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Au Canada, comme ailleurs dans le monde, on assiste depuis une vingtaine d’années à l’émergence d’un nouveau régime juridique portant sur la participation des peuples autochtones à la prise de décision concernant la gestion des terres et des ressources naturelles (Wright et al. 2019 ; Newman 2014 ; Doyle 2015 ; Barelli 2018). En contexte canadien, la Cour suprême a reconnu l’obligation de la Couronne – en l’occurrence, l’État central, les provinces et les territoires – de consulter et d’accommoder les peuples autochtones, notamment lorsqu’un projet de développement du territoire ou toute autre mesure gouvernementale risque d’affecter leurs droits reconnus à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (voir Nation Haïda 2004 ; voir aussi : Newman 2014). Sur le plan international, le droit des peuples autochtones à la consultation est également reconnu, notamment par la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail. La Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA), un document non contraignant ayant néanmoins une force morale importante, consacre quant à elle, à son article 32, l’obligation de consulter les peuples autochtones en vue d’obtenir leur consentement préalable, libre et éclairé (CPLE), lorsque leurs terres ancestrales peuvent être affectées par un projet de développement du territoire et de ses ressources naturelles.

Si ces développements normatifs sont fort significatifs, l’évolution rapide des droits canadien et international sur ces questions soulève plusieurs enjeux. En particulier, l’interprétation de ces nouvelles normes par les tribunaux, mais aussi par les États et les entreprises extractives plus directement concernées, demeure variable et leur portée réelle reste incertaine (Papillon et Rodon 2020 ; Doyle 2015 ; Leifsen et al. 2017 ; Schilling-Vacaflor 2017 ; Tockman 2018 ; Leydet 2019). D’aucuns notent également la difficulté de mettre en place des mécanismes effectifs permettant d’en assurer la mise en oeuvre (Papillon et Rodon 2017 ; Wright et Tomaselli 2019).

En contexte canadien, les processus mis en place par les autorités fédérales et provinciales afin de répondre à leur obligation constitutionnelle de consulter les peuples autochtones sont régulièrement contestés devant les tribunaux[1]. Plusieurs dénoncent le fait que ces processus consultatifs ont été mis en place de manière unilatérale, sans véritablement que les peuples autochtones, qui sont pourtant les principaux concernés, aient leur mot à dire sur la teneur et les modalités de leur participation (Papillon et Rodon 2017). On souligne également les limites de ces processus consultatifs, notamment en raison de leur caractère parfois cosmétique (Szablowski 2010). Autrement dit, on sollicite le point de vue des Autochtones, mais on écoute rarement ce qu’ils ont à dire, ce qui est pourtant l’essence même d’une consultation dont l’objectif ultime est d’accommoder les intérêts constitutionnels autochtones.

C’est dans ce contexte que les peuples autochtones cherchent depuis quelques années à développer des outils leur permettant de mieux affirmer leurs droits et d’exercer un certain contrôle sur les processus consultatifs auxquels ils sont assujettis (Schilling-Vacaflor et Flemmer 2020 ; Papillon et Rodon 2020). Cette affirmation juridico-politique passe notamment par l’adoption de protocoles de consultation. Ceux-ci visent à mieux définir les obligations respectives des parties concernées, ainsi que les règles et les procédures entourant les processus de consultation, notamment en ce qui concerne les circonstances permettant l’expression d’un consentement préalable, libre et éclairé. Ces protocoles peuvent être développés de manière collaborative avec les autorités étatiques ou encore avec les promoteurs des projets, mais ils sont de plus en plus mis en place de manière unilatérale par les communautés ou les organisations autochtones.

Nous cherchons dans cet article à mieux saisir la nature et la portée de ces protocoles sur le plan juridique. Nous mettrons en particulier l’accent sur les protocoles unilatéraux, dont le statut est plus ambigu en droit. En effet, si les protocoles bilatéraux issus d’ententes avec les autorités gouvernementales compétentes ou avec un promoteur s’apparentent à des contrats en droit canadien, les protocoles unilatéraux opèrent dans une zone normative plus floue.

Ces derniers sont des règles dont la légalité et la légitimité sont en général reconnues par les membres de la communauté autochtone, mais ils ont ceci de particulier d’avoir pour finalité de lier non seulement cette communauté, mais également les tiers que sont les gouvernements et les promoteurs. Or, du point de vue de ces tierces parties, qui se réclament du seul droit étatique, les protocoles unilatéraux ne sont pas des normes contraignantes. Pourquoi alors adopter de tels protocoles unilatéraux, si leur portée est limitée et qu’ils n’engagent pas les tiers ? Ont-ils une fonction au-delà de leur valeur symbolique ?

Afin d’apporter un début de réponse à ces questions, nous proposons ici une étude exploratoire des protocoles unilatéraux adoptés par certaines collectivités autochtones canadiennes. Nous n’avons pas la prétention de faire en l’espèce une étude exhaustive de la question ; il s’agit plutôt de poser les balises d’un champ de recherche qu’il reste à défricher. Nous avons, pour ce faire, répertorié et analysé vingt-deux protocoles unilatéraux récemment adoptés par des Premières Nations ou des collectivités autochtones au Canada (cf. liste en fin de texte). Notre objectif n’est pas de mesurer l’effectivité de ces protocoles dans la pratique ou leur légitimité au sein des communautés, car cela exigerait une analyse de terrain qui dépasse le cadre du présent article. Il s’agit plus simplement d’en définir la portée juridique et d’en identifier les finalités.

À partir d’une analyse textuelle de ces derniers, nous défendons ici l’hypothèse que ces protocoles unilatéraux ont d’abord une fonction de mise en relation du droit étatique concernant la consultation avec les systèmes normatifs propres aux collectivités autochtones. La très grande majorité des protocoles unilatéraux analysés dans le cadre de cette étude se réclament en effet explicitement du droit étatique et, dans une moindre mesure, du droit international en matière de consultation et de consentement. Ils visent donc, en premier lieu, à s’approprier le vocabulaire de ces droits national et international, à en infléchir le sens et, par des mécanismes concrets, à combler les vides du droit à la participation qu’ils définissent. À cela s’ajoute, en second lieu, une dimension tout aussi importante, à savoir une volonté d’ancrer la légalité et la légitimité des protocoles unilatéraux dans le droit coutumier propre aux collectivités, en faisant notamment référence aux règles de gouvernance du territoire qu’il comporte et à l’éthique de responsabilité qui le sous-tend. Les protocoles visent ainsi à « rendre visible » un ordre juridique tirant ses sources non pas de l’État, mais plutôt des collectivités elles-mêmes.

