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Dans l’imaginaire canadien, les « vrais » autochtones vivent dans des réserves ou sur des territoires isolés. Ce lien à une terre ancestrale, souvent qualifié comme « authentique », serait le marqueur ultime d’une identité autochtone, malgré une présence autochtone urbaine de plus en plus importante (Peters et Andersen 2013). Perçu par certains chercheurs comme une antithèse, comme une anomalie, le phénomène d’urbanisation des autochtones n’est pourtant pas nouveau et a suscité au fil des années de nombreuses études et plusieurs débats académiques. Evelyn Peters et David Newhouse (2003) évoquent dans leurs travaux ce phénomène construit au départ comme un problème et la nécessaire déconstruction d’une telle approche pour rendre compte des réalités plurielles des villes et dépasser des concepts caducs tels que dépossession culturelle, déconnexion territoriale, assimilation, dichotomie ville/réserve, tradition/modernité, etc. (Peters et Andersen 2013 : 8). En occupant l’espace urbain – qui, rappelons-le, est situé dans la plupart des cas sur leurs territoires traditionnels[1] –, les autochtones repensent les institutions et les pratiques culturelles et identitaires, ils développent une façon de vivre qui va au-delà des réalités de la marginalisation et des nombreux obstacles rencontrés au sein même de la ville.

Alors que les spécialistes ont surtout mis l’accent sur la migration des Premières Nations vers les villes de l’Ouest dans le courant des années 1960, 1970 et 1980, très peu d’études ont porté leur attention sur le phénomène d’urbanisation des Métis dans les grandes villes canadiennes de l’Ouest. Un manque de données et d’informations statistiques – en raison du fait que le terme « Métis » n’est pas une catégorie à part entière dans les recensements fédéraux de 1951, 1961 et 1971 – rend la compréhension de leur mouvement vers les villes particulièrement difficile (Norris et al. 2013 : 35). Ce mouvement vers les villes a engendré la mise en place de services pour répondre à certaines nécessités de base telles que le besoin de se trouver un logement adéquat et abordable. Bien que la question du logement prime dans le discours des leaders autochtones à la fin des années 1960 et au début des années 1970 – qui reconnaissent que, sans toit au-dessus de la tête, rien n’est possible –, étrangement, les études historiques sur la question sont quasi inexistantes. Selon Alan Anderson, il existe quelques recherches axées sur les politiques de logement autochtone mais celles-ci sont récentes (et non historiques). Outre les tentatives d’Evelyn Peters (1984) et de Ryan Walker (2003) pour Winnipeg et Saskatoon, la question centrale de la mise en place de logements adéquats et abordables fait largement défaut (Anderson 2013 : 18). Pour Anderson, la recherche axée principalement sur la transition des réserves/communautés rurales vers les centres urbains, sur les désavantages rencontrés une fois arrivés en ville, sur les difficultés d’adaptation à la vie urbaine et la concentration dans les quartiers les plus pauvres des villes, a tendance à éclipser la manière dont les autochtones ont développé leurs propres infrastructures pour faciliter leur ancrage dans la ville (2013 : 18). En réponse à ce vide historiographique, à la lumière des travaux de David Newhouse (2003 et 2012), d’Evelyne Peters (1996 et 2011) et d’Alan Anderson (2013) et appuyée de sources inédites, cette recherche vise à comprendre comment les Métis, dès les années 1970, ont reformulé les institutions et les pratiques politiques canadiennes pour répondre à des besoins urgents de logement à Edmonton et ce, à une époque où ni le gouvernement fédéral, ni les gouvernements provinciaux n’acceptaient une quelconque responsabilité à l’égard des Métis. Précisons ici que le gouvernement fédéral n’est responsable que des Indiens vivant dans les réserves, tandis que les provinces assument en général la responsabilité des Métis et des Indiens hors réserve. Les Métis ont souvent été privés d’aide et de services du fait du refus de la part du gouvernement fédéral de s’occuper des affaires métisses. Parfois ce refus empêchait aussi les provinces de pouvoir offrir des services aux Métis.

En nous basant sur des entrevues réalisées dans le cadre d’un projet d’histoire orale sur la Canative Housing Corporation, sur les réminiscences d’Herb Belcourt (un des fondateurs), sur des sources primaires trouvées dans les archives de Canative, sur des rapports soumis à la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) ainsi que sur des articles publiés dans le quotidien Edmonton Journal et le journal autochtone The Native People créé en 1968, nous brosserons ici un portrait d’une des plus importantes sociétés de logement autochtone du nom de Canative, société qui a été fondée à Edmonton en 1971 par trois Métis : Herb Belcourt, Orval Belcourt et Georges Brosseau. Nous analyserons comment ces trois visionnaires ont contribué à remodeler le paysage urbain et politique de la ville d’Edmonton, en assurant un logement sûr et stable aux autochtones nouvellement arrivés en ville : grâce à Canative, 73 % des locataires étaient des Métis alors que 24 % étaient des membres des Premières Nations (Dev-Cor 1974 : 25). En soulignant les efforts déployés par ces trois hommes pour assurer une meilleure qualité de vie aux familles autochtones à une époque où la présence de ces dernières dans les villes était perçue négativement, nous accentuerons le côté novateur du projet.

