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Le Sud global est nettement désavantagé en matière de santé publique par rapport au Nord global, en cohérence avec les inégalités qui caractérisent les relations internationales générales entre ces deux pôles[1]. Le concept d’inégalités en matière de santé publique revêt une nature complexe et controversée. Les causes en sont nombreuses et souvent systémiques, c’est-à-dire que la nature même du système économique dans lequel nous vivons crée et reproduit inévitablement de telles inégalités. Malgré ces difficultés, le souhait de pallier ces inégalités se reflète dans la mission générale d’innombrables organisations internationales étatiques, organisations internationales non gouvernementales, et acteurs privés agissants sur la scène internationale tels que des multinationales ou des fondations.

L’Organisation mondiale de la Santé (ci-après, « OMS ») est l’organisation qui détient la responsabilité la plus élevée en matière de santé publique, puisqu’elle est l’organisme de coopération internationale le plus institutionnalisé et spécialisé concernant la santé mondiale. On a pu dire ainsi que « [t]here is no substitute for the WHO, with its incomparable normative powers and influence »[2]. L’OMS ne constitue pas un organe onusien de protection des droits humains proprement dit, tel que le Conseil des droits de l’homme. Toutefois, l’esprit du préambule de sa Constitution nous permet d’aborder la santé en tant que droit humain de tous les peuples, et ainsi, dans une perspective de droit à la santé, plutôt que de droit de la santé sans position normative[3]. Ce texte permettra de saisir quelles sont les possibilités et les limites de l’organisation en matière d’actions législatives, ainsi que l’état actuel de son corpus normatif. Nous démontrerons, par la présente étude, que la santé souffre d’une sous-légalisation au sein de l’OMS. La thèse centrale sera ainsi que l’OMS n’assume pas pleinement ses capacités normatives afin de pallier les inégalités mondiales en matière de droit à la santé.

Dans la première section de cette étude, nous présenterons des exemples parlants de disparités profondes en matière de santé publique entre le Sud global et le Nord global, dont l’existence est généralement connue. Le droit international entourant cette situation d’inégalité étant d’intérêt central pour les fins de notre réflexion, le courant des Third World Approaches to International Law (ci-après, « TWAIL ») y sera également décrit. Notons d’ailleurs que tous les arguments de cette note découlent d’une sensibilité théorique aux TWAIL. En somme, celle-ci permet d’étudier le droit international sous la perspective des États dits du « tiers-monde ». Cette théorie est caractérisée par la dénonciation de la subordination dans les rapports de pouvoir internationaux, de laquelle émane une lutte à l’injustice en découlant.

Il sera par la suite intéressant de s’interroger sur le cadre normatif de l’OMS relativement à ces inégalités, en tant que gardienne internationale principale du droit à la santé. La deuxième section sera ainsi constituée d’une présentation sommaire de l’OMS, de la conception de la santé en son sein – conception qui est mise en parallèle avec le droit à la santé en droit international selon d’autres instruments normatifs – et finalement, des compétences normatives prévues par sa Constitution.

Comme pour tous les autres droits humains, une concurrence existe entre la réalisation du droit à la santé et les autres intérêts dominants dans les relations internationales, notamment économiques. Il en ressort que la santé est souvent partie à une dynamique de contentieux et polémiques entre santé publique et commerce international. De ce fait, elle est victime des tiraillements politiques classiques qui s’ensuivent. L’analyse de ces tiraillements sous-tend une autre dualité souvent attribuée aux organisations internationales qui n’ont pas une fonction directement politique : celle de la technicité et de la politisation. Alors que les tenants du courant TWAIL se positionnent ouvertement comme étant politisés, à savoir pour une justice accrue pour le Sud global au sein du droit international[4], l’OMS apparaît souhaiter consolider une identité technique. Une réflexion sur l’identité technocrate de l’organisation sera ainsi offerte à la troisième section. Considérant les pouvoirs normatifs de l’OMS, et suivant un raisonnement lié aux TWAIL, il est proposé que le fait de ne pas adopter des normes plus explicites et contraignantes en la matière constitue une entrave à la lutte effective contre les inégalités en matière de santé publique.

