Corps de l’article

Le titre de travail de cet article se lisait comme suit : « Le cinéma comme fabrique d’images identitaires ». Cependant le concept d’image identitaire m’apparaissait trop frontal, trop déterminatif, trop dirigé, et laissait poindre un certain pléonasme puisque l’identité s’avère aussi production d’images. Qui plus est, le concept d’identité peut faire figure de repli. François Laplantine dans son livre Je, nous et les autres déplore que l’identité soit aujourd’hui devenue un slogan ; un slogan qui cadre, définit, territorialise et s’enferme en lui-même comme une évidence ontologique des origines. Pourtant la démarche anthropologique « est une pensée des relations, des liaisons, des déliaisons, des recompositions entre groupes et non des propriétés et des essences » (Laplantine 2010 : 36). Le « et » entre ces deux entités que sont les images et les identités en cinéma permet méthodologiquement de ne pas directement les fondre l’une dans l’autre en une sorte d’isomorphie mais plutôt de créer des relations structurelles ouvrant de nouveaux regards dans la diversité productive de points de vue singuliers.

L’objet de cet article est plus conceptuel que thématique, il ne s’appuie pas sur un corpus de films, il se présente plutôt par fragments réflexifs tenus avec des partenaires de communautés autochtones du Québec et du Brésil. Nous tendrons des fils théoriques et parfois pratiques d’une trame analytique dont les étapes consistent à dessiner certains traits de relation et de production : les liens entre identité et cinéma, les questions de perception et de projection au cinéma, les relations interdisciplinaires entre anthropologie et cinéma. Cet article désire donc dégager des méthodes d’approche où le travail des images en mouvement ne se superpose pas à des actions à titre de simples enregistrements d’événements, mais devient lui-même action dans toute la dynamique d’interaction des échanges et aussi dans les conflits avec les partenaires dans leurs villages et leurs communautés. Cette approche partage un lien fondamental avec les anthropologues : « C’est précisément cette rencontre qui mérite d’être appelée terrain. » (ibid. : 105) Le travail de terrain met à l’épreuve les spécificités identitaires exclusives. Ainsi à l’invitation de Claude Lévi-Strauss et de Rémi Savard, nous soulignons que ce ne sont pas les ressemblances, mais les différences qui se ressemblent : « […] la diversité culturelle n’a de sens que dans la mesure où toutes les civilisations ont beaucoup en commun. On ne peut concevoir la différence entre des entités sans leur avoir au préalable reconnu un commun dénominateur. » (Savard 2004 : 11)

Axes de recherche

Le groupe de recherche Design et Culture matérielle base ses actions sur la création et la transmission culturelle par et avec les communautés comme leviers de développement durable. La concertation sur le terrain avec les partenaires constitue l’enjeu de la rencontre comme un laboratoire de savoirs partagés. La nouvelle publication du groupe de recherche, Le petit guide de la grande concertation : création et transmission culturelle par et avec les communautés, élabore les étapes et les objectifs de cette méthodologie de la concertation : « Il s’agit d’un mode d’action qui vise à redonner à la population des pouvoirs, non seulement pour qu’elle s’implique davantage dans les processus décisionnels, mais aussi pour qu’elle pose elle-même les actions qui améliorent son bien-être. » (Kaine 2016a : 16) De nombreux projets de la Boîte Rouge VIF et de son volet de recherche Design et Culture matérielle ont permis de noter plusieurs obstacles dans les communautés autochtones limitant la portée d’actions innovantes (ibid.). Nous en retenons trois qui sont directement liés aux objectifs de cet article en regard des activités en cinéma, en photo et en nouvelles technologies : le manque de formation des participants, l’incapacité de se donner le droit de créer, la difficulté de projection due à la dévalorisation culturelle.

Avant toute chose, le lecteur se posera à juste titre la question complexe de la relation entre design et cinéma et de leurs rapports aux images. Notre approche interdisciplinaire tente de désenclaver l’image d’une histoire de l’art esthétisante ; elle cherche à dégager et à engager dans l’espace social la production d’images. Nous verrons plus loin, dans la section « Cinéma et anthropologie », que « [l]e discours anthropologique n’est pas assujetti à une discipline spécifique mais a pour projet d’appréhender l’image sur un mode interdisciplinaire et ouvert » (Belting 2004 : 18). Ces deux disciplines que sont le design et le cinéma exigent toutes deux une scénarisation d’objets et de projets en image appelant l’organisation de la pensée et une projection vers l’avenir. La pratique du design, activité par laquelle se crée la culture matérielle, est une des activités humaines les plus anciennes ; il s’agit d’un champ de compétences dans lequel les cultures autochtones ont excellé. Il semble cependant que le réflexe de correspondre à une image stéréotypée conçue par les non-autochtones en fonction de ce qu’ils voulaient que soit un Indien des Amériques (Dickason 1993) ait en quelque sorte paralysé la capacité de création chez plusieurs. Cet état de fait a entraîné de graves conséquences sur la reconnaissance de leurs savoirs et sur la possibilité d’actualisation de leur culture. La création, comme formation, pilier et levier de développement, ouvre un espace d’expression, crée une dynamique entre tradition et modernité, singularise et diversifie les points de vue, joue et déjoue les figures de ce qui était, noue et dénoue les questions identitaires pour tracer un nouveau parcours en devenir.