Ces protocoles se fondent en ce sens sur une perspective de pluralisme juridique, laquelle tient pour acquise la coexistence possible – conflictuelle ou non – de plusieurs ordres juridiques sur un même territoire (Otis 2018). Et qui dit « pluralisme juridique » dit également « internormativité », c’est-à-dire « l’ensemble des phénomènes constitués par les rapports qui se nouent et se dénouent entre deux catégories, ordres ou systèmes de normes » (Carbonnier 1993 : 313-314). Les systèmes interagissent entre eux de diverses manières. En l’occurrence, les protocoles étudiés ne visent pas à mettre en opposition des systèmes de droit concurrents. Ils cherchent plutôt à les harmoniser à l’intérieur d’un même document élaboré unilatéralement par les communautés autochtones.

Les protocoles unilatéraux tirent leur légitimité de cette volonté d’harmonisation. Mais ils remplissent aussi une fonction programmatoire capitale, dans la mesure où ils annoncent la perspective juridique à partir de laquelle une communauté autochtone entend aborder la question de la consultation. Si leur portée demeure en effet limitée sur le strict plan du droit positif canadien, ces protocoles comblent en partie les vides générés par l’incertitude de celui-ci en matière de consultation et d’accommodement. Ils permettent aux communautés d’exposer aux parties non autochtones les principes et les règles qui président à leur propre compréhension de ce que devrait être une consultation en bonne et due forme devant mener, le cas échéant, à l’expression de leur consentement préalable, libre et éclairé. Ces protocoles ne sont pas indifférents aux impératifs imposés par le déroulement concret des processus de consultation. La prise en compte de ces protocoles peut donc s’avérer un moyen important de réduire les nombreux conflits entourant la prise de décision en matière de développement du territoire et des ressources naturelles.

Avant d’analyser le contenu des protocoles étudiés dans le cadre de cette recherche, nous verrons que leur émergence est directement tributaire de l’évolution, ces dernières années, du droit constitutionnel canadien en matière autochtone. Nous constaterons que, bien qu’il ne reconnaisse pas explicitement aux communautés autochtones un pouvoir d’adopter de tels protocoles unilatéraux, ce droit impose maintenant aux Couronnes fédérale et provinciales une obligation de consulter et d’accommoder les peuples autochtones. Or, il est possible de prétendre que cette obligation ouvre indirectement une porte à la reconnaissance d’un tel pouvoir.

Une analyse détaillée des protocoles étudiés suivra, afin de souligner leur ancrage dans la perspective pluraliste évoquée plus haut, mais aussi dans une ontologie relationnelle qui, pour les Autochtones, structure leurs rapports avec le monde qui les environne. L’analyse du contenu des protocoles permettra en dernier lieu de souligner leur fonction programmatoire et leur capacité à venir combler le déficit de légitimité dont souffrent cruellement les processus actuels de consultation mis en place par l’État et par les promoteurs.

Une place limitée, mais non négligeable, pour les protocoles unilatéraux en droit canadien

Depuis le début des années 1980, le faisceau des normes de droit constitutionnel canadien et de droit international applicables aux peuples autochtones s’est radicalement enrichi. Au Canada, c’est d’abord à la Cour suprême qu’est revenue la tâche d’interpréter l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 qui reconnaît et confirme les « droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada ». Si elle donne à ces droits une portée très large dans certains cas, la Cour refusera de fonder la reconnaissance des droits ancestraux autochtones sur un résidu de souveraineté inhérente autochtone. La reconnaissance et la protection des droits ancestraux trouvent plutôt leur justification dans l’occupation antérieure du territoire par les peuples autochtones (Van der Peet 1996 : par. 30) [voir Leclair et Morin 2019 et Grammond 2013].

Le droit constitutionnel canadien ne reconnaît donc pas formellement une souveraineté inhérente (ni aucun droit général à l’autodétermination interne) aux communautés autochtones (Pamajewon 1996 : par. 27). En d’autres mots, celles-ci ne sont pas investies d’une autorité autonome les autorisant à exercer un pouvoir de nature législative permettant l’adoption de normes contraignantes d’application générale, comme des protocoles unilatéraux. En droit positif canadien, à moins qu’une loi fédérale ne lui délègue un pouvoir réglementaire donné, une communauté autochtone est dépourvue d’autorité législative. Les communautés autochtones n’étant pas formellement autorisées par une loi à les adopter, les protocoles mis en place de manière unilatérale n’ont donc pas, en conséquence, d’assise solide en droit positif canadien.

L’émergence de la doctrine de l’obligation de consulter et d’accommoder les peuples autochtones lorsque leurs droits reconnus à l’article 35 peuvent être affectés par une décision ou une action de la Couronne est toutefois venue ajouter une pièce au puzzle constitutionnel. Sans entrer dans les détails indûment compliqués, il suffit de rappeler que la Cour a développé une série de critères afin de déterminer à quel moment est déclenchée l’obligation pour les Couronnes de consulter et d’accommoder une communauté autochtone :

Ce [test] comporte trois volets : (1) la connaissance par la Couronne, réelle ou imputée, de l’existence possible d’une revendication autochtone ou d’un droit ancestral, (2) la mesure envisagée de la Couronne et (3) la possibilité que cette mesure ait un effet préjudiciable sur une revendication ou un droit ancestral.

Rio Tinto Alcan Inc. 2010 : par. 31

L’obligation de consulter variera en intensité selon les circonstances de chaque affaire. Deux éléments viendront en moduler l’intensité et l’étendue : « l’évaluation préliminaire de la solidité de la preuve étayant l’existence du droit ou du titre revendiqué, et [...] la gravité des effets préjudiciables potentiels sur le droit ou le titre » (Nation Haïda 2004 : par. 39). Il s’ensuit, selon la Cour, que l’obligation de consulter pourra se décomposer selon un spectre allant de la simple remise d’information à une consultation poussée :

À une extrémité du continuum se trouvent les cas où la revendication de titre est peu solide, le droit ancestral limité ou le risque d’atteinte faible. Dans ces cas, les seules obligations qui pourraient incomber à la Couronne seraient d’aviser les intéressés, de leur communiquer des renseignements et de discuter avec eux des questions soulevées par suite de l’avis. [...] À l’autre extrémité du continuum on trouve les cas où la revendication repose sur une preuve à première vue solide, où le droit et l’atteinte potentielle sont d’une haute importance pour les Autochtones et où le risque de préjudice non indemnisable est élevé. Dans de tels cas, il peut s’avérer nécessaire de tenir une consultation approfondie en vue de trouver une solution provisoire acceptable. [...] Il faut procéder au cas par cas.

