une grande partie de la végétation des environs, noircissant l’arrière du bloc orné. Plusieurs arbrisseaux poussent devant le panneau peint, entravant la prise de photographie et le relevé. Un seul graphème est observable, il s’agit de la représentation d’un canot tout à fait particulier (fig. 10). L’embarcation est représentée par son contour, avec la proue et la poupe qui se relèvent, l’intérieur étant laissé en réserve. Cinq petits traits verticaux symbolisent les passagers. Ce type de représentation est inhabituel. En effet, généralement, seul un trait courbe représente tout le canot ou, comme dans le cas d’Agawa, site sur la rive orientale du lac Supérieur, l’embarcation est peinte en aplat.

Figure 10

Relevé de l’embarcation sur un des blocs erratiques du lac Temagami. La technique de relevé de Dewdney ne lui avait pas permis d’enregistrer la partie gauche de cette représentation

(Dessin de Serge Lemaitre)

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Le site de Dragon Rock, lac Chiblow (CbHs-19) : des motifs tracés en altitude

Ce grand lac de plus de 20 km2 est relié à un autre plus petit, appelé petit lac Chiblow[6], par un isthme naturel. Le site fut répertorié par Thor Conway en mai 1985, sous l’appellation de « Dragon Rock ». Le rocher orné se situe à proximité du barrage actuel. Le petit rapide qui coulait auparavant pouvait être évité grâce à un portage, ce qui permettait de rejoindre la rivière Blind qui se jette dans le lac Huron. Le massif rocheux attire le regard depuis le lointain, non seulement par sa forme particulière en « dolmen », mais aussi parce qu’il semble surgir de la forêt qui l’entoure (fig. 11). Pour observer les peintures, il est nécessaire d’escalader trois terrasses rocheuses, jusqu’à environ 4 mètres au-dessus du niveau actuel des eaux lacustres. Sur la première corniche, lors de notre visite, le 21 juillet 1999, il subsistait des vestiges d’une construction. Quatre grandes perches étaient appuyées sur la terrasse supérieure et formaient ainsi une sorte de charpente pour un abri de fortune. À l’exception de la découverte d’un petit foyer apparemment récent, aucun objet ni autre trace n’a pu être observé.

Figure 11

Vue d’ensemble du « dolmen » du lac Chiblow. Les motifs ont été tracés sur un panneau à plus de 4 mètres de hauteur

(Photo Valérie Decart, 1999)

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Si l’on veut étudier la paroi ornée, il est nécessaire de se tenir sur une corniche d’environ 50 cm de large. Cependant, étant donné le peu de recul, à aucun moment la totalité des représentations ne peut apparaître ; on ne peut que déplacer le regard de motif en motif. Il est également exclu de percevoir la totalité des motifs depuis le lac (fig. 12). On peut observer deux représentations de visage. Le premier comporte deux yeux dont l’un est ovoïde, l’autre en forme de croissant ; il possède également deux oreilles en forme de croissant accolées sur les côtés. On remarque l’absence de bouche ou de menton mais le cou est présent. Le pourtour du crâne est interrompu en son sommet. Il semble qu’il n’y ait jamais eu de pigment à cet endroit. Le second visage est très abîmé. On aperçoit un arc de cercle se prolongeant au-delà d’un enlèvement rocheux, ainsi qu’un point à l’intérieur du côté gauche : en le comparant au premier motif, il pourrait s’agir d’un visage représenté de face. Une succession de quatre rectangles verticaux allongés pourraient faire partie de cette représentation. Chacun de ces rectangles est désigné par son contour, laissant le centre vide, à l’exception d’une ligne horizontale qui divise la figuration en deux parts égales. On remarque ensuite la présence d’un animal fantastique qui a la tête dirigée vers la gauche et qui porte des cornes représentées en vue frontale. Il a la gueule grande ouverte, laissant apparaître des dents pointues à la mâchoire supérieure, et celle-ci est parfaitement parallèle à une fissure du rocher. Un oeil est visible et la délimitation de sa face est soulignée par un trait légèrement courbe. Le corps est un rectangle divisé en trois endroits par des traits verticaux. L’arrière-train se termine abruptement par un angle droit. Une grande patte unique avec trois griffes pend à hauteur d’une première séparation. Plus commune, la figure zoomorphe suivante peut être identifiée à un Oiseau-Tonnerre. L’animal vole vers la gauche, un triangle lui sert à la fois de tête et de bec. L’aile droite est légèrement plus grande que la gauche. L’intérieur du corps n’est pas peint, à l’opposé de la queue qui présente l’aspect d’un éventail. Le traitement de cet appendice est inhabituel par rapport aux autres représentations de cet être mythologique que nous connaissons dans l’art rupestre. Cette figuration est beaucoup plus pâle que les autres. Il semble que cela soit dû, non pas à une réalisation plus ancienne, mais probablement à la coulée minérale. En effet, le motif suivant est, lui aussi, atteint par cette coulée et sa partie gauche en est affectée. Ce graphème se présente comme un trait horizontal dont les deux extrémités se redressent. Il est coupé par deux traits diagonaux tracés environ au quart et aux trois quarts de la figuration, conférant ainsi à celle-ci l’impression de se diriger vers la gauche. Par comparaison, ce motif pourrait représenter un canot avec deux pagaies.