Cet article débute par un bref rappel du rapport que les Métis ont à la ville afin de comprendre le contexte dans lequel s’inscrit notre travail. Le deuxième volet examine la politique fédérale de logement visant les autochtones dans les années 1960 et 1970 afin d’élucider la place qu’avaient les Métis dans le discours national et les conditions politiques et sociales qui ont favorisé le développement de programmes de logement pour les Métis à une époque où ceux-ci n’étaient pas une responsabilité fédérale. Le troisième volet rappelle la création de Canative et les défis rencontrés par les trois hommes. Finalement, dans le dernier volet, nous traçons un portrait de Canative et des services que l’organisme offrait aux familles afin de les soutenir socialement, économiquement et culturellement. Faisant figure de proue, les trois hommes qui sont à l’origine de la fondation de Canative ont, dès les années 1970, orienté les politiques publiques des générations futures en développant l’accès à des services culturellement sécurisés[2].

Les Métis et la ville

Les histoires des villes de l’Ouest canadien sont inextricablement liées à l’histoire des Métis. Installées le long des rivières, les familles métisses constituaient le noyau sur lequel sont venus se greffer d’autres arrivants (Painchaud 1986). Malgré une histoire marquée par la dispersion et la mobilité (que celle-ci soit volontaire ou forcée), certaines familles décident, après les événements de 1870 au Manitoba, de rester (pour ceux qui y vivaient déjà) ou d’aller vivre en ville (Winnipeg, Saskatoon, Prince Albert, Edmonton, St. Albert, Calgary, etc.). À Edmonton par exemple, la famille Garneau, arrivée en Alberta en 1874, a donné son nom à un quartier de la ville, et une partie de l’Université de l’Alberta est construite sur le lot de rivière du patriarche Laurent Garneau (Kermoal et Lévesque 2010 : 75). De son côté, la sénatrice métisse Thelma Chalifoux, née en 1929 à Calgary, décrit sa famille comme étant traditionnellement métisse malgré le fait qu’elle vivait en milieu urbain (Voyageur 2005 : 95). Aucune de ces deux familles ne percevait leur présence en ville comme une anomalie. La ville faisait partie intégrante de leur identité.

Au cours du xxe siècle, les grandes villes canadiennes se transforment en métropoles. Les Canadiens quittent les régions rurales pour venir s’installer en ville. La population urbaine connaît alors une croissance passant de 54 % à 71 % de 1941 à 1961 (Olson 1991 : 28). Edmonton n’échappe pas à cette croissance rapide. La ville moyenne et calme du début du xxe siècle centrée sur la fourrure, l’agriculture et le chemin de fer laisse place à une métropole en pleine essor, porte d’entrée vers le pétrole, le gaz, le charbon et les pipelines du nord de l’Alberta (Bourne 1991 ; Krotz 1980 : 43). L’effervescence de la ville engendre un boom de la construction de 700 millions de dollars en 1977. Sa population passe de 350 000 en 1960 à 600 000 en 1980 (Krotz 1980 : 44).

Avec la transformation des villes, les familles métisses trouvent de moins en moins de place dans le paysage urbain. Quoique la recherche dans ce domaine fasse défaut, David Burley (2013), dans son analyse d’une communauté métisse vivant proche de la ville de Winnipeg, constate que les Métis sont eux aussi victimes d’un colonialisme municipal qui a pour objectif de les invisibiliser comme dans le cas des Premières Nations à la fin du xixe siècle (Barman 2007 ; Stanger-Ross 2008 ; Edmonds 2010, Freeman 2010 ; Rueck 2011). N’ayant plus de place en ville, certaines familles vivent dans des établissements spontanés à la lisière des villes[3] (comme, par exemple, le fort Rouge qui fait maintenant partie intégrante de Winnipeg). À partir des années 1950, l’étalement urbain aura raison de ces communautés.

Pour la société dominante, ces quartiers défavorisés renvoyaient « une image indolente, immorale et irresponsable », véritables nids de microbes qu’il fallait à tout prix détruire pour laisser place à un développement urbain assaini et moderne (Burley 2013 : 3). Certaines études historiques ont d’ailleurs démontré que les acteurs (architectes, promoteurs, municipalités, etc.) favorables au réaménagement urbain des centres-villes et des communautés vivant à la lisière des villes, amalgamaient la qualité des logements avec le caractère des habitants (Brushett 2001 ; Purdy 2003). Pour Burley, la population urbaine aidée des instances municipales avait le profond sentiment que les autochtones – et dans ce cas les Métis – n’avaient pas leur place en ville (2013 : 4). Ce phénomène, que l’historien Coll Thrush (2007) qualifie de ghosting (image fantôme), a pour conséquence de minimiser la participation citoyenne des Métis à la société civile et leur capacité d’adaptation à un environnement urbain en constante mutation. Dans Native Seattle, Histories from the Crossing Over Place, l’auteur soutient que « les Autochtones dans la ville sont rarement des personnes ; ils sont plutôt des ombres du passé, liées presque mystiquement à une nature perdue » (ibid. : 9). Le ghosting, mêlé à l’idéologie de l’expropriation et de l’exclusion, se perpétue tout au long du xxe siècle. Malgré une présence autochtone antérieure aux initiatives de réaménagement urbain dans les villes de l’Ouest, le discours dominant insiste sur le fait que les autochtones n’ont pas de place en ville. Une fois cette image ancrée dans l’esprit des citadins, elle est difficilement effaçable. Les autochtones et la ville évoquent donc une incompatibilité. Selon Evelyn Peters, l’Autochtone appartient au passé et à un espace rural alors que la ville, elle, représente le futur et la modernité, espace que l’Autochtone ne peut occuper adéquatement sans que cela n’engendre un problème (Peters 1996 : 1).