Nation Haïda 2004 : par. 43-45

Cette obligation de consulter de bonne foi n’entraîne pas la reconnaissance aux Autochtones d’un droit de veto et n’impose pas non plus à la Couronne l’obligation d’en arriver à une entente (Nation Haïda 2004 : par. 10 et 42 à 48). Toutefois, la Cour insiste sur le fait que la consultation n’est pas simplement, pour les Autochtones, une « occasion de se défouler » avant que les gouvernements n’agissent à leur guise (Première nation crie Mikisew 2005 : par. 54.). Elle suppose une volonté de se comprendre les uns les autres (Clyde River [Hameau] 2017 : par. 49). La consultation requiert parfois « la modification éventuelle des énoncés de politique compte tenu des renseignements obtenus ainsi que la rétroaction » (Nation Haïda 2004 : par. 46). En somme, « il faut qu’il y ait un dialogue qui mène à une prise en compte sérieuse et manifeste » des préoccupations exprimées (Tsleil-Waututh Nation 2018 : par. 501).

Malgré l’accent mis sur l’idée de consultation, on sent que, de plus en plus, les tribunaux encouragent la recherche du consentement. Ainsi, la Cour suprême a déclaré dans Nation Tsilhqot’in (2014 : par. 76, 88 et 90) que, si le gouvernement veut porter atteinte à un titre ancestral dont la preuve a été établie, il doit, avant toute chose, faire la démonstration qu’il a tenté d’obtenir le consentement des interlocuteurs autochtones. Si le gouvernement n’obtient pas un tel consentement, il ne pourra y porter atteinte qu’à des conditions bien précises (Leclair et Morin, 2019 : par. 167).

Or, puisque selon la Cour la force probante d’un droit allégué peut s’intensifier avec le passage du temps, le gouvernement, comme les parties privées, devrait chercher à obtenir le consentement des interlocuteurs autochtones le plus tôt possible. En effet, la Cour souligne dans le même arrêt qu’il vaut mieux ne pas courir de risque et obtenir le consentement de la partie autochtone le plus tôt possible :

[U]ne fois l’existence du titre établie, il peut être nécessaire pour le gouvernement de réévaluer sa conduite passée compte tenu de cette nouvelle réalité afin de s’acquitter fidèlement par la suite de son obligation fiduciaire envers le groupe titulaire du titre. Par exemple, si, avant que le titre ancestral soit établi, le gouvernement a entrepris un projet sans le consentement du groupe autochtone, il peut être tenu de l’annuler une fois l’existence du titre établie si la poursuite du projet porte indûment atteinte aux droits des Autochtones.

Nation Tsilhqot’in 2014 : par. 92

Comme l’obligation de consulter et d’accommoder s’applique également aux droits potentiels issus de traités historiques ou modernes (Première nation crie Mikisew 2005 ; Beckman 2010 : par. 38, 43, 62 et 71), et comme l’incertitude plane aussi sur la nature et l’étendue de ces droits potentiels, il importe donc, ici encore, de chercher à obtenir le plus rapidement possible le consentement de la partie autochtone touchée.

En somme, il est vrai que la Cour a été, jusqu’à présent, réticente à reconnaître formellement aux communautés autochtones un droit d’adopter des normes d’application générale, comme le sont les protocoles unilatéraux. Toutefois, en imposant aux gouvernements un devoir de consulter, sinon même d’obtenir le consentement des autochtones, afin de limiter les atteintes à ces droits, elle se trouve à encourager indirectement les communautés autochtones à fixer elles-mêmes les balises d’une consultation jugée adéquate. Et quelle meilleure démonstration de leur bonne foi les gouvernements et les promoteurs pourraient-ils faire, sinon en adhérant volontairement aux critères de consultation élaborés par les communautés autochtones ?

Enfin, il ne faut pas oublier que les délais et les coûts associés à l’incertitude juridique entourant l’obligation constitutionnelle de consulter et d’accommoder les droits ancestraux et issus de traités sont, en eux-mêmes, une raison suffisante pour les promoteurs et les gouvernements de chercher à obtenir le consentement des communautés autochtones (Coates et Flavell 2016; Forget 2018; Papillon et Rodon 2017). Une manière efficace d’y parvenir est d’obtempérer à l’application des protocoles unilatéraux autochtones. Il ne faut pas non plus négliger les dommages réputationnels qui, de plus en plus, s’attachent à la violation des revendications autochtones. La saga entourant les projets d’oléoducs et de gazoducs sur la côte ouest du pays illustre parfaitement les risques liés à un processus de consultation inadéquat, qui ne tient pas suffisamment compte des perspectives autochtones (Bakx 2016).

L’adhésion « pleine et entière » du Canada à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (Canada 2016) constitue un argument de plus en faveur de la reconnaissance d’un rôle plus important aux peuples autochtones en matière de consultation. Le paragraphe 32(2) de la DNUDPA prescrit que les États doivent

consulte[r] les peuples autochtones concernés et coop[érer] avec eux de bonne foi par l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives, en vue d’obtenir leur consentement, donné librement et en connaissance de cause, avant l’approbation de tout projet ayant des incidences sur leurs terres ou territoires et autres ressources […]. 

Quoique la DNUDPA n’ait pas de force obligatoire en droit canadien, l’État fédéral, tout comme les gouvernements provinciaux, doit désormais mettre en place des mécanismes de consultation qui répondent à cette exigence.

Dans un rapport sur le renouvellement de la loi fédérale sur l’évaluation environnementale, un Comité d’experts mandaté par le gouvernement suggérait précisément de reconnaître les mécanismes décisionnels autochtones comme partie intégrante du processus d’évaluation des projets à la lumière des principes énoncés dans la DNUDPA (Canada 2017). La nouvelle Loi sur l’évaluation d’impact ne va pas aussi loin, mais elle entrouvre néanmoins la porte à la reconnaissance d’une certaine autorité aux collectivités autochtones dans le processus d’évaluation des projets (Canada, L.C. 2019, ch. 28, art. 1).