Les productions audiovisuelles, jadis tournées et montées par les assistants de recherche de la Boîte Rouge VIF, furent progressivement réalisées par les participants autochtones suite à des formations techniques. Ils ont ainsi pu exprimer en images la singularité de leurs perceptions. Toute image est un lieu de pensée, d’articulation des idées, à la fois révélateur et embrayeur de réalité. Ce passage à la technique s’avérerait bien naïf si nous ne prenions pas pleinement conscience, historiquement, méthodologiquement, conceptuellement, « du cadre interculturel où s’exprime la tension entre certaines idées générales sur l’image et les conventions culturelles à partir desquelles ces idées se forment » (Belting 2004 : 69).

Le défi des projets en création et en transmission culturelle est de construire un espace d’élaborations culturelles où le participant, plus qu’un témoin, s’engage et agit sur son mode de représentation. Le concept de représentation fait partie de ces mots duplices où, au-delà de son effet de miroir et de vraisemblance, l’on doit saisir et retenir un travail de mise en relation et de connexions (Laplantine 2010 : 126). L’équipe de la Boîte Rouge VIF et son volet de recherche Design et Culture matérielle est constituée d’artistes en design, muséologie, cinéma, nouvelles technologies. Le grand lien qu’elle peut entretenir avec l’anthropologie est son travail sur le terrain comme rencontre, comme parcours scénarisé par et avec les communautés autochtones. Mais ce qui l’en différencie, c’est que nous ne faisons pas l’étude anthropologique des représentations. Dan Sperber distingue trois termes : la représentation elle-même, son contenu et l’utilisateur, et il en ajoute un quatrième, le producteur de la représentation quand celui-ci est distinct de l’utilisateur (Sperber 2003 : 133). Dans nos actions de recherche, l’utilisateur et le producteur sont les mêmes, soit les cinéastes autochtones, engagés dans l’acte de création d’une mise en relation des représentations culturelles sous leur regard singulier. En ce sens le cinéaste autochtone reprend en partie et en toute subjectivité la tâche de l’anthropologue et il « produit donc à l’usage de ses lecteurs une interprétation de ses propres interprétations » (ibid. : 141), mais cette fois-ci à son propre compte. Le groupe de recherche, dans ce parcours et cette rencontre participative, est un relais technique et méthodologique, toutefois il ne dénie pas qu’il puisse influencer ces interprétations notamment à titre de cocréateur en assistant le réalisateur à l’étape difficile du montage.

Identité et cinéma

Nous rappelons que le « et » entre ces deux entités que sont les images et les identités en cinéma permet de bien les distinguer pour mieux percevoir leurs relations en termes de création. Alors que d’aucuns parlent d’images-clichés représentant les autochtones, d’invisibilité de ces peuples, ce « et » pourrait s’avérer un lieu dynamique pour un cinéma autochtone tant les figures de l’Indien sont au coeur d’un destin cinématographique dont les rôles peuvent être renversés. Notre hypothèse ne nie pas les contraintes matérielles et techniques et encore moins les obstacles historiques et culturels de ce déficit de représentation, mais elle vise à mettre de l’essence dans ce grand réservoir potentiel d’images que représentent les cultures autochtones dans leur propre construction de leur autoreprésentation. Les auteurs de l’ouvrage Indian’s Song, Des Indiens d’Hollywood au cinéma des Indiens, Laprévotte et Roche (2010), démontrent la labilité des concepts de l’identité et de l’indianité. Ils montent et démontent avec précision les images de films réalisés à Hollywood sur les Amérindiens et les contre-images réalisées par le cinéma des Amérindiens. Comment ne pas se surprendre de cette oscillation entre deux pôles, de ces identités incertaines ? « C’est l’incertitude éprouvée à son propre sujet qui génère chez l’homme la tendance à se voir comme autre et en images. » (Belting 2004 : 19) Ces images sans cesse retournées et détournées viennent dire le travail d’images qu’est avant tout une représentation identitaire ; elles se trouvent dans cet entre-deux d’un monde des images entaché d’une certaine méfiance envers soi et envers l’autre. La question de l’identité, à peine l’avons-nous invoquée que nous désirons la révoquer, a cette qualité duelle de présence et d’absence au coeur même de la symbolisation que représente toute image. « Comment pouvons-nous simultanément considérer la notion d’identité comme vaine et non opératoire, et la convoquer immanquablement comme clé de compréhension des films réalisés par les Amérindiens ? » (Laprévotte et Roche 2010 : 130)

Gilles Laprévotte répond d’une certaine manière à notre réflexion de départ : en quoi les images d’Indiens viennent-elles toucher de plus près le signifiant cinématographique ? Il vient dessiner un premier trait de notre trame réflexive : « Devant faire “bonne figure” le plus souvent “figurant” sur la scène d’une histoire qui s’écrit sans lui, loin de lui et pour d’autres que lui, l’Indien n’existe en réalité que dans des dispositifs de représentation. » (ibid. : 95)

Le caractère polysémique de toute figure, la reconstruction de son sens au risque de la fiction, la relation d’une image en mouvement entre perception du réel et projection imaginaire composent les liens potentiellement opératoires entre dispositif cinématographique et dispositif de représentation identitaire. Thierry Roche, à la toute fin de son texte « Comme des ombres sur la terre », répond ainsi à ces réflexions sur un cinéma autochtone.

