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C’est comme si j’avais un chez-moi mais que je ne peux pas y aller. L’itinérance véritable, c’est de l’intérieur de nous qu’elle vient.

Jacqueline [nom fictif]

Au Canada et au Québec, les travaux de recherche relative à l’itinérance se sont multipliés à partir du milieu des années 2000, largement en phase avec l’accentuation de la problématique et l’évolution de ses formes (Roy et Hurtubise 2007). L’accroissement marqué des citoyens autochtones en ville, en particulier des femmes, est l’une de ces mutations qui a reçu une attention grandissante de la part des chercheurs et chercheuses (Lévesque et Comat 2018a, 2018b ; Cunningham 2018 ; Thistle 2017 ; Christensen et Andrew 2016 ; Dessureault 2015 ; Patrick 2014 ; Ruttan et al. 2008, 2010 ; Baskin 2007 ; Benoit, Carroll et Chaudry 2003).

Nombre de ces plus récents travaux font valoir que les concepts et les définitions utilisés au sein de la société allochtone ne permettent pas d’aborder adéquatement les réalités vécues par les populations autochtones (Thistle 2017 ; Christensen et Andrew 2016 ; Patrick 2014 ; Dodson 2010). Plus spécifiquement, ces auteurs argumentent qu’indépendamment des similarités pouvant être identifiées entre les groupes, les catégorisations proposées pour décrire les formes d’itinérance dans la société prise dans son ensemble ne permettent ni de considérer les perspectives autochtones relatives au « foyer », ni de comprendre les causes profondes de la surreprésentation des Autochtones dans les rues des villes canadiennes (Thistle 2017). Appuyées sur des concepts et des logiques dépourvus de sens en contexte autochtone, les mesures de lutte contre l’itinérance proposées par les gouvernements ratent couramment la cible (ibid.).

Sur la base de récits de vie colligés dans le cadre de ma recherche doctorale (Cunningham 2018), je propose d’examiner ces considérations afin d’en démontrer l’importance en contexte québécois. Mon argument se divise en quatre parties. Je commencerai par présenter quelques éléments conceptuels issus de la littérature visant à construire une définition et une typologie de l’itinérance reflétant les visions autochtones du monde. Inspirée par une lecture intersectionnelle, je situerai ensuite la destitution de la place des femmes au sein du « foyer » dans l’histoire canadienne. Ces jalons posés, je présenterai des extraits du récit d’une participante à la recherche permettant d’illustrer l’impact de l’institutionnalisation d’un système de discrimination à l’égard des femmes autochtones et, ce faisant, la pertinence des formes d’itinérance présentées au départ. De bout en bout, je porterai l’argument qu’une analyse systématique des perspectives des femmes autochtones est aussi incontournable que nécessaire si l’on choisit d’inscrire la lutte contre l’itinérance dans l’ensemble des actions posées dans une visée de réconciliation avec les peuples autochtones.

Cadre conceptuel : redéfinition/reconstruction opérationnelle de l’itinérance autochtone

Pour les fins de cet article, j’utilise les repères conceptuels proposés par l’auteur métis-cri Jesse Thistle dans le texte Définition de l’itinérance autochtone au Canada (2017). Selon cet auteur, il est fondamental de s’intéresser aux conceptions autochtones du foyer car elles diffèrent significativement de celles qui structurent les normes de la société dominante. Selon Thistle (2017 : 14-15) :

Dans de nombreuses cultures autochtones, le concept de « foyer » est différent de celui du colon canadien. Le foyer est décrit selon la perspective occidentale en tant que « force sociale animée génératrice de rôles de genres, d’habitudes de travail et de manières domestiques propres » (Homeward Trust Edmonton, Blue Quills First Nations College et IRM Research and Evaluation 2015 : 19) et est fréquemment associé à un édifice de briques et de ciment ou à une autre structure physique d’habitation.

Fruit de discussions et de délibérations de longue haleine avec de nombreux aînés et leaders respectés dans leurs communautés d’origine, la définition retenue du concept de « foyer » ou de « home » en contexte autochtone s’entend comme étant

un réseau de relations et de responsabilités mettant en jeu les liens avec les réseaux de parenté humaine ; des relations avec les animaux, les plantes, les esprits et les éléments ; des relations avec la planète, les terres, l’eau et les territoires ; et les connexions avec les histoires, les chansons, les enseignements, les noms et les ancêtres traditionnels.

ibid. : 15

Autrement dit, si les recherches en sciences sociales sont parvenues à démontrer que l’itinérance est le produit d’une multitudes de facteurs sociaux, politiques et économiques (Gouvernement du Québec 2008 ; Roy et Hurtubise 2007), il n’en demeure pas moins que la conceptualisation allochtone de l’itinérance ne tient aucunement compte du réseau de relations et de responsabilités – incluant les liens au territoire et à l’univers spirituel – jugé crucial dans les visions autochtones du « foyer ». Un tel gouffre ontologique fait en sorte que les formes d’itinérance retenues dans la littérature allochtone ne sont pas significatives pour sont peu utiles pour comprendre les réalités vécues par les Autochtones (Thistle 2017).

