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L’émigration temporaire en Nouvelle-France a longtemps été sous-estimée par les historiens [1]. La mobilité et l’absence d’ancrage dans la société coloniale des migrants non permanents expliquent la rareté des traces qu’ils ont laissées dans les archives, et donc leur absence de visibilité malgré le rôle décisif qu’ils ont joué dans l’essor de la colonie. Parmi ceux-ci se trouve Pierre Collas, dont le nom n’apparaît dans aucun des principaux outils de travail réalisés par les historiens et les généalogistes du Québec [2]. Pourtant, une enquête minutieuse menée dans les sources manuscrites conservées dans les dépôts français et québécois permet de retracer le parcours mouvementé de cet homme méconnu.

Entre 1698 et 1703, Pierre Collas est tour à tour soldat, séminariste et chirurgien de navire à Québec. Il est ainsi le témoin des transformations de la vie civile, militaire et religieuse à une période-clé de l’évolution de la colonie. En outre, il laisse une oeuvre originale : un manuscrit de cantiques composé lors de son passage au Petit Séminaire de Québec.

« Soldat et frater » en Nouvelle-France

La présence de Pierre Collas en Nouvelle-France n’est attestée que par de rares documents. La première trace nominative de son activité à Québec est consignée le 30 avril 1699 dans une délibération du Conseil souverain de la Nouvelle-France, dans laquelle il apparaît comme témoin (voir à la page suivante, ill. 1). L’acte indique que le jeune homme est « soldat et fraster de la Compagnie de Vaudreuil [3] ». Ce groupe correspond à l’une des 28 compagnies franches de la marine présentes en Nouvelle-France au printemps 1699 pour répondre aux besoins militaires de la colonie [4]. On sait par ailleurs grâce à une notice des Annales du Petit Séminaire de Québec que le jeune homme est originaire du Berry et qu’il est arrivé en Amérique en 1698 à l’âge de 23 ans [5].

1

Arrêt déclarant Maurice Averty, habitant de Laprairie et de la Madeleine, incapable de la conduite et l’administration de ses biens et ordonnant qu’il lui soit nommé un curateur, Registre plumitif no 9 des arrêts, jugements et délibéra-tions du Conseil souverain de la Nouvelle-France, 30 avril 1699, p. 264. BAnQ, Centre d’archives de Québec, fonds Conseil souverain (TP1, S28, P5268). Num.

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S’engager comme soldat constitue une solution simple et économique pour se rendre en Nouvelle-France en profitant de la prise en charge des frais du voyage par le roi. Pierre Collas arrive toutefois dans une période de faible recrutement pour le Canada : quelques mois après les traités de Ryswick, le nouveau contexte de paix et les difficultés financières de la Couronne incitent Louis XIV à réduire les effectifs des compagnies franches de la marine [6]. Le roi autorise tout de même Philippe Rigaud de Vaudreuil, capitaine de compagnie et commandant des troupes de la marine en Nouvelle-France, à profiter de son séjour en France pour engager des troupes pour sa compagnie [7]. Parmi celles-ci se trouve Pierre Collas, probablement recruté à Paris. Les deux vaisseaux du roi qui emmènent les nouvelles recrues de Rochefort en Nouvelle-France, la frégate Poly et la flûte Gironde, partent le 25 juin avec un important retard dû à de multiples problèmes de logistique [8], et parviennent à Québec après seulement sept semaines de navigation. Une lettre adressée par Frontenac et Champigny au ministre confirme, le 15 août, que 17 soldats recrutés par Monsieur de Vaudreuil, qui « paroissent d’assez bons hommes [9] », ont été incorporés dans les compagnies franches.