Figure 12

Relevé du site du lac Chiblow. Au centre, on voit deux visages vus de face, surmontés à gauche par un oiseau. À gauche, on distingue la représentation d’un être fantastique cornu

(Dessin de Serge Lemaitre)

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Malgré la présence d’un dôme rocheux formant une protection contre la pluie, en certains endroits la roche a subi des coulées minérales blanchâtres. Celles-ci ont servi de support à la réalisation de plusieurs motifs de teinte rouge, formant un contraste important. Le processus se poursuivant, les figurations d’oiseau et de « dragon » sont aujourd’hui illisibles en divers endroits. De plus, des accrochements de lichens nuisent à la lisibilité des motifs de droite. Il se pourrait aussi qu’une desquamation rocheuse ait emporté dans sa chute une partie d’un visage.

Ce site d’art rupestre est remarquable car il se trouve à une hauteur inhabituelle et présente des motifs rares (« dragon » et visages vus de face) pour le Bouclier canadien. On peut observer aussi l’horizontalité de la représentation aviforme, alors que la majorité de celles-ci sont verticales. Par ailleurs, il est intéressant de noter que tous les motifs, dont l’orientation est déterminable, se dirigent vers la gauche, en direction de la rivière et de la voie de portage toute proche du site orné.

Des offrandes aux sites rupestres

À proximité de deux sites de l’Est ontarien, nous avons pu observer ce que nous pensons être un type d’offrande particulier qui, à notre connaissance, n’avait jamais été mentionné auparavant. Aux sites des lacs Upper Grassy (CkHh-1) et Matachewan, un conifère avait été badigeonné d’ocre rouge. Dans les deux cas, il s’agissait d’un pin qui avait poussé entre les crevasses des rochers et adoptait une forme très tourmentée. Seule la partie inférieure du tronc présentait d’importantes zones colorées (fig. 13). La partie supérieure peut n’avoir jamais été colorée, ou la matière pigmentée a pu être lessivée par les pluies successives. Consulté à ce sujet, Steinbring (comm. pers., septembre 2001) suggère que l’auteur des peintures rupestres ait pu décider de peindre également le tronc de l’arbre. Même si cette essence a une durée de vie assez longue (maximum 250 ans), je (S.L.) ne pense pas que le colorant puisse résister des dizaines d’années sur un végétal, aucun dépôt minéral ne venant ici sceller les pigments. Molyneaux propose, quant à lui, d’y voir un acte de vandalisme (Molyneaux, comm. pers., juin 2001), mais si tel est le cas n’aurait-on pas alors plutôt tenté de détériorer les graphèmes sur la roche avoisinante à la place d’un arbre ? Je verrais donc volontiers ce badigeonnage comme une marque de respect : l’arbre coloré pourrait avoir servi à attirer l’attention des personnes qui passaient en canot. Notons surtout à cet égard que le rocher orné du lac Matachewan se trouve à quelques mètres d’un rétrécissement qui porte le nom de Red Pine Narrow. Ce toponyme pourrait, dès lors, renvoyer à cet arbre peint en rouge.

Figure 13

Une des branches badigeonnées d’ocre rouge à proximité du rocher orné du lac Matachewan

(Photo Serge Lemaitre, 1998)

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Étonné et intrigué par cette découverte, nous avons porté notre attention sur les offrandes dans la culture algonquienne et, plus particulièrement, aux abords des sites rupestres.