Certaines des formes d’itinérance tirées de la définition proposée par Thistle sont particulièrement éclairantes pour analyser les trajectoires de vie des femmes ayant participé à la recherche. « L’itinérance due à la désintégration culturelle et la perte culturelle », qui concerne le lien entre la violence coloniale et la place restreinte qu’occupent certaines femmes autochtones au sein de leur foyer, se définit telle une « itinérance qui perturbe ou aliène complètement les individus et les collectivités autochtones du réseau de relations de la société autochtone appelé “Tous mes frères et soeurs” » (Thistle 2017 : 11). L’itinérance « due à une perturbation ou un déséquilibre mental » est quant à elle une itinérance « vécue par des individus et des collectivités autochtones en raison de la marginalisation sociale et économique enracinée chez les peuples autochtones et causée par la colonisation » (ibid. : 10).

L’itinérance « due à l’absence d’endroits où aller » fait référence à un manque total d’accès à un refuge, un logement ou un hébergement, aux services des refuges ou à des relations stables ; avoir littéralement nulle part où aller » (ibid. : 11). Enfin, la forme d’itinérance « due au retour à la maison » est liée à l’expérience

[d’]un individu ou d’une famille autochtone qui ont grandi ou vécu hors de leur communauté d’origine pour un certain temps et qui, lors du « retour » à la maison, sont souvent perçus comme des étrangers, incapables de se procurer une structure physique où vivre, en raison des barrières bureaucratiques fédérales, provinciales, territoriales ou municipales, des conseils de bande ou communautaires non coopératifs, des communautés ou de semblables hostiles, de la violence latérale et de la dislocation culturelles

ibid. : 11

Prises ensemble, ces formes d’itinérance traitent de la désintégration du réseau de protection des enfants, des femmes, des personnes aux identités de genre fluide et des aînés, causée par l’imposition systématique de normes de gouvernance patriarcales et coloniales. Les mécanismes par lesquels cette imposition a eu cours sont expliqués ci-dessous.

Place des femmes au sein du foyer autochtone : histoire d’une altération programmée

Pour bien comprendre les sources de la précarisation contemporaine vécue spécifiquement par les femmes autochtones en regard du foyer, il importe de revisiter l’histoire canadienne afin d’examiner les jalons juridiques ayant enchâssé leur subordination par rapport aux hommes autochtones dans leur société d’origine. Ce contexte posé, les actes de résistance des femmes autochtones et des organisations les représentant seront présentés. Ce portrait d’ensemble permettra au lecteur de mieux saisir le contexte sociopolitique dans lequel évoluent les femmes autochtones, et, ce faisant, les fils pouvant conduire certaines d’entre elles à l’itinérance apparaîtront plus clairement.

Le contexte sociologique en amont de l’instauration d’un édifice légal discriminatoire

Vers le milieu du xixe siècle, l’influence du puritanisme britannique caractéristique de l’époque victorienne accompagne le développement de la classe bourgeoise de la société coloniale (CRPA 1996 : vol. 4 ; Jamieson 1978 : 15-20). Le standard promu alors est celui de la femme et mère « au coeur si pur qu’elle est complètement ignorante ou réticente face aux plaisirs sexuels » (Stocking cité dans Barman 2006 : 273, notre trad.). Avec le temps et la participation active des congrégations religieuses, ces normes pénétrèrent dans les moeurs des classes sociales ouvrières.

Le puritanisme de l’air du temps, en s’entrecroisant avec l’émergence du darwinisme social, se traduisit par la relégation des femmes « indiennes » au rang d’indésirables dans la société allochtone. Le stéréotype de la « squaw » se répandit de telle sorte que les femmes aux traits phénotypiques autochtones devinrent associées à des représentations négatives dont on voit toujours les traces dans l’imaginaire populaire : immorales, grossières, faciles et corrompues par défaut, et ce, quels que soient leurs choix individuels et leurs efforts pour se conformer (Olsen Harper 2009 ; Barman 2006). L’arrivée croissante d’immigrantes anglo-saxonnes changea par ailleurs le regard porté sur les mariages mixtes ; alors qu’auparavant la démographie locale justifiait de telles unions, il n’y avait dès lors plus de raisons valables aux yeux des autorités religieuses pour que les allochtones choisissent une autochtone pour épouse (Olsen Harper 2009). Autrefois normales ces unions seront désormais répudiées puisqu’elles ne pouvaient conduire qu’à la détérioration de la race blanche – selon la mentalité de l’époque (ibid.)[1].