Pierre Collas est désormais connu sous son surnom militaire, Labonne, que l’on trouve dans plusieurs actes conservés depuis son séjour en Nouvelle-France [10]. Au sein de sa compagnie, il occupe le rang modeste de frater, ce qui fait de lui à la fois un soldat et un barbier. Les fraters ont en théorie des aptitudes de barbier et de chirurgien, mais leur savoir-faire est souvent limité : ils sont chargés d’effectuer des actes simples, avant tout raser, saigner et arracher les dents (ill. 2). Ce métier socialement dévalorisé rapporte peu – le frater est payé grâce à une retenue de deux sous par mois sur la solde de chaque soldat – même s’il requiert un minimum d’instruction et de compétences [11]. Bien que la plupart des compagnies franches soient envoyées un peu partout en Nouvelle-France pour sécuriser les forts et les postes de traite, la compagnie de Vaudreuil reste – au moins partiellement – en garnison à Québec : la présence de Pierre Collas et de plusieurs autres soldats de cette compagnie est en effet attestée dans les archives notariales et judiciaires de la ville entre janvier et mai 1699 [12]. Le tableau des compagnies franches de la marine tel qu’il est dressé par les sources n’est guère favorable : la fréquentation abusive des cabarets – c’est dans un de ces lieux que Pierre Collas est le témoin des débordements reprochés à Maurice Averty [13] –, l’indiscipline, la corruption des officiers, la piètre qualité et le mauvais encadrement des troupes sont des thèmes récurrents dans la correspondance de l’intendant et du gouverneur de la Nouvelle-France à la cour. Champigny écrit un rapport accablant à ce sujet en 1698 :

C’est bien tout au plus, Monseigneur, s’il y a 300 soldats, même 200, capables de marcher en guerre au travers des bois ; mais en canot, ou en batteau, il s’en pouroit trouver jusqu’à 700, et ne sçauroit disconvenir que ce ne soit de fort meschantes troupes et que les habitans ne vallent incomparablement mieux pour la guerre. […] Il n’y a aucune discipline, la plus pars des soldats qui sont dans les quartiers éloignez du command[an]t et de moy sont errans et exemptéz de service, du moins ceux qui laissent leurs payes à leurs cap[itai]nes pendant que ceux qui sont incapables de travailler, dont le nombre est petit, sont chargéz de faire les gardes et les exercices [14].

2

Selon L’arcenal de chirurgie, p. 23, les instruments portant les numéros III à X servaient à l’extraction de dents « troüées ou branlantes ou qui caus[ai]ent par intervalle des grandes douleurs ».

Jean Scultet, L’arcenal de chirurgie de Jean Scultet […], ouvrage posthume, également utile & necessaire à ceux qui professent la medecine & la chirurgie […], corrigé et augmenté par maître François Deboze, Lyon, Antoine Galien, 1672, p. 22. BAnQ, collections patrimoniales (617.04/Sc48 RES). Num.

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Dans ce contexte, il n’est guère étonnant de voir Pierre Collas s’adonner à des occupations bien éloignées du service des armes. Il est en effet sollicité en 1700 pour être maître d’école dans la toute nouvelle petite école ouverte en Haute-Ville et placée sous la direction du Petit Séminaire de Québec [15]. Il est possible qu’il ait obtenu cette charge tout en restant dans l’armée, puisque les soldats des compagnies franches de la marine sont autorisés, en dehors de leurs périodes d’exercice et de garde, à être employés comme travailleurs civils pour compléter leur maigre paye mensuelle [16]. Cette situation pose d’ailleurs problème, puisque la plupart des recrues « travaillent continuellement chez les habitans et perdent par ce moyen l’air et les manières de soldat [17] ». Il est aussi possible que Pierre Collas ait déjà obtenu son congé militaire à cette date et qu’il se soit installé dans la vie civile, peut-être comme barbier-chirurgien, en valorisant ses compétences acquises dans les troupes. L’engagement est généralement signé pour un minimum de six ans, mais les années 1697-1700 sont caractérisées par la volonté de diminuer le nombre de soldats. Louis XIV donne donc l’ordre de congédier une partie des hommes et de les inciter à s’installer comme habitants pour peupler la colonie [18].

Il existe alors dans la ville de Québec trois petites écoles qui dispensent une instruction élémentaire – lire, écrire, compter – et qui se donnent pour tâche de développer les qualités morales et religieuses des élèves [19]. Les cours assurés par Pierre Collas doivent débuter après Pâques 1699, mais il semble qu’ils ne commencent finalement qu’en octobre 1700 [20]. De ce fait, l’embauche du jeune homme comme maître d’école a dû rester à l’état de projet, puisque Pierre Collas devient pensionnaire au Petit Séminaire de Québec au même moment.

