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On écrit l’Histoire de France comme on fait un compliment à l’Académie française, on cherche à arranger ses mots de façon qu’ils ne puissent choquer personne.

 

Voltaire à Marie de Vichy de Chamrond, marquise du Deffand, 20 juin 1764.

Vissière et Vissière 1987 : 155

J’aime bien ce que vous dites sur nos historiens ; qu’est-ce que l’Histoire, si elle n’a pas l’air de la plus grande vérité ? Mais quoique l’esprit philosophique soit bon à tout et partout, je n’aime pas qu’on le fasse trop sentir dans l’Histoire ; cela peut rendre les faits suspects et faire penser que l’historien les ajuste à ses systèmes.

 

Marie de Vichy de Chamrond, marquise du Deffand, à Voltaire, 25 juin 1764.

ibid. : 157

Au vie siècle avant notre ère, inquiété par les Perses dont l’empire allait croissant, le roi Crésus de Lydie entreprit de consulter les oracles de Delphes et d’Amphiaraüs afin de savoir s’il devait ou non marcher contre l’ennemi. Hérodote rapporte (Livre I ; LIII) que les deux oracles « s'accordèrent dans leurs réponses. Ils prédirent l'un et l'autre à ce prince que, s'il entreprenait la guerre contre les Perses, il détruirait un grand empire… » Fort de cette promesse, le roi de Lydie prend les armes, franchit la rivière Halys, frontière entre le royaume de Cyrus et le sien, et s’enfonce en territoire perse. Conformément à la prophétie, un grand empire fut détruit. À cette nuance près, toutefois, que ce fut celui de Crésus, roi de Lydie.

Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 prescrit que « les droits existants — ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés ». En 1990, dans la toute première décision relative à cette disposition, la Cour suprême a qualifié cette dernière de « promesse faite aux peuples autochtones du Canada » (Sparrow [1990] : 1082). Coulée dans l’abstraction typique des formulations constitutionnelles, cette promesse n’a pris chair qu’une fois interprétée par les pontifes du droit : juristes de tout acabit (avocats et professeurs) ainsi que, tout particulièrement, les tribunaux.

Les espoirs fondés sur cette promesse ont-ils été déçus ? Il n’entre pas dans mon intention d’examiner cette question en détail. Je me contenterai simplement de montrer combien il est difficile de fixer le sens de cette expression oraculaire. Mais, au-delà de l’interprétation donnée au paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, j’entends m’intéresser, de manière plus générale, aux caractéristiques les plus saillantes du problème de la saisie, par le droit — et le droit constitutionnel en particulier — de ce qu’on pourrait appeler, de manière générique, la réalité autochtone.

Premièrement, lorsqu’on parle de « droit autochtone », de quoi parle-t-on au juste ? Des normes produites, interprétées et appliquées par les organes étatiques ? Ou des normes produites par les autochtones eux-mêmes ? En lien avec cette première question, doit-on parler d’un droit ou, au contraire, de droits ? La normativité applicable aux autochtones est-elle, ou encore, doit-elle être plurielle ou unique ? C’est également au cours de la première section que je décrirai brièvement l’approche culturaliste – ou identitaire – adoptée par la Cour suprême pour définir les droits ancestraux des peuples autochtones. Deuxièmement, pour bien saisir le rôle joué par le droit, et particulièrement le droit constitutionnel, en matière autochtone, il m’apparaît essentiel de souligner la place hégémonique reconnue aux « droits constitutionnels » dans nos sociétés modernes et, par voie de conséquence, le risque de fondamentalisation des prétentions autochtones qui peut en découler. Enfin, je terminerai cet exposé en soulignant qu’entre autres conséquences l’approche culturaliste a pour effet d’occulter le fait que le droit a pour vocation d’exprimer et de contrôler le pouvoir, un pouvoir qui, il faut le souligner, n’est pas uniquement l’apanage de l’État.

Droit, droit étatique et droit autochtone

Dans notre monde, le mot « droit » évoque automatiquement l’ordre juridique étatique, c’est-à-dire non seulement les normes contraignantes élaborées par les organes de l’État que sont les assemblées législatives, les tribunaux et l’administration publique, mais également les agents de l’État appelés à en assurer l’application et le respect (par exemple, les corps de police). Les tribunaux, bien qu’investis du pouvoir de créer le droit (caractéristique distinctive des systèmes de common law dont fait partie le Canada – et le Québec pour ce qui est de son droit public), ont cependant pour tâche principale d’interpréter les normes édictées par les pouvoirs législatif et exécutif.

Il est juste d’affirmer que le droit étatique occupe la première place dans la hiérarchie formelle des normes juridiques. En d’autres mots, si, par exemple, on oppose un usage populaire (une coutume locale par exemple) à une norme législative, un tribunal n’aura d’autre choix que de faire prévaloir la deuxième sur le premier. C’est ainsi que, lorsqu’on parle de « droit des autochtones » dans les cercles juridiques, on désigne généralement ce droit produit et interprété par les organes de l’État et visant les Indiens, les Inuits et les Métis. Bien sûr, au coeur de ce faisceau de normes, on trouve la Loi fédérale sur les Indiens, laquelle ne vise que ces derniers et non les Inuits ou les Métis. Cette loi, malgré les modifications qu’elle a subies au cours du xxe siècle, régule encore la vie des Indiens, du moins ceux qui résident dans la réserve, du berceau au tombeau.