Crainte et respect : les lieux habités par les manitous

Dès son enfance, Selwyn Dewdney fut en contact avec des sites rupestres amérindiens réalisés sur le pourtour du lac Blindfold. Il fut tout d’abord intrigué, moins par ces dessins rouges tracés sur l’imposant rocher que par les offrandes qui y étaient déposées : des restes de tissus, des morceaux de vaisselle métallique et des traces de tabac (Dewdney et Kidd 1967 : 2). Dewdney ouvrit ainsi les yeux sur une culture encore inconnue, et une véritable fascination le gagna (A. Dewdney 1997 : 157-158). Une quinzaine d’années plus tard, il observa les nombreux panneaux de Fairy Point au lac Missinaibi, pensant avoir vu les deux seuls sites du genre au Canada. Il ne manqua jamais, par la suite, de mentionner d’autres dépôts.

L’offrande dans la culture algonquienne

Avant de s’intéresser aux offrandes dédiées sur les tablettes ou failles rocheuses des sites rupestres, il me semble important de comprendre d’abord la signification de ce geste dans la vie quotidienne de l’Algonquien. L’offrande constitue un geste familier dans ce monde. Elle permet de satisfaire et de s’attirer les bonnes grâces des manitous. Ainsi, on trouve une grande diversité dans les moments mais aussi dans les lieux où sont réalisés ces dons : des rochers, des chutes d’eau ou des arbres sont autant d’endroits où les membres des communautés algonquiennes reconnaissent la présence d’un manitou et réalisent une offrande à leur approche (Conway 1979 : 141). C’est ainsi que sur le lac Obabika, deux grands rochers, appelés grand-père et grand-mère, reçoivent régulièrement des présents. Dans la forêt, le long d’un portage liant le nord-est du lac Obabika et un petit lac d’altitude de la rive orientale, l’un des deux auteurs, Serge Lemaitre, a pu observer des fils rouge, noir, blanc et jaune, couleurs des quatre directions, enroulés autour d’un petit bâtonnet qui avait été planté au pied de trois arbres issus d’une souche unique. Cette particularité botanique était le signe de la présence d’un esprit, comme nous l’a confirmé Mathias (comm. pers.), membre de la communauté algonquienne de Temagami.

Néanmoins, l’offrande de tabac domine les autres types de dons. Il semblerait qu’avant l’arrivée des Européens le tabac était surtout utilisé lors de rituels chamaniques ou spirituels (Furst 1973 : 52). On l’offrait pour reconnaître la présence de la puissance spirituelle qui habitait les lieux et pour l’apaiser, cet acte étant toujours exécuté avec un très grand respect (Johnston 1982 : 33). Le tabac était un symbole de paix à travers tout le territoire algonquien (Hoffmann 1888 : 213) et était utilisé à l’ouverture de toute négociation. Rien d’étonnant donc à ce qu’il serve à établir le contact avec les manitous (Brown et Brightam 1988 : 139 ; Landes 1968 : 56).

Le tabac n’avait pas besoin d’être fumé pour servir d’offrande aux esprits, il pouvait ainsi simplement être brûlé en le plaçant sur des charbons ou en le lançant dans le feu. À l’état naturel, il pouvait également être déposé dans la terre, jeté dans l’eau ou placé près d’un arbre ou d’un rocher, orné ou non (Paper 1988 : 5). Quelques précipices, des endroits retirés dans les bois, des chutes d’eau, des grottes étaient investis de la présence d’esprits bienveillants ou non (Johnston 1995 : 6). C’est à ce type d’endroits que les passants offraient du tabac en signe de déférence et de révérence, comme le montre ce témoignage du coureur des bois, John Long :

À l’entrée de ce lac [le lac Supérieur] est un rocher élevé, à peu près de forme humaine, que les Indiens Chippeways appellent : Kitchee Manitoo ou le maître de la vie de l’homme. C’est là qu’ils s’arrêtent tous pour leurs offrandes qu’ils font en jetant dans l’eau du tabac et d’autres choses : par là ils ont l’intention de rendre à ce rocher, qui leur représente l’être suprême, un hommage de reconnaissance pour tous les biens dont ils jouissent, lui sacrifiant avec joie leurs ornements et les choses auxquelles ils attachent le plus de prix. (Long 1980 : 65-66)

Le Père du Ranquet rapporta, à la fin du xixe siècle, que dans la région de Nipigon il existait une roche que « les Sauvages appellent Assin Ki Jumotaming : la pierre où on a tiré des flèches ». Les Amérindiens y lançaient des flèches et en obtenaient un présage sur la durée de leur vie. C’était également une manière de faire une offrande. D’après les informateurs du jésuite, on pouvait trouver dans les fentes et sur le sommet de la roche un grand nombre de ces pointes[7].