L’expérience du Petit Séminaire

En 1698, le Petit Séminaire est déjà en place depuis 20 ans (ill. 3). Il accueille 80 élèves qui sont nourris et hébergés et qui suivent leur formation intellectuelle dans le collège jésuite voisin [21]. Pierre Collas y entre à l’âge tardif de 25 ans pour reprendre les études qu’il a déjà commencées en France : il intègre ainsi directement la classe de rhétorique, qui correspond à l’aboutissement de la formation littéraire avant le dernier cycle du collège constitué autour des classes de philosophie. Les cours de rhétorique ont pour ambition de former les élèves à la parfaite éloquence, inspirée de l’art oratoire et poétique des auteurs classiques [22].

3

[ci-dessus] Quartier Vieux-Québec – Petit Séminaire, vers 1900. BAnQ, Centre d’archives de Québec, fonds J. E. Livernois Ltée (P560, S1, P471). Photo : J. E. Livernois. Num.

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Le grand écart socioculturel que constitue le passage de l’armée au séminaire peut paraître à première vue étonnant. Pourtant, d’autres séminaristes de la seconde moitié du xviie siècle partagent avec Pierre Collas cette caractéristique, associée à une origine française : c’est le cas de Jacques Duviviers, de Louis Rigaud ou encore de Louis Jean Franquelain qui, « voulant se retirer du monde, fut reçu au Petit Séminaire [23] ». Pierre Collas se distingue toutefois par son âge avancé, le reste des élèves ayant pour la plupart entre 8 et 13 ans lors de leur entrée dans cette institution. Il est vrai que l’étalement des âges est un fait marquant des collèges aux xviie et xviiie siècles, et Pierre Collas ne fréquente pas les petites classes de grammaire où la moyenne d’âge est particulièrement basse. À Québec, il côtoie bien cinq autres élèves âgés de 18 à 22 ans, mais qui sont entrés plus jeunes et qui sont animés par une forte vocation sacerdotale puisqu’ils finissent tous par être ordonnés prêtres [24]. En outre, l’origine géographique de Pierre Collas est inhabituelle : si les pensionnaires de France sont nombreux, ils viennent avant tout de Paris et de La Rochelle ainsi que des autres ports de l’Atlantique, mais aucun autre Berrichon n’est mentionné parmi eux.

Il semble que le jeune homme ait mal supporté les contraintes imposées par le séminaire. L’idéal sacerdotal très élevé des fondateurs, reflet de l’austérité du grand courant mystique qui traverse la France du xviie siècle, se traduit par des règles de vie rigides inspirées de l’esprit de la Réforme catholique. La conception augustinienne qui est à la base du règlement du séminaire incite à la réclusion et à la surveillance continuelles. Chaque moment de la journée est codifié autour d’exercices de piété nombreux et répétitifs destinés à détacher les pensionnaires de leur volonté propre pour les assujettir totalement à la volonté divine [25]. Un tel régime a constitué un changement radical dans la vie de Pierre Collas après son passage dans des compagnies franches de la marine indisciplinées et désorganisées, et il ne semble pas que ce nouvel encadrement lui ait convenu. On peut aussi envisager que, reprenant ses études tardivement, il ait trouvé le niveau trop élevé, ou qu’il ne se soit pas senti de vocation pour la prêtrise et ait donc choisi de quitter l’établissement avant d’entrer au Grand Séminaire et d’acquérir un état clérical en recevant un ordre mineur.

Toujours est-il que le jeune Berrichon quitte le Petit Séminaire en août 1701, moins d’un an après son arrivée. Ce départ précoce n’a rien d’exceptionnel : sur les 843 pensionnaires dont le nom est noté dans les Annales du Petit Séminaire entre 1668 et 1758, seul le quart a poursuivi ses études jusqu’à terme, tandis qu’un élève sur huit uniquement embrasse une carrière ecclésiastique, répondant ainsi à l’objectif premier de l’institution [26]. Cependant, Pierre Collas ne s’éloigne pas complètement de l’univers clérical puisque la notice recensant son départ précise qu’il « est sortit [sic] pour aller aux récollets ». Les archives relatives à cet ordre sont très lacunaires pour cette période, et l’on n’y trouve aucune trace du passage de Pierre Collas [27]. Il existe bien un noviciat à Québec fondé dès la première période missionnaire des récollets en Nouvelle-France, au début des années 1620, où il a pu s’impliquer auprès de cet ordre comme frère lai. Il faut dire que l’action des récollets lui est familière depuis son départ en Nouvelle-France, puisque ces ecclésiastiques assurent la fonction d’aumônerie militaire auprès des troupes.