Derrière le cinéma des Amérindiens se profile une question cinématographiquement plus profonde, liée à la nature même du cinéma, à son ontologie. Là où le cinéma, de façon positive ou négative, impose à l’écran une synthèse absurde, une prétendue idée d’un « Indien authentique », celui des Amérindiens, dans son extrême fragilité et sa grande diversité, tente modestement d’exprimer des fragments, d’inscrire sur l’écran des traces, des fulgurances d’identités fracassées, de cultures en équilibre instable entre deux univers et pourtant viscéralement liées à un « os du monde » intangible. Et donc de faire surgir une identité en devenir et non plus une simple image ou un avatar.

ibid. : 90-91

Perception, projection et cinéma

Comme toute minorité, qu’elle soit colonisée, acculturée, le minoritaire autochtone devient une figure projetée et renversée de la pensée majoritaire. Le minoritaire autochtone fut le support de représentation imaginé par l’homme occidental avant de devenir le créateur de ses propres figures. Les mécanismes identitaires sont affaire de perception et de projection. Le Moi, en termes de topique et de dynamique en psychanalyse, est avant tout un Moi autoreprésenté, il n’est pas seulement un être de surface, il est lui-même la projection d’une surface : « La production d’images est elle-même un acte symbolique et réclame en conséquence de notre part un type de perception qui se distingue significativement de la perception visuelle ordinaire. » (Belting 2004 : 30) Le système visuel de la perception chez l’individu ne se résume pas à un simple enregistrement d’information, mais bien à son traitement, à sa production, et c’est en cela qu’il rappelle certaines propriétés du dispositif cinématographique.

La position du Moi au cinéma ne tient pas à une ressemblance miraculeuse entre le cinéma et les caractères naturels de toute perception ; elle est, au contraire, prévue et marquée d’avance par l’institution […] et aussi par des caractères plus généraux de l’appareil psychique (comme la projection, la structure du miroir, etc.).

Metz 1977 : 75

Et c’est dans ces mécanismes de projection du sujet dans sa présence au monde que l’on peut pressentir la portée réelle, imaginaire et symbolique de la naissance de toute image que le cinéma autochtone serait appelé à s’approprier. De manière similaire au processus cinématographique, le sujet envoie au dehors l’image de ce qui existe en lui, même de façon inconsciente. L’interprétation de chaque film ou de chaque cinéma national se constitue par définition en une sorte de lieu mixte, d’un certain accrochage où cinéma et culture viennent se rencontrer et se nouer. Cela signifie les grandes dispositions cinématographiques que représentent les cultures visuelles autochtones, si l’on tient compte dynamiquement de cette entreprise de construction et de déconstruction, d’image et de contre-image, de trans-image en jeu dans les figures de l’Indien, comme dispositif de représentation. Il faut comprendre, de la culture et de sa transmission, son processus mouvant soumis à un ajustement et à un réajustement permanents, jamais achevé. Jean-Loup Amselle (2001) parle de branchements, de connexions diverses des identités, du phénomène de dérivations multiples dans notre monde globalisé. Ces facultés d’arrimage entre diverses cultures ébranlent le concept univoque d’une identité fixe et figée, voire même double et duelle du métissage. Ces doutes et ces mouvements identitaires s’avèrent matière à création et à transmission par ses diverses formes de relation et de connexion. Louis-Jacques Dorais en arrive à cette constatation : « La pluralité identitaire constitue un phénomène normal. » (Dorais 2010 : 265)

Oralité et cinéma

À partir de cet axe de recherche, il nous semble essentiel d’amorcer la question de l’oralité à défaut de l’énoncer dans tous ses fondements puisque « le langage joue un rôle extrêmement important dans le processus d’identification, tant sur le plan individuel que sur celui des collectivités » (ibid. : 272). Au-delà de sa fonction cognitive, sa valeur de représentation suscite notre attention en regard du cinéma. Dans un de ses articles sur le cinéaste Arthur Lamothe, André Dudemaine nous sensibilise à la force formelle, esthétique et éthique que peut représenter la langue innue dans la représentation des autochtones au cinéma. « Que venaient faire les lettrés de la longue tradition orale innue dans cette singulière aventure qu’un homme à la caméra leur proposait ? » se demande Dudemaine (2007 : 14). Il y répond en énumérant les prémisses cinématographiques recoupant les exigences de la tradition orale innue et l’obligation de clarté et de vérité des langues algonquiennes : la préséance donnée au témoignage, le documentaire plutôt que la fiction, le cinéma direct et le plan-séquence, le vrai monde dans le décor naturel du quotidien (ibid. : 15). Une toute récente production cinématographique de la Boîte Rouge VIF, Indian Time, film réalisé en 2016 par Carl Morasse, se structure par la parole et par les témoignages des autochtones des onze nations du Québec. La langue rythme le montage de ce film, en dessine les mouvements et les associations par des murmures, des silences, des chuchotements, des confidences, des exclamations, des revendications. Dans un numéro spécial de la revue CINéMAS (vol. 20, n˚ 1) dirigé par Germain Lacasse, on affirme que cette puissance imageante de l’oralité au cinéma dépasse l’idée d’un simple transfert de contenu, que la voix et la performance peuvent devenir formes et matières d’expression cinématographique. Dans son livre La Forêt vive, l’anthropologue Rémi Savard analyse la grande portée narrative et figurative des récits innus. Ces contes et légendes s’avèrent de riches performances sonores évoquant un feu roulant d’images constituées en séquence de petits tableaux.