À partir des années 1960, l’urbanisation des autochtones prend une ampleur jamais égalée auparavant. Les raisons derrière cette migration massive vers les villes sont multiples et souvent complexes. Nous n’en évoquerons ici que quelques-unes. Certaines sont liées aux politiques discriminatoires du gouvernement fédéral comme dans le cas des femmes des Premières Nations qui, selon la Loi sur les Indiens, perdaient leur statut à la suite d’un mariage avec un non-autochtone ou un Métis, ce qui les contraignait ainsi à quitter leur réserve pour s’installer en ville. Dans certaines communautés reculées, une pauvreté extrême pouvait en pousser d’autres à vouloir tenter leur chance ailleurs dans l’espoir d’atteindre une vie meilleure. La ville devient alors un pôle d’attraction. L’effondrement des économies traditionnelles autochtones et le développement à grande échelle des ressources naturelles par des compagnies minières sur les territoires ancestraux sont également des facteurs qui forcent les autochtones à migrer vers les villes (Andersen 2014 : 157). Dans le cas de la ville d’Edmonton, les chiffres parlent d’eux-mêmes : de 995 personnes en 1961, la population autochtone passe à 4260 en 1971, puis de 13 750 en 1981 à 29 235 en 1991 pour atteindre 41 295 en 2001 et 52 100 en 2006 (Anderson 2013 : 34). Malgré leur présence en ville de plus en plus marquée, une recherche menée dans les archives de la ville (Edmonton City Archives) a révélé que le phénomène du ghosting était à l’oeuvre dans les rapports publiés par la Municipalité dans les années 1970 et 1980 puisque les autochtones n’y figurent pas. Pourtant, on peut facilement imaginer que la pression démographique de cette mouvance vers la ville a engendré la mise en place de services pour répondre à des besoins urgents et ce, à tous les niveaux de gouvernements. Comme l’a très justement souligné Chris Andersen, le concept de ghosting engendre toutes sortes d’exclusions (liées au racisme) que celles-ci soient symboliques ou matérielles. Ce raccourci conceptuel permet d’expliquer quand et comment les résidents non autochtones des villes entrent en relation avec les autochtones et permet aussi d’analyser les discours dominants sur l’indigénéité urbaine (Andersen 2014 : 161).

En outre, Newhouse et Peters ont noté que « la recherche autochtone urbaine s’est surtout concentrée sur les expériences des individus, sur leur adaptation à la vie urbaine, en n’accordant qu’une attention accessoire à la communauté » (2003 : 247). Au-delà de quelques études menées par Walker (2006) et par Bélanger et Walker (2009), les processus menant les autochtones à une prise de décision concernant les politiques et la prestation de services en ville sont très peu connus. Au fur et à mesure que la présence autochtone dans les villes devient incontournable, de nouvelles instances autochtones sont créées et de nouveaux enjeux de gouvernance et d’autonomie politique prennent alors le devant de la scène (Lévesque 2003 ; Newhouse et Peters 2003 ; Silver 2006 ; Walker 2008). Quelles sont donc les conditions politiques et sociales qui ont favorisé le développement de ces institutions autochtones, notamment autour de la question du logement ? Plus spécifiquement, dans les années 1970, quels sont les enjeux associés au logement des autochtones à Edmonton ? Comme nous allons le démontrer dans les pages suivantes, l’histoire de Canative illustre tout à fait cette volonté d’échapper au ghosting ambiant. Les Métis voulaient déterminer leur avenir afin de pouvoir contrôler leurs institutions pour répondre aux besoins, certes des individus, mais plus particulièrement d’une communauté métisse urbaine, et c’est à travers le logement qu’ils ont choisi de le faire.

La politique fédérale de logement visant les autochtones dans les années 60 et 70

La transformation du paysage urbain canadien pousse le gouvernement fédéral à prendre des mesures législatives en matière d’habitation, la première étant la Loi fédérale sur le logement, en 1935. Cette loi est refondue à plusieurs reprises au cours du xxe siècle afin de répondre aux besoins du moment. Elle porte aujourd’hui le nom de Loi nationale sur l’habitation et donne au gouvernement fédéral un rôle de premier plan dans le développement de programmes de logement. Le logement entre alors dans le système d’assistance sociale de l’État providence. De 1970 à 1993 (date à laquelle l’État gèle les dépenses liées au logement), la SCHL, créée en 1946, devient l’organisme responsable de l’habitation au Canada. Selon le géographe Ryan Walker, cette société d’État, plus que tout autre organisme, incarne la fonction redistributive du gouvernement fédéral dans la poursuite du droit au logement social pour tous les Canadiens (2008 : 186).

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le principal défi du logement social était de fournir un toit aux travailleurs et aux familles dans le besoin. Par contre, après la guerre, le gouvernement répond à la nécessité immédiate de loger les anciens combattants rentrant au pays et de satisfaire à la demande des nouveaux ménages. Dans les années 1960, le gouvernement fédéral se lance dans le versement de subventions aux villes d’un bout à l’autre du pays pour favoriser le développement urbain. Le gouvernement encourage les villes à démolir des immeubles délabrés et à construire des logements subventionnés (SCHL 2011).