Les protocoles comme modes d’articulation des ordres juridiques autochtones et étatique

Le pluralisme juridique « postule l’existence simultanée de plusieurs systèmes juridiques, notamment non étatiques, en relation d’opposition, de coopération ou d’ignorance réciproque » (Rouland 2003 : 4). Ces systèmes ou ordres juridiques possèdent chacun leurs propres critères de légalité (qu’est-ce que du droit aux yeux dudit système) et de légitimité (qu’est-ce qui fonde l’autorité de ce droit). Autrement dit, un ordre juridique autochtone n’a pas besoin d’être reconnu par l’État pour exister. Ainsi, dans la mesure où un protocole de consultation a été adopté conformément aux critères de légalité et de légitimité d’un ordre juridique autochtone donné, il constitue du droit, bien qu’il ne satisfasse pas aux critères de légalité établis par le droit étatique.

Tel que mentionné plus haut, dans un environnement où coexistent plusieurs ordres juridiques fleurit toujours un phénomène dit d’« internormativité », car les systèmes interagissent toujours entre eux de diverses manières. On verra qu’ici, les communautés étudiées ont choisi de fondre en un même document des principes et des normes propres aux deux systèmes juridiques en présence et qui viennent se compléter les uns les autres.

Aperçu des protocoles étudiés

Vingt-deux protocoles unilatéraux ont été répertoriés dans le cadre de cette étude exploratoire (cf. la liste des protocoles en fin de texte). La sélection des protocoles s’est faite d’abord sur la base d’une représentativité régionale, mais en ayant en tête la diversité des contextes juridiques au sein desquels évoluent les collectivités autochtones au Canada. En effet, alors que certaines Premières Nations ont signé des traités historiques, d’autres ont plutôt paraphé des ententes de revendications territoriales contemporaines. Ces dernières comportent en général des mécanismes de cogestion du territoire et d’autonomie gouvernementale plus poussés. Enfin, dans certains cas, notamment en Colombie-Britannique, la question du titre ancestral demeure en suspens, ce qui ouvre la porte à une affirmation plus marquée et unilatérale d’autorité juridictionnelle autochtone sur le territoire. La répartition géographique des vingt-deux protocoles est la suivante : Ontario (11), Colombie-Britannique (7), Alberta (2), Territoires du Nord-Ouest (1), Saskatchewan (1). Cinq protocoles ont ensuite été sélectionnés pour une analyse plus poussée. Ceux-ci ont été sélectionnés en raison de leur exhaustivité et en fonction de l’emplacement géographique des communautés qui les ont adoptés. Il s’agit des protocoles des collectivités et des nations suivantes :

  • Six Nations of the Grand River (2013) – ci-après Six Nations

  • Deshkan Ziibiing/Chippewas of the Thames First Nation (2016) – ci-après Chippewas

  • Curve Lake First Nation (2013) – ci-après Curve Lake

  • Northern Secwepemc te Qelmucw Leadership (2009) – ci-après NStQ

  • Mikisew Cree First Nation (2009) - ci-après Mikisew

À noter que ces cinq collectivités sont toutes signataires de traités historiques avec la Grande-Bretagne ou le Canada, à l’exception de NStQ (Northern Secwepemc te Qelmucw). Enfin, rappelons que tous les protocoles étudiés ont été adoptés par des autorités communautaires dont nous présumons qu’elles sont légitimes aux yeux de leurs commettants, mais cette question n’a pas fait l’objet d’une recherche approfondie.

Tous les protocoles épousent une structure assez analogue. Après un préambule où sont rappelées les motivations à l’origine de l’adoption du protocole, un exposé plus ou moins détaillé des principes et des normes (autochtones ou non) au fondement de celui-ci est donné. Par la suite, le processus concret de consultation est décrit, tout comme le rôle des différents acteurs (gouvernements, promoteurs, communautés, etc.), ainsi que le mode d’expression du consentement par la communauté. S’ajoutent à cela des dispositions relatives aux délais à respecter, au financement et aux mécanismes de règlement de différends.

Reconnaissance du droit étatique et international

Une constante émerge de l’étude de ces protocoles. Malgré leur nature unilatérale, ceux-ci donnent aux communautés l’occasion de faire la démonstration qu’elles n’excluent pas le droit constitutionnel positif canadien comme source de leur pouvoir d’adopter des protocoles unilatéraux. Bien au contraire, toutes les communautés autochtones, sans exception, fondent en partie ou en totalité leurs protocoles de consultation sur la jurisprudence développée par la Cour suprême en cette matière. Quatorze (14) d’entre elles précisent même que rien dans leur protocole ne doit être interprété comme une renonciation à la protection que leur garantit le droit constitutionnel canadien. On peut lire ceci dans la Consultation Policy de la Federation of Saskatchewan Indian Nations :

Aucune disposition de la présente politique ne doit être interprétée de manière à abroger ou à déroger à la protection conférée aux droits existants des Premières Nations ou aux droits issus de traités des Premières Nations du Canada, par la reconnaissance et l’affirmation de ces droits dans l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Federation of Saskatchewan Indian Nations : art. 5.2, notre trad.

Loin de se situer en rupture avec le droit étatique, les protocoles étudiés se l’approprient et cherchent à lui donner une portée pratique à travers la définition de mécanismes précis. Ces références au droit canadien ont pour objectif d’augmenter l’effet structurant des protocoles unilatéraux. Nous l’avons vu plus haut, le droit canadien ne reconnaît pas un pouvoir explicite aux communautés autochtones de déterminer elles-mêmes la forme que doit épouser la consultation en se fondant sur leurs propres traditions juridiques. Dans un tel contexte, un protocole qui ne s’appuie que sur des fondements normatifs autochtones a un pouvoir de contrainte moindre, puisqu’il est dépourvu de légitimité aux yeux d’un tribunal canadien. En se fondant sur les exigences de consultation qui trouvent appui en droit canadien, les protocoles ont de meilleures chances d’être reconnus et sanctionnés par les tribunaux étatiques. Plusieurs protocoles prennent d’ailleurs acte de l’importance du rôle que peuvent jouer les tribunaux dans leur mise en oeuvre, en prévoyant explicitement que la communauté peut, par voie judiciaire, faire trancher tout différend quant à l’interprétation ou à l’exécution des obligations découlant des protocoles (Curve Lake 2013 : 10 ; Chippewas 2013 : 21 ; Mikisew 2009 : 13).

