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Le Forum « Ne perdons pas le Nord », tenu à Québec les 2 et 3 mai 2012, aurait tout aussi bien pu s’intituler « Pour un Plan Nord citoyen ». Carrés rouges aidant, l’atmosphère prêtait à la critique, parfois virulente, contre une politique gouvernementale de développement nordique. Le Forum, qui est une initiative de Nature Québec et de l’Institut de développement durable des Premières Nations du Québec et du Labrador (IDDPNQL), a été organisé conjointement avec la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Centrale des Syndicats du Québec (CSQ), Femmes autochtones du Québec (FAQ) et la Chaire de recherche du Canada sur la gouvernance autochtone du territoire (CRC-GAT). Le Forum a donné la parole à des scientifiques, mais aussi, et davantage, à des représentants de la société civile autochtone et non autochtone. L’expert comptable des HEC, Jacques Fortin, a bien résumé le climat de méfiance à l’égard du Plan Nord en affirmant qu’un développement précipité et trop rapide favorise la concentration de la richesse et la destruction de l’environnement. Selon lui, le cadre financier du Plan Nord est confus et les bénéfices prévus ne sont, finalement, pas très élevés par rapport à l’investissement public et au PIB québécois. Certains coûts sont passés sous silence : les externalités. Se retrouver dans une situation d’accroissement du surplus d’énergie hydro-électrique est également risqué. Tout au cours du Forum, l’appel à la prudence a bien été partagé par la plupart des intervenants (on peut trouver l’ensemble des communications sur le site Internet du Forum : www.forumplannord.com).

Qu’en est-il cependant, et plus spécifiquement, de la position des représentants autochtones ? L’information gouvernementale insiste sur le fait que le Plan Nord constitue un « développement durable » et se réalise avec l’appui de la majorité des nations autochtones. Mon objectif ici est de rendre compte brièvement des positions présentées par les intervenants autochtones au cours de ce forum, en vue d'expliquer autant que possible la diversité de leurs points de vue et de nuancer celui qui est mis de l'avant par le gouvernement dans sa promotion du Plan Nord. D’autre part, à mon avis, il y a un certain paradoxe dans la réaction des 300 participants à ce Forum : comment peuvent-ils applaudir aussi franchement à la fois les interventions très critiques contre le Plan Nord et l'enthousiasme certain de ceux qui l'appuient ?

Lisa Qiluqqi Koperqualuk, présidente de l’Association des femmes du Nunavik Saturviit, a commencé son intervention en présentant des données statistiques illustrant l’ampleur des problèmes sociaux au Nunavik. Dès le départ, elle a affirmé être un peu mal à l'aise par ces statistiques, craignant le renforcement des préjugés à l’égard des Inuits. Ce qu’il faut retenir de son intervention, sans reprendre le troublant tableau statistique, c’est que le Plan Nord se réalise dans un contexte d’augmentation de la violence au Nunavik, plus particulièrement à l’égard des femmes et des enfants. Lisa Qiluqqi Koperqualuk affirme que sévit présentement une « crise sociale » au Nunavik. Tel que proposé, le Plan Nord n’en tient pas compte. Va-t-il aggraver cette crise, se demande Lisa Qiluqqi Koperqualuk. D’autre part, elle a également fait remarquer que ce projet de développement ne dit mot sur les questions de l’identité et de la culture des Inuits. Michèle Audette, présidente de Femmes autochtones du Québec, est allée dans le même sens, se préoccupant du sort d’une population vulnérable, soit celle des femmes et des enfants, et ce, dans le contexte de la venue de travailleurs temporaires. L’augmentation de la consommation de psychotropes et de la prostitution constitue un impact prévisible. À remarquer que la présidente de Femmes autochtones du Québec participe à la table autochtone des partenaires mise en place par le gouvernement. Quant à Édith Cloutier, directrice du Centre d’amitié de Val-d’Or, elle a souligné l’importance du concept de l’économie inclusive, en citant l’anthropologue Carole Lévesque, perspective qui doit aussi mener à un succès social, plutôt que strictement économique.

Salomée McKenzie, chef de la Nation anishnabe du Lac Simon, a fait remarquer que les Algonquins, qui sont actuellement installés au sud du territoire délimité par le Plan Nord, l’avaient cependant occupé dans le passé ; cependant les Algonquins, tout comme les Attikameks, n’ont pas été consultés et invités à la table des partenaires autochtones. « Nous sommes ignorés », affirma-t-elle. La situation socioéconomique est difficile, particulièrement chez les nombreux jeunes. Comment peut-on relever le mandat d’éduquer, d’informer et de consulter nos populations sur ce plan de développement nordique, tout en relevant le défi de l’administration de nos communautés. Les moyens manquent pour répondre à l’obligation de consultation. Contrairement aux situations prévalant chez les Cris et chez les Innus (un chef innu nous a expliqué qu’il venait de signer deux ententes avec d’importantes minières et qu’il était débordé parce que plusieurs autres frappaient à sa porte), les Algonquins commencent, quant à eux, à être consultés par les minières.