Un peu comme on fait parler un kaléidoscope en le tournant, entraînant ainsi dans une chorégraphie imprévisible les multiples fragments de verre multicolores qu’il contient, le conteur jongle avec les images prises entre les mailles de son récit pour construire d’éphémères tableaux sonores.

Savard 2004 : 24

Dans le court métrage Linguistique montagnaise (Culture amérindienne n˚81) qu’Arthur Lamothe a tourné à Natashquan avec le Père René Lapointe en 1977 et puis finalement monté en 2004, cette petite leçon de linguistique met en relief la très grande capacité de visualisation de la langue innue. Le Père Lapointe utilise l’expression « regarder la langue » pour traduire la représentation du temps, des choses et des actions inscrites dans les structures grammaticales qui font ressortir en une association quasi photographique l’action avec ses différents compléments. Au contraire de séquences découpées en continuité chronologique, l’on peut parler, en regard de la langue innue, de la construction d’un plan-séquence par l’actualisation et l’imbrication de la multiplicité de ses composantes en un temps englobant. Les Relations du jésuite Paul Lejeune abondamment citées dans le film Mémoire battante (1983) d’Arthur Lamothe, prennent note du très grand sens d’observation des Indiens, de leur grande mémoire des choses corporelles et des lieux. Dans ce film la parole n’est jamais détachée de la vision. La parole et le chant font poindre l’image, comme l’exprime le joueur de tambour du film : « C’est comme un téléviseur, le tambour est comme ça quand on chante. Tu vois tout ce que tu vas tuer quand tu chantes avec le tambour. Les animaux apparaissent sur le tambour, c’est celui qui chante qui les voit. » Nous ajouterions, comme le praxinoscope (1876-1877) d’Émile Reynaud, un des nombreux dispositifs techniques d’images en mouvement précurseurs du cinématographe, tel un tambour roulant faisant se défiler une bande de papier de douze dessins, de douze figures.

Selon Jean-Claude Rolland : « Avant d’être celui qui parle, l’homme est un voyant. Une relation de continuité articule ces deux activités de l’esprit, la vision et la parole ainsi qu’une relation de causalité : parce qu’un don de voyance menace l’homme d’entraver son accès au monde, il lui faut impérativement recourir à la parole. » (Rolland 2006 : 115) La langue n’est donc pas de l’ordre de la traduction, mais d’un transfert qui nous invite à suivre les déplacements en jeu dans l’espace psychique, dans tout espace de représentation. À ce titre, le livre publié par la Boîte Rouge VIF sous la direction d’Élisabeth Kaine (2016b), Voix Visages Paysages, Les Premiers Peuples et le xxie siècle, suit les chemins du langage comme construction créatrice et redonne à la parole autochtone son ampleur culturelle, sa portée historique, sa fonction imageante. Le livre s’est construit à partir de nombreuses rencontres qui avaient eu lieu lors d’une tournée dans dix-huit communautés autochtones de 2010 à 2012. Cette grande concertation, matrice d’une riche banque de données (5000 pages de transcription littérale des entretiens, 250 heures de matériel vidéographique, 10 000 photographies), s’est donné pour but de structurer les grandes bases thématiques du scénario de l’exposition du Musée de la civilisation C’est notre histoire. Premières Nations et Inuit du xxie siècle. Par une approche participative et collaborative, ces voix transhument d’une grande concertation à une exposition et à un livre, puis à un long métrage, Indian Time.

Anthropologie et cinéma

Les chercheurs de la Boîte Rouge VIF ne sont pas anthropologues, tous ont une spécialité en art : design, muséologie, cinéma, arts visuels, nouvelles technologies. On peut alors parler d’inter-artialité. Selon les projets, son volet de recherche Design et Culture matérielle s’associe à des cochercheurs et collaborateurs en anthropologie, sociologie, histoire, psychologie, didactique des arts, travail social. Il s’agit donc d’équipes interdisciplinaires et aussi interculturelles, où certains chercheurs sont autochtones et où les partenaires des communautés autochtones sont reconnus comme chercheurs experts de leur milieu.

Notre projet de recherche en développement de partenariat international Canada/Brésil explore cet espace théorique entre art et anthropologie pour mieux engager des pratiques innovantes. Nos partenaires sont le LISA (Laboratoire de l’image et du son en anthropologie) de l’Université de São Paulo et le CTI (Conseil du travail indigène) de São Paulo (lire dans ce numéro l’article « La création d’un partenariat. Approches méthodologiques et interdisciplinaires en art et en anthropologie »). La grande force de ces partenaires, anthropologues et praticiens en art, est d’allier interdisciplinarité et interculturalité en privilégiant l’intégration, la concertation et le travail avec les individus et les communautés autochtones détenteurs de savoirs et porteurs de créativité. Philippe Descola désire faire de cette diversité culturelle sur fond d’universalité un chantier ouvert qui est avant toute chose du ressort des habitants de la maison et ce, en résonance avec la pluralité des existants.