Lors de son séjour parmi les Cris, l’ethnographe Skinner remarqua également qu’ils faisaient continuellement des offrandes afin de s’attirer les bonnes grâces des manitous : il s’agissait aussi bien d’avoir la fortune à la chasse que d’apaiser un esprit en colère (Skinner 1911 : 68).

Un autre témoignage montre également l’importance qu’il y avait de se concilier l’esprit qui préside aux destinées du lac :

Quelques milles après que nous nous soyions engagés sur la rivière Abitibi, un gros rocher surgit au milieu de la rivière. Avec de l’imagination, ce rocher ressemble à une vieille femme. Les Indiens l’appellent Kokomis, grand-maman. Avant leur conversion au catholicisme, en passant devant Kokomis, les Indiens offraient des présents au rocher afin que la vieille femme pétrifiée apaise les vagues du grand lac. (Bouchard 1980 : 39) 

Il semble d’ailleurs qu’une grande part des offrandes et sacrifices se faisaient dans le but de se protéger et de s’assurer les faveurs des manitous lors des déplacements. Les lacs et les rivières, voies de circulation largement empruntées, se révélaient dangereux. Une chute, un rapide, un orage ou une houle provoquée par un vent puissant constituaient autant de risques d’une issue fatale pour le navigateur. Ces conditions climatiques et ces accidents topographiques étaient considérés comme les colères, les combats et les lieux d’habitat de manitous puissants. Si quelques autochtones accusent les Maymaygwashiuk de posséder suffisamment de pouvoir pour modifier l’aspect d’un lac (Lambert 1983 : x), ce sont surtout Mishipeshu et l’Oiseau-Tonnerre qui sont considérés comme les principaux responsables des disparitions et noyades. Mishipeshu peut, à tout moment, provoquer l’apparition de tourbillons d’un simple mouvement de la queue. Ainsi, des formations rocheuses, présentant des similarités morphologiques avec le Grand Lynx d’eau, sont-elles encore régulièrement craintes sur la côte nord du lac Supérieur (Conway et Conway 1990 : 49) ; il s’agit de s’assurer un voyage paisible sur les flots de cette mer intérieure. Certains lacs sont connus pour être habités par ces monstres : une couleur inhabituelle de l’eau et de forts courants sont des indices de leur présence. De plus, les attaques menées par les Oiseaux-Tonnerre produisent également des conditions climatiques sévères pouvant faire chavirer le canot. Dans la plupart des cas, une offrande de tabac suffisait à calmer ces esprits. Hilger rapporte ainsi : « ma tante jette toujours du tabac à l’eau, tout autour du bateau, avant de quitter la rive afin de se prémunir des esprits malveillants » (Hilger 1951 : 62). Il est d’ailleurs toujours de coutume de brûler du tabac lors d’un orage pour inviter les Oiseaux-Tonnerre à passer leur chemin mais aussi pour les remercier de tuer les esprits maléfiques (Smith 1995 : 33, 71). Certains Amérindiens ont gardé l’habitude de jeter du tabac dans l’eau avant d’aller y nager (Hilger 1951 : 62).

À la fin du xviiie siècle, Alexander Henry eut l’occasion de se rendre sur l’une des péninsules du lac Supérieur, aujourd’hui connue sous le nom de Sleeping Giant, où, d’après les informateurs qui l’accompagnaient, se serait endormi le héros Nanabhozo[8]. Henry nota dans son récit de voyage que de nombreux sacrifices étaient offerts sur cette île. Il remarqua notamment du tabac en quantité, des marmites et des fusils cassés. « Son esprit est supposé y avoir établi sa résidence définitive ; il surveille le lac et les Indiens lorsqu’ils naviguent et pêchent. » (Henry 1809 : 212-213) Sur la rivière Ottawa, les empreintes de pas du héros-lapin, proches d’une marmite naturelle, étaient régulièrement le lieu d’offrandes de tabac afin de s’assurer la bonne fortune tout au long de son parcours (Chamberlain 1891 : 195).