Or, du point de vue des collectivités autochtones, les unions entre femmes « indiennes » et hommes européens s’inscrivaient dans une coutume bien établie de mariages interculturels dont la descendance était automatiquement considérée comme indienne (Jamieson 1978 : 15-20). Effectivement, du point de vue de nombreux groupes autochtones, les mariages mixtes entre hommes européens et femmes autochtones étaient encouragés car l’établissement de liens socioéconomiques avec les hommes blancs permettait de renforcer leurs structures communautaires (Olsen Harper 2009). Dans le rapport de la Commission Bagot sur les conditions de vie des Indiens produit en 1847, les commissaires notaient : « … la naissance d’enfants illégitimes est moins fréquente qu’auparavant, mais un événement de cette nature ne stigmatise ni la mère, ni l’enfant, qui est généralement adopté dans la communauté » (cité dans Jamieson 1978 : 23, notre trad.). De leur côté les autorités religieuses de l’époque remarquaient avec agacement que la « femme indienne » ne souffrait généralement pas d’ostracisme de la part des siens à la suite d’une naissance « illégitime » (Jaenen 1984).

En plus de disposer d’une sphère d’autonomie personnelle en matière de sexualité et de maternité (Leacock 1978) et de porter la responsabilité de transmettre la culture et la langue dans leurs familles, les femmes appartenant à certaines Premières Nations matrilinéaires et matrilocales possédaient un pouvoir décisionnel relatif au patrimoine familial et à la gestion de la communauté (Viau 2005 ; CRPA 1996 ; Buffalohead 1983). En somme, sans intervention systématique de l’État visant à anéantir les prérogatives des femmes autochtones dans leurs collectivités, la population autochtone était appelée à augmenter. Autrement dit, le statut et l’autonomie des femmes autochtones au sein de leur collectivité constituait un « problème » qu’il fallait régler pour atteindre l’objectif d’assimiler les Amérindiens dans la société canadienne. C’est dans ce cadre qu’il faut considérer l’insertion de l’article 6 de l’Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages, à la meilleure administration des affaires des Sauvages et à l’extension des dispositions de l’acte trente-et-un Victoria de 1869 (devenu l’article 12 en 1876) – qui contient la clause discriminatoire selon le sexe voulant que les femmes indiennes perdent leur statut d’indienne à la suite d’un mariage avec un non-Indien (Jamieson 1978). Le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones explique en ces termes l’impact de cette législation sur les femmes :

Les aspects les plus préjudiciables de ce texte législatif concernaient les nouvelles dispositions pénalisant les Indiennes qui épousaient des non-Indiens. Dans la loi antérieure, l’Acte pour encourager la Civilisation graduelle, aucune sanction n’était prévue pour un tel mariage si ce n’est le fait que le mari non indien n’obtenait pas, par son mariage avec une Indienne, le statut d’Indien. En revanche, selon l’Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle, l’épouse indienne était juridiquement dépouillée de son identité indienne reconnue, et elle perdait, ainsi que les enfants nés du mariage, les droits découlant du statut d’Indien. Elle et ses enfants n’avaient donc plus droit, par exemple, à des versements aux termes des traités, à moins que le conseil de bande ne consente à leur maintien. Aucune disposition défavorable de cette nature ne s’appliquait aux Indiens qui épousaient des non-Indiennes.

CRPA 1996 : 42

En plus de forcer les femmes à renoncer à leur identité et à leur statut dans les circonstances décrites, la loi faisait en sorte qu’elles n’étaient plus reconnues comme des personnes légales. L’appartenance des femmes à la bande était désormais déterminée par le statut du père durant l’enfance et celui du mari après le mariage. Dans tous les cas, la Loi sur les Indiens assignait aux hommes toutes les capacités sociales et politiques (Voyageur 2000). Elle prescrivait un nouvel ordre selon lequel la place des femmes autochtones se confinait à la sphère privée, sans droit de vote dans les élections du conseil de bande de leur communauté ni de prérogatives particulières lors de négociations de traités (CRPA 1996)[2].

Pour les membres de sociétés iroquoiennes, l’application de la loi était injustifiable sur les plans coutumier, éthique et spirituel. En effet, au sein des sociétés matrilinéaires ou matrilocales, l’époux – peu importe son origine – était inclus dans le clan de la femme et le patrimoine familial se transmettait par la mère. En raison de cette organisation sociale et des principes traditionnels sous-jacents à cette organisation, les femmes autochtones ne pouvaient être considérées différemment des hommes et, encore moins, inférieurement et ce, parce qu’elles étaient femmes. Ce principe se vérifiait même dans les pratiques relatives à la guerre :

La société iroquoise étant matrilinéaire, et les femmes, maîtresses de leur corps et de leurs sentiments, l’idée d’abuser sexuellement des captives n’était même pas envisagée. Non seulement les prisonnières devenaient généralement des parentes par adoption et des compagnes par alliance, mais le viol ne représentait pas un moyen choisi pour de jeunes hommes soucieux d’affirmer une virilité débridée et d’acquérir « le privilège de la masculinité ».