Finalement, le mouvement pour une convention-cadre sur la santé publique sera abordé en guise de piste de solution, à la quatrième section. Ce projet émane d’une volonté de lutter de façon directe et explicite contre les inégalités entre le Nord global et le Sud global en matière de santé publique, par l’outil de la légalisation, étant donné l’espace vacant au sein de l’arène normative de l’OMS. Bien que le principal instigateur de l’idée ne s’inscrive pas au sein du courant TWAIL, l’argument consiste à dire que si l’on adopte une sensibilité théorique liée à ce courant, il est cohérent de plaider pour l’adoption d’une convention qui opère un contrepoids normatif contraignant au profit d’une amélioration des conditions de santé publique des populations du Sud global.

1. Les inégalités en matière de santé publique entre le Nord global et le Sud global : la pertinence d’une réflexion liée aux TWAIL

Cette section vise d’abord à saisir plus concrètement la disparité, malheureusement normalisée au sein de certains discours, entre la santé publique des populations du Nord global et celles du Sud global, en ayant recours à quelques exemples. La normalisation de ces inégalités est accomplie notamment par le fait que les États du Nord global sont souvent cités comme étant « riches » et « développés » par rapport aux États du Sud global. Ainsi, cela apparaît comme une situation triste, mais naturelle et irrémédiable, pour laquelle la seule option est une « aide au développement » selon, bien sûr, les termes du Nord global.

Pour de nombreuses maladies infectieuses, une disproportion notoire se manifeste par le pourcentage de la population affectée selon la région dans laquelle elle se trouve. Pour le cas de la malaria, l’OMS a récemment affirmé ceci : « Certains pays continuent de supporter une part disproportionnée du fardeau du paludisme. Dans 15 pays, principalement en Afrique subsaharienne, on a recensé 80 % du total mondial de cas de paludisme et 78 % du total mondial de décès. »[5]. Des ressources insuffisantes, en aval et en amont, expliquent notamment ce taux si élevé.

Quant à l’accès aux médicaments et vaccins, il est considérablement réduit pour les États du Sud global, pour plusieurs raisons, principalement d’ordre financier[6]. Notons en ce sens que les maladies affectant de façon disproportionnée ces États sont moins populaires en matière de financement de recherche. Cela s’explique par le fait que les remèdes seraient, en fin de compte, moins rentables pour les compagnies pharmaceutiques. On estime que seulement 10 % du financement pour la recherche biomédicale est affecté aux 90 % des causes des maladies du monde. Ainsi, le financement n’est pas proportionnel à la prévalence[7]. Encore ici, le système économique dominant, privilégiant le libre marché et la quête de capitaux, motive la recherche en santé publique, plutôt qu’une quelconque considération philanthropique, telle que celle animant les discours internationaux de promotion des droits humains.

Ces inégalités flagrantes peuvent mener à des actions draconiennes en l’absence d’autres solutions apparentes. Un exemple de ceci est le refus de l’Indonésie, en 2006, de céder des souches du virus H5N1 aux laboratoires de l’OMS[8]. En effet, lorsque de nouvelles souches du virus de la grippe apparaissent, l’OMS demande aux États de céder des échantillons en vertu du « Cadre de préparation en cas de grippe pandémique » depuis 2011, auparavant connu comme le « Réseau mondial de surveillance de la grippe »[9] au moment de cette situation impliquant l’Indonésie. Cela permet de développer rapidement de nouveaux vaccins.