L’absence d’hésitation à invoquer le droit constitutionnel canadien s’explique aussi par le fait qu’il reconnaît aux droits issus de traités une place importante. Le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 y fait expressément référence, et la Cour suprême a développé une abondante jurisprudence sur la difficile question de leur interprétation. Les protocoles font ainsi généralement référence aux traités, qui sont définis comme des documents sacrés liant entre elles des communautés politiques autonomes :

Ces partenariats établissant les fondements de la paix reposaient sur le principe du respect mutuel et sur une compréhension commune du fait que, par le biais de cérémonies et d’appels au Créateur visant à attester la sincérité des promesses faites, ainsi que d’un échange de ceintures de wampum, des alliances formelles sont créées et maintenues entre des communautés politiques distinctes.

Chippewas 2013 : 6, notre trad.

Toutefois, cela ne signifie pas que le droit canadien soit l’unique source à l’origine des protocoles. Exception faite de trois (3) d’entre eux (Mikisew 2009 ; Wahnapitae 2010 ; Westbank 2011), tous les protocoles affirment reposer sur d’autres sources d’autorité que le droit constitutionnel canadien. Parmi ces dix-neuf (19) protocoles, dix (10) d’entre eux renvoient au droit international (en précisant parfois faire référence à la DNUDPA), alors que, selon des formulations variables sur le plan du vocabulaire et de leur généralité, seize (16) autres déclarent reposer sur le droit inhérent de la communauté autochtone à s’autogouverner ou sur son droit propre.

Reconnaissance d’une normativité spécifiquement autochtone

Comme on l’a vu dans la partie 1, la Cour suprême a indirectement reconnu un espace d’intervention normative aux communautés autochtones détentrices de droits collectifs ancestraux et issus de traités, car ces droits donnent ouverture, entre autres choses, à une obligation pour les gouvernements et les promoteurs d’engager avec les communautés autochtones « un dialogue qui mène à une prise en compte sérieuse et manifeste des accommodements » (Tsleil-Waututh Nation 2018 : par. 501).

Les protocoles unilatéraux sont l’occasion d’investir cet espace normatif, ainsi qu’une possibilité pour les communautés autochtones de présenter les règles et les principes du droit autochtone, non pas comme une curiosité anthropologique, mais comme du droit, au même titre que leurs équivalents étatiques. Les préambules de plusieurs protocoles témoignent de leur enracinement dans une perspective juridique pluraliste.

Tous les protocoles analysés exposent, avec plus ou moins de détails, les principes généraux devant guider l’application des règles plus précises qui y sont ensuite décrites. Plusieurs de ces principes sont fort ressemblants à ceux développés par la Cour suprême du Canada. Pensons par exemple à l’honneur de la Couronne, la réconciliation, la bonne foi et le respect mutuel. S’en ajoutent d’autres toutefois qui, cette fois, s’inscrivent dans une perspective plus explicitement inspirée des traditions juridiques autochtones. Ainsi, en préambule de son long exposé des principes anishinaabegs l’insufflant, le protocole Chippewas déclare :

Notre engagement auprès des autres communautés provient de la reconnaissance de plusieurs principes, qui découlent du don de la vie et de la terre, offert par notre Créateur, qui nous a ainsi placés dans un monde rempli de relations avec les autres. Notre responsabilité est de maintenir ces relations, en accord avec les principes découlant de notre récit de création. Cette responsabilité est au coeur du maintien de notre bien-être en tant que peuple. Ces principes ont inspiré nos ancêtres à l’occasion de négociation de traités et ils sont toujours d’actualité dans nos relations avec les instances fédérales, provinciales et municipales. Ils informent notre manière d’aborder la discussion et la consultation portant sur nos droits et responsabilités. Ils s’ajoutent, sans être en conflit avec, aux principes bien connus que les tribunaux canadiens ont construits à partir de la common law relative à « l’obligation de consulter et, lorsque nécessaire, d’accommoder » (Nation Haïda 2004).

Chippewas 2013 : 7, notre trad., nos italiques

L’articulation des protocoles au droit canadien n’est donc pas nécessairement synonyme de soumission à l’ordre juridique étatique. Comme le souligne le protocole NStQ (2009), lequel se fonde sur les droits inhérents des Premières Nations de Shuswap, les droits garantis par l’ordre juridique shuswap chevauchent ceux que reconnaissent le droit constitutionnel canadien et le droit international (y compris la DNUDPA) :

Plusieurs de [ceux-ci] se chevauchent. Par exemple, le droit préexistant de NStQ et sa responsabilité inhérente d’agir en tant que gardienne de la terre, de l’eau et des autres ressources naturelles coexistent avec le droit exclusif de NStQ, en tant que détentrice d’un titre ancestral, de décider de la manière dont le territoire sera utilisé et ce, conformément à nos lois, traditions et valeurs ; ainsi qu’avec le droit humain fondamental de NStQ de maintenir et de jouir sans discrimination de ses droits de propriété sur son territoire ancestral et de ses ressources.

NStQ : 8-9, notre trad., nos italiques

Encore une fois, on constate une volonté de présenter les systèmes juridiques autochtones comme complémentaires et non antagoniques au droit constitutionnel canadien. L’objectif des communautés est d’informer leurs interlocuteurs qu’il existe une telle chose qu’un droit autochtone, et de les rassurer sur le caractère souvent harmonieux de celui-ci avec les principes poursuivis par le droit constitutionnel canadien.

S’ajoute à cela une exigence de respect mutuel, et donc de reconnaissance. Le protocole NStQ est emblématique à ce point de vue. On y affirme que :

Les directives de consultation de NStQ expriment l’attente de NStQ que les gouvernements et les tiers consultent NStQ d’une manière qui reconnaisse et respecte le peuple, les institutions politiques, le système juridique et les droits de NStQ. Dans la vision du monde de NStQ, cette reconnaissance et ce respect sont à la base d’une véritable consultation.

NStQ 2009 : 2, notre trad.

Les institutions politiques et le droit NStQ ne sont pas moins légitimes ou n’ont pas un statut inférieur aux institutions politiques et au droit canadien et doivent être traitées en conséquence. NStQ exige que ses interlocuteurs respectent les droits de NStQ et leur portée juridique en tant que droits ancestraux/inhérents, constitutionnels et humains.