L’arrivée de Paul Hellyer sur la scène politique à la fin des années 60 va changer quelque peu la donne en matière de politique de logement. Selon Jeffrey Patterson, « la période 1968-1973 a été marquée par un examen plus ou moins permanent des politiques canadiennes de logement et d’aménagement urbain ; c’est au cours de cette période qu’a été institué le ministère d’État pour les Affaires urbaines » (1994 : 366 – le Ministère sera créé en 1971). En avril 1968, Paul Hellyer devient ministre des Transports et Vice-Premier ministre, également chargé de la politique fédérale de logement et de la SCHL. Une fois en place, il constitue un groupe de travail sur le logement et l’aménagement urbain et en janvier 1969 il présente son rapport basé sur des visites d’emplacements de développements urbains contestés et des mémoires appuyant de nouvelles initiatives de programmes en matière d’aménagement urbain. Le Ministre plaide pour des réformes graduelles plutôt que de nouveaux programmes gouvernementaux et prône une plus grande flexibilité dans le système de prêt hypothécaire au Canada. Il voulait également encourager les entreprises privées à investir plus d’argent dans les programmes de logement (SCHL 1969 : 22-25). Le rapport Hellyer suggère la suspension de la destruction massive de logements anciens qui était, à l’époque, pratique courante dans toutes les grandes villes canadiennes. On propose non seulement la construction de nouveaux logements pour répondre à une demande croissante en milieu urbain mais aussi de freiner la démolition de quartiers plus anciens (ibid. : 65). Sceptiques face aux propositions du rapport du groupe de travail, les gouvernements provinciaux et municipaux critiquent ouvertement l’approche du Ministre. Hellyer démissionne du Cabinet et du caucus libéral, en 1969, après une dispute avec Trudeau sur la mise en oeuvre du programme de logement. D’ailleurs, il avait compris que la plupart de ses propositions n’aboutiraient pas rapidement à des mesures concrètes (Bélanger et al. 2012 : 6 ; Patterson 1994 : 366).

La pertinence et la nouveauté du rapport Hellyer tiennent dans le fait qu’on y aborde la question du logement autochtone. En effet, jusque dans les années 1960, la politique de logement dans les réserves n’était pas une priorité gouvernementale, même si le gouvernement fédéral voulait voir une amélioration et une transition vers des normes plus eurocanadiennes de vie. Pour le Ministre,

[…] d’autres groupes au sein de la famille canadienne ont besoin d’aide […] par exemple, les Indiens, les Esquimaux et les Métis, les citoyens « désavantagés » du Canada […] qui ont des problèmes de revenu mais qui font face aussi à des difficultés sociales et psychologiques […]

SCHL 1969 : 52

Les conditions de logement des communautés métisses dans l’Ouest canadien font également l’objet d’une mention particulière dans le rapport Hellyer. Malgré leur exclusion « des programmes spéciaux Indiens-Esquimaux de logement », due au fait qu’ils étaient perçus comme une responsabilité provinciale, les Métis souffraient « des mêmes problèmes de pauvreté et de discrimination que les autres groupes autochtones » (ibid. : 58). Pour le groupe de travail, les conditions de logement observées dans les quartiers métis notamment autour de Winnipeg figuraient parmi les pires au Canada (à ce sujet, voir Burley 2013). Cette constatation pousse le Ministre à préconiser la mise en place de programmes pour les Métis. Selon le rapport : « Ces personnes ont besoin d’une assistance spéciale et devraient la recevoir [...] » (ibid. : 58).

Au moment où Hellyer propose d’enrayer la crise du logement dans les communautés autochtones, les Premières Nations et les Métis commencent à s’établir comme une force politique importante au Canada, désireux eux aussi, de voir leurs conditions de vie s’améliorer. Le premier à tirer la sonnette d’alarme est un Cri de l’Alberta du nom d’Harold Cardinal. Dans son livre The Unjust Society publié en 1969, il dénonce les conditions de vie effroyables des Premières Nations au Canada et demande au gouvernement fédéral de travailler de concert avec les communautés pour trouver des solutions adaptées aux aspirations des autochtones (Kermoal 2011). Il perçoit la pénurie de logements salubres comme un problème grave dans les réserves malgré certains programmes gouvernementaux de construction d’habitation, qu’il qualifie d’inadéquats (Cardinal 1999 : 58). Cardinal n’est certes pas le seul à dénoncer les manquements de la société canadienne à l’égard des autochtones. Tony Belcourt, un Métis du Lac-Sainte-Anne en Alberta, s’exprime lui aussi avec force pour le changement. Alors qu’il est président du Conseil national des Autochtones du Canada, il se penche sur la politique du logement autochtone au Canada et cherche des alliés au sein du ministère des Affaires urbaines pour faire avancer le dossier (Belcourt 2006 : 102). Dès le début des années 1970, tous les leaders autochtones s’accordent à dire que le logement est une priorité. Les mauvaises conditions de logement sont perçues

comme le principal obstacle à l’utilisation optimale des autres programmes dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’économie et de la culture. En effet, sans logement décent, des millions de dollars dépensés chaque année par les organismes gouvernementaux sur d’autres programmes sont gaspillés.