Il faut noter que, dans un régime fédéral comme le nôtre, le droit étatique peut lui-même être pluriel, en ce sens que les peuples autochtones peuvent être assujettis tout autant à des normes fédérales qu’à des normes provinciales.

Cela dit, coexiste avec l’ordre juridique étatique un ensemble d’ordres juridiques qui, sans être formellement reconnus par l’État, n’en sont pas moins légitimes aux yeux de ceux qui y adhèrent. Est légitime ici l’ordre juridique auquel un groupe de personnes acceptent de se plier. J’entends par « ordre juridique » une entité composée non seulement de normes contraignantes, mais aussi, et surtout, des institutions qui les produisent, les interprètent et en assurent le respect (par exemple, les églises, les écoles, les associations en tout genre, etc.). Pour reprendre l’exemple cité plus haut, un usage populaire peut traduire l’existence d’un ordre juridique.

Envisagée dans cette perspective, on constate que la normativité relative aux autochtones n’est plus confinée au seul droit étatique. Plusieurs bandes indiennes ont ainsi développé, en marge de la Loi sur les Indiens, des normes foncières applicables sur le territoire de leur réserve (Flanagan et Alcantara 2004). Dépourvues de toute validité au regard du droit étatique, ces règles sont toutefois mises en oeuvre par les institutions de la bande et respectées par ses membres.

En somme, la pluralité des ordres juridiques au sein desquels évoluent les autochtones du Canada atteste le fait que l’État ne monopolise pas tout l’espace juridique. Il en résulte un phénomène d’internormativité, concept qui désigne les rapports de complémentarité et d’interdépendance ou, au contraire, d’antagonisme qui peuvent exister entre des ordres juridiques autonomes. Il faut également souligner que les normes élaborées au sein d’un ordre juridique donné peuvent fort bien s’inspirer en partie des règles forgées dans un autre ordre juridique (Pommersheim 1997 ; Richland 2008 et Austin 2009).

Grosso modo, sous réserve de ce qui suit au sujet des droits ancestraux et des droits issus de traités, les normes juridiques d’origine autochtone, si tant est qu’elles existent, ne bénéficient d’aucun statut en droit étatique à moins d’être homologuées par le droit étatique lui-même[1]. Elles sont tout au plus tolérées par l’État, ce qui ne diminue en rien leur légitimité aux yeux des premiers intéressés, soit les membres des bandes autochtones qui les adoptent.

C’est ici qu’il importe de souligner l’importance de la constitutionnalisation des droits ancestraux et issus de traités aux termes du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Dans l’ordre du droit étatique, les règles constitutionnelles trônent au faîte de la hiérarchie normative. Et, conformément au principe du constitutionnalisme, toute norme contraire à la Constitution peut être invalidée par l’instance judiciaire compétente. En conséquence, si démonstration est faite d’un droit ancestral, d’un titre aborigène ou d’un droit issu de traité, toute loi – fédérale ou provinciale – qui y porte atteinte devra, sous peine d’invalidation, satisfaire à un test de justification (Sparrow [1990] ; Gladstone [1996] ; Badger [1996] ; Delgamuukw [1997], Marshall 1 [1999] et Marshall 2 [1999]). On comprend mieux maintenant tout l’enjeu que constituent, pour les groupes autochtones comme pour l’État, la définition et donc la portée données par les tribunaux à cette « promesse » que représente le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

En ce qui concerne les traités – anciens ou modernes –, ils sont fondés sur l’accord des parties signataires, et plus spécifiquement, sur leur « intention commune » au moment de la signature (Sioui [1990]). Les litiges impliquant les traités portent donc généralement sur l’interprétation adéquate qu’il faut donner à ceux-ci. Cette démarche, là où les traités anciens sont concernés, exige souvent des tribunaux qu’ils s’écartent du texte même des traités, ceux-ci étant tout à la fois laconiques et rédigés uniquement en langue anglaise ou française. Cette rédaction, monopolisée par les représentants français, anglais ou canadiens, introduit un biais qui prive les tribunaux d’un accès à la volonté véritable exprimée par les parties autochtones. Pour pallier cette difficulté, les tribunaux ont donc autorisé le recours à la tradition orale autochtone, mais également, à la preuve dite « extrinsèque », c’est-à-dire la preuve historique, anthropologique, archéologique, ethnolinguistique, géologique, et j’en passe[2].

Les droits ancestraux, pour leur part, ne sont pas moins complexes à appréhender que ne le sont les droits issus de traités. Creuset de tous les espoirs, certains ont vu dans le paragraphe 35(1) le filin au bout duquel pourrait se balancer un droit générique à l’autonomie gouvernementale. Ce droit est souvent qualifié d’inhérent en ce qu’il ne tirerait pas son existence de la Constitution, le rôle de celle-ci étant confiné à le « reconnaître » et à le « confirmer » au sens du libellé du paragraphe 35(1). L’« inhérence » de ce droit tire sa source du fait qu’antérieurement à l’arrivée des Européens et même après, les peuples autochtones étaient titulaires d’une pleine autonomie politique, autrement dit, d’une pleine souveraineté. Ainsi armés, les groupes autochtones (l’identité des titulaires de cet éventuel droit demeure controversée – sont-ce les petites collectivités locales ou les nations reconstituées ? [Trudel 2009]) seraient présumés investis d’un pouvoir législatif, sinon même constituant, auquel les lois provinciales et fédérales ne pourraient porter atteinte sans justification. Nulle preuve du droit de ces groupes autochtones d’édicter des normes ne serait plus nécessaire.