Viau 2015 : 97

En conséquence, le Grand Conseil des Indiens du Québec et de l’Ontario, fondé en 1870, a fait une demande écrite au ministre, à Ottawa, en 1872, pour que l’article 6 de l’Acte soit aboli :

Ils [les membres du grand conseil] désirent aussi des amendements à l’article 6 de l’Acte de 1869 pour que les Femmes indiennes puissent avoir le privilège de se marier quand et avec qui elles voudront : sans se soumettre à l’exclusion ou l’expulsion de leurs communautés et sans la perte conséquente de la propriété et des droits qu’elles peuvent avoir en vertu de leur appartenance à quelque communauté que ce soit.

cité dans Jamieson 1978 : 30-31, notre trad.

Du côté des autorités, la visée de sevrer les liens entre les femmes indiennes mariées avec un non-indien et leur communauté pour accélérer le processus d’assimilation fut activement poursuivie au tournant du siècle. La refonte de la Loi sur les Indiens, en 1920, conférant au superintendant l’exclusivité de la responsabilité du paiement des rentes annuelles découlant des traités, reflète cette volonté gouvernementale d’infléchir un changement permanent des structures sociales autochtones. Auparavant, les conseils de bande pouvaient continuer de verser les rentes aux femmes autochtones ayant marié un non-Autochtone ou un « Indien » sans statut – mais cela constituait un problème, aux yeux des autorités fédérales :

Lorsque une femme indienne se marie hors de la bande, que ce soit avec Indien sans traité ou un homme blanc, il est de l’intérêt du Département, et dans son intérêt à elle aussi, de couper complètement ses liens avec la réserve et le mode de vie indien, et le but de cet article était de nous permettre de commuer ses intérêts financiers. Les mots « avec le consentement de la bande » ont dans plusieurs cas empêché dans les faits cette coupure puisque des bandes préoccupées par leurs propres intérêts ont voulu empêcher l’utilisation de leurs fonds. Mais leur refus de consentir était le fruit de la stupidité puisque leurs fonds n’ont jamais été vraiment touchés. Les modifications vont dans le même sens que les clauses d’émancipation qui, dans les faits, retirent le pouvoir aux bandes rétrogrades d’empêcher leurs membres d’accéder à la pleine citoyenneté.

Deputy Superintendent General Scott to prime minister Meighen 1920, cité dans Moore 1978 : 118, notre trad.

S’exprime ici clairement la vision des dirigeants de l’époque à l’égard des femmes autochtones et de leur place au sein de la société. Tel un bien meuble, la femme n’a aucun droit de regard sur son appartenance sociale. C’est l’origine de son mari, qu’il soit indien ou blanc, qui dicte sa place. Se constate aussi la mission civilisationnelle dont se croit investi le département, dans les cas où les bandes manquent de répondre à « l’appel de la civilisation », c’est-à-dire se conformer aux attentes de la société coloniale. L’État a la « responsabilité » d’intervenir pour assurer une marche constante des Autochtones vers le « progrès ».

L’année 1951 marqua un nouveau jalon significatif dans le retrait du statut et des droits des femmes autochtones en contexte canadien. L’établissement du Registre des Indiens et de la clause « mère–grand-mère », qui ont formalisé le droit de résidence dans la réserve (Clatworthy 2009), a fait que près de 100 000 femmes et enfants issus des Premières Nations ont perdu leur statut entre 1958 et 1968 (Blair 2005). Ne pouvant se conformer aux critères d’éligibilité de ce nouveau registre, ces femmes, souvent mères, n’ont eu d’autre choix que de se tourner vers la ville pour mener leurs vies.

Si l’objectif sous-jacent de « gestion démographique » de la Loi sur les Indiens visait à anéantir la population indienne dans son ensemble, il va sans dire que ce sont les femmes qui en ont le plus subi les conséquences au quotidien[3]. Comme l’exprime éloquemment Jamieson :

Les conséquences de la Loi pour les femmes indiennes et leurs enfants à l’égard de leur appartenance, émancipation et héritage sont d’une grande portée en ce qu’elles sont complètement imbriquées aux effets qu’une telle invitation à l’injustice et à la discrimination peut avoir eu sur les autres Indiens. Elle affecte donc le développement entier des relations humaines dans les communautés indiennes.

Jamieson 1978 : 59-60, notre trad.