SCHL 1970 : 16

Les conditions difficiles évoquées dans le rapport Hellyer touchent la plupart des communautés métisses de l’Alberta. Les conditions de vie dans ces communautés sont comparées à des conditions dignes du Pakistan et de la Bolivie (The Native People 1974 : 1). Le désir d’échapper à cette pauvreté chronique pousse de nombreuses familles à quitter leurs communautés rurales pour s’installer dans les villages environnants. Toutefois l’hostilité – due au racisme – à laquelle les Métis font face engendre un mouvement de migration vers les grandes villes. En 1969, l’Association des Métis de l’Alberta mène une enquête auprès de 1134 ménages métis, soit 6340 personnes, et note que la plupart des familles vivent dans des logements insalubres, souvent trop petits et n’ayant pas le confort moderne (un quart des familles s’approvisionnent en eau des lacs et des rivières). En outre,

  • 45 % des familles métisses vivent dans trois chambres ou moins ;

  • plus du tiers ont une surface habitable de 400 pi2 ;

  • 72 % des logements n’ont pas de toilettes intérieures ;

  • 33 % des familles dépendent de chauffage non conventionnel ;

  • 38 % des foyers n’ont pas l’eau courante ;

  • 37 % des foyers n’ont pas l’électricité ;

  • 24 % des logements présentent un risque élevé d’incendie (MAA 1971: 5-6).

Afin d’améliorer leur qualité de vie, les familles déménagent en ville à la recherche de meilleures perspectives économiques. Une fois en ville, les conditions de vie ne sont guère plus favorables. Herb Belcourt souligne dans ses mémoires que la SCHL estimait à l’époque qu’entre 5000 et 10 000 autochtones vivaient dans de piètres conditions à Edmonton (Belcourt 2006 : 102)[4].

Pour les urbanistes et les architectes, le renouvellement urbain devait passer par la démolition urbaine afin de remplacer le vieux par du neuf. Toutefois, en 1968, l’Edmonton Journal souligne également la nécessité de se pencher sur la question du logement social. En outre, le journal note que, malgré le fait que 

la ville n’a pas le problème des populations noires des villes américaines [a Negro problem], éventuellement, elle risque d’avoir un problème indien [Indian Problem]. […] Avec la création d’emplois, les Indiens, les Métis et les Esquimaux vont migrer en masse – parce qu’ils croient que plus d’emplois sont disponibles

Harvey 1968 : A69

Toutefois, la ville n’est pas préparée à répondre à cette nouvelle réalité. L’espace urbain s’avère dans la plupart des cas inhospitalier.

Une fois arrivées en ville, les familles autochtones (Premières Nations et Métis) font face à la discrimination sur une base quotidienne, ce qui rend la quête d’un logement extrêmement difficile. Selon Herb Belcourt, « on leur refuse les logements, ou ils sont forcés de vivre dans des maisons qui devraient être condamnées » (Faculty of Native Studies, entrevue 2011a). Selon l’Edmonton Journal, les abus de la part de propriétaires peu scrupuleux étaient fréquents. Ces derniers exigeaient des locataires des dépôts en cas de dommages – avant même que ceux-ci emménagent – mais aucune réparation n’était faite, et lorsque les locataires voulaient partir « le propriétaire conservait le dépôt déclarant que le locataire avait endommagé le logement » (Edmonton Journal 1977 : 22 ; Laroque 1972 : 13). Comme la plupart des locataires autochtones étaient bénéficiaires de l’aide sociale, les propriétaires en profitaient pour gonfler les loyers hors de toute proportion par rapport à la valeur du logement : « Une vieille maison dans le quartier Norwood [au centre-ville d’Edmonton], en mauvais état, coûtait 400 $ de loyer » (Edmonton Journal 1977 : 22). Ces conditions de vie ne sont pas spécifiques à Edmonton, on les retrouve ailleurs dans d’autres villes canadiennes de l’Ouest.

La naissance d’une nouvelle société d’habitation : Canative

Malgré l’opposition rencontrée, le rapport Hellyer entraîne la mise en place de programmes. En 1971, le ministère d’État pour les Affaires urbaines alloue 200 millions de dollars à un certain nombre de projets de logements menant, entre autres, à la formation de la Société d’habitation Kinew incorporée à Winnipeg en 1970. En outre, il provoque en 1973 une série d’amendements à la Loi nationale sur l’habitation (Walker 2003 et 2008).