Du bref passage de Pierre Collas au séminaire, on garde toutefois un témoignage précieux : un manuscrit de 212 pages contenant des cantiques en français et d’autres pièces à caractère religieux qu’il a composées pour sa propre édification et celle des pensionnaires qu’il côtoie [28]. Sur la dernière page de l’ouvrage, l’auteur a précisé : « Priez Dieu pour vostre pauvre serviteur Pierre Collas lequel a descrit ce livre icy [29] » (ill. 4). Dans le contexte d’une industrie du livre dépourvue d’imprimerie en Nouvelle-France, les recueils de cantiques imprimés importés de la métropole sont rares et la rédaction d’un tel ouvrage répond à un vrai besoin, d’autant plus que le chant occupe une place importante dans l’emploi du temps des pensionnaires du Petit Séminaire [30]. Le séminaire et le collège jésuite de Québec constituent alors le pôle principal d’acquisition et de conservation du savoir livresque dans la colonie [31], de sorte que Pierre Collas a pu tirer profit de leurs bibliothèques pour s’imprégner du style et des thèmes en vogue avant de composer une oeuvre originale [32]. Les Cantiques spirituels de l’amour divin de Jean-Joseph Surin, déjà attestés dans la colonie dans la seconde moitié du xviie siècle, ont très probablement inspiré le séminariste : l’esprit et les thèmes mystiques qui y sont développés, comme l’éloge de l’amour divin ou l’abandon de l’âme à Dieu, font écho à plusieurs de ses compositions (ill. 5). Il est évident que le jeune homme conçoit la rédaction de cantiques comme un exercice de versification et de dévotion. Il explique à plusieurs reprises comment l’imprégnation des cantiques permet de mieux intégrer les enseignements et les valeurs du séminaire et, ainsi, de mieux comprendre et aimer Dieu. L’oeuvre de Pierre Collas est donc conçue comme un exercice de spiritualité destiné à faciliter la mémorisation des apprentissages religieux par la répétition, dans une forme de ressassement semblable à la prière. Elle reflète l’esprit moral et les dévotions privilégiées du séminaire, dans une perspective christocentrique qui met l’accent sur l’enfant Jésus, patron du Petit Séminaire. Certaines pièces au caractère plus personnel livrent également un témoignage tout à fait original sur la perception de cette institution éducative par l’un de ses pensionnaires. Alors que la quasi-totalité des sources connues sur le Séminaire de Québec provient de ses dirigeants, le manuscrit de Pierre Collas montre comment un élève a reçu et intégré la formation morale qui lui a été inculquée : l’observance du règlement et la pratique des vertus chrétiennes sont au centre de son propos (ill. 6), mais il évoque également la rigidité, l’austérité et la difficulté d’adaptation à ce nouveau mode de vie ainsi que les tentations du monde.

4

[à droite] Sous la dernière phrase de Pierre Collas, Amédée Gosselin, archiviste au Petit Séminaire de Québec entre 1904 et 1936, a rédigé un long commentaire sur le manuscrit et son auteur.

Pierre Collas, Manuscrit de chants, s. d. Musée de la civilisation, fonds d’archives du Séminaire de Québec. Photo : Nicola-Frank Vachon, perspective. ms-164_p169.

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5

Jean-Joseph Surin est aussi l’auteur d’ouvrages de piété, dont le Catéchisme spirituel contenant les principaux moyens d’arriver à la perfection, 2e éd., Paris, Claude Cramoisy, 1663. BAnQ, collections patrimoniales (260.4/Su77ca RES).