Pour justifier ce refus, l’Indonésie a invoqué sa souveraineté sur ses ressources biologiques par la Convention sur la diversité biologique[10]. L’article 3 de cette convention énonce le principe la guidant, débutant ainsi : « Conformément à la Charte des Nations Unies et aux principes du droit international, les États ont le droit souverain d'exploiter leurs propres ressources selon leur politique d'environnement […]. »[11]. La motivation de l’Indonésie à ne pas partager ces échantillons émanait d’une frustration à la suite d’un épisode où une compagnie pharmaceutique australienne développa et surtout breveta un vaccin, créé à partir de souches fournies par l’Indonésie à l’OMS, sans l’accord de cet État ou sa collaboration, et le fait que cela ne soit pas un incident isolé[12].

Ainsi, le problème se résume comme suit : « Developing countries provided information and virus samples to the WHO-operated system; pharmaceutical companies in industrialized countries then obtained free access to such samples, exploited them, and patented the resulting products, which the developing countries could not afford. »[13]. Cela incarne donc un exemple de complications pour les pays du Sud global à accéder équitablement aux ressources de santé publique, ainsi que de l’exploitation privée de la santé. Il est clair qu’un profond sentiment d’injustice se développe à la suite de tels événements récurrents.

David P. Fidler est d’avis que l’Indonésie a posé cet acte controversé avec les moyens à sa disposition dans le but de renverser le statu quo qui entourait la situation problématique, usant des pouvoirs liés à sa souveraineté afin de mener à terme son action de confrontation. À l’époque, cet acte aurait également tiré parti du fait que la nouvelle version du Règlement sanitaire international[14] n’entrait en vigueur qu’en juin 2007 suivant. En effet, même si le nouveau texte ne contient pas de disposition explicite à l’égard d’une obligation de céder des échantillons nationaux à l’OMS, des interprétations dominantes affirment que cela lui est implicite[15].

Outre ces exemples de situations factuelles, un exemple phare de normativité internationale privilégiant les intérêts dominants du Nord global en matière de santé est certes celui de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC)[16]. L’accord se veut un incitatif financier pour les compagnies pharmaceutiques à produire des médicaments par l’émission de brevets, qui assure un « retour sur l’investissement »[17]. Si un médicament « satisf[ait] aux critères fondamentaux de brevetabilité, à savoir, la nouveauté, l’activité inventive et l’applicabilité industrielle », il pourra être admissible à un brevet pour une durée de 20 ans[18]. En 2001 et ensuite en 2003, l’Accord sur les ADPIC a subi des modifications « permettant aux pays pauvres d’importer plus facilement des médicaments meilleurs [sic] marché dans le cadre de licences obligatoires, si ces pays ne sont pas en mesure de fabriquer eux-mêmes les produits »[19]. Ce système permet aux pays ciblés de négocier d’abord une licence volontaire, et si ceci aboutit à un résultat non raisonnable en matière d’accessibilité, une licence obligatoire pourra alors être octroyée[20]. La licence obligatoire permet donc à ces pays de produire des génériques d’un médicament protégé par un brevet[21]. Si ces pays n’ont pas les ressources pour produire ces médicaments, le système incorpore également une mesure d’accès facilité à ces médicaments[22]. Bien entendu, le système de licences obligatoires ne plaît pas à l’industrie ni à certains États constituant des puissances économiques, qui imposent plusieurs obstacles à son application. En effet, ce système a permis à plusieurs États d’être fort concurrentiels par rapport à un médicament donné lorsque le brevet de celui-ci expire, dans la commercialisation d’un générique (plutôt que l’usage interne permis par le système de licence obligatoire)[23]. Les obstacles à l’obtention et la mise en oeuvre de ces licences, toutefois, sont importants et nombreux. Des contournements s’opèrent également; lors des négociations d’entrée à l’Organisation mondiale du commerce (ci-après, « OMC »), « the high-income countries are able to exploit a developing country’s need to share in the benefits of the global trade regime to extract further concessions for the benefit of their pharmaceutical companies »[24]. Au bout du compte, « [a]s TWAIL scholars have pointed out, international law has been used and continues to be used to exploit and marginalize the Third World and TRIPS [l’Accord sur les ADPIC] appears to be an example of part of this continuum of exploitation and marginalisation »[25].