Toutes les conditions étaient réunies pour que Herb Belcourt s’intéresse à la question du logement. Cet intérêt commence en 1970 après avoir reçu une invitation à participer à une conférence sur le logement à Cloverdale, Edmonton. Homme d’affaires prospère, fier de son héritage métis, natif du Lac-Saint-Anne en Alberta, Herb Belcourt est né le 6 juillet 1931. Deuxième de dix enfants, il se souvient avoir grandi dans une maison de bois rond composée d’une seule pièce où l’on parlait le cri, le français et l’anglais. À l’âge de 14 ans, il quitte le Lac-Sainte-Anne avec 10 $ et un ticket de bus en poche (Belcourt 2006 : 65). Son dynamisme entrepreneurial et son esprit d’innovation lui vaudront de réussir en affaires. À partir de 1957, il crée Herb’s Upholstery puis se lance dans la vente de téléphones et des services qui en découlent, auprès des agriculteurs albertains. Très rapidement, il investit dans des restaurants, des journaux et même un cinéma indépendant à Sherwood Park (près d’Edmonton) [Belcourt 2006 : 75-97]. Comme bien des autochtones, il rencontre plusieurs obstacles liés au racisme. Il raconte notamment qu’en 1965, alors qu’il avait besoin d’un prêt pour démarrer Belcourt Construction, il frappe à presque toutes les portes des banques d’Edmonton, mais sans succès. Finalement, après de multiples démarches, une banque acceptera de « prendre le risque ». Son entreprise deviendra la troisième plus grande compagnie de lignes électriques en Alberta. Très tôt, il décide de consacrer sa vie à comprendre l’origine des obstacles auxquels font face les autochtones qui viennent s’installer à Edmonton et il entreprend de développer des mécanismes pour les aider (Belcourt 2006 ; Tingley 2006 : E12). Ayant lui-même constaté les conditions de vie difficiles de ses congénères, Herb Belcourt avoue, dans une entrevue, que cette réalité quotidienne ne pouvait le laisser indifférent. C’est cette réalité qui finalement le poussera à s’investir dans le développement d’une compagnie d’habitation pour les autochtones : « … je pouvais voir des fissures à travers la porte, les fenêtres, pas d’isolation à proprement parler, les enfants étaient pieds nus à l’extérieur, avec le nez qui coule. [Ce jour-là], je suis retourné dans ma voiture et [...] j’ai pleuré. » (Faculty of Native Studies, entrevue 2011a)

Après la conférence de Cloverdale, il est invité à Winnipeg pour discuter plus longuement de la question du logement des familles métisses à Edmonton. C’est là qu’il rencontre Walter Rudnicki, directeur exécutif de la SCHL et conseiller auprès du ministre d’État aux Affaires urbaines[5]. Dès son entrée en poste à la SCHL, Rudnicki s’engage à améliorer les programmes de logement pour les autochtones. Il organise le programme d’assistance Winter Warmth, qui permettait d’effectuer des travaux de réparation urgents aux logements en région rurale ou éloignée. Du reste, il nomme Eugène (Gene) Rhéaume, un Métis de Grouard en Alberta, pour diriger un groupe de travail national sur le logement des Métis. Rhéaume fait à son tour appel à Louise Hayes (ancienne secrétaire de John Diefenbaker) et à Gordon Hornby, ancien pilote de brousse et administrateur. Selon Louise Hayes, « jamais au Canada on n’avait analysé la question du logement auprès des communautés métisses dans son ensemble » (Faculty of Native Studies, entrevue 2011c).

Le document de travail rédigé par Rhéaume et son équipe dénonce la discrimination raciale, mais il souligne également « une grave pénurie de logements urbains et un méli-mélo de programmes disparates, souvent contradictoires, qui créent des inefficiences administratives et une perte effrayante de fonds » (SCHL 1970 : 17). Malgré une reconnaissance marquée par tous les niveaux de gouvernement « que les problèmes autochtones ont atteint des proportions de crise et que les programmes et les politiques du passé n’ont pas seulement échoué à répondre aux besoins des peuples autochtones, mais ont par inadvertance contribué au problème par leur manque de pertinence », faisant écho à Harold Cardinal, le groupe de travail souligne « le manque d’engagement des peuples autochtones dans leurs propres affaires, ce qui pourrait expliquer pourquoi ces programmes ne fonctionnent pas » (ibid. : 7). Selon Herb Belcourt, le but du groupe de travail était « d’aider les groupes à mettre en place des associations de logements à but non lucratif » séparées des organisations politiques telles que l’Association des Métis de l’Alberta (Belcourt 2006 : 104).

Soutenue par la SCHL, lors d’un atelier organisé à Edmonton par le local 100 de l’Association des Métis de l’Alberta, une décision de former une corporation de logement à but non lucratif est prise (Dev-Cor 1974 : 2). Un comité est mis sur pied et un nom est choisi : « Société d’habitation Canative » est préféré à « Société canadienne de logement des autochtones ». Selon Orval Belcourt,

Herb et moi nous nous sommes associés à Georges Brosseau, il avait l’expertise juridique dont nous avions besoin. Donc, avec Herb dans le milieu des affaires, moi dans le travail social et George comme avocat, nous avons préparé une demande pour emprunter de l’argent.

Faculty of Native Studies, entrevue 2011b

Peu après, la SCHL approuve un prêt de 3 millions de dollars pour lancer le projet.

Alors que les choses semblent bien se dérouler, le groupe rencontre des problèmes lorsque le gouvernement fédéral veut leur imposer d’acheter des maisons en bloc. On croyait à l’époque qu’il était préférable de regrouper les familles autochtones dans des immeubles collectifs à densité moyenne que de les voir s’éparpiller à travers la ville, l’idée étant que cela permettrait de regrouper les services adaptés à leurs besoins (et ainsi faire des économies) pour un meilleur ajustement à la vie urbaine (SCHL 1975 : 48). Canative Housing Corporation était farouchement opposé à cette idée : « Nous voulions rester loin de ce concept de ghettoïsation, d’avoir des propriétés confinées dans une zone restreinte de la ville, explique Orval Belcourt. Donc, stratégiquement, quand nous sommes allés de l’avant, nous avons acheté des maisons aux quatre coins de la ville. » Il fallait « encourager l’intégration dans la société dominante, ainsi que des changements de comportement. Personne ne devrait avoir honte d’être autochtone » (Faculty of Native Studies, entrevue 2011b). Pour les trois hommes, les locataires autochtones devaient avoir accès aux mêmes quartiers que la classe moyenne, aux mêmes services scolaires, de bus et de bibliothèque, aux mêmes magasins, que tout autre résident urbain.