Photo : Marie-Andrée Boivin © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2012

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6

Pierre Collas, « Instruction pour bien garder les reglemens du Sém[inaire] », Manuscrit de chants, s. d. Musée de la civilisation, fonds d’archives du Séminaire de Québec. Photo : Nicola-Frank Vachon, perspective. ms-164_p3.

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Chirurgien de navire dans les circuits du grand négoce transatlantique

On est peu renseigné sur les activités de Pierre Collas dans les mois qui suivent son départ du séminaire, si ce n’est qu’il fréquente la confrérie du Rosaire, où il participe avec d’autres habitants de Québec à des exercices de piété en l’honneur de la Vierge [33]. On retrouve l’ancien séminariste toutefois bien ancré dans le monde laïque de la Nouvelle-France au printemps 1703. Le notaire Louis Chambalon, à la date du 6 mai, enregistre en effet le contrat d’engagement de

Pierre Collas dit Delabonne, chirurgien demeurant en cette ville de Québec, lequel de son bon gré s’est volontairement engagé en ladite qualité de chirurgien pour tout le tems qu’il conviendra employer à faire le voyage de cette ville de Québec en celle de Hambourg en Allemagne à et avec le sieur Michel Codd, capitaine commandant le navire l’Amitié de Dannemark présentement ancré en la radde devant cette d[ite] ville, à comter du quatre de ce mois jusques à son arrivée audit lieu de Hambourg [34].

Cet acte montre que Pierre Collas a repris son activité de barbier-chirurgien à Québec (ill. 7). La ville compte déjà plusieurs praticiens – six sont recensés en 1681 – au service d’une population de près de 2000 habitants au tournant des xviie et xviii e siècles. La faible présence de médecins en Nouvelle-France est ainsi compensée par une représentation de barbiers-chirurgiens nettement supérieure aux moyennes françaises pour la même époque [35]. Dans ce contexte de sureffectifs de la profession, le jeune homme ne semble pas être un praticien très en vue : il n’apparaît pas dans d’autres actes notariaux et n’est pas nommé dans les mentions de dettes aux chirurgiens parfois relevées à la fin des inventaires après décès [36]. Son engagement comme chirurgien de navire peut ainsi lui permettre d’obtenir un emploi plus lucratif que s’il exerçait à Québec. Cette situation constitue une avancée sociale certaine par rapport à la position de frater qu’il occupait à son arrivée en Nouvelle-France cinq ans auparavant. Le contrat stipule que Pierre Collas sera rémunéré 24 livres par mois payables dès le lendemain de l’engagement et qu’il sera nourri à la table du commandant (ill. 8). Ce salaire n’est pas supérieur à celui des matelots engagés sur des navires similaires [37], bien que Pierre Collas bénéficie de conditions avantageuses concernant le logement et la nourriture et que le coût des médicaments emportés à bord soit à la charge du propriétaire du navire. Un tel salaire, très modeste si l’on tient compte de sa qualification et des risques encourus lors du voyage, est conforme aux rémunérations généralement accordées aux chirurgiens de navire et reflète la faible considération accordée à ces praticiens : dans son traité sur la santé en mer rédigé au xviiie siècle, le docteur Mauran affirme ainsi avoir entendu dire par des capitaines de navires « qu’ils n’embarquaient un chirurgien que pour leur faire la barbe et au besoin une saignée [38] ». Bien qu’il soit en théorie interdit pour les praticiens de demander de l’argent aux malades de l’équipage qu’ils soignent, ils peuvent dans les faits toucher des gratifications, accordées notamment par les officiers du bord. Ils peuvent également augmenter significativement leurs revenus en emportant des marchandises de pacotille qu’ils revendent en Europe. Surtout, cet engagement est un moyen de s’offrir sans frais un retour en France. L’obligation pour tous les navires marchands, en vertu de l’ordonnance de la Marine de 1681, d’embarquer au moins un chirurgien de navire pour les voyages au long cours a donc permis à Pierre Collas de rentrer facilement en Europe au moment où il l’a souhaité [39].

7

Représentation de la ville de Québec à la fin du xvii e siècle.