L’application d’un régime discriminatoire à l’endroit des femmes autochtones pendant si longtemps devait inévitablement laisser aussi des traces au sein des collectivités autochtones. Les stigmates et la résistance que cette législation produisit sont le propos de la prochaine section.

La perte du statut au sein du « foyer » : mobilisation, résistance, résilience

Près de cent ans après l’adoption de l’Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages de 1869, des femmes exclues de leurs communautés entreprirent un mouvement de résistance qui s’enracina profondément dans la société canadienne. Elles fondèrent d’abord Native Women for Native Rights, puis l’Association des femmes autochtones du Canada et Femmes autochtones du Québec dans les années soixante-dix (Mohawk Women of Caughnawaga 2009 (1980). De 1970 à 1985, elles ont occupé moult tribunes politiques et ont formé des alliances avec des organismes sympathiques à leur cause.

Avec l’adoption du projet de Loi C-31 en 1985, le statut d’Indienne inscrite retiré aux femmes et à leurs enfants l’ayant perdu entre 1951 et 1985 leur a été rétrocédé. Cependant, la question ne fut pas réglée entièrement. C-31 est le produit d’un compromis entre les demandes des femmes autochtones, les revendications des associations représentatives autochtones et les intérêts des autorités fédérales, lesquelles cherchaient ultimement à limiter le nombre d’inscrits (Lawrence 2003). Autrement dit, C-31 n’engendra pas l’abolition complète dans la Loi sur les Indiens de catégories légales discriminatoires selon le sexe ; elle a seulement reporté l’exclusion à la génération suivante (Allan et Smyllie 2015 : 11 ; McIvor 2007).

En parallèle de cette lutte menée par les femmes autochtones pour recouvrer leurs droits et leur place au sein de leurs communautés d’origine, les chefs autochtones étaient engagés dans la bataille vers la reconnaissance du droit inhérent des peuples autochtones à l’autodétermination. C’est pour répondre à ces revendications que C-31 accordait aux bandes la prérogative d’adopter leur propre code d’appartenance – des règles instituant les termes du droit de résidence dans la réserve et l’accès des membres aux services, mais dans certains cas les conseils se sont dotés d’un code d’appartenance aussi discriminatoire que la législation précédente (Clatworthy 2005). À terme, des 70 000 personnes ayant récupéré leur statut après 1985, une poignée d’entre elles avaient été accueillies dans leurs bandes d’appartenance en raison de l’adoption de ces codes d’appartenance restrictifs (NWAC 2009).

D’autres développements ayant eu cours durant cette période témoignent de l’impact de la Loi sur les Indiens sur la place des femmes autochtones au sein du « foyer ». En effet, alors que les femmes autochtones militaient depuis la fin des années 70 pour que la Charte des droits et libertés soit appliquée dans les réserves dans l’optique, entre autres, d’accroître la sécurité et le respect des droits des femmes dans les cas de violence sexuelle ou familiale, les associations politiques autochtones ont choisi de se désolidariser des femmes (McIvor 2009 ; NWAC 2010). Ces associations ont justifié leur volte-face en invoquant que la reconnaissance du droit à l’autodétermination impliquait aussi une acceptation de la primauté des droits collectifs sur les droits individuels ; selon leur argumentaire, compromettre ce principe allait à l’encontre de la volonté d’autodétermination des Premières Nations (McIvor 2009). Par ailleurs, jusqu’à la ratification, le 16 décembre 2014, de la Loi concernant les foyers familiaux situés dans les réserves des Premières Nations et les droits ou intérêts matrimoniaux sur les constructions et terres situées dans ces réserves, les femmes des Premières Nations vivant dans une réserve ne pouvaient invoquer aucun dispositif légal pour défendre leur droit de préserver la maison familiale en cas de séparation, de divorce ou de décès du conjoint. En effet, la Loi sur les Indiens ne contenait en elle-même aucune indication sur la marche à suivre dans ces cas, et la Cour suprême a statué en 1986 (Derrickson v. Derrickson) que les lois provinciales ou territoriales en la matière ne s’appliquaient pas dans les réserves (Bastien 2009 : 175). Concrètement, les femmes autochtones ont assumé entièrement la responsabilité de faire comprendre au gouvernement fédéral qu’une correction de ce vide juridique était essentielle. Dans l’attente, elles ont dû composer avec un régime les maintenant dans une situation de dépendance et d’insécurité relative au foyer pendant plusieurs générations.

Prenant acte de l’imbrication profonde des structures patriarcales dans l’organisation et les normes de leurs communautés, plusieurs femmes leaders autochtones choisirent de résister aux formes d’autorité et valeurs véhiculées par les instances politiques autochtones. En effet, elles prirent la décision de se poser en travers du processus d’autodétermination gouvernementale dont les chefs faisaient leur cheval de bataille durant les rondes de négociations constitutionnelles (1983, 1985, 1987) précédant l’Accord de Charlottetown (Green 2007).