Une offrande, moins répandue que le tabac mais néanmoins très importante, consiste à sacrifier un chien[9]. En 1864, Nicolas Perrot note : « Chez tous les peuples connus sous le nom d’Outaouais, le chien était une des victimes la plus fréquemment offertes aux manitous » (cité dans Laberge 1998 : 174). D’après Kohl, le chien étant l’animal domestique le plus utile des Amérindiens, le sacrifier reviendrait à se sacrifier soi-même (Kohl 1985 : 60). Plusieurs témoignages montrent son utilisation dans l’apaisement des forces surnaturelles aquatiques. Henry rapporte ainsi, au début du xixe siècle, plusieurs sacrifices canins tout au long de son voyage (Henry 1809 : 108, 127 et 150). Il nota :

À midi le camp était défait et nous embarquons, prenant avec nous les prisonniers. Sur notre passage, nous subissons un gros vent et il y avait des signes de danger. Pour prévenir cela, un chien, dont on avait lié les pattes préalablement, fut jeté dans le lac, une offrande destinée à apaiser la colère du manitou offensé. (Henry 1809 : 108)

Un peu plus loin, il écrivit encore qu’une offrande de chien fut réalisée « pour calmer l’esprit du serpent qui provoque de grosses vagues » (Henry 1809 : 178). Plus récemment, Moses Nokonagos rapporta qu’il existait une roche à offrandes dans la région de Nipigon où il était fréquent de faire don de son fusil ou de sacrifier un chien blanc (Dewdney 1967 : 28). Nous savons également que le chien accompagnait régulièrement les défunts dans leur dernière demeure. Si, dans ces ensevelissements, nous ne connaissons pas la couleur du chien, la plupart des témoignages montrent une préférence pour le sacrifice de chiens blancs. Cette couleur est souvent citée comme symbole de puissance chez les chamanes (Chamberlain 1891 : 200). Pour ma part, je pense que le sacrifice de cet animal est intimement lié au mythe de création de la terre par Nanabhozo. L’âme de son frère Loup, souvent décrit avec un pelage blanc, apparut à Nanabhozo qui lui indiqua de se rendre vers le couchant où il devint le gardien du pays des ombres (Chamberlain 1891 : 211). Il jouerait ainsi le rôle d’animal psychopompe ; sacrifier un chien, en remplacement d’un loup, permettrait que son âme accompagne le défunt. De même, offrir un chien aux Mishipeshus pourrait être une réactualisation du mythe de création. Le loup blanc serait à nouveau remplacé avantageusement par un chien de la même couleur : l’offrande du « compagnon de Nanabhozo » viserait à calmer ces êtres de l’inframonde. Ainsi, non seulement, les représentations d’anthropomorphes accompagnés d’un loup pourraient être identifiées comme étant Nanabhozo et son frère le Loup, mais des figurations de canidés sur la roche pourraient être une manière de faire une offrande virtuelle de chien, cela sans devoir se séparer de cet animal indispensable, tout en s’assurant un voyage paisible. Ce pourrait être le cas pour un des panneaux ornés de Fairy Point sur le lac Missinaibi, où un canidé a été tracé en position oblique avec les pattes légèrement repliées sous le corps et la queue tendue, position habituelle de l’animal mort. À proximité, un canot et ses deux occupants ainsi que deux points apparaissent dans une teinte plus pâle. Dewdney ne les avait d’ailleurs pas remarqués lors de son étude du site.

Des offrandes adressées aux sites rupestres

Nous venons de voir que l’offrande de tabac était la plus courante dans la vie quotidienne. Cette plante est également l’offrande principale dédiée aux sites d’art rupestre. Au xviie siècle, le Chevalier de Troyes fit une première mention du site du Rocher-à-l’Oiseau au Québec et nota que les autochtones avaient pour coutume de tirer des flèches au bout desquelles était fixée une feuille de tabac en guise d’offrande (Chevalier de Troyes 1686, cité dans Arsenault et Gagnon 1993 : 121). C’est la plus ancienne mention d’offrande de tabac à l’approche d’un site d’art rupestre. Par la suite, de nombreux chercheurs mentionnèrent dans leurs rapports la présence de dépôts sacrificiels près des rochers ornés. Ceux-ci présentent de nombreuses fissures ou petits rebords qui ont servi et servent encore de réceptacles à différents types d’offrandes.

Par exemple, au site du lac Carling, un élargissement de la rivière Vermillion, la patte arrière d’un canidé a été peinte reposant sur une petite niche régulièrement remplie de tabac (Dewdney et Kidd 1967 : 67). Sur le lac des Bois, au site de la baie Portage, Dewdney a découvert des offrandes de tabac qui avaient été glissées dans une fissure (Dewdney et Kidd 1967 : 44). Au site de Bon Echo, sur le lac Mazinaw, nous avons également découvert plusieurs petits sachets de tabac coincés dans des crevasses de l’énorme paroi. Un petit paquet abîmé nous a permis d’observer sa composition : il s’agissait de fines lamelles de tabac placées dans une feuille d’environ 5 cm de large qui avait été repliée pour former une petite besace nouée au sommet par une fine racine. À d’autres endroits, le dépôt de tabac peut revêtir des formes plus inhabituelles. C’est ainsi que Dewdney, à la recherche d’un second site signalé à une extrémité du lac Kaiashkomin, découvrit une niche où avait été déposé un cigare encore emballé dans son cellophane (Dewdney et Kidd 1967 : 128) et que Pufahl mit au jour deux cigarettes enfoncées dans une petite niche (Pufahl 1990 : 15).