Cette interprétation s’apparente à la doctrine des droits ancestraux telle qu’elle a été élaborée par les tribunaux étatsuniens (Leclair 2012a). Dans deux décisions fondatrices (Cherokee Nation [1831] et Worcester [1832]), le juge en chef Marshall a reconnu aux tribus autochtones américaines le statut de « nations internes dépendantes » (domestic dependant nations[3]). Celles-ci, a-t-il conclu, n’avaient pas été dépouillées de leurs droits territoriaux du seul fait de la « découverte » de leur territoire par un État européen. De surcroît, en ce qui concerne leur droit à l’autonomie politique, le juge en chef Marshall était d’avis que les nombreux traités signés par les Autochtones avec la Grande-Bretagne et, par la suite, avec les États-Unis, faisaient foi de l’existence de ce pouvoir. Tous ces traités, affirma-t-il, « traitent les différentes nations indiennes comme des communautés politiques distinctes [distinct political communities], délimitées par des frontières, à l’intérieur desquelles leur autorité est exclusive… » (Worcester [1832] : 557, ma traduction[4]).

La Cour suprême a cependant refusé, jusqu’à présent, de faire du paragraphe 35(1) l’ostensoir d’un droit générique à l’autonomie gouvernementale autochtone (Pamajewon [1996] ; Delgamuukw [1997] : par. 170-171). La Cour, on le devine aisément, craint, en agissant de la sorte, de reconnaître le statut de troisième ordre de gouvernement à ce qui pourrait être une myriade de communautés autochtones. Une autre raison peut expliquer la réticence de la Cour suprême à embrasser l’approche américaine. Aux États-Unis, les droits ancestraux et issus de traité ne sont pas constitutionnalisés. Le gouvernement fédéral américain peut donc limiter à sa guise, et sans avoir à se justifier de quelque manière que ce soit, la souveraineté limitée reconnue aux tribus indiennes. En effet, il est investi d’un pouvoir plénier sur tout ce qui touche l’existence individuelle et collective des autochtones (United States v. Kagama [1886] : 379). Il n’en va pas de même au Canada. Comme je l’ai souligné plus haut, toute atteinte à un droit ancestral ou un titre aborigène doit, en raison du paragraphe 35(1), satisfaire à un test de justification.

Dédaignant la reconnaissance d’une souveraineté politique limitée aux groupes autochtones, les tribunaux canadiens ont plutôt emprunté le sentier infiniment plus tortueux de l’approche identitaire. Seules pourront être élevées au statut de droits ancestraux, les pratiques qui faisaient partie intégrante de la culture distinctive du groupe autochtone revendicateur, avant son contact avec les Européens. Seront réputées faire « partie intégrante de la culture distinctive » les pratiques qui étaient intimement liées « au mode de vie de ces sociétés autochtones » (Sappier et Gray [2006]). Le fardeau incombe donc au groupe autochtone revendicateur de faire la démonstration de ce qui, pour dire les choses simplement, était culturellement fondamental à son existence avant le contact avec les Européens. Une fois encore, on l’aura deviné, pareille démonstration requiert l’intervention d’experts issus des sciences sociales (historiens et anthropologues) et le témoignage d’aînés bien au fait de la tradition orale autochtone. Autrement dit, le droit étatique ne se suffit plus à lui-même. Il se doit d’embrigader les disciplines exogènes au droit (Morin 2003 ; Leclair 2005[5]).

La démonstration d’un titre aborigène, par opposition à un simple droit ancestral, n’échappe pas, elle non plus, au piège identitaire. Alors que les droits ancestraux garantissent le droit de pratiquer des activités telles que la chasse ou la pêche, le titre, quant à lui, confère un droit plus étendu, soit le droit exclusif d’utiliser et d’occuper le territoire revendiqué. Bref, c’est un droit au territoire lui-même que garantit la reconnaissance d’un titre (Delgamuukw [1997] : par. 138). Le groupe qui parvient à faire la démonstration d’un tel titre est donc en mesure d’y exercer des activités tout à fait modernes comme l’exploitation des ressources naturelles (pétrole et hydro-électricité, par exemple) (ibid. : par. 111 et 132). Cependant, même si les activités auxquelles peuvent se livrer les groupes qui revendiquent avec succès un tel titre ne sont pas limitées aux pratiques exercées antérieurement au contact avec les Européens, elles ne peuvent enfreindre la « limite intrinsèque » suivante : elles « ne doivent pas être incompatibles avec la nature de l’attachement qu’a le groupe concerné pour le territoire visé et qui constitue le fondement de son titre aborigène sur ce territoire » (ibid. : par. 111). Cette « incompatibilité » suppose bien sûr la démonstration de ce qu’est « la nature de cet attachement », démonstration qui passera par une preuve de ce qui était culturellement fondamental pour le groupe revendicateur. Ajoutons à cela que la preuve du titre requiert du groupe demandeur qu’il fasse la démonstration d’un contrôle exclusif du territoire revendiqué, et ce, au moment où la Couronne a affirmé sa souveraineté sur ces terres. Or, l’exclusivité du contrôle requiert qu’on examine le mode de vie particulier, et donc la culture, du groupe revendicateur. À nouveau, le droit étatique fait appel à la définition de l’identité culturelle autochtone[6].