Dans tous les cas, les inégalités sont flagrantes en matière de santé publique entre le Nord global et le Sud global. Les TWAIL affirment que le cadre normatif du droit international, en soi, dans la plupart de ses manifestations, maintient les États du Sud global dans un état de subalterne aux États du Nord global, en favorisant les intérêts de ces derniers. De ce fait, le régime du droit international est illégitime dans sa forme actuelle. Il tire ses racines de l’époque coloniale, époque à laquelle le droit international a été utile et légitimant pour l’entreprise colonisatrice, par exemple en créant la notion de peuples civilisés[26]. Il s’agit d’un positionnement manifestement politique face au droit international, contre l’ordre mondial intrinsèquement injuste dont le régime normatif international est considéré comme la légitimation[27]. Ce système normatif consolide et reproduit la notion d’un « Autre » qui est le Sud global à l’époque contemporaine[28], alors qu’auparavant il s’agissait notamment de peuples « sauvages » en opposition aux peuples « civilisés ». En somme, « issues of material distribution and imbalances of power have been historically present in the way in which international legal concepts, categories, norms and doctrines have been produced and understood since colonial times »[29].

Puisqu’il y a absence de cadre normatif contraignant en matière de santé publique qui vise à pallier directement les inégalités en la matière, la structure des relations internationales telle que consacrée dans le droit international actuel contribue à maintenir des conditions inégales. Celles-ci favorisent une surreprésentation des trop nombreux problèmes de santé évitables des populations des États du Sud global, que ce soit en matière d’accessibilité financière aux traitements, de manque de ressources humaines en santé, de conditions sanitaires propices à l’éclosion de maladies facilement évitables liées à des économies en difficulté, etc.

Quelles sont les positions des TWAIL en matière d’actions à entreprendre au regard du droit international, constituant donc en quelque sorte les « possibles » réponses aux inégalités Nord global/Sud global? Nous reprenons ici les catégories proposées par Luis Eslava et Sundhya Pahuja[30]. La première position est celle de la réforme : les actions demeurent dans le cadre normatif reposant sur les structures actuelles du droit international, puisque l’on croit qu’il n’y a pas de mécanisme alternatif viable. Le travail à faire est donc celui de rendre le droit international plus juste au sein du système en place. La deuxième position est celle de l’opposition : demeurant également dans le système actuel du droit international, l’opposition est automatique à toutes ses composantes normatives. On prône ainsi une reconstruction complète de celles-ci. La troisième position est celle de la révolution : cette perception du droit international est que celui-ci est incompatible, irréconciliable avec une justice pour toutes et tous. Il faut alors voir à le remplacer, considérant qu’il demeurera toujours inévitablement impérialiste. Il s’agit tout de même d’une position plus rare parmi les chercheuses et chercheurs TWAIL. Présumant que la première ou la deuxième position sont ainsi généralement préférées, une voie à explorer est celle d’une convention-cadre sur la santé publique.

2. L’OMS, ses compétences normatives et son cadre normatif actuel : une disproportion évidente

L’OMS est une institution spécialisée de l’Organisation des Nations Unies (ci-après « ONU »), dont le domaine attitré est la santé. Ainsi, il s’agit de la principale organisation internationale en matière de santé publique, outre les différentes autorités régionales. La création de l’OMS était déjà prévue lors des discussions pour la création des Nations Unies en 1945, et cela a été chose accomplie en avril 1948, lors de l’entrée en vigueur de sa Constitution[31].