Parfois, le tabac peut être offert en association à d’autres éléments. C’est le cas, notamment, des pointes de flèche. En effet, d’après différents textes ethnographiques et des récits de voyages, on sait que ces projectiles étaient également une offrande habituelle chez ces populations. Dans les années 1770, Alexander Henry observa un grand nombre de pointes fichées dans le rocher d’un site d’art rupestre du Minnesota (Henry 1776, cité dans Molyneaux 1980 : 3). Dans son Journal of Voyages and Travels in the Interior of North America, Harmon note, à la page du 5 juin 1800 :

Bien que la houle ait été forte, nous avons bien progressé durant toute la journée. Nous avons campé à proximité d’un grand rocher, sur lequel les Aborigènes, lorsqu’ils passent par cet endroit, déposent une pointe de flèche ou deux, ou tout autre article de faible valeur, pour apaiser le Diable ou Muchimunatoo, comme ils le nomment, et ainsi éviter qu’il leur fasse du mal. (Harmon 1800, cité dans Conway et Conway 1990 : 46-47)

Nous avons également vu qu’au site du Rocher-à-l’Oiseau, une feuille de tabac était attachée à ces pointes. Malheureusement, la rivière est profonde et le courant trop fort pour permettre la découverte de ces projectiles. Molyneaux eut plus de chance en découvrant une petite pointe triangulaire en quartzite au fond du lac des Bois, au pied du rocher orné de la baie Devil’s (Molyneaux 1980 : 3).

Au site de Burnt Bluff, une grande falaise fut ornée de peintures et, à proximité de la base du rocher, proche de l’eau, une cavité s’ouvre sur une dizaine de mètres de profondeur et une trentaine de mètres de long. C. Cleland et R. Peske ont réalisé cinq sondages à l’intérieur et mis au jour 130 artefacts dont 105 étaient des pointes de flèche, la majorité datant de l’époque de Laurel. Un assemblage pour le moins particulier, surtout au vu de l’emprise des sondages. De plus, 77 % des pointes présentaient des esquilles dues à des impacts. Les archéologues ont donc émis l’hypothèse que des flèches étaient tirées dans la grotte en signe d’offrande et que certaines se brisaient en touchant la paroi (Cleland et Peske 1968 : 56-60).

Il existe également du tabac associé à du tissu. C’est ainsi qu’au site de Picture Rock Point, Western Peninsula, Dewdney observa, sur un rebord au ras de l’eau, une pièce de tissu et une serviette pliée avec soin, surmontée d’un petit paquet de tabac. De plus, au rocher orné de Sioux Narrow, Dewdney obtint la preuve que l’offrande restait une activité importante pour les populations amérindiennes de la région. En effet, revenant visiter le site durant l’été 1960, il nota la présence d’un paquet d’offrande qui n’était pas là deux ans auparavant lors de l’enregistrement, et de nouveaux morceaux de tissu, du tabac et un faisceau de bâtonnets avaient été ajoutés entre-temps. Au premier abord, ce faisceau intrigue. Il s’agissait de petites baguettes de bois dénudées, de l’épaisseur d’un doigt, enduites de peintures bleu et rouge. Un informateur de Dewdney lui apprit que ce genre de petit fagot devait compter quarante bâtonnets et être enroulé dans un tissu avec du tabac. Il était placé sur un rocher lorsque quelqu’un était malade, les couleurs variant selon le type de pathologie. Dewdney nota également : « J’ai entendu que les batons de priers étaient pendus dans les arbres éloignés dans la forêt et que leur fonction était de raviver la puissance du chamane. » Peu après, d’autres offrandes de ce type furent découvertes sur trois rochers de la baie Whitefish et un sur l’île Annie, toujours au lac des Bois, et chaque fois sur une tablette en dessous des représentations peintes (Dewdney et Kidd 1967 : 51-52).