Il est important de préciser que, consciente de la difficulté soulevée par cette démarche essentialiste, la Cour encourage aujourd’hui les États fédéral et provinciaux à consulter et accommoder les groupes autochtones dès qu’une atteinte potentielle à un droit ancestral ou issu de traité est constatée (Nation Haïda [2004] ; Taku River [2004] ; Mikisew [2005] et Rio Tinto [2010]). Elle privilégie donc la négociation politique plutôt que la confrontation judiciaire. Néanmoins, comme elle le souligne elle-même, « [p]our faciliter cette détermination [d’une atteinte potentielle], les demandeurs devraient exposer clairement leurs revendications, en insistant sur la portée et la nature des droits ancestraux qu’ils revendiquent ainsi que sur les violations qu’ils allèguent » (Nation Haïda [2004] : par. 36). Autrement dit, c’est à l’aune des définitions essentialistes énoncées plus haut que seront mesurées la gravité de l’atteinte et l’étendue des accommodements nécessaires.

L’approche culturaliste ou identitaire décrite plus haut oblige donc les juristes à déplacer leur regard vers des sciences sociales dont la vocation principale est de décrire ce qui est ou était, et non de prescrire ce qui devrait être ou ce qui aurait dû être. La section suivante sera consacrée aux problèmes soulevés par cet écartèlement du droit entre les deux pôles que sont sa dimension axiologique et son nécessaire enracinement dans le réel.

Le problème de la fondamentalisation des revendications autochtones par le droit

Le droit, cela va de soi, est une entreprise normative, c’est-à-dire qu’il vise à prescrire le respect de certaines valeurs, de certains principes axiologiques. En droit constitutionnel, ces principes, souvent fort abstraits et partagés par plusieurs États, sont cependant toujours déployés et développés dans un contexte national donné. Le principe de la séparation des pouvoirs ou le principe démocratique, par exemple, épousent des formes diverses selon les contextes. Je note en passant que ce n’est pas nier l’universel que de reconnaître qu’il puisse s’incarner dans le local. L’universel n’a rien à voir avec l’uniforme.

Les principes axiologiques sont donc médiatisés par le contexte. Mais le rapport du droit avec la réalité empirique ne s’arrête bien sûr pas là. Ainsi, soulignons, par exemple, qu’une norme juridique sera légitime dans la mesure où les membres d’une communauté acceptent de se plier à la discipline qu’elle impose. Le droit se doit donc de traduire la réalité, ne fût-ce qu’imparfaitement ou partiellement, s’il ne veut pas être ignoré par la population.

Le problème posé par les droits ancestraux consiste en ce que le principe identitaire qui en constitue l’essence ne se prête pas, comme le concept de liberté, d’égalité, de primauté du droit ou encore de démocratie (pour n’en nommer que quelques-uns), à une analyse qui, pour l’essentiel, se situe sur le strict plan axiologique. Le principe identitaire adopté par la Cour suprême commande la définition de ce qui fait la « différence » autochtone (Van der Peet [1996] : par. 18-20). Il y a donc ici renvoi direct à une réalité tangible.

Si la Cour avait préconisé une définition plus politique de cette différence, en reconnaissant, comme aux États-Unis par exemple, à certains groupes autochtones un pouvoir législatif limité à des domaines d’intervention bien identifiés, le tracé des frontières entre pouvoirs autochtones et non autochtones aurait été nettement plus facile à réaliser. Il va de soi que cet exercice aurait lui aussi comporté sa part de difficulté, mais il s’agit là d’un type de délimitation que les tribunaux sont accoutumés à faire. Pensons, par exemple, à tout le contentieux développé depuis 1867 en matière de partage des compétences législatives entre le Parlement fédéral et les assemblées législatives provinciales. D’aucuns argueront que les juges sont quotidiennement appelés à juger des faits et que l’approche culturaliste n’est rien de plus qu’une extension de ce devoir d’analyse de la preuve factuelle. Il faut tout de même admettre qu’un gouffre sépare l’analyse des faits aux fins de découvrir l’intention coupable d’une personne par exemple, de celle qui a pour objectif de fixer la quintessence existentielle de toute une communauté (Gaudreault-Desbiens 2009 : 572-573).

Ce renvoi à une réalité concrète pose également le problème du recours aux disciplines exogènes au droit évoqué plus haut. En effet, une fois la protection de l’identité culturelle autochtone élevée au rang de principe constitutionnel, encore faut-il lui donner un contenu concret. Or, attendu que l’expression « droit ancestral » n’est qu’une enveloppe à contenu variable, les parties gouvernementales et autochtones ont tout intérêt à y mettre ce qu’elles veulent bien y voir. C’est alors qu’intervient la mobilisation des sciences exogènes au droit, c’est-à-dire l’histoire, l’anthropologie et l’archéologie pour n’en nommer que quelques-unes.

Je ne mentionnerai qu’une des multiples difficultés soulevées par ce recours aux disciplines exogènes au droit (voir Leclair 2009b). En faisant appel à celles-ci pour trouver des réponses définitives aux litiges auxquels ils sont confrontés, les tribunaux présument souvent d’une unanimité théorique et épistémologique au sein de ces champs disciplinaires, ce qui, bien sûr, n’est absolument pas le cas. Pierre Gaxotte et Albert Soboul n’ont pas le même point de vue sur la Révolution française, tout comme Thomas Chapais ne partageait pas le point de vue de Lionel Groulx sur les conséquences de la Conquête britannique de 1760. Ce type de débats et d’opposition est également monnaie courante dans les cercles d’anthropologues et d’historiens spécialistes de la question autochtone. Les tribunaux sont généralement ignorants des débats méthodologiques qui déchirent les sciences qu’ils invoquent. Ils ont même parfois la naïveté de penser qu’il leur est possible de prendre connaissance d’office de l’histoire (Sioui [1990] : 1050[7]).