La mission de l’anthropologie, telle que je l’entends, est de contribuer avec d’autres sciences, et selon ses méthodes propres, à rendre intelligible la façon dont les organismes d’un genre particulier s’insèrent dans le monde, en acquièrent une représentation stable et contribuent à le modifier en tissant avec lui et entre eux, des liens constants ou occasionnels d’une diversité remarquable mais non infinie.

Descola 2005 : 12

La Boîte Rouge VIF trouve de nombreuses convergences de ses actions de recherche chez l’anthropologue Sarah Pink dans The Future of Visual Anthropology, Engaging the Senses (2006). L’auteure ouvre la pratique anthropologique vers d’autres voies de connaissance qui, au premier abord, défient la scientificité de cette discipline. Son observation ethnographique va au-delà de l’observation, elle se vit avec les sujets autochtones de façon participative et communicative, sur le terrain, par la marche en forêt, la discussion et le partage. Il s’agit d’une politique du sensible, tel que l’exprime Laplantine, où l’expérience sensorielle et la subjectivité de l’individu ne sont pas niées (Pink 2006 : 4). Cette approche notamment phénoménologique souligne les tensions entre observation et collaboration, objectivité et subjectivité que l’anthropologie appliquée peut difficilement éviter quand les partenaires de la recherche ont un rôle actif dans la production de données (ibid. : 88).

Visitons un autre point de vue sur l’image énoncé par l’historien d’art Hans Belting. Cela peut enrichir la notion de subjectivité et la part sensible de toute connaissance. Dans son livre Pour une anthropologie des images, « l’homme » se tient au coeur de cette configuration matérielle et tangible. L’histoire des images et l’histoire des hommes ont toujours été complices pour s’inventer divers médias afin de rendre visible cette interaction entre images extérieures et images intérieures : « La perception et la fabrication des images sont comme les deux faces d’une même pièce » (Belting 2004 : 8). L’anthropologie, pour cet historien de l’art, conduit à associer image et regard dans une gamme de rapports très diversifiés et à se démarquer des conceptions occidentales contemplatives, formelles et distanciées : « Selon moi, aucune conception de l’image ne saurait se dérober à cette relation qui lie d’un côté l’image à un corps-spectateur, de l’autre au médium-support qui la véhicule. » (ibid. : 10) Cette relation de l’image de soi et du médium est l’enjeu d’un travail de concertation avec les communautés en regard de leur propre représentation et de leur appropriation des supports techniques pour l’exprimer.

Belting ravive deux grandes tendances de cet imaginaire, l’une, temporelle, s’apparentant au concept de l’« image survivante » développée par Georges Didi-Huberman (2002), et l’autre, spatiale, rejoignant le concept de « branchements » énoncé par Jean-Loup Amselle. Les images survivantes de Georges Didi-Huberman sont comme des nomades qui se déplacent dans le temps d’un médium à l’autre et hantent la mémoire à l’oeuvre dans les images et la culture. Les branchements traduisent les mouvances et mouvements des identités dans des espaces multiples, non étanches, passant du local à l’universel, du réel au virtuel.

De nombreuses cultures, qui étaient protégées autrefois par des frontières géographiques, sont menacées aujourd’hui de voir leurs traditions s’étioler : le monde occidental n’est pas lui-même épargné par un tel destin. Les hommes sont sans doute mortels, mais dans la transmission des images, parents ou enseignants ont une importance qui dépasse les limites de leur existence singulière. En tant que fondateurs et héritiers d’un patrimoine iconique, ils sont engagés dans des processus dynamiques où les images qu’ils font passer sont transformées, oubliées, redécouvertes pour être réinterprétées autrement. Transmission et survivance sont comme les deux faces d’une même pièce de monnaie.

Belting 2004 : 81

Transmission et survivance de la culture par sa valorisation sont aussi, pour nos programmes de recherche, comme les deux faces d’une même action. Les moyens audiovisuels d’aujourd’hui, couplés aux nouvelles technologies numériques et informatiques, s’avèrent un support de formation et d’information ouvert, éclaté, diversifié, et ce, tant dans l’univers éducatif et artistique que social et économique des communautés, puisque par eux un peuple, à sa manière et de ses propres yeux, s’observe, s’exprime et se forge une identité à l’aulne de sa culture. Jean-Michel Frodon dans La Projection nationale (1998) démontre cette relation entre cinéma et nation comme fabrique d’images et d’expression identitaire pour contrer la mondialisation des imaginaires. Le cinéaste québécois Arthur Lamothe, dont la somme documentaire Chroniques des Indiens du nord-est du Québec (1973-1976) fut si appréciée comme éveilleur de la conscience innue, a exprimé à sa collaboratrice Thérèse Rock-Picard (de Pessamit) et au jeune cinéaste Réginald Vollant (de Uashat-Maliotenam), lors d’entretiens que j’ai filmés, qu’il était temps pour les communautés des Premières Nations de raconter en image et en son leurs histoires réelles et imaginaires (Deux entretiens avec le cinéaste Arthur Lamothe, vidéo : 2004). Selon l’auteur Steven Leuthold (1998), cette appropriation représente pour tout peuple un enjeu crucial de participation, de construction et de développement d’une esthétique répondant à sa propre vision du monde. Dans ses Leçons de cinéma pour notre époque. Politique du sensible, François Laplantine évoque d’emblée sa foi dans la spécificité cinématographique comme mode sensible de connaissance du réel. Il aborde en ces termes le rapprochement entre cinéma et ethnographie : « L’ethnographie et le cinéma sont des modes de connaissance par l’écoute et le regard. Pour l’un comme pour l’autre, les phénomènes sociaux sont des phénomènes visuels et sonores. » (Laplantine 2007 : 14)