Alain Manesson Mallet, « Québec », Description de l’univers contenant les différents systèmes du monde, les cartes générales & particulières de la géographie ancienne & moderne […], Paris, Denys Thierry, 1683, vol. 5, p. 277. BAnQ, collections patrimoniales (RES/AE/228 - v. 5). Num.

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Engagement de Pierre Collas dit la Bonne au sieur Michel Codd, 6 mai 1703. BAnQ, Centre d’archives de Québec, fonds Cour supérieure du district judiciaire de Québec, greffe de Louis Chambalon, 6 mai 1703 (CN301, S58, MF no 2100).

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Le navire sur lequel il embarque, l’Amitié, est facile à retracer dans les documents. Depuis 1702, il est la propriété de Jean Gitton [40]. Le représentant à Québec de ce grand négociant de La Rochelle, Mathieu-François Martin de Lino, signe le 10 novembre 1702 un marché d’affrètement avec les directeurs de la Compagnie de la Colonie : pour la somme de 5500 livres, cette dernière se voit céder « tout le fret que le navire l’Amitié de Hambourg commendé par Michel Cod poura porter en castors pour les mener de la rade de cette ville de Québec en droitte routte aud[it] lieu de Hambourg ou Altona ». Ce contrat de type charte-partie, conservé dans les archives de Louis Chambalon, indique que le navire « est du port de cent cinquante tonneaux, armé de dix pièces de canon et de vingt hommes d’équipage [41] ». Pierre Collas pénètre ainsi dans l’univers de la grande traite de fourrures transatlantique. Les protagonistes ici impliqués et les mécanismes mis en oeuvre sont bien connus. Mathieu-François de Lino, notamment, membre du Conseil souverain puis, successivement, l’un des députés en France de la Compagnie de la Colonie et l’un de ses directeurs, fait partie de l’« aristocratie du castor au Canada [42] » et est très souvent nommé dans les actes conservés par Louis Chambalon – lui-même actionnaire de la Compagnie de la Colonie – qui concernent la traite [43].

Le voyage de l’Amitié auquel prend part Pierre Collas n’est pas un trajet ordinaire. Dans un contexte de forte surproduction de peaux de castor, de saturation du marché et de guerre européenne, ce navire est choisi pour expérimenter une nouvelle stratégie commerciale de la Compagnie de la Colonie en vue d’écouler les cargaisons en Europe du Nord : les fourrures sont envoyées « en droiture » à Hambourg, alors que l’escale et l’entreposage des peaux à La Rochelle avant leur redistribution en Europe étaient jusqu’alors de rigueur [44]. Cependant, l’expérience est un échec : retardé à l’aller par de multiples incidents après son départ d’Europe au printemps 1702, le navire est contraint d’hiverner à Québec et ne peut repartir qu’au printemps suivant avec un équipage renouvelé au sein duquel se trouve Pierre Collas [45]. Il se rend alors à Hambourg puis revient à La Rochelle pour hiverner [46]. Pierre Collas a honoré son contrat, et ainsi s’achève, au bout de cinq années, son périple en Nouvelle-France.

Pierre Collas, témoin de la société coloniale : profil d’un émigrant éphémère

Quels enseignements peut-on tirer de l’itinéraire de Pierre Collas de France en Nouvelle-France entre 1698 et 1703 ? Tout d’abord, du fait de sa grande mobilité géographique et sociale, ce jeune Berrichon côtoie des milieux très diversifiés. Il fréquente à la fois la société militaire, en faisant partie des compagnies franches de la marine, et la société religieuse lors de son passage au Petit Séminaire puis chez les récollets ; il côtoie les habitants de Québec au quotidien en tant que civil lorsqu’il exerce son métier de chirurgien ou fréquente la confrérie du Rosaire ; il se trouve mêlé au monde des échanges économiques transatlantiques quand il est engagé sur un navire de traite de fourrures. Le parcours personnel de Pierre Collas est constamment influencé par les transformations politiques, économiques et socioculturelles qui modèlent les contours de la Nouvelle-France à la fin du règne de Louis XIV : on peut ainsi dresser, en se basant sur le parcours de ce migrant éphémère, un tableau vivant de la société coloniale dans ses différents aspects au tournant des xviie et xviiie siècles.