De plus, la constitutionnalisation de l’identité autochtone ouvre la porte à la fondamentalisation des revendications autochtones. Comme la dynamique des conflits de droits épouse la forme d’un jeu à somme nulle (je gagne–tu perds), et comme, dans cette dynamique, la partie autochtone est seule titulaire d’un « droit » que l’État doit donc se garder d’enfreindre – à moins de pouvoir se justifier –, la partie autochtone a tout intérêt à étendre la portée de cette « identité autochtone » et à durcir – à fondamentaliser – ses prétentions de manière radicale. Un point de vue est fondamentalisé lorsqu’un marqueur identitaire parmi d’autres (par exemple, la souveraineté inhérente des peuples autochtones, ou encore la préférence donnée à la communauté dans les institutions de gouvernance autochtone) est hissé au rang d’absolue vérité, de réalité incontestable. Bref, lorsque ce marqueur est sacralisé, c’est-à-dire présenté comme un point d’appui absolu de l’identité autochtone. Semblable approche encourage les distinctions binaires, du genre : l’eau d’un côté, l’huile au-dessus d’elle ; plus spécifiquement, l’identité autochtone d’un côté, l’identité non autochtone de l’autre[8].

Cette fondamentalisation est également rendue possible en raison de la place hégémonique occupée par cette idéologie « des droits » dans notre société. Dans un univers désenchanté comme le nôtre, les droits de la personne se sont progressivement substitués aux définitions historiques de l’appartenance politique, favorisés en cela par le scepticisme ambiant à l’égard du politique en général (Gauchet 2007). Cette récusation de la capacité de l’État à pouvoir se prétendre le point d’attache d’une communauté politique nationale est également la conséquence du triomphe de l’« authenticité » comme marqueur social, c’est-à-dire ce droit d’être toujours plus semblable à soi-même (Schnapper 2002). En effet, la soif de transcendance des êtres humains s’est déplacée du champ politique vers le champ identitaire. En somme, dans un monde moderne où la transcendance religieuse et politique ne satisfait plus à la demande d’absolu des êtres humains, les droits subjectifs apparaissent bien souvent comme un nouveau vecteur du sacré (Leclair 2009a), ce dernier se confondant aujourd’hui avec la notion d’authenticité.

Enfin, rappelons que, une fois établi, un droit ancestral bénéficie du support de l’État qui peut en assurer la sanction par l’entremise de ses tribunaux. À ce titre, les normes constitutionnelles que constituent les droits ancestraux deviennent non seulement des leviers juridiques d’importance, mais elles font également office d’« armes symboliques » (Bourdieu 1986 : 9), car elles constituent ce que Bourdieu appelle des « actes de nomination ou d’institution » (ibid. : 13[9]) ; des « actes magiques qui réussissent, dit-il, parce qu’ils sont en mesure de se faire reconnaître universellement, donc d’obtenir que nul ne puisse refuser ou ignorer le point de vue, la vision, qu’[ils] imposent » (ibid. : 13).

Enfin, cette fondamentalisation de l’authenticité autochtone est facilitée par le relativisme, posture intellectuelle qu’il est de bon ton d’adopter aujourd’hui (Leclair 2009b). J’entends par relativisme toute théorie selon laquelle la vérité ou la fausseté d’une proposition est relative à l’individu ou au groupe qui la professe ou la renie. Ainsi, aux termes du relativisme axiologique, les valeurs ne seraient plus tributaires d’un acte de volonté, elles seraient plutôt « données » par le milieu. La frénésie déconstructiviste qui accompagne souvent la pensée relativiste rend particulièrement difficile le dialogue entre les cultures. Renvoyés tous autant que nous sommes à notre singularité radicale, personne ne reconnaît plus d’instruments de mesure un tant soit peu « objectifs » – un mot qui, aujourd’hui, a bien mauvaise presse – qui puissent départager les opinions des uns et des autres. Le droit d’être authentique nous renvoie ainsi, tous autant que nous sommes – individus et collectivités –, à ce qui nous sépare bien plus qu’à ce qui nous unit.

Une fois jumelé à la sacralisation de l’authenticité par le droit évoquée plus haut, ce relativisme ouvre toute grande la porte aux vendeurs de prêt-à-porter identitaire qui opèrent selon une éthique de conviction indifférente aux conséquences des actions proposées, et non selon une éthique de responsabilité qui, quant à elle, porte le revendicateur de droits à réfléchir non seulement aux conséquences de ce qu’il propose, mais également aux fondements empiriques de ses prétentions normatives.

Un vice commun affecte l’approche culturaliste de la Cour suprême et les théories relativistes de ceux qui, comme elle, brandissent le glaive identitaire : elles envisagent toutes l’authenticité culturelle autochtone comme un substrat irréfutable et inaltérable. Comme le souligne Manuhuia Barcham, ces approches essentialistes sont fondées sur une présomption selon laquelle

les entités (qu’elles soient concrètes ou abstraites, monistes ou plurielles) existent en un essentialisme anhistorique où la réalité est télescopée en un éternel présent, de sorte que ce qui est maintenant est identique à ce qui était, lequel en retour est identique à ce qui sera, excluant de la sorte toute possibilité de penser les notions de transformation sociale et de changement. ».