Ces deux modes de rapport aux sens, deux modalités de la vie (la vie réelle et la vie du film) ne se confondent pas. Les images cinématographiques créent un espace et une temporalité en tension. Elles peuvent nous détourner de la réalité, mais nous permettent aussi de la rencontrer à nouveau, avec une perception beaucoup plus affinée, à une époque où la concentration et la réflexion tendent à diminuer. Les microévènements de la vie quotidienne, réinventés à partir d’un cadre, plus exactement d’un processus de « cadrage », s’imposent mieux au regard et à l’écoute. Le cinéma, en assemblant et en modulant des images et des sons, réveille notre sensibilité. Contre le détournement du réel, au milieu du triomphe du totalitarisme visuel et sonore, de l’éradication des petites sensations, il nous permet de réapprendre à voir et à entendre.

ibid. : 17

L’art de montrer, c’est laisser venir le réel à soi, faire advenir à partir du plan un regard. C’est dans ce sens que la politique du sensible énoncée par Laplantine dépasse la simple technique d’enregistrement et tient lieu d’expression de la véritable création.

Ce point de vue, nous le souhaitons en premier lieu relationnel. Dans son ouvrage Pour une anthropologie filmée des relations sociales, Christian Lallier, anthropologue et cinéaste, élabore les grandes étapes méthodologiques d’une telle réalisation. Son approche est structurante pour nos propres recherches en création tout en maintenant l’objectif principal de remettre entre les mains des participants autochtones les outils de leur propre expression, la réalisation de leurs propres productions. D’éternels filmés, ils deviendront les filmeurs de leur propre communauté, de leur propre culture, de leur propre vie : ils seront leurs propres ethnologues amateurs. Pour Lallier, tout comme pour les participants autochtones, il importe de comprendre le réel comme la production d’un effort, individuel et collectif. L’acte de filmer n’engage pas que l’expression d’un individu, il implique la construction d’une relation à l’autre et à sa communauté. La première étape de l’usage de la caméra par les participants tiendra lieu d’une sensibilisation à leur milieu, à leur culture, à leurs savoirs, à leurs besoins.

L’acte de filmer procède, finalement, d’un geste cinématographique, au sens de recueillir et de rapporter des données du terrain pour représenter les manières significatives d’agir, de penser et de vivre ensemble : autrement dit pour représenter des pratiques sociales sous des « formes culturelles ».

Lallier 2009 : 12

Joanie Gill et Charles Buckell mémorisent leurs dialogues pour le film Unishinutsh

Joanie Gill et Charles Buckell mémorisent leurs dialogues pour le film Unishinutsh
© Amorce cinématographique autochtone

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Lallier indique trois modes distincts d’enquête filmée. Le premier mode consiste en la captation, qui apparente l’activité de filmer à la prise de notes à des fins ultérieures à déterminer, véritable métaphore du filmeur, chasseur, cueilleur. Le second, semblable au mode de transmission, est celui de valorisation d’un savoir préexistant, et l’usage de l’image filmée complète ce savoir exprimé parallèlement, ou encore produit la preuve de ce savoir. Les deux premiers modes rappellent en partie une démarche similaire que nous avons entreprise par nos inventaires participatifs auprès des cinq communautés guaranies du sud de l’État de Rio de Janeiro au Brésil : Araponga, Mamamgua, Paraty-Mirim, Rio Pequeno et Sapukai. Le troisième mode consiste en l’ethnographie filmée des chercheurs cinéastes.

La caméra, plus qu’un support technique, peut devenir le trait d’union d’un échange entre deux personnes, le jeune filmant et un aîné filmé ; elle peut aussi servir comme levier vers la prise de conscience d’une réalité menant à la conduite d’un projet communautaire. L’influence du dispositif, du filmant sur le filmé et ses actions, ne doit pas être perçue comme un obstacle : au contraire, cette influence présente les conditions propices à l’accession au réel et des occasions d’interagir grâce l’observation filmée. Outil de transmission de savoirs et de la mémoire, le tournage engage la communauté dans un processus de socialisation qui a trop souvent été entravé. Ces tournages peuvent refléter différentes étapes dans la vie d’un projet, d’un groupe, d’une communauté, ils se vivront dans la différence culturelle des individus, des groupes, des communautés. La recherche de méthodologie en production audiovisuelle dans nos programmes de recherche-action ne vise pas à faire la preuve d’une méthode unique et idéale d’interaction, mais elle aspire à s’ouvrir à une dimension culturelle forte, reliée à la réalité vécue et exprimée par les participants. Il est ici important de souligner qu’en 2007 une première expérience en cinéma a eu lieu avec de jeunes Ilnuatsh de Mashteuiatsh au Lac-Saint-Jean. Dans le cadre du projet Amorces cinématographiques autochtones (ACA), l’équipe de cinéastes a créé un collectif de réalisation[1] où tous sont intervenus aux différentes étapes du film de fiction Unishinutsh – La Voie des autres (2008). Deux jeunes, frère et soeur, partent en forêt pour se retrouver, mais ils s’égarent et s’y perdent. Cette première et heureuse expérience nous a servi de tremplin pour notre travail de formation et de création chez les Guaranis.