Ce n’est toutefois pas la première organisation supranationale en matière de santé. Les Amériques ont été les précurseurs par la création du Bureau sanitaire panaméricain en 1902, et dans la même veine du thème sanitaire ont vu le jour en 1907 l’Office international d’hygiène public, et en 1923 l’Organisation d’hygiène de la Société des Nations. Cette dernière organisation est l’ancêtre la plus près de l’actuelle OMS[32]. L’on devine ainsi que les origines de l’OMS ne sont pas ancrées dans un souci de droit à la santé, mais bien de contrôle sanitaire; les intérêts étaient ainsi majoritairement d’intérêt national étatique et non à vocation philanthropique[33]. En effet, la coopération entre États en matière de santé débuta au 19e siècle, à l’heure de la révolution industrielle. Celle-ci amena un développement fulgurant des moyens de transport, et donc une augmentation conséquente du commerce, ayant pour résultat de propulser la transmission de maladies infectieuses, et donc transmissibles. Ceci poussa les États à collaborer afin de réduire ces fléaux dispendieux en ressources, notamment humaines[34]. L’historique plus détaillé menant à la naissance de l’OMS est indissociable des relations économiques se consolidant et des conflits escaladant. Pour Lawrence O. Gostin, « [i]t is impossible to understand global health institutions and politics without seeing the connections to trade, war, and geostrategic interests. These relationships of power and politics continue to influence global health priorities and agendas today »[35].

La Constitution de l’OMS[36] opéra donc par son adoption, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un schisme avec la conception pragmatique de la santé qui prévalait dans les missions des organisations de santé publique qui l’avaient précédée. Ce texte normatif fondateur définit la santé au sein du préambule : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. »[37]. Le préambule affirme de plus que « la possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale »[38]. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un article de la Constitution liant juridiquement les États parties, il demeure que son inclusion dans le préambule guide l’interprétation du contenu.

L’article 1 énonce que « le but de l’Organisation mondiale de la Santé […] est d’amener tous les peuples au niveau de santé le plus élevé́ possible »[39]. Puisque cet article fait partie du corps du traité, il est donc contraignant pour les États parties. Il est ainsi important de noter que l’OMS a été fondée dans un contexte de promotion de la santé comme un droit humain universel, conceptualisé de façon holistique. Cela va bien au-delà d’une mission de gestion des propagations de maladies. Cela est en ligne avec la tendance de l’époque vers la reconnaissance d’un tel droit, dans le contexte de l’émergence du régime de droit international de protection des droits humains, à la suite de la création des Nations Unies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Un survol du droit à la santé en droit international permet de situer l’innovation de la définition de la Constitution de l’OMS. Le droit à la santé en tant que droit humain a été consacré avec quelques mois d’avance sur la Déclaration universelle des droits de l’homme (ci-après, « DUDH ») de décembre 1948[40] par le système régional interaméricain. Cette consécration s’est accomplie dans la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme d’avril 1948, en son article 11 intitulé « Droit à la préservation de la santé et au bien-être »[41]. La DUDH confirmera le droit à la santé quelques mois plus tard, à l’échelle internationale, en son article 25 : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires [...]. »[42]. Dans le cas de ces deux déclarations, il s’agit d’instruments de droit souple, et donc ces articles ne lient pas juridiquement les États signataires.

Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté en 1966, consacrera ce droit humain à la santé de façon contraignante pour les États parties, par son article 12 qui énonce : « [L]es États parties au présent Pacte reconnaissent le droit qu'a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu'elle soit capable d'atteindre. »[43].

Bref, le contexte normatif international s’est transformé au milieu du siècle dernier. Cette transformation a eu pour résultat de conceptualiser la santé comme un droit humain, plutôt qu’uniquement comme une gestion de la transmission de maladies outre les frontières géographiques. Bien évidemment, ce second élément fait toujours partie de la mission de l’OMS. Nous verrons toutefois comment la mission liée au premier élément est sous-légalisée, malgré son inclusion centrale au sein de la Constitution de l’OMS.