2000 : 138 ; ma traduction[10]

Enfin, et ce sera l’objet de la dernière section, une des très grandes difficultés soulevées par les approches identitaires, de quelque nature qu’elles soient, provient de leur tendance à occulter le fait que le droit est à la fois source de pouvoir et mécanisme de contrôle de ce dernier.

Le droit et le pouvoir

En institutionnalisant la différence autochtone sous forme de « droits ancestraux », la Constitution a eu pour effet, à tout le moins sur le plan symbolique, de confier aux autochtones le rôle enviable de titulaires de « droits », et à l’État le rôle beaucoup moins flatteur de « liberticide ». Les droits ancestraux sont donc conçus comme « un bouclier contre les lois non autochtones » (Mitchell [2001] : par. 118). Ainsi, non seulement les rapports entre les peuples autochtones et l’État sont-ils envisagés sous un registre antagonique, mais une seule entité est perçue comme titulaire de pouvoir : l’État. Et, dans cette perspective, le pouvoir est perçu de manière négative.

Toutefois, quand on y regarde de plus près, dans les litiges opposant peuples autochtones et État, ce n’est pas véritablement un « droit » autochtone, au sens d’une liberté, qui est en jeu. Le conflit qui oppose un groupe autochtone au gouvernement fédéral ou à un gouvernement provincial est avant tout un conflit de pouvoir, ce terme étant entendu comme la capacité pour une autorité politique d'imposer sa volonté aux citoyens et, par conséquent, de contraindre les dissidents. En effet, les peuples autochtones ne revendiquent pas uniquement, comme le ferait un individu, une forme de liberté à l'encontre d'une intervention étatique. Ce qu'ils revendiquent, c’est une autorité politique concurrente, sinon exclusive, sur des personnes que l'État canadien entend également assujettir à sa propre autorité. Les droits ancestraux sont des droits collectifs qui accordent au groupe titulaire le pouvoir de choisir qui, comment et à quel moment ils doivent être exercés. Ils ne garantissent pas simplement une sphère d’autonomie à l’encontre de contraintes externes.

En lien avec ce premier point, on constate que les discussions de nature juridique relatives aux droits ancestraux s’intéressent presque exclusivement à la question de la portée de ces derniers ou de ce qui en justifie l’existence sur le plan théorique. On s’interroge, par exemple, sur la question de savoir si ces droits se fondent sur l’occupation antérieure du territoire canadien par les peuples autochtones, ou encore sur le droit inhérent de ceux-ci à l’autonomie gouvernementale (Van der Peet [1996] ; Pamajewon [1996] ; Delgamuukw [1997] ; Mitchell [2001]). On cherche à déterminer si ces droits investissent ou non les autochtones de droits de nature commerciale (Gladstone [1996]). Toutefois, lorsqu’on s’interroge sur les limites potentielles à l’exercice de ces droits, les limites envisagées sont généralement celles qu’impose l’État. Les sociétés autochtones, nous assure-t-on, bien qu’hostiles à la conception « occidentale » des droits individuels, sont dotées des mécanismes requis pour éviter l’oppression des minorités internes[11].

Pour éviter d’être mal compris, je tiens à faire une importante mise au point. Plutôt que d’aborder la gouvernance autochtone en termes de « droits », de « nation » ou de « souveraineté », je suis d’avis qu’il serait plus approprié et plus juste de mettre l’accent sur la nature des relations qu’ont entretenues les peuples autochtones avec les Eurocanadiens (Leclair 2012b ; Schouls 2003 ; Panagos 2008). De ce point de vue, ce qui explique la place particulière des premiers dans l’ordre politique canadien, et ce qui justifie de les envisager comme acteurs constitutionnels, c’est leur assujettissement, mais surtout leur résistance forcenée, à une politique impérialiste britannique puis canadienne. « Politique impérialiste » étant entendu ici comme la décision concertée et délibérée d’un État de soumettre un autre peuple, selon un plan méthodique de conquête, à une complète domination politique et économique. Le mot « impérialisme » fait souvent l’objet d’un emploi abusif, mais, en ce qui concerne les peuples autochtones, il n’y a pas lieu d’hésiter à y recourir.

Cette dynamique impérialiste a engendré un type particulier de rapports entre les peuples autochtones et l’État canadien. Rapports qui, chose essentielle, n’ont pas simplement un intérêt historique puisqu’ils se poursuivent encore aujourd’hui. Que ce soit avant ou après l’avènement des lois sur les Indiens au milieu du xixe siècle, les autochtones n’ont jamais été considérés, à l’occasion de l’élaboration des politiques les concernant, comme de simples individus-sujets ou individus-citoyens. Depuis toujours, les autochtones ont été perçus comme des acteurs politiques collectifs – de seconde zone à partir du milieu du xixe siècle, j’en conviens, mais collectifs tout de même. L’État, hier et aujourd’hui, a donc lui-même contribué à maintenir les peuples autochtones, en tant que collectivités, en marge de l’univers eurocanadien. Cette mise à l’écart des peuples autochtones par l’État, tout autant que la résistance opposée par ces derniers à la politique d’assimilation, a induit des comportements et des attentes avec lesquels on ne peut rompre brusquement sans dommage. La politique étatique de marginalisation, conjuguée à la résistance féroce des autochtones eux-mêmes, explique donc qu’encore aujourd’hui il faille compter, dans l’espace politique canadien, avec des communautés politiques autochtones. Il ne fait donc aucun doute à mes yeux que la concrétisation de l’autonomie politique autochtone requerra non seulement la reconnaissance de la normativité autochtone, mais également l’établissement de tribunaux autochtones appelés à en assurer la mise en oeuvre.