Reconnaître, valoriser et transmettre la culture guaranie

Ce projet (2008-2013) avait comme objectif principal de contribuer à l’autonomie des individus et des communautés par le biais de la culture. Il comportait deux phases : une phase d’initiation aux principales techniques de captation et une phase de mise en application des connaissances acquises. La première phase a pris la forme d’ateliers de formation en vidéo, en photographie et en techniques d’entrevues. Au cours de cette phase, les participants ont également travaillé à un inventaire participatif pour définir, en premier lieu, ce qui, à leurs yeux, constituait les principales catégories de représentation de la culture guaranie, et en second lieu pour identifier les éléments qu’ils jugeaient les plus significatifs à transmettre de leur communauté et par quels moyens.

L’inventaire participatif est une méthode empirique d’intervention, flexible et volontairement adaptable, développée par Hugues de Varine pour favoriser le développement local et communautaire (Varine 1991, 2002). Cet inventaire sur le terrain ne se fait pas uniquement en discussions autour d’une table sous le mode de l’entrevue mais souvent en promenades sur le terrain avec les participants où savoir, percevoir et sentir participe à la recherche, L’anthropologue Sarah Pink, dans son article Walking with Video, trace en images une démarche similaire. Depuis quelques années, les approches sensorielles en anthropologie ont émergé de façon plus concrète, elles favorisent les échanges sous le mode expérientiel. Ainsi la marche avec des participants permet aux chercheurs un accompagnement plus empathique dans cette recherche partagée des savoirs. Qui plus est, marcher en filmant représente visuellement sur le vif cette cueillette de données sur la culture matérielle et immatérielle énoncée par le participant (Pink 2007 : 240-244).

Nous avons utilisé ce processus novateur d’échanges où l’organisation de différentes activités communautaires (rencontres, discussions informelles, marche en groupe) s’avère être, sous un autre mode de connaissance et de perception, un travail de recherche de contenus, de repérage de lieux, de prise de vues photographiques et de prise de sons – somme toute un échantillonnage du réel aiguisant l’observation et la conscience du cueilleur qu’est le vidéaste néophyte. Ces éléments épars d’identification, de catégorisation, de priorisation issus de l’inventaire participatif constituent en quelque sorte un matériel pré-scénaristique. Ces bribes de scénario constituent organiquement de multiples capsules vidéo. Ces essais se présentent en grands blocs descriptifs où le plan-séquence, influence et fruit de leur formation, a été privilégié. À cette étape, il était trop tôt pour définir une esthétique spécifique de cet ensemble, toutefois l’authenticité du regard et la qualité d’approche visuelle des vidéastes envers leurs familles, les membres de leur communauté et l’environnement de leur village offraient déjà un point de vue touchant, vivant et inusité sur leur réalité. Lors de cette première étape, il s’agissait de prendre le pouls d’un certain présent et non le poids de toute une historicité.

Une telle approche n’est pas anhistorique ; elle demeure fidèle à la recommandation que faisait Marc Bloch d’accorder tout son poids à l’histoire régressive, c’est-à-dire de regarder d’abord vers le présent afin de mieux interpréter le passé. Il est vrai que le présent dont je ferai usage sera souvent de circonstance et conjugué au pluriel ; en raison de la diversité des matériaux employés, de l’inégalité des sources et de la nécessité de convoquer des sociétés dans un état révolu, il se rapprochera plus du présent ethnographique que du présent contemporain, une manière d’instantané saisissant une collectivité à un moment donné de sa trajectoire.

Descola 2005 : 14

Márcia da Silva, coréalisatrice du film Le rituel du maïs

Márcia da Silva, coréalisatrice du film Le rituel du maïs
© Design et Culture matérielle

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Maurício da Silva Vera Mirim, réalisateur du film Le Pêcheur et la sirène

Maurício da Silva Vera Mirim, réalisateur du film Le Pêcheur et la sirène
© Design et Culture matérielle

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En 2011 et 2012, la seconde phase du projet, celle de la production, a permis aux participants de mettre en pratique leur formation de base puisqu’ils ont été invités à concevoir et à réaliser des produits culturels (affiches, photos, films documentaires et de fiction) sur la base des résultats de l’inventaire participatif et sur le choix du médium approprié aux objectifs ciblés. Avec notre appui, les films ont été tournés par les participants dans leurs communautés respectives avec la participation des membres de leur communauté. Nous sommes principalement intervenus à l’étape du montage sous l’oeil parfois vigilant et souvent incertain de chacun des réalisateurs. Étant donné le manque de temps pour la formation en montage et le très haut indice de difficulté de l’apprentissage des logiciels, l’équipe des chercheurs s’est posé la question éthique de ces créations autochtones muées en cocréation. La question demeure. Le documentaire Le rituel du maïs réalisé par deux jeunes cinéastes d’Araponga, Márcia et Luiza da Silva, et une fiction à partir de la légende Le Pêcheur et la Sirène réalisée par Vera Mirim, cinéaste de Sapukai, ont atteint un niveau de conscience culturelle grâce à leur regard cinématographique. Ces réalisations démontrent que la création, comme levier de développement des individus et des communautés, doit surmonter de nombreux obstacles – dont celui du temps et des générations.