En outre, selon la Loi nationale sur l’habitation, les coopératives de logement reçoivent une aide gouvernementale leur permettant d’exiger un loyer moins élevé de leurs membres à faible revenu. Mais ces subventions sont limitées. Les loyers étaient basés sur une échelle progressive dépendamment du revenu (loyer indexé sur le revenu). Le groupe rejette la formule car il estime que ce système ne crée pas de stabilité pour les familles. Selon Orval Belcourt :

C’est dommage que la SCHL croie que la seule façon de fournir des logements sociaux est d’avoir un programme de subventions. Alors que ça peut paraître comme une bonne chose au départ, sur le long terme […] ça n’est pas bon, car les gens doivent au bout d’un moment quitter les logements. Ils rencontrent alors les mêmes problèmes en essayant de trouver un logement équivalent dans le secteur privé. Nos loyers n’étaient pas subventionnés selon la formule de la SCHL, mais ils étaient inférieurs aux prix des loyers sur le marché, et la plupart des familles bénéficiaient de soutien sur le revenu.

Faculty of Native Studies, entrevue 2011b

Le but de leur démarche était d’assurer une certaine stabilité au sein des familles pour qu’elles puissent éventuellement, sur le long terme, devenir des propriétaires de maisons.

Ce que nous voulions faire, raconte Orval Belcourt, c’était essayer de créer de la stabilité au sein des familles […] de génération en génération […] nous avons eu des familles où les enfants sont aussi devenus locataires de logements Canative. Si vous soutenez les familles adéquatement, vous les aidez à se stabiliser.

Faculty of Native Studies, entrevue 2011b

Pour Louise Hayes, l’idée ne plaisait pas à tout le monde :

Il y avait des opposants au sein de la communauté métisse et il y avait des opposants à la SCHL. Ils ne pensaient pas que cela pourrait fonctionner, ils ne pensaient pas que le projet avait du potentiel car ça n’avait jamais été fait auparavant. Cependant, même si des opposants à la SCHL mettaient des bâtons dans les roues de Canative, dans la mesure où Rudnicki était en faveur du projet, cela faisait une grande différence.

Faculty of Native Studies, entrevue 2011c

Malgré des débuts difficiles, la Canative Housing Corporation est donc officiellement constituée, en vertu de la loi de l’Alberta, le 22 juillet 1971 (Dev-Cor 1974). Canative devient au fil du temps une société d’habitation fiable et solide. Herb Belcourt pensait même exporter l’idée dans d’autres régions du Canada et créer une société nationale du logement, mais hélas, le projet ne s’est jamais matérialisé.

Une société d’habitation autochtone fiable et stable

Canative est financée à 95 % par la SCHL, et pour le reste par des fonds provinciaux. Le financement est utilisé pour acheter ou construire des maisons qui doivent être louées exclusivement aux autochtones (Premières Nations et Métis). Entre 1971 et 2005, Canative achète 179 maisons à Edmonton et 49 à Calgary. Les grandes maisons ayant six pièces et plus et un sous-sol sont préférées afin de pouvoir loger des familles nombreuses. En moyenne, 7,2 personnes vivent dans ces logements. Le coût moyen de la location est de 216 $ incluant les charges (sauf le téléphone). Les maisons sont louées entre 20 et 25 % en dessous du coût du marché (Dev-Cor 1974 : 27). Ces maisons étaient rénovées, peintes et les clôtures réparées (Belcourt 2006 : 100 ; Dev-Cor 1974). Des entrepreneurs métis étaient embauchés pour faire le travail. La Société engageait également des autochtones pour la gestion des bâtiments. Pour Belcourt et Brosseau, il était très important de développer un sens communautaire. En outre, Canative se targue d’être un « propriétaire différent », qui a à coeur d’aider les locataires à faire face à leurs problèmes en mettant en place des programmes de formation pour les amener – surtout ceux qui sont nouvellement installés en ville – à s’habituer à cette nouvelle expérience (Sadava 2001 : B2 ; Dev-Cor 1974). Pour Orval Belcourt,

ils venaient de régions du nord de la province et ils n’ont jamais vraiment eu l’expérience de vivre dans des maisons… avec des cuisinières électriques et des choses comme ça. Aussi incroyable que cela puisse paraître, certaines de ces personnes pensaient qu’une cuisinière électrique nécessitait du bois. Donc, nous avons appris assez vite que nous devions avoir un volet éducatif