NStQ 2009 : 9, notre trad.

Le protocole NStQ revient à plusieurs reprises, et de manière très habile, sur la nécessité pour les gouvernements et les promoteurs d’envisager les questions d’un point de vue autochtone. Sous la rubrique « réconciliation », les communautés secwepemc disent reconnaître que celle-ci requiert partage et compromis. Toutefois, elles prennent soin de rappeler qu’en raison du contexte historique canadien, il existe des limites à ce qu’on peut exiger d’elles :

Ceux qui souhaitent consulter NStQ au sujet de leurs projets d’exploitation doivent comprendre qu’ils demandent au peuple NStQ de partager et de compromettre leur titre, leurs droits et leurs intérêts, au-delà de ce qui a déjà été cédé. Ceux qui souhaitent les consulter doivent également comprendre que NStQ ne peut pas tout partager et tout compromettre, sans fin, au point de rompre le lien sacré avec ses ancêtres, de négliger les besoins des vivants et d’abandonner les générations futures.

NStQ 2009 : 11, notre trad.

En somme, en plus de s’inspirer directement des droits canadien et international, les protocoles permettent aux communautés autochtones d’affirmer leur propre registre normatif et de souligner le caractère complémentaire des multiples ordres juridiques en présence.

Il est important de souligner que la double articulation des protocoles unilatéraux aux normativités étatique et autochtone s’inscrit dans une ontologie relationnelle typique de nombreuses traditions juridiques autochtones. Sans vouloir essentialiser des traditions fort complexes, nous pouvons affirmer que, pour les peuples autochtones, le droit est composé d’un tissu de relations, de devoirs et de responsabilités qui lient entre eux et à leur territoire les êtres animés et inanimés (Thériault et Delisle l’Heureux 2018). Le protocole NStQ est explicite à cet égard :

Nous avons utilisé les ressources naturelles dont nous dépendions conformément à notre croyance que la famille et les relations s’étendent non seulement à notre famille humaine, mais également à notre relation au monde naturel. Tous les êtres vivants sont interconnectés et valorisés au même titre que les humains. C’est dans nos valeurs de nous respecter mutuellement et de respecter notre environnement.

NStQ 2009 : 5, notre trad. ; voir également Chippewas 2013 : 8

Plusieurs protocoles mettent l’accent non seulement sur ce rapport au territoire[2], mais aussi sur cette ouverture à l’Autre, et à la collaboration avec autrui. Ainsi, le protocole Chippewas rappelle les ententes entre cette communauté autochtone et la Confédération haudenosaunee (iroquoise) (Chippewas 2013 : 6 et 10) avec laquelle elle reconnaît avoir parfois partagé une partie de son territoire. Dans le protocole Curve Lake, on mentionne que la nation anishnaabeg, par le passé, partageait son territoire avec les Odawas et les Wendats, et que c’est dans le même esprit qu’elle souhaite aujourd’hui définir des règles mutuellement acceptables de coexistence avec l’État canadien (Curve Lake 2013 : 19).

En bref, les protocoles sont l’expression claire d’une posture juridique pluraliste où s’affirme la volonté des communautés autochtones de faire coexister les systèmes juridiques étatique et autochtones, sans que les deuxièmes soient subordonnés au premier.

Le contenu des protocoles : combler les incertitudes générées par le droit constitutionnel canadien

L’analyse des cinq protocoles sélectionnés révèle que les communautés s’en servent d’abord comme moyen de combler les vides générés par l’incertitude du droit constitutionnel canadien en matière de consultation autochtone. Or, comme nous le verrons maintenant, bien que les objectifs, principes et règles énoncés dans ces protocoles soient présentés comme recoupant et complétant, sans les contredire, les objectifs, principes et règles reconnus par le droit constitutionnel canadien, en vérité, ils vont parfois au-delà de ce que ceux-ci prescrivent. Les protocoles sont donc l’occasion pour les communautés de convaincre les parties non autochtones du bien-fondé des principes et règles juridiques autochtones qui, selon elles, devraient encadrer une consultation en bonne et due forme. C’est à cette fonction programmatoire que nous nous attardons ici.

Participer plutôt que subir le développement reposant sur l’extraction et l’exploitation des ressources naturelles

Un premier trait commun aux protocoles étudiés est que, contrairement à ce que le commun des mortels pourrait croire, l’adoption unilatérale de protocoles de consultation n’a pas, selon notre échantillon, pour objectif de s’opposer à toute forme de développement fondé sur l’extraction et l’exploitation des ressources naturelles. Au contraire, les cinq communautés dont les protocoles ont été analysés en détail appuient explicitement ou implicitement le développement économique, y compris celui qui se fonde sur l’exploitation des ressources. Seize protocoles unilatéraux répertoriés prévoient également la possibilité de négocier des ententes sur les répercussions et les avantages (ERAs), ce qui indique clairement l’ouverture de ces communautés à ce type de développement. Cependant, il faut se garder de généraliser. Il ne faut pas conclure de cette étude exploratoire que, parce que les nations qui rédigent des protocoles unilatéraux sont favorables à l’extraction des ressources naturelles, il en va de même de toutes les communautés autochtones. Au surplus, les communautés étudiées ici cherchent à assurer la réalisation de ce type de développement d’une manière respectueuse de leurs convictions, de leurs droits, ainsi que de leurs intérêts.

Ce que les communautés cherchent avant tout, c’est le droit de bénéficier des avantages de ce développement et de participer, sur une base continue, aux décisions qu’il suppose. À titre d’exemple, le protocole NStQ affirme :

Les Northern Secwepemc te Qelmucw ne sont pas nécessairement opposés au développement économique ou à d’autres formes de changement, mais cherchent à en tirer avantage. NStQ doit veiller à ce que le développement des ressources et d’autres actifs se déroule dans le respect des droits, des traditions, des valeurs et de la culture NStQ. Northern Secwepemc te Qelmucw doit participer au contrôle et à la gestion du développement qui les touche, et ils exigent une part des avantages sociaux et économiques qui en découlent.

NStQ 2009 : 2-3, notre trad.