En matière de compétences normatives, d’un intérêt central pour le propos de ce texte, l’article 2 de la Constitution de l’OMS énumère ses fonctions. L’une de celles-ci est de « proposer des conventions, accords et règlements, faire des recommandations concernant les questions internationales de santé et exécuter telles tâches pouvant être assignées de ce fait à l’Organisation et répondant à son but »[44]. Il s’agit donc d’une compétence normative très large.

La compétence de l’OMS en matière de conventions est décrite plus précisément aux articles 19 et 20 de sa Constitution; l’Assemblée de la Santé peut adopter des conventions « se rapportant à toute question entrant dans la compétence de l’Organisation »[45], et celles-ci doivent être adoptées à une majorité des deux tiers. Les conventions adoptées en ce sens sont présumées acceptées et soumises aux mesures internes de ratification par tous les États membres, à moins d’une déclaration à cet effet au Directeur général.

La seule convention ayant à ce jour été adoptée par l’OMS est la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac de 2003[46], triomphant de la forte pression et de la campagne d’opposition des compagnies de tabac[47]. Ce long processus d’adoption démontre notamment que les enjeux de santé publique sont intimement liés à des enjeux de commerce international. Particulièrement dans le contexte de l’OMC, « [f]or those concerned with equity, there is a fear that trade liberalization places the interests of rich countries and multinational corporations ahead of the health and lives of the world’s poor »[48]. À titre de comparaison, l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science, et la culture (UNESCO) a adopté 27 conventions et deux accords[49]. L’Organisation internationale du travail (ci-après, « OIT »), quant à elle, en a adopté 189[50]. Il est d’ailleurs intéressant pour notre propos de mentionner que l’OIT classe celles-ci en conventions fondamentales, conventions de gouvernance, ainsi que conventions techniques, ces dernières étant vastement majoritaires. Il va sans dire que l’OMS n’a su faire usage de façon active du pouvoir normatif d’adopter des conventions, tel que l’ont accompli plusieurs autres organisations internationales.

En matière de règlements, la compétence de l’OMS est décrite aux articles 21 et 22[51]; l’Assemblée peut adopter des règlements contraignants uniquement sur des sujets très précis, énumérés à l’article 21. Ici, les États sont présumés être parties, sauf s’ils font une déclaration contraire au Directeur général. Cette pratique est peu fréquente en droit international; cela équivaut au fait que « the WHO Constitution permits the imposition of binding obligations without a state’s express assent »[52]. Le Règlement sanitaire international est l’une des consécrations de cette compétence et a pour but la prévention et la coordination en cas d’événements de santé publique à l’échelle mondiale, pour éviter une propagation transnationale, « en évitant de créer des entraves inutiles au trafic et au commerce internationaux »[53]. L’aspect de protection du commerce demeure donc tout à fait central aux considérations d’actions à entreprendre par l’OMS. De plus, malgré cette légalisation, la déclaration d’une urgence de santé publique de portée internationale (ci-après, « USPPI ») n’a été utilisée que trois fois depuis l’entrée en vigueur du nouveau Règlement de 2007, permettant « de constater la méfiance initiale de l’OMS dans l’utilisation de sa compétence de qualification d’USPPI »[54]. Ayant été fortement critiquée pour sa lenteur de réaction face à la crise du virus Ebola, l’OMS a réagi plus rapidement face à la récente situation du virus Zika[55].

Finalement, l’OMS peut adopter des recommandations non contraignantes « en ce qui concerne toute question entrant dans la compétence de l’Organisation », tel qu’énoncé à l’article 23[56]. Elle a par exemple adopté le Code international de commercialisation des substituts du lait maternel de 1981, sous la forme d’une recommandation au lieu d’un règlement contraignant à la suite de l’opposition des États-Unis et la pression de multinationales en faisant commerce[57]. Des enjeux économiques ont ici également entravé une avancée normative de santé publique.