Réal McKenzie, chef de la Nation innue Matimekush–Lac-John, a été l'un des représentants les plus applaudis par les participants au Forum. À l’instar des leaders cris et inuits, il a situé ce projet de développement dans le contexte historique de sa communauté, qui avait été particulièrement touchée par le développement minier de Schefferville. Pour lui, des leçons ont été tirées de ce passé douloureux. Seuls deux chefs innus, sur neuf, participent à la table autochtone des partenaires du gouvernement du Québec, soit Natashquan et Mashteuiatsh, en compagnie de représentants cris, naskapis et inuits. Quant au chef McKenzie, qui n’y participe pas, il s’est opposé à des projets miniers au Labrador alors que des membres de sa communauté ont érigé une barricade sur un chemin de terre, bloquant ainsi tout développement minier. Cette opposition a mené à des ententes avec deux importantes minières indienne et chinoise. McKenzie a cependant déclaré que sa communauté n’approuvait pas les autres projets, situés cette fois-ci au Québec. « Est-ce qu’on va dire oui?… Pas sûr… », déclara-t-il à propos des nombreux projets qui leur arrivent. Il a fait remarquer, avec insistance, que le chemin de fer nécessaire à l’exploitation des abondantes ressources minières situées au nord de Schefferville devait être construit sur le territoire de sa communauté… Une chose est certaine, c’est que ces Innus exigent la réouverture de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) afin d’en arriver à une entente sur les projets qui sont au coeur du Plan Nord. Encore plus que les Algonquins, leurs territoires de chasse sont situés dans les limites de ce premier traité moderne au Canada, signé en 1975 ; leurs droits auraient été cédés à l’État par d’autres qu’eux, soit les Inuits, les Cris et les Naskapis. Depuis 1975, ils revendiquent sans résultat la reconnaissance de cette injustice flagrante et demandent à être compensés en regard du développement qui s’est produit sur leur territoire, ainsi que la pleine reconnaissance de leurs droits sur ces terres. La question de la réouverture de la CBJNQ est sûrement complexe, entre autres parce qu’il faut d'abord obtenir l’accord de l’ensemble des signataires de la Convention. D’autre part, un autre intervenant innu, Rémy Kurtness, ancien négociateur de l’Approche commune – le projet de traité innu qui ne s’est pas réalisé –, semble aller un peu dans la même direction que le chef McKenzie en affirmant que l’on ne peut pas arrêter le Plan Nord mais qu’il faut plutôt tenter de le ralentir. Selon lui, « il faut faire du Plan Nord une occasion de se doter d'un véritable pouvoir de négociation ».

Moins coloré que le leader innu de Matimekosh–Lac-John, le vice-grand chef du Grand Conseil des Cris du Québec, Ashley Iserhoff, a été chaudement applaudi malgré son appui non équivoque au fameux plan de développement tant critiqué au cours du Forum. Le jeune vice-grand chef a fait appel, au début de son exposé, à la tradition de la chasse et à l’importance du territoire dans la question de l’identité, tout en résumant l’histoire récente qui a mené à la Convention de la Baie James et à la Paix des Braves. Le Grand Conseil des Cris a décidé d’appuyer le Plan Nord parce que le gouvernement répondait aux demandes de la Nation, soit le respect de leurs droits et celui de la notion de développement durable, le développement de leurs structures de gouvernance et le partage des bénéfices du développement. Ils exigeaient également un partenariat avec le Québec, qu’ils auraient obtenu. Le gouvernement a reconnu que cette région était différente des autres puisqu’elle est occupée par la nation crie. Selon Iserhoff, l’entente devant abolir la municipalité de la Baie-James, et son remplacement par le gouvernement régional d’Eeyou Istchee Baie-James, a été déterminante dans leur appui au Plan Nord car, de cette façon, ils obtenaient le partenariat exigé. Une nouvelle ère se présente cependant pour les Cris puisqu’ils auront à administrer, conjointement avec les Jamésiens, l’immense territoire de l’ancienne municipalité de la Baie-James. Ces nouveaux pouvoirs politiques sur une partie importante du territoire du Plan Nord équivalent à ceux d’une municipalité régionale de comté (MRC). Pour les premiers dix ans, il y aura parité entre élus cris et jamésiens, et l'accroissement démographique fera que par la suite les Cris deviendront majoritaires au sein de cette structure conjointe qui a compétence sur environ 80 % du territoire traditionnel cri. Cette nouvelle entente avec le Québec sur la gouvernance fait également que les Cris auront davantage de compétences politiques sur les terres de catégorie II situées à proximité de leurs villages et qui représentent environ 15 % du territoire traditionnel, terres sur lesquelles ils avaient obtenu en 1975 la reconnaissance du droit exclusif de prélèvement de la faune.