Toutefois, même si je suis d’avis qu’il est nécessaire et juste de reconnaître un statut politique aux nations autochtones, cela ne m’empêche pas de conclure que, quoi qu’on en dise, c’est de pouvoir qu’il est question en matière de revendications autochtones. Et si l’on définit le pouvoir comme la capacité de contrôler le comportement des autres, il va de soi qu’il ne loge plus uniquement dans le giron de l’État à partir du moment où les groupes autochtones sont investis d’une autonomie politique. La réalité brutale est la suivante : le pouvoir existe aussi au sein des communautés autochtones. Or, le danger de l’approche culturaliste, c’est qu’elle peut amener certaines personnes à soutenir que la protection des droits individuels est une affaire d’Occidentaux, un préjugé culturel qu’il faut se garder d’imposer aux autochtones. Elle cultive l’idée que les autochtones pataugent tous dans un grand océan d’unanimité quand vient le temps de s’opposer à toute forme de modernité juridique. La professeure d’origine crie Val Napoleon décrit éloquemment de quelle manière certaines conceptions romantiques de l’Autochtone – ontologiquement communautarien et génétiquement programmé pour être juste – a pour conséquences de gommer l’existence des relations de pouvoirs au sein des communautés et de délégitimer toute tentative de les révéler au grand jour (2009 : 233-234, ma traduction) :

Il existe un discours à propos de l’éventuelle autonomie autochtone au Canada – selon lequel tout ira bien une fois l'autonomie établie. Ce mantra inclut en outre des refrains sur la souveraineté, l'autodétermination, le retour à la culture et à la tradition, la spiritualité, et la restauration de l’équilibre et de l'harmonie qui prévalaient avant le contact avec les Européens. Dans ce monde à venir, les peuples autochtones retrouveront leur ancien état de communion et d'unité avec le Créateur. Hommes et femmes rempliront de nouveau leur rôle traditionnel respectif (généralement  idéalisé) conformément à leurs moeurs culturelles. Mieux encore, ces communautés autochtones, désarticulées par la colonisation, redeviendront des endroits où les générations à venir pourront être élevées dans l'ordre, la sécurité et la paix.

Étant donné cet avenir imaginé, nul besoin n’existe de se préoccuper des problèmes affectant les femmes ou des problèmes de violence, le sexisme et la violence faite aux femmes étant simplement des conséquences de la colonisation, des écoles résidentielles, et de la perte de la culture. Si, avec le retour de l'autonomie, le sexisme et la violence qui l'accompagne disparaîtront d'eux-mêmes, pourquoi s'inquiéter de la discrimination fondée sur le sexe ou l’orientation sexuelle ? En réalité, soulever le spectre du sexisme au sein des groupes autochtones est souvent considéré comme une trahison des peuples autochtones. Prétendre que le sexisme et les déséquilibres de pouvoir sont des problèmes, c'est en réalité empêcher la réalisation d'un monde d'autonomie et d'autodétermination. Pire encore, se préoccuper du sexisme dans les sociétés  autochtones contemporaines, c'est avoir été la dupe du féminisme des femmes blanches, autre forme de colonisation[12].

Les autochtones, on ne sera pas surpris de l’apprendre, ne sont donc pas indifférents aux questions liées à l’abus de pouvoir. En outre, si l’on pousse un peu plus loin l’investigation, on constate que la notion d’« individualité » – et non d’individualisme – n’était pas étrangère aux cultures traditionnelles autochtones (Lévesque et al. 2000 ; Lévesque 2007). Quant aux autochtones contemporains, non seulement invoquent-ils régulièrement les droits individuels reconnus par la Charte canadienne des droits et libertés (Otis 2004), mais ils le font souvent pour établir des rapports de pouvoir plus équitables au sein même de leurs communautés (Schouls 2003). Ainsi, la Charte a été invoquée afin de faire reconnaître aux Indiens non résidants le droit de voter aux élections du conseil de bande (Corbiere [1999]). Elle a également été utilisée afin de permettre l’inscription, au Registre des Indiens, des petits-enfants des femmes indiennes qui avaient été injustement dépouillées de leur statut d’Indienne du fait de leur mariage à un non-Indien (McIvor [2007] et [2009]). Enfin, certaines Premières Nations n’ont pas hésité à donner à leurs coutumes traditionnelles une interprétation conforme aux principes d’égalité entre les sexes (Harpe [2006]).

Autrement dit, de ce qui précède il faut conclure que, dans une démocratie libérale, le juriste ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la capacité du droit à poser des bornes au pouvoir, et ce, quel qu’en soit le titulaire. Il se doit également de garder en mémoire cette réflexion de Benjamin Constant (1997 [1806-1810] : 52) :

La légitimité de l’autorité dépend de son objet aussi bien que de sa source. Lorsque cette autorité s'étend sur des objets qui sont hors de sa sphère, elle devient illégitime. […] Lorsqu’une autorité quelconque porte une main attentatoire sur la partie de l’existence individuelle qui n’est pas de son ressort, il importe peu de quelle source cette autorité se dit émanée, il importe peu qu’elle se nomme individu ou nation. Elle serait la nation entière, sauf le citoyen qu’elle vexe, qu’elle n’en serait pas plus légitime. Si l’on regarde ces maximes comme dangereuses, qu’on réfléchisse que le système contraire autorise également les horreurs de Robespierre et l’oppression de Caligula.