Faculty of Native Studies, entrevue 2011b

Le programme était financé en partie par la Ville d’Edmonton et la province. Il permettait aux familles qui étaient locataires de Canative de se rencontrer, d’interagir les uns avec les autres, mais aussi d’apprendre à s’occuper d’une maison, d’une cour, et de faire partie d’une communauté urbaine. Amorcé en 1974, le programme était principalement axé sur les femmes autochtones (en raison du fait qu’elles étaient à la maison avec de jeunes enfants) et couvrait « certaines compétences telles que la nutrition, la cuisine, l’hygiène, tenir un budget, la couture et les soins à domicile » (Chalmers 1995 : G7). Le programme comprenait aussi des activités artisanales, y compris le travail du cuir et le perlage – « qui serait autrement perdu ». Afin que les femmes soient en mesure de participer au programme, une crèche de jour N’GaWee (qui veut dire parent ou gardien en cri) a également été ouverte : « Nous ramassions les mères et les enfants dans un autobus de 32 passagers, raconte Herb Belcourt. On déposait les enfants à la garderie et on amenait les mères au programme de compétences en milieu urbain. » Le programme était enseigné dans une maison appartenant à Canative et non pas dans « un sous-sol d’église, où ils se sentent intimidés » (Chalmers 1995 : G7). En collaboration avec le programme de huit semaines, Canative avait une coopérative alimentaire « pour permettre aux locataires d’acheter de la nourriture au prix de gros » (Belcourt 2006 : 100). Des équipes de volleyball et de baseball étaient également organisées.

Canative avait des règles strictes concernant l’entretien des propriétés par les locataires. Orval Belcourt rappelle ceci : « Ensemble, Herb, Georges et moi étions assez fermes quant à ne pas tolérer les violations de propriété. Très vite, les gens ont appris que, s’ils ne prenaient pas soin des maisons, il n’était pas question de continuer à y vivre. » (Faculty of Native Studies, entrevue 2011b) Par contre, nos recherches menées dans l’Edmonton Journal ont révélé que, lorsque les familles autochtones étaient en danger de se faire expulser d’une maison par la Ville, Canative leur offrait un toit. Ainsi en janvier 1994, Donna Laboucan et ses quatre enfants furent forcés de quitter leur logement, condamné par le Conseil de la santé d’Edmonton pour insalubrité. Selon les dires d’Albert Young, le propriétaire du taudis, il n’était soi-disant pas au courant que ce dernier avait été loué à madame Laboucan et que des rénovations étaient nécessaires. Canative décide alors d’aider Donna Laboucan en l’hébergeant dans une de leurs maisons, en renonçant au loyer du mois de janvier et au dépôt en cas de dommage (Retson 1994 : B2).

Dans un rapport publié en 2011, Wilfreda Thurston, Nelly Oelke, David Turner, et Cynthia Bird ont identifié sept critères importants permettant le bon fonctionnement d’une société de logement :

  1. créer des politiques culturellement sécuritaires ;

  2. être en relation avec la communauté au sens large à travers des partenariats ;

  3. inclure les autochtones dans des postes de direction ;

  4. avoir des politiques spécifiques aux autochtones ;

  5. faire évaluer la politique de logement par les clients et la communauté ;

  6. embaucher du personnel autochtone ;

  7. favoriser la reconnexion culturelle (Thurston et al. : 79).

Bien que datant de 1971, à une époque où les services de logement créés par des autochtones pour les autochtones étaient rares, la société d’habitation Canative remplit tous les critères identifiés pour des organismes contemporains. Les trois visionnaires, Herb Belcourt, Orval Belcourt et Georges Brosseau, avaient compris que des raisons socio-économiques amènent à des besoins urgents de logement, mais qu’un toit au-dessus de la tête des gens n’était pas suffisant pour permettre aux autochtones nouvellement arrivés en ville de mener une vie décente et d’atteindre une certaine qualité de vie.

L’histoire de Canative est un exemple concret de gouvernance autochtone ayant connu un succès sans précédent. Ce projet novateur a réussi à surmonter les obstacles en nageant à contre-courant et en remettant en question le discours national de l’époque qui consistait à ghettoïser les autochtones et, plus particulièrement, à considérer les Métis comme une entité négligeable. Même si Canative a travaillé en partenariat avec le gouvernement fédéral, la Ville d’Edmonton et le gouvernement provincial, la société d’habitation a dû se battre contre les critiques mais aussi la surveillance étroite de la SCHL pour pouvoir garder son autonomie. La société de logement a été extrêmement proactive et créatrice dans la gestion de la compagnie mais aussi dans la conception de toute une gamme de services pour aider les familles autochtones, non seulement à se remettre sur pied, mais aussi à améliorer leur vie à long terme. Alors que le début a été difficile, en 1995, Canative payait 160 000 dollars de taxes foncières et, en 2001, elle était libre de toutes dettes (Chalmers 1995 : G7). En outre, elle ne dépendait plus de subventions gouvernementales. En 2005, elle vend une partie de son capital pour utiliser l’argent dans le développement de bourses d’études postsecondaires, les bourses Belcourt-Brosseau, conçues pour les étudiants métis. Selon Georges Brosseau, « le logement est devenu un besoin moins urgent parce que la Métis Urban Housing Association peut combler le vide maintenant » (Faculty of Native Studies, entrevue 2011). Si les services offerts aux autochtones dans les grandes villes canadiennes sont aujourd’hui chose courante, une initiative comme Canative a ouvert la porte à une façon différente de faire les choses à une époque où le racisme environnant les empêchait de trouver des logements adéquats et où très peu de services existaient pour les aider à vivre la transition à la vie urbaine. Par l’entremise de Canative, les trois hommes ont démontré qu’il était possible d’aller au-delà de la marginalisation en transformant la ville en un espace de résilience et d’innovation.