Certaines femmes autochtones ont dit non à l’autonomie gouvernementale. Elles ne veulent pas plus de pouvoir, d’argent et du contrôle dans les mains des hommes des communautés. C’est demander beaucoup que de s’attendre à ce que nous, les femmes, ayons confiance dans nos communautés. Nous ne voulons pas la création de gouvernements autochtones avec des pouvoirs blancs et des philosophies blanches dans nos communautés. Nous ne voulons pas de la structure de pouvoir hiérarchique occidentale qui nous a été imposée. Nous ne voulons pas des chefs de clans suzerains créés par la Loi sur les Indiens. Les femmes autochtones doivent être parties prenantes du processus constitutionnel à toutes les étapes afin que nous participions à la définition des structures et des pouvoirs de nos gouvernements pour mettre fin à la discrimination.

NWAC 2009 : 249, notre trad.

Tout compte fait, l’imbrication des clauses discriminatoires de la Loi sur les Indiens dans la vie des femmes autochtones n’a pas été subie sans résistance de leur part. Elles se sont mobilisées pendant des décennies et souvent contre vents et marées pour se départir de ce legs patriarcal. Leurs objectifs, dans ce cadre précis, ont toujours été de créer des leviers de décolonisation des modes de gouvernance à l’intérieur même de leurs propres communautés. Il s’agissait, si l’on fait le lien avec la problématique nous intéressant ici, de rétablir la place des femmes au sein du « foyer » selon la conception autochtone du terme présentée précédemment.

Dans la section suivante, je donnerai une version raccourcie du récit d’une participante à la recherche pour ensuite expliciter comment ce récit s’insère dans la trame décrite ci-dessus. Cette exposition démontrera la pertinence du cadre conceptuel discuté auparavant pour parler des formes particulières d’itinérance vécues par les femmes autochtones. Il est à noter que le nom de la participante et des communautés concernées ont été modifiés pour préserver sa confidentialité.

Structure d’oppression et expérience d’itinérance : le cas de Sandy

Je reconstituerai maintenant ci-après la trajectoire de vie d’une participante, appelée Sandy de façon fictive, afin d’illustrer comment ses expériences personnelles sont liées aux formes d’itinérance présentées précédemment.

Histoire de Sandy (46 ans)

Lorsqu’elle fait l’exercice de se remémorer ses souvenirs les plus lointains, Sandy est instantanément happée par des séquences d’images et de sons rapportant des expériences d’une grande violence tant sur le plan physique que psychologique. Avec un désarroi entrecoupé d’épisodes d’anxiété, elle raconte qu’elle était le « mouton noir » de la famille, ayant subi les foudres intempestives de sa mère[4] – « qui se défoulait » systématiquement sur elle. Elle est prise en charge par la Protection de la jeunesse à quelques moments durant son enfance. Ses souvenirs de moments où sa sécurité n’était pas en danger sont ceux où son père était là – de courtes périodes, en somme, puisqu’il travaillait dans le Nord pour une industrie extractive –, ou lorsque ses grands-parents s’occupaient d’elle.

Elle a seize ans lorsqu’elle rencontre l’homme qu’elle prendra pour mari. Après quelques mois de vie heureuse, la situation se détériore à nouveau pour Sandy. Son mari n’assume pas les responsabilités à l’égard de sa famille comme elle s’y attendait. Elle est la plupart du temps sans argent et dépendante de son mari pour faire vivre sa famille.

J’ai trouvé ça dur, le mariage. Il me trompait tout le temps. Il prenait les allocations familiales et on crevait de faim. Ça, c’est à l’âge d’une vingtaine d’années. Il me laissait dans le bois. On avait deux chalets. Il me laissait dans le bois avec tous les enfants. Sans bouffe. Il s’en allait avec les allocations familiales. Il nous laissait comme ça. Pendant deux semaines des fois. Je… après je retournais au village chercher mon mari. Lui, il était rendu à [ville d’Abitibi] … Il consommait là-bas avec elle… Il était avec sa maîtresse.

Durant les périodes où il est à la maison, les rapports sont tendus. Son mari la bat et la force à avoir des rapports sexuels avec lui. Épuisée, elle se confie auprès d’amies. Elle raconte aussi avoir parlé à ses parents de l’ampleur de la violence vécue et avoir cherché à obtenir leur approbation en vue de mener à bien une demande de divorce. Elle se souvient de leur réaction négative, car elle en a souffert énormément. Pour eux, vivre la violence n’était pas une raison suffisante pour briser les liens du mariage.