L’approche culturaliste ne favorise malheureusement pas ce genre de réflexion, parce qu’elle a tendance à convertir les principes axiologiques en vulgaire préjugés culturels.

On m’objectera que certains penseurs libéraux, et non des moindres, ont tenté de concilier différence autochtone et tradition libérale, tout en tâchant d’éviter l’ornière du déterminisme culturel. Will Kymlicka (2001a et 2001b) est très certainement le plus connu d’entre eux. En un mot, celui-ci a défendu l’idée selon laquelle, en l’absence de « cultures sociétales », les choix individuels seraient dépourvus de sens et que, en conséquence, une posture libérale était compatible avec la protection de droits spécifiques aux groupes, et tout spécialement aux minorités nationales que sont les nations autochtones. Je partage ce point de vue. Toutefois, sans pouvoir m’étendre longuement sur le sujet, je suis d’avis, à l’instar de Tim Schouls (2003 : 44-50) et de Patrick Sullivan (2009 : 80-85) que l’approche proposée par Kymlicka et plusieurs de ses émules se fonde sur une trop grande présomption d’unanimité et d’imperméabilité des cultures sociétales ou nationales auxquelles il fait référence. En outre, il me semble que cette approche ne prend pas suffisamment acte du fait que ce ne sont jamais « les nations autochtones » ou « les peuples autochtones » qui décident de quoi que ce soit, mais bien un petit nombre de personnes qui parlent au nom de ces nations et de ces peuples.

Si l’on accepte l’indéniable fait que tous les autochtones n’ont ni la volonté, ni le temps ou l’intérêt requis pour participer à l’exercice du pouvoir ; bref, si l’on accepte l’incontournable « fait oligarchique » du politique – c’est-à-dire le pouvoir du petit nombre –, comme l’appelait Raymond Aron (2006 [1960] : 509), il faut alors réfléchir sérieusement aux mécanismes et aux institutions qui permettront de contrôler l’exercice du pouvoir au sein des communautés autochtones. Je le répète, que ce pouvoir soit inhérent ou délégué ne change rien à l’affaire. On m’objectera que ce fait oligarchique est inconnu des autochtones. Peut-être est-ce vrai au sein des petites communautés – pour ma part j’en doute –, mais il se matérialise dès que ces communautés s’associent pour former des corps politiques plus englobants (Sawchuk 1998).

Si on admet ce fait oligarchique, cette loi du petit nombre, la réflexion juridique et politique pourra dès lors se pencher plus sérieusement, et en tout légitimité cette fois, sur la question du recrutement et de l’organisation de « ce petit nombre », sur la façon dont le pouvoir est concrètement exercé, sur les relations de la classe politique avec les autres détenteurs de pouvoir au sein de la communauté (pouvoirs économique et spirituel, par exemple). En somme, les juristes, qu’ils soient d’origine autochtone ou non, pourront légitimement se demander : Qui commande ? Quoi ? Comment ? Quand ? Comme le dit Napoleon: « Quelles voix sont entendues ? Quelle est la dynamique interne du pouvoir ? C’est à l’intérieur de ces constellations de pouvoirs que nous forgeons nos propres idées de ce que nous sommes – positives ou négatives » (2009 : 253, ma traduction).

Conclusion

La reconnaissance aux peuples autochtones d’une autonomie politique plus ou moins limitée est, selon moi, à la fois souhaitable et inévitable. Il semble, toutefois, n’y avoir unanimité ni sur le chemin à emprunter ni sur la célérité avec laquelle il faut procéder (Warry 1998 : 208-213). Quant au référent identitaire, malgré tous ses défauts, je crois qu’il restera longtemps dominant dans les paysages constitutionnel et politique canadiens. Pour reprendre une expression cocasse de Jean-Jacques Simard (2003 : 22), « cette sorte de “génie” […] n'est pas de ceux que l’on remet dans leur bouteille une fois qu’ils en sont sortis ».

Dans ce contexte, la contribution des juristes en matière autochtone ne devrait pas, selon moi, se limiter à embrigader sans réfléchir les résultats des sciences sociales. Il m’apparaît essentiel de faire des juristes des « sceptiques de service », comme l’écrivait récemment le juge Yves-Marie Morissette (2009) de la Cour d’appel du Québec. Des juristes réflexifs qui s’interrogent constamment sur le mode de production des savoirs qu’ils mobilisent et qui ne succombent pas à l’appel des sirènes du relativisme cognitif, épistémologique et axiologique. Des juristes qui cultivent une saine méfiance lorsqu’on leur présente les « peuples autochtones » ou les « Premières Nations » comme des entités subjectives dotées d’une matérialité distincte de celles et ceux qui les composent. Enfin, des juristes qui reconnaissent également que, si la source du pouvoir influe sur sa légitimité, il en va de même de la façon dont il est exercé.

Debout sur le bûcher préparé par les hommes de Cyrus, Crésus, vaincu et accablé, se remémore la conversation qu’il avait eue jadis avec Solon, le grand législateur spartiate. Après qu’il lui eut fait l’exposé de toutes ses richesses et de tous ses avantages, Solon lui avait simplement répondu que « nul homme ne peut se dire heureux tant qu’il respire encore… » (Hérodote, Livre 1, LXXXVI).

Il faut donc se garder de juger trop tôt de son bonheur ou de sa peine. L’approche culturaliste de la Cour suprême n’est certainement pas la meilleure, mais rien ne dit qu’elle n’en changera jamais.