On peut donc aisément constater que la santé est très peu légalisée par rapport aux larges pouvoirs normatifs de l’organisation, particulièrement eu égard aux processus d’adoption spécifiques à l’OMS. La santé est manifestement considérée en tant que droit humain selon la Constitution de l’OMS, en cohérence avec les autres textes normatifs internationaux pertinents de protection des droits humains. Il apparaît donc incohérent que l’organisation ait un corpus normatif contraignant aussi minime par rapport aux autres entités internationales de protection des droits humains. Serait-ce lié à son identité technocrate, soit en tant qu’explication, soit en tant que justification? Ainsi, est-ce que la sous-légalisation de la santé publique au sein de l’OMS peut être interprétée à la lumière du fait que l’organisation s’identifie comme n’étant pas responsable d’une légalisation accrue? Ou bien est-ce que cette concentration sur la technicité est une façon d’éviter d’assumer cette responsabilité, responsabilité que l’on peut déduire à la lecture de sa Constitution?

3. L’identité technocrate de l’OMS : l’oeuf ou la poule?

Le vocabulaire de la technicité est utilisé de façon particulièrement fréquente pour caractériser le travail de l’OMS. Des exemples récents peuvent être nommés : la Stratégie technique mondiale contre le paludisme 2016–2030[58], le Manuel technique de l'OMS sur l'administration des taxes prélevées sur le tabac[59], ou encore la Mise à jour technique des directives de la prise en charge intégrée des maladies de l'enfant[60]. En somme, « the WHO has eschewed norm setting, preferring scientific and technical solutions to the deep-seated problems of global health »[61].

Que faut-il donc entendre par identité technocrate, ou bien apparence, volonté de technocratie? C’est à comprendre en opposition à une identité ouvertement politisée. L’analyse de la professeure Eve Seguin est fort intéressante pour notre propos. Elle a exploré le concept de technocratie, qui a pour corollaire le technocrate, « vecteur à l'incorporation de la science dans la politique »[62]. Cette exploration s’accomplit par l’angle du lien entre la science et la politique, riche en paradoxes et conflits d’intérêts. Elle pose que « la science exerce une fonction politique en peuplant la sphère publique d'objets scientifiques qui se transforment ainsi en autant d'enjeux politiques »[63]. Une politisation des activités de l’OMS, bien que liées à un domaine « médicalisé » et donc scientifique, ne peut pourtant pas être évitée en pratique. C’est dire que même s’il existe une volonté d’apparaître technocrate, ou une justification d’inaction pour raison d’une identité technocrate, cela voile des motivations et effets politiques inévitables. Ceci est donc en ligne avec une position voulant que la science ne soit, malgré sa prétention, pas neutre, en raison de toutes les circonstances entourant les recherches ou en prévenant leur réalisation.

Cette politisation est en apparence contraire aux prétendues technocraties qui en seraient ainsi théoriquement immunes. Elle est explorée de façon fort intéressante par la professeure Anne Peters, qui démontre cela par l’historique d’organisations internationales et leurs ancêtres, commissions et unions administratives. Le résultat est une constatation que les intérêts économiques étaient présents même dans les manifestations organisationnelles qui se voulaient les plus techniques[64]. Elle propose que :

[F]ace à la complexité́ croissante de la vie sociétale au XIXe siècle, induite par l’essor des innovations techniques, l’industrialisation et les sciences, les gouvernements ressentirent un net besoin d’expertise « technique » pour gouverner le pays et s’acquitter de leurs fonctions administratives. C’est ce que l’on pourrait appeler le début de la « technocratie » au sens premier de « gouvernement des experts ».[65]

Cette logique est également manifestement présente au sein de plusieurs organisations internationales, l’OMS ne faisant pas exception.

La politisation de l’OMS a été apparente à plusieurs reprises, de façon mineure ou majeure. Notons quelques exemples juridiques. Le bureau régional de la Méditerranée orientale a fait l’objet