Son engagement dans les troupes intervient à une période de modification de la tactique militaire en Nouvelle-France lourde de conséquences pour l’avenir. Dans le contexte d’un royaume français sorti exsangue et ruiné de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, Louis XIV se désengage de l’effort de développement de la colonie malgré la menace iroquoise et anglaise toujours présente. Pierre Collas bénéficie, comme beaucoup, d’une politique visant à accorder largement des congés militaires définitifs tout en incitant les soldats à s’installer comme habitants. Mais cette volonté de renforcer la population d’une colonie dont le poids démographique est de plus en plus faible par rapport à la Nouvelle-Angleterre n’est pas suivie massivement de conséquences. Le cas de Pierre Collas, qui repart en Europe au bout de cinq années, est un bon exemple de cet échec relatif de la politique de peuplement de la Nouvelle-France.

En fréquentant ensuite le Petit Séminaire, ce jeune homme fait son entrée dans un univers bien moins déliquescent que celui des compagnies franches de la marine à l’extrême fin du xviie siècle : il y découvre l’importance croissante d’institutions ecclésiastiques qui s’affirment comme l’une des forces essentielles de la société coloniale sous le Régime français. Son arrivée coïncide avec l’affermissement des structures mises sur pied au cours des décennies précédentes, notamment depuis l’oeuvre du premier évêque de la Nouvelle-France, François de Laval. Le séminaire tout comme le collège jésuite constituent les principaux pôles d’éducation morale et d’instruction au Canada et vont de pair avec l’ouverture progressive de petites écoles dans lesquelles Pierre Collas a projeté d’enseigner. Les confréries de dévotion connaissent un important succès, tandis que les communautés religieuses se développent dans les principaux foyers de peuplement de la colonie. Si les jésuites constituent l’ordre masculin le mieux structuré et le plus puissant, ils partagent leur effort dans le soin des âmes et des corps avec les sulpiciens ainsi que les récollets – qui reviennent dans la vallée du Saint-Laurent à partir de 1670, après 40 ans d’absence, et exercent un attrait certain auprès d’élèves du Petit Séminaire comme Pierre Collas –, tandis que rayonnent chez les femmes les communautés d’ursulines et d’hospitalières.

Le parcours de Pierre Collas, retourné dans la vie civile, permet enfin d’aborder une dimension essentielle de la société canadienne sous le Régime français : le commerce des fourrures et les circuits d’échanges économiques transatlantiques. Le jeune Berrichon se trouve indirectement impliqué dans le monde du négoce alors que s’opère un tournant important dans les relations commerciales entre France et Nouvelle-France : la création de la Compagnie de la Colonie. Cette initiative intervient à un moment où la crise du castor reflète les divergences entre les intérêts économiques de la métropole et ceux de la colonie ainsi que les limites du modèle d’échange transatlantique appliqué jusqu’alors. Malgré l’échec de cette entreprise, la prise en main, par les coloniaux eux-mêmes, des affaires économiques de la Nouvelle-France marque un pas notable vers l’autonomie de la colonie par rapport à la métropole.

En s’engageant comme chirurgien sur un navire de traite de fourrures, Pierre Collas clôt son séjour en Nouvelle-France en empruntant, après être venu de Rochefort sous l’uniforme militaire, la seconde grande voie de circulation entre la France et le Canada : les navires de commerce qui gravitent autour de La Rochelle.

Son séjour dans la colonie, d’une richesse remarquable malgré sa brièveté, permet ainsi d’aborder les aspects politiques, économiques et culturels majeurs de la société coloniale à l’aube du xviiie siècle.

L’intérêt du parcours de Pierre Collas ne s’arrête pas là. À première vue, son profil paraît très atypique. Pourtant, il rejoint partiellement celui de nombreux émigrants éphémères en Nouvelle-France. Reconstituer ce séjour permet ainsi, plus largement, de tracer le portrait de toute une catégorie de population qui n’apparaît presque jamais dans les sources mises à contribution par les historiens pour étudier la société coloniale sous le Régime français (ill. 9).

9

Signature de Pierre Collas dit de la Bonne, au centre.