Peter Atami, ancien président de la Société Makivik, a également réitéré l’importance du territoire pour son peuple. Le politicien inuit a présenté l’histoire récente de son peuple jusqu’à l’appui des Inuits au Plan Nord, quoique cet appui apparaisse moins enthousiaste que celui de son prédécesseur cri. En effet, le Plan Nord devra être réalisé conjointement avec le Plan Nunavik – qui concerne prioritairement l’amélioration des conditions de vie des Inuits du Nunavik. Telles que formulées présentement dans le Plan Nunavik, les priorités sociales passent avant la question de la gouvernance. Selon Peter Atami, l’industrie doit aussi participer au développement social des communautés. (Le lecteur peut se référer à un article de RAQ qui traite des accords entre les industries et les communautés inuites, soit les « Ententes sur les répercussions et les avantages » [Knotsch et al. 2010]).

D’autre part, Peter Atami a rappelé que depuis 2008 une entente conclue avec le gouvernement fédéral sans la présence du Québec reconnaît des droits de propriété des Inuits sur les nombreuses îles au large du Nunavik. Cette entente peut avoir des incidences importantes sur l’exploitation des ressources du Nord. Les frontières du Québec se terminent aux rives, excluant les eaux et les îles. Le Plan Nord prévoit la construction de ports en eaux profondes qui se trouveront hors des frontières du Québec, en territoire du Nunavut, et sur des « propriétés » des Inuits du Nunavik.

Maggie Emudluk, présidente de l’Administration Kativik, a également insisté, dans son exposé, sur le fait que, pour eux, il n’y aura pas de Plan Nord sans le Plan Nunavik. Celui-ci a été conçu en réaction avec le fait que la voix des Inuits n’a pas été entendue aux deux tables de partenariats auxquelles ils siègent. Et, fait à noter, la consultation auprès de leur population afin d’élaborer le Plan Nunavik n’est pas terminée : le Plan Nord ne sera accepté que s'il appuie les sept priorités de leur Plan, qui portent sur les questions du logement et du coût de la vie, sur les services essentiels et de santé, sur l’éducation, les services de la protection de l’enfance et de la jeunesse et, finalement, l’autogouvernance. Selon la présidente, outre la construction de trois cents logements sociaux et de deux cents maisons, rien n'a encore été fait touchant les priorités du Plan Nunavik, condition essentielle désormais à leur appui au Plan Nord[1].

Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL), a critiqué vertement la politique du gouvernement Charest mettant de l’avant le Plan Nord, tout en précisant que les positions des nations autochtones varient. Il a dénoncé le fait que certaines nations sont favorisées à cause de l’histoire récente qui les a rendues « conventionnées », soit détentrices d’ententes qui leur donnent une meilleure position de négociation dans le processus de consultation et pour tirer certains bénéfices du Plan Nord. « Les Innus n’ont pas moins de droits qu’avaient les Cris au moment de la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois », déclare Picard. Ainsi, outre les Algonquins et les Attikameks, sept communautés innues ne siègent pas à la table des partenaires et sont exclues des consultations sur ce plan de développement. « Charest subit la Paix des Braves »… « Il a fallu deux braves pour faire la Paix des Braves », continue-t-il, insinuant encore une fois l’absence de volonté politique du gouvernement pour inclure l’ensemble des autochtones concernés. « Nous sommes en régression quant à la reconnaissance de nos droits », a-t-il affirmé.

Fait à noter, le grand chef Picard a aussi illustré la nature du litige qui oppose son organisation au gouvernement du Québec quant à l’obligation de consultation et d’accommodement. À la suite de jugements de la Cour suprême établissant encore plus clairement cette obligation, le Québec a rédigé en 2006 un guide intérimaire de consultation qui a été mis à jour en 2008. N’ayant pas obtenu l’accord des Premières Nations depuis tout ce temps, le Guide devient, ironise Ghislain Picard, de moins en moins intérimaire… Afin d’en arriver à une entente, l’APNQL avait proposé un protocole de consultation qui faisait que les modalités de cette consultation obligatoire n’auraient pas été « imposées à l’Autre ». Leurs propositions présentaient un compromis qui se situait à « mi-chemin » avec celles du gouvernement, mais elles ont été rejetées sous prétexte que l’APNQL demandait un véritable droit de veto – ce que nie l’APNQL. Le gouvernement a refusé de rédiger officiellement sa position, selon laquelle le compromis proposé par l’APNQL constituerait un droit de véto sur tous les développements.

Ainsi, pour résumer la position de Ghislain Picard, il n’y a aucune volonté politique à cet égard du côté du gouvernement Charest. Le Plan Nord : c’est sa « campagne électorale ».

[10 juin 2012]