Mais un jour elle n’en peut plus. Elle commence à devenir violente elle aussi, ce qui lui fait peur. Elle décide de demander le divorce sans le soutien de sa famille. Sans mari, Sandy perd son toit, son accès à la communauté ainsi qu’à l’ensemble des relations ayant contribué à la formation de son identité.

Après ça j’étais toute seule. J’ai décidé de placer mes enfants à leur majorité après cela. Parce que personne ne m’aidait pour avoir une maison. Je n’avais pas de place où demeurer. J’avais des dettes de loyer, d’Hydro et de téléphone. J’avais à peu près 7000 $ de dettes à payer.

Sans aucune source de revenus ni soutien de la famille, elle se retrouve dans la rue. Elle consomme drogues et alcool pour apaiser la douleur qui crie en elle. Dans ce contexte, elle rencontre un nouvel homme avec qui elle finit par se remettre en couple. Lui résidait dans une communauté d’une autre Première Nation où l’anglais était la langue d’usage. Ne parlant pas cette langue, elle demande à son partenaire de lui enseigner. Il ignore ses requêtes, ce qui a pour effet de l’isoler complètement du reste de la communauté. Le couple occupe son temps à vendre de la drogue et à consommer. Leur vie est ponctuée de multiples conflits liés aux transactions et au manque de drogue. En proie à de forts excès émotifs et à la paranoïa, il est imprévisible et violent. Elle a peur de lui. Lors de leurs disputes, elle l’avertit qu’elle se sauvera s’il n’arrête pas de la forcer à avoir des relations sexuelles avec lui. Il la menace de tuer ses enfants si elle décide de s’évader. Elle finit par mettre ses paroles à exécution et aboutit à nouveau dans la rue. Ses expériences avec les services de police ont forgé en elle la certitude qu’elle ne peut compter sur personne pour mettre un terme à la violence. Dans ces circonstances, elle fait de son mieux pour survivre.

Toutes ces expériences traumatiques ainsi que sa propre consommation de drogues finissent par avoir raison de sa propre santé mentale, ce qui l’amène à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas. Au moment de notre rencontre, elle revenait d’un séjour au sein de cet établissement. Elle résidait temporairement au Foyer pour femmes autochtones de Montréal où son psychiatre l’avait référée. Elle affirmait souhaiter aller plus loin dans son processus de guérison de toutes les blessures vécues au cours de sa vie (avec sa mère[5], avec ses conjoints). Elle disait vouloir mettre fin à son « malaise », à ses « attaques-paniques », en suivant une thérapie. En parallèle de son intention de prendre en charge ses propres blessures, une lueur d’espoir pointait à l’horizon. Ayant formulé une plainte adressée au conseil de bande de sa nation et décrivant les préjudices vécus en raison du refus de lui accorder un logement à la suite de son divorce, elle avait bon espoir que sa demande serait enfin entendue lors de l’élection de nouveaux conseillers, dont un membre de sa famille.

Discussion

Bien que certaines personnes de sa famille élargie semblent avoir pris soin d’elle durant l’enfance, il est évident que l’expérience du « foyer » de Sandy était entachée par toute la violence subie et la peine causée par le fait de ne pas se sentir aimée par sa mère. À un point tel que l’équilibre mental de Sandy est fragilisé. Elle portera cette douleur toute sa vie durant. Le récit de Sandy exemplifie plusieurs formes d’itinérance présentées dans la première partie de ce texte.

À l’âge adulte, Sandy est confrontée à ses démons intérieurs ainsi qu’à l’isolement, la tolérance relative à la violence et la dépendance par rapport aux hommes pour avoir accès à un logement. Hors de sa communauté, elle n’a pas les moyens de subvenir à ses besoins, et aucune ressource en milieu urbain ne peut combler ces derniers. On ne la prend pas au sérieux pas plus qu’on ne comprend la situation qu’elle quitte. La « désintégration et la perte culturelle », la « perturbation de son équilibre mental », l’« absence totale d’endroit où aller » en milieu urbain et le « refus de sa communauté d’origine de l’inclure dans le foyer communautaire » font qu’elle se retrouve en situation d’itinérance à plusieurs moments dans sa vie.

D’autres récits de femmes ayant participé à la même recherche, sans être identiques, ressemblent à celui de Sandy. Par exemple, Monique, qui a été placée et déplacée de famille d’accueil en famille d’accueil durant l’enfance, a vécu la violence physique et sexuelle, en plus d’avoir subi du racisme à répétition (Cunningham 2018 : 304-5). Souffrant de syndrome de stress post-traumatique, à l’âge adulte elle sombre dans la consommation, la prostitution et l’itinérance. Elle suit de nombreuses thérapies pour parvenir enfin à se sortir de cycles qui ont mis en péril sa vie à de nombreuses reprises. De façon similaire, Ann tente de guérir à l’âge adulte les plaies laissées par les abus sexuels, la violence, la négligence et un viol collectif. Elle connaîtra plusieurs relations affectives violentes entrecoupées de périodes passées en alternance en thérapie et dans la rue (ibid. : 311). Comme Sandy, ces femmes ont connu des formes d’itinérance qui se chevauchent parfois : certaines se retrouvent sans toit en raison de la « perturbation de leur équilibre mental » ou de l’« absence totale d’endroit où aller ». Les témoignages partagés lors de l’ENFFDA (2019) montrent aussi que le cas de Sandy n’est pas isolé.