Néanmoins, si le tabac reste l’offrande dominante, il n’est pas rare de découvrir d’autres types d’objets, la personne qui passait à proximité du rocher faisant un don de ce qu’elle possédait sur elle. En 1669 et 1670, deux prêtres sulpiciens, Dollier de Casson et De Brehant de Galinée, avaient rapporté, durant leur voyage entre le lac Érié et le lac Huron, l’existence d’un rocher orné où il était de coutume de déposer des offrandes de peaux et de nourriture (Molyneaux 1987 : 21). À la fin du xviiie siècle, lors d’un de ses voyages dans la région de la rivière Churchill, Mackenzie nota, quant à lui :

À partir de cet endroit, un rapide mène au portage de Hallier, qui est suivi par le lac de l’isle d’Ours : il est, cependant, improprement appelé un lac à cause des nombreux obstacles, parmi ses îles et ses rapides. Il y en a un très dangereux au centre du lac, il est dénommé Rapide qui ne parle point, ou qui ne parle jamais, à cause de son tourbillon silencieux. À certains endroits, l’effet de succion est tel que les tourbillons sont soigneusement évités. À quelque distance de ces rapides silencieux, il y a un étranglement où les Indiens ont peint des figures en rouge sur la surface d’un rocher et où il est de coutume d’y faire une offrande de quelque article qu’ils avaient avec eux, en descendant ou en remontant vers Churchill. La course de ce lac comporte de nombreux méandres et fait environ 38 milles, et se termine par le portage du Canot Tourneur, nommé ainsi à cause du danger qu’encourt toute personne qui tenterait de descendre ce rapide. À partir de là, une rivière d’environ 1,5 milles et d’orientation nord-ouest mène au portage le Bouleau, et après un demi-mille au portage des Épingles, appelé ainsi en raison de la forme des roches. Ensuite, on arrive au lac des Souris, et il faut poursuivre le trajet en direction du nord-ouest sur environ 6 milles parmi de nombreuses îles. Dans cette traversée, on rencontre une île remarquable à cause d’une très grande roche, en forme d’ours, sur laquelle les indigènes ont peint la tête et le museau de cet animal ; ils avaient également l’habitude d’y faire des sacrifices. Ce lac est séparé du lac du Serpent uniquement par un petit détroit. (Mackenzie 1966 : LXXVIII)

Lors de l’étude des sites rupestres de la rivière Bloodvein, Steinbring et Elias ont découvert plusieurs autres types d’offrandes, dont des morceaux de tissu et des cartouches de fusil (Steinbring et Elias 1968 : 499). Les Conway rapportent également des dons de nourriture (Conway et Conway 1989 : 34) ainsi que de monnaies (J. Conway 1979 : 141 ; Pohorecky 1970 : 107). Il est possible que pour certains Algonquiens les pièces de monnaie jouent un double rôle symbolique : une offrande de valeur et aussi un sacrifice animal. En effet, des monnaies canadiennes sont gravées de la représentation d’un animal (castor, plongeon huard, caribou, ours blanc). Comme nous l’a fait remarquer Migisi, de la réserve de Dokis (French River, Ontario), la plupart des autochtones continuent à présenter les pièces et billets avec la représentation animale vers le haut afin de perpétuer symboliquement le paiement à l’aide de fourrure ou de nourriture (comm. pers., août 1999).

Un grand nombre de sites d’art rupestre furent découverts au lac des Bois (Ontario) et comportaient, pour la plupart, des offrandes, parfois originales. Par exemple, à la pointe nord-est de Hayter Peninsula, Dewdney découvrit des tessons de porcelaine coincés dans une crevasse horizontale (Dewdney et Kidd 1967: 111).

À la lumière des différents types d’offrandes, nous proposons également que certains actes de vandalisme puissent être, en réalité, des offrandes ou en tout cas des manières de s’attacher la protection des esprits. Nous avons vu, en effet, que des flèches étaient tirées sur ou aux abords des sites rupestres et que quelques pointes pouvaient être déposées sur des rebords ou dans des crevasses au pied de panneaux ornés. Le fusil, introduit par les Blancs, fut rapidement adopté par les populations amérindiennes et remplaça peu à peu l’arc et les flèches. La présence de munitions comme offrande pourrait donc être le résultat d’un transfert symbolique : l’« ancienne pointe en silex » est remplacée par une « balle ». De même, tirer à la carabine sur des peintures rupestres pourrait être l’équivalent du tir de flèches et non pas un acte délibéré de destruction.