BAnQ, Centre d’archives de Québec, fonds Cour supérieure du district judiciaire de Québec, greffes de Louis Chambalon, 6 mai 1703 (CN301, S58, MF no 2100).

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Prises une à une, ses expériences professionnelles peuvent être comparées au parcours d’autres individus au profil similaire. L’arrivée en Nouvelle-France par le biais des troupes est tout d’abord très commune et constitue, avec l’installation comme engagé, le plus facile accès à l’Amérique pour des civils. Le glissement de l’armée au séminaire, parfois poussé jusqu’à l’accomplissement d’une carrière ecclésiastique, est lui aussi souvent attesté pour d’autres cas que celui de Pierre Collas. L’engagement dans les troupes peut ainsi apparaître comme une solution pour poursuivre une formation ecclésiastique dans un contexte de forte demande de vocations sacerdotales en Nouvelle-France, à moins qu’une vocation tardive ne s’éveille une fois dans la colonie. C’est ainsi que Louis Petit, qui occupe la charge de capitaine dans le régiment de Carignan-Salières lorsqu’il arrive à Québec en 1665, quitte rapidement l’armée, entre au séminaire et est ordonné prêtre en 1670, avant d’être nommé aumônier à Sorel puis vicaire général de l’Acadie : il se retire au séminaire en 1693 et meurt à Québec en 1709 [47]. Quant à Joseph Deniau, un contemporain de Pierre Collas, il partage avec ce dernier trois expériences communes : les troupes, le séminaire et l’intégration chez les récollets. Étudiant en théologie au séminaire d’Angers dans le dessein d’entrer dans le clergé (comme moine), il s’enfuit après avoir blessé un domestique par arme à feu et s’enrôle en 1695 à Paris dans un détachement destiné au Canada ; repéré pour son instruction, il est engagé comme professeur de grammaire au Petit Séminaire, puis choisit la vie franciscaine en entrant au noviciat des récollets de Québec où il prend le nom de Chérubin [48]. Par son expérience de barbier-chirurgien, Pierre Collas rejoint encore le profil-type des praticiens recensés en Nouvelle-France au tournant des xviie et xviiie siècles. Sur les 23 chirurgiens recensés au Canada entre 1680 et 1699 et dont l’origine est connue, 14 sont arrivés comme lui dans les troupes. Quant aux chirurgiens navigants, il s’agit le plus souvent de praticiens peu expérimentés dont la grande majorité a moins de 30 ans, à l’image de l’ancien séminariste [49].

Ces migrants au profil partiellement similaire à celui de Pierre Collas se répartissent en deux catégories. Ceux qui se sont installés en Nouvelle-France sont généralement connus, parce qu’ils se sont mariés, ont eu une descendance et sont morts dans la colonie, ou encore parce qu’ils ont occupé des charges ou accompli des actions qui ont laissé des traces écrites – notamment dans les fonds judiciaires et notariaux ou encore dans les archives des institutions religieuses. Mais les nombreux migrants qui n’ont fait qu’un séjour temporaire au Canada et qui sont repartis rapidement en France au xviie siècle et dans les premières années du xviiie siècle sont nettement plus difficiles à retrouver. Les rôles nominatifs de recrutement dans les troupes et les listes de passagers embarquant pour la Nouvelle-France n’ont été que rarement conservés pour cette époque, tandis que la forte mobilité de ces individus explique qu’ils n’apparaissent qu’exceptionnellement dans la documentation archivistique et notamment dans les registres paroissiaux. C’est la situation de Pierre Collas, dont la présence en Amérique française est restée jusqu’à présent presque totalement inaperçue. Pourtant, un examen minutieux des archives françaises et québécoises permet de retracer un parcours étonnamment riche et d’autant plus intéressant que les profils des migrants éphémères diffèrent sensiblement de ceux des migrants qui s’installent définitivement dans la colonie [50]. Au-delà du simple portrait d’un individu particulièrement mobile tant sur le plan géographique que social, l’étude de l’itinéraire de Pierre Collas autorise ainsi à documenter, plus largement, le profil de nombreux émigrants anonymes qui ont, de façon éphémère, contribué à forger la société coloniale sous le Régime français [51].