Pour comprendre les ramifications entre ces trajectoires et les formes d’itinérance vécues, il est nécessaire de considérer les effets tangibles et intangibles du déploiement d’un édifice normatif patriarcal et colonial et la constitution d’une organisation sociale qui normalise la violence à l’égard des Autochtones de genre féminin (Betasamosake Simpson 2017 ; Boileau et al. 2015 ; Jacobs 2013). Selon de nombreuses chercheures autochtones (Palmater 2016 ; Deer 2015 ; Jacobs 2013) et selon le rapport final de l’ENFFADA (2019), cet ancrage patriarcal et colonial constitue les racines mêmes de la disparition et de la mort violente des femmes et filles autochtones en Amérique du Nord. Ce même système apparaît aussi en amont de la violence disproportionnée subie par les nombreuses personnes autochtones aux identités de genre fluides (FAQ 2016).

Les circonstances en aval de cette évolution malheureuse sont celles que visent à décrire les termes « itinérance due à la désintégration et la perte culturelle ». Mais, comme on peut le constater à travers l’histoire de Sandy, les conditions menant à l’itinérance décrites dans ce texte s’entrelacent dans une trame d’expériences et d’événements à laquelle il semble arbitraire d’assigner un début ou une fin. Dans les faits, cette trame s’apparente à une spirale marginalisante dont il fut extrêmement difficile pour Sandy de se défaire. S’y rajoute le racisme, lequel s’incarne, dans les cas les plus bénins, par la négligence des services sociaux ou de la Sécurité publique face aux plaintes ou aux appels à l’aide formulés par les femmes autochtones (Boileau et al. 2015).

En somme, le caractère tentaculaire du système de discrimination basé sur le sexe institutionnalisé par la Loi sur les Indiens est central pour une compréhension juste de l’évolution du « foyer ». En conséquence, toute approche d’accompagnement s’adressant spécifiquement aux femmes autochtones vivant l’itinérance gagnerait à être modulée pour tenir compte de ces effets sur leurs trajectoires de vie.

Partant de ce constat, il est nécessaire de faire le bilan des mesures d’atténuation de l’itinérance développées par la société dominante sans considération des circonstances particulières dans lesquelles évoluent les femmes autochtones. Et la valeur de ces mesures, quant-à-elle, ne pourra s’évaluer convenablement qu’à partir des concepts et définitions autochtones de l’itinérance.

Conclusion

L’épigraphe sur lequel s’ouvre cet article fait écho aux effets tangibles de l’institutionnalisation d’un système patriarcal et colonial sur le foyer autochtone et les relations qui le composent. Le but de ce texte était d’assembler des éléments de l’histoire canadienne permettant une meilleure compréhension du contexte en amont de l’expérience d’itinérance vécue par de nombreuses femmes autochtones. En prenant appui sur mes travaux de recherche doctorale, j’ai aussi voulu expliciter en quoi la définition et les formes de l’itinérance en contexte autochtone discutées dans Thistle (2017) permettent de rendre compte plus adéquatement de la complexité des réalités vécues. Spécifiquement, par la mise en relief du récit de vie d’une femme ayant participé à ma recherche, il a été possible de voir que ces repères conceptuels constituent une avancée pour mieux comprendre la source des expériences vécues par certaines femmes autochtones.

Selon nous, ces travaux montrent aussi qu’il est essentiel de poursuivre la recherche concernant l’itinérance en contexte autochtone en l’arrimant aux visions du monde et aux aspirations articulées par les chercheurs et chercheuses, ainsi que par les aînés et leaders autochtones respectés des communautés respectives. Dans la même veine, s’appuyer sur ces travaux pour développer des stratégies et des mesures d’accompagnement pour les femmes autochtones en situation d’itinérance ou à risque d’y plonger gagnerait à devenir un réflexe au sein des institutions prestataires de soins de santé et de services sociaux de la province. Ce message, déjà lancé à maintes reprises lors de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics, doit être entendu. Manquer à cet appel risque au contraire de maintenir le fossé ontologique et épistémologique fondant l’inadéquation de services sociaux québécois aux yeux de certaines femmes autochtones et de nuire au travail de transformation institutionnelle profonde que requiert la réconciliation avec les peuples autochtones.