Conclusion

Puisqu’il est impossible de visiter les sites d’art rupestre chaque fois qu’on le désire, étant donné qu’ils sont disséminés sur de vastes territoires et qu’ils sont parfois difficiles d’accès, le préhistorien doit « emmener » dans son laboratoire tout ce qui va lui permettre d’analyser ces vestiges archéologiques, par exemple par le biais des techniques photographiques. Malheureusement, force est de constater que les données de l’expression rupestre ne sont pas toujours immédiatement lisibles. L’archéologue doit alors passer par l’observation minutieuse des surfaces ornées et par la production de relevés afin de consigner les éléments pertinents. L’enregistrement constitue, dès lors, une étape fondatrice de toute étude d’art rupestre. Il a pour but à la fois de dresser un état à un moment donné et d’« expliquer » la surface ornée (Lorblanchet 1993 : 336). C’est donc un véritable déchiffrement, le terme de « relevé » couvrant à la fois l’acte de lecture et le résultat final (Lorblanchet 1995 : 113). L’exécution du relevé étant l’équivalent de la fouille, une figuration que l’on relève est donc une véritable mise au jour (Lorblanchet 1988 : 275). S’il est inconcevable de ne pas enregistrer un artefact découvert en stratigraphie, il en va de même pour tous les tracés rupestres (Vialou 1981 : 17). Au fur et à mesure de la fouille, l’archéologue contribue à la destruction du « document » qu’il souhaite étudier. Au contraire, dans le cas de l’art rupestre, soit que la paroi continue d’elle-même sa lente dégradation jusqu’à la disparition, soit que l’homme contribue de façon significative à sa destruction, en construisant, par exemple, des barrages qui inondent les sites. Ainsi, bien des relevés sont-ils actuellement considérés comme des « sauvetages ».

Avec le temps, le relevé s’est fait de plus en plus exhaustif. Il y a plus d’un siècle, les premiers enregistrements ne tenaient compte que des motifs les plus spectaculaires (cf. les premiers relevés de McInnes publiés dans Dewdney 1977), alors qu’à présent, les moindres traces anthropiques sont systématiquement relevées, tandis que la relation entre le support et l’état de conservation apparaissent. Comme le souligne Lorblanchet, dans un relevé « le but n’est pas de vérifier une hypothèse ou une théorie, mais de collecter le plus grand nombre possible d’informations pouvant être utiles non seulement à l’auteur, mais à d’autres chercheurs et au grand public » (Lorblanchet 1993 : 329). Il est cependant inévitable que le relevé reflète les a priori du chercheur. Ce dernier ne tiendra pas compte, par exemple, des fissures et crevasses, s’il ne pense pas qu’elles aient pu jouer un rôle dans la disposition des graphèmes. Un relevé ne sera jamais objectif puisque cette opération consiste à extraire des éléments pour les mettre en évidence. Le relevé constitue donc toujours une lecture personnelle des motifs et de la paroi. La qualité de cette lecture dépend ainsi entièrement du chercheur qui l’effectue, et le choix de la technique, les qualités artistiques ainsi que la connaissance de l’état de la recherche actuelle sont autant de facteurs qui déterminent le résultat final (Lorblanchet 1995 : 120). Le relevé est soumis à la subjectivité, c’est au chercheur à en limiter les aspects arbitraires. Cet enregistrement graphique ne doit pas être considéré comme univoque et définitif ; c’est la raison pour laquelle cette lecture ne peut être un document unique. Ainsi, pour un même site étudié, il est nécessaire, voire responsable, de multiplier les méthodes d’enregistrement en les combinant à des mesures prises in situ.

Si nos différentes missions de recherche ont permis la découverte de nouveaux sites ainsi que de plusieurs panneaux, les relevés effectués sur l’ensemble des sites ont également renouvelé la connaissance de ceux-ci. En effet, Dewdney, même s’il avait pressenti l’importance des éléments, telles les fissures et les crevasses, n’en a que très rarement tenu compte ; alors que nous nous sommes personnellement souciés de les enregistrer. Si l’entièreté du territoire n’a pas encore été prospectée et qu’il reste probablement encore un grand nombre de sites d’art rupestre à découvrir, les rochers ornés déjà répertoriés ne doivent pas être négligés. Non seulement ils sont susceptibles de livrer des éléments qui n’avaient pas encore attiré le regard des scientifiques (par exemple, les arbres badigeonnés de colorant) et doivent faire partie d’un programme de surveillance de leur état de conservation, mais surtout un réexamen est nécessaire en accord avec l’évolution des théories. Aujourd’hui, les spécificités morphologiques de la roche et aussi, de plus en plus, le paysage environnant sont pris en considération dans la compréhension des sites ; demain, on se rendra peut-être compte que la forme du massif rocheux ou le niveau de l’eau font partie intégrante de la symbolique du site d’art rupestre.