En outre, comme le précise le protocole Chippewas, une consultation respectant les exigences autochtones encouragera non seulement un développement profitable à toutes les parties, mais fera de ces projets d’exploitation des entreprises légitimes aux yeux des membres de la communauté et de la nation anishinaabeg en général (Chippewas 2013 : 11). La communauté met ainsi l’accent sur la nécessité d’une légitimité partagée là où ses droits et ses intérêts chevauchent ceux des non-autochtones. Afin de renforcer la légitimité des décisions prises, certains protocoles prévoient même un processus auquel doivent s’assujettir les autorités de la communauté avant de pouvoir consentir à un projet (Six Nations 2013 : 6).

Insister sur l’importance du consentement autochtone

Si les protocoles s’inscrivent dans une démarche de reconnaissance de la pluralité des ordres juridiques au pays, c’est qu’ils visent au fond à faire reconnaître la légitimité des collectivités en tant qu’autorités décisionnelles et productrices de normes contraignantes lorsqu’un projet de développement peut affecter leurs terres ancestrales. On cherche ainsi à passer d’un modèle strictement consultatif à une approche qui repose sur le consentement. En fait, qu’il y soit ou non fait mention de la DNUDPA, tous les protocoles analysés en détail exigent, explicitement (Chippewas 2013 : 9 et 17 ; Six Nations 2013 : 1 et 5-6 ; NStQ 2009 : 9 ; Curve Lake 2013 : 2, 7 et 11) ou implicitement[3], l’obtention du consentement de la communauté autochtone. Comme le souligne le protocole Chippewas, « notre consentement […] est fondamental à l’expression de notre statut de peuple possédant dibendizawin, ou le droit à l’autodétermination » (2013 : 9, notre trad.).

Les protocoles s’attardent donc à décrire les conditions et les modalités d’expression de ce consentement. La majorité des protocoles attribuent en ce sens aux communautés le pouvoir de décider, parfois unilatéralement, parfois conjointement, de la nature même des processus de consultation et des étapes devant mener à l’autorisation d’un projet. Ainsi, après la réception par la communauté d’une description du projet proposé, quatre des cinq protocoles analysés donnent à la communauté le pouvoir de déterminer elle-même l’ampleur de la consultation que doivent effectuer les promoteurs et les gouvernements (Chippewas 2013 : 14-15 ; Six Nations 2013 : 5-6 ; NStQ 2009 : 9 ; Curve Lake 2013 : 7). Quatre des cinq protocoles affirment également que, dans le cas de projets à impacts importants, la première étape de la consultation « is to discuss the process itself » (NStQ 2009 : 15 ; voir aussi Mikisew 2009 : 7 ; Chippewas 2013 : 16 ; Curve Lake 2013 : 9). Certains protocoles requièrent explicitement la signature d’ententes de consultation (Chippewas 2013 : 16 ; Curve Lake 2013 : 9). Le protocole Curve Lake établit que le processus de consultation pourra supposer la mise en place d’institutions communes pour en assurer la supervision :

Le cadre de consultation spécial pourrait nécessiter la création d’un comité de consultation mixte composé de représentants de la Première Nation de Curve Lake et du promoteur. Au besoin, le comité mixte de consultation se réunira régulièrement pour formuler des recommandations sur le processus et les moyens de tenir compte des intérêts de la Première Nation de Curve Lake, y compris, sans toutefois s’y limiter, la négociation de protocoles d’entente, d’accords sur les répercussions et les avantages, ou d’autres accords concernant les questions en litige.

Curve Lake 2013 : 9, notre trad.

Cette citation met également l’accent sur une dimension importante de la consultation, du point de vue autochtone : son caractère continu. Tous les protocoles y font référence d’une manière ou d’une autre[4]. Bien sûr, cela s’accorde avec l’idée de relations qui s’inscrivent dans le temps et qui exigent un repolissage permanent (Chippewas 2013 : 11). Dans cette perspective, le consentement est donc itératif. Il émerge d’un dialogue continu entre les parties (Leydet, dans ce numéro).

On devine également l’importance, pour les communautés, d’ententes d’accommodement sur lesquelles devra déboucher la consultation pour qu’un projet soit jugé acceptable. Comme l’affirme éloquemment le protocole NStQ :

La négociation réussie d’un accord juste, respectueux et mutuellement acceptable est la pierre angulaire de la consultation. Une telle négociation confirme les droits ancestraux/inhérents, constitutionnels et les droits garantis par le droit international de NStQ. Elle confère une légitimité à l’activité proposée à la lumière de ces droits. Ce faisant, elle fait véritablement avancer la cause de la réconciliation des peuples autochtones et non autochtones sur le territoire NStQ, en Colombie-Britannique et au Canada.

NStQ 2009 : 17, notre trad.[5]

Les communautés insistent parfois sur les caractéristiques d’une éventuelle entente d’accommodement. Par exemple, une telle entente devra être signée avant que toute activité ne soit mise en branle et reconnue comme étant coercitive. Elle pourra comprendre des mesures telles que la modification des plans originaux, la mitigation des dommages, la compensation, et la signature d’ERAs, d’ententes sur la gestion des questions de propriété intellectuelle, sur le partage des redevances et des loyers, sur la mise en place d’institutions communes et sur la question de l’embauche de personnel autochtone par le promoteur.

Enfin, tous les protocoles analysés prescrivent le recours à des modes alternatifs de résolution de conflit (médiation, arbitrage, etc.), en cas d’impasse à l’occasion du processus de consultation (NStQ 2009 : 17 ; Six Nations 2013 : 6 ; Mikisew 2009 : 13 ; Chippewas 2013 : 20-21 ; Curve Lake 2013 : 10). En raison de l’impératif de consentement exposé plus haut, certains de ces renvois aux modes alternatifs de résolution de conflit insistent sur la nécessité de préserver le rapport d’égalité entre les partenaires. Voici les termes employés par le protocole Six Nations :

Tout processus de résolution de conflit doit être : (i) mené de manière à ce que les Six Nations disposent d’un pouvoir décisionnel équivalent; (ii) mené de manière impartiale et mutuellement acceptable; et (iii) mené de manière diligente.

Six Nations 2013 : 6, notre trad. ; voir aussi Chippewas 2013 : 20-21 ; Curve Lake 2013 : 10

Pour se concrétiser, le consentement requiert plus qu’une affirmation abstraite de son importance. C’est pourquoi, comme nous le verrons maintenant, les protocoles se penchent tous sur certains aspects bien concrets de ce que sa réalisation in situ exige.