Programme court en production audiovisuelle des Premières Nations

Ce programme d’enseignement ne fait pas partie de nos activités de recherche, il est plutôt le résultat de notre expertise et de notre engagement avec les communautés autochtones. Par la création de ce programme, le Conseil en éducation des Premières Nations (CEPN) et l’Université du Québec à Chicoutimi se sont donné l’objectif de former des concepteurs et des créateurs en cinéma et en vidéo prêts à oeuvrer au sein des communautés des Premières Nations et de les rendre autonomes dans la gestion d’un studio de production indépendante.

Tournage du film Uashtushkuau réalisé par Shal Malekesh Bacon

Tournage du film Uashtushkuau réalisé par Shal Malekesh Bacon
© CEPN/UQAC

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Tous derrière la caméra. Étudiants du Programme court en production audiovisuelle des Premières Nations

Tous derrière la caméra. Étudiants du Programme court en production audiovisuelle des Premières Nations
© CEPN/UQAC

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À l’instar des réflexions de l’anthropologue Amselle, nous avons construit ensemble par ce programme un branchement esthétique et historique entre le cinéma comme savoir universel et un cinéma autochtone en devenir. Lise Bastien, directrice du Conseil en éducation des Premières Nations, s’est exprimée ainsi lors de discussions sur les contenus des cours : « L’histoire du cinéma nous appartient, à nous aussi ». Nous ajouterions : « Eisenstein aussi, Madame ».

Deux courts métrages de fiction furent réalisés et présentés en juin 2010 au festival Présence autochtone de Montréal. Uashtushkuau, sous une forme esthétique, narrative, voire poétique, raconte l’importance des naissances et des accouchements et ce, de grand-mère en mère, de mère en fille, pour la relève, le bien-être et la continuité de la famille. Ce récit évoque avec chaleur et silence la tente comme lieu de vie et de rassemblement.

L’envol d’un papillon, sous un mode plus vif et plus rude, confronte la communauté autochtone à la violence faite aux femmes et invite ces dernières à s’affirmer, à s’autonomiser. Ces étudiants ayant complété le programme travaillent à faire fructifier cette formation, les uns par des stages à l’Office national du film (ONF), d’autres par du travail à la pige dans des maisons de production autochtones. L’un d’entre eux, à titre de cameraman, de monteur, de formateur et d’assistant de recherche nous accompagne dans nos activités de production en cinéma.

La création de ce programme court et la formation de leur groupe de cinéma Tewekan Vision ainsi que la fondation par le CEPN de l’Institut Kiuna à Odanak démontrent en termes d’empowerment qu’un programme universitaire et pré-universitaire crée un véritable levier d’expression alliant créativité, conception, réalisation et gestion de projets pour un cinéma autochtone en devenir. Les aînés des communautés autochtones, préoccupés par l’avenir de leurs enfants et petits-enfants, expriment de vive voix cette nécessité de l’éducation et de la transmission de leur culture. L’on voit que la tâche est énorme au tournant de ce nouveau siècle. Les jeunes sont appelés à s’approprier des pans de leurs savoirs ancestraux, sous un autre mode, dans l’actualité présente et changeante de leur vie afin de devenir les acteurs de leur propre culture.

Conclusion

Cet article a été écrit à l’enseigne de fragments épars, de perceptions et de propositions successives dont la trame reste à lier entre théorie et pratique. Il demeure pour l’instant comme un cahier de charges où la réflexion de plusieurs auteurs et l’impulsion de multiples activités de formation cherchent une voie consolidée de pratiques en devenir. Nous avons voulu insuffler une dynamique où le travail des images peut accompagner le travail des identités. Il ne faut pas déduire des processus généraux théoriques, et parfois laborieux, énoncés tout au long de ce texte, une négation des spécificités culturelles : au contraire, ces processus les avivent dans le mouvement de spécificités multiples.

Au cours et coeur de cet article, il nous a semblé que ce « et » entre cinéma et identité pourrait s’avérer un lieu foisonnant pour le cinéma autochtone tant les figures de l’Indien sont au coeur d’un destin cinématographique dont les rôles commencent à émerger, tout au moins au Québec. Nous rappelons que ce « et » se veut aussi interdisciplinaire et interculturel auprès de nos collègues autochtones et ce, en cherchant à créer des relations structurelles parentes et voisines entre design et cinéma, entre art et anthropologie. Mais, plus encore, ce « et » désire participer à l’universalité et à la dynamique des différences analysées par les anthropologues Descola, Lévi-Strauss et Savard.

Mais avouons que nous sommes toujours en quête de ce trait d’union entre recherche et action. Y a-t-il un équilibre possible entre ces deux termes ? Est-ce le propre et la qualité de ce type de recherche que de plier avec souplesse comme le roseau plutôt que de s’ériger triomphalement comme le chêne ? On aura donc compris qu’entre elles deux il y a l’aménagement d’un territoire où nous venons de rassembler quelques pierres – que nous ne considérons pas encore comme des pierres d’assise. La géométrie fort variable de ces éternels allers-retours entre recherche et action vient aussi montrer que la création épouse ce mouvement de façon sensible, sentie et productive. Toutefois l’on ne peut pas faire l’économie de ces noeuds par lesquels toute culture se tisse, ce sont ces mêmes noeuds que l’on doit déconstruire pour établir et rétablir de nouveaux liens. Regarder d’abord vers le présent.