Améliorer les conditions matérielles de la consultation

Faute de moyens financiers pour y participer, la consultation demeure une chimère pour les communautés autochtones. Le temps est aussi une composante essentielle à une bonne consultation. Les communautés devant parfois faire face à des centaines de demandes de consultation par année (Newman 2014 : 70), il est capital pour elles d’avoir le temps et la capacité nécessaires à leur étude attentive pour qu’on puisse dire de leur consentement qu’il est libre et éclairé.

Ces questions matérielles et procédurales sont donc également au coeur de tous les protocoles étudiés. Tous affirment que l’obligation de financer la participation des communautés dans le processus incombe entièrement à la Couronne et/ou aux promoteurs (NStQ 2009 : 12-13 ; Six Nations 2013 : 2, 4 ; Mikisew 2009 : 6, 11-12 ; Chippewas 2013 : 11 ; Curve Lake 2013 : 9). Ce financement peut comprendre le coût des experts dont aura besoin la communauté pour répondre adéquatement aux demandes qui lui sont faites (NStQ 2009 : 12-13). Trois protocoles prévoient explicitement la signature d’ententes de financement lorsque le projet est d’importance (Six Nations 2013 : 6 ; Mikisew 2009 : 6, 11-12 et 14, n. 11 ; Chippewas 2013 : 15). Outre ces coûts, certaines communautés prescrivent des frais administratifs de consultation ainsi que des compensations financières (établis selon une échelle prévue par le protocole) devant être versées aux chefs, aux conseillers ou aux aînés (Chippewas 2013 : 14, 18-19 ; Curve Lake 2013 : 16). Ce faisant, les protocoles sont plus exigeants que le droit canadien. Tout en reconnaissant que le financement joue un rôle important dans le cadre de la consultation, celui-ci n’impose pas aux promoteurs ou à l’État de financer en totalité la participation des communautés autochtones au processus de consultation (Tsleil-Waututh Nation 2018 : par. 533-541 ; voir aussi Saugeen First Nation 2017 : par. 158-159)[6].

Quant à la question des délais, elle est partout présente dans les protocoles. Comme le résume fort bien le protocole NStQ :

NStQ doit être informée suffisamment à l’avance et disposer d’assez de temps pour consulter correctement. NStQ a ses propres structures, priorités et capacités politiques et administratives. Ceux qui viennent voir NStQ pour consultation à propos de leurs projets doivent reconnaître et respecter ce fait. Ni les gouvernements ni les tierces parties ne peuvent présumer que les délais qui leur conviennent et qu’ils ont fixés unilatéralement sont suffisants pour répondre aux exigences internes de NStQ.

NStQ 2009 : 11, notre trad.

Comment pourrait-on parler de consentement, si les communautés n’avaient pas le temps de réfléchir aux enjeux posés par un projet, si elles ne pouvaient exiger de leurs partenaires qu’ils les informent le plus tôt possible et qu’ils soient prêts à modifier leurs propres délais ?

Il y a trois autres raisons pour justifier l’imposition d’un échéancier raisonnable. Premièrement, contrairement aux promoteurs, les communautés sont souvent préoccupées par l’impact cumulatif que peuvent avoir plusieurs projets sur leur territoire[7]. L’intérêt des générations futures et les impacts à long terme d’un projet font aussi partie de leurs préoccupations (NStQ 2009 : 8 et 11 ; Mikisew 2009 : 1 et 7 ; Curve Lake 2013 : 4 ; Chippewas 2013 : 10). Il leur faut donc du temps pour s’intéresser à ces questions. Deuxièmement, et plus important encore, du temps leur est nécessaire pour informer leurs membres et leur donner l’occasion d’exprimer leur avis sur le projet (Six Nations 2013 : 5 et 6 ; Mikisew 2009 : 12 ; Chippewas 2013 : 12 et 17 ; Curve Lake 2013 : 7). En effet, dans le cas de projets comportant des impacts majeurs, l’assentiment de la communauté est essentiel (Six Nations 2013 : 6 ; Mikisew 2009 : 12 ; Chippewas 2013 : 12 et 17). Enfin, tel que l’illustre tout particulièrement le protocole Mikisew, en prévoyant un délai au terme duquel la communauté doit procéder à un examen préliminaire d’un projet (Mikisew 2009 : 11), une communauté manifeste sa volonté de collaborer avec les tiers, de manière à ne pas retarder indûment la réalisation du projet. Ce faisant, la nation démontre qu’elle mesure l’importance pour les promoteurs des délais qu’engendre la consultation, tout en s’assurant le temps nécessaire pour examiner adéquatement tout projet.

Conclusion

Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, les protocoles de consultation unilatéraux n’ont pas pour fonction principale de marquer une distance infranchissable entre intérêts autochtones et non autochtones ou entre droit(s) autochtone(s) et droit positif canadien. Ils constituent plutôt un vecteur d’affirmation de la complémentarité des droits des peuples autochtones et des intérêts de la population non autochtone, mais également de ce qui les différencie.

La très grande majorité des protocoles unilatéraux analysés dans le cadre de cette étude se réclament en effet explicitement du droit étatique et, dans une moindre mesure, du droit international. Ils visent à s’approprier le vocabulaire de ces droits national et international, à en infléchir le sens et, par des mécanismes concrets, à combler les vides du droit à la participation qu’ils définissent. Si le droit étatique occupe une place importante, nous notons également dans la majorité des protocoles une volonté d’ancrer la légalité et la légitimité des protocoles unilatéraux dans le droit coutumier propre aux collectivités. Les protocoles visent ainsi à « rendre visible » un ordre juridique tirant ses sources non pas de l’État, mais plutôt des collectivités elles-mêmes.

Ce pluralisme juridique a, selon nous, une fonction programmatoire. Les protocoles annoncent la perspective juridique à partir de laquelle une communauté autochtone entend aborder la question de la consultation. Malgré leur portée juridique limitée, au strict sens du droit positif canadien, ces protocoles comblent en partie les vides générés par l’incertitude en matière de consultation et d’accommodement. Ils permettent aux communautés d’exposer aux parties non autochtones les principes et les règles qui président à leur propre compréhension de ce que devrait être une consultation en bonne et due forme devant mener, le cas échéant, à l’expression de leur consentement préalable, libre et éclairé. La prise en compte de ces protocoles peut donc s’avérer un moyen important de réduire les nombreux conflits entourant la prise de décision en matière de développement du territoire et des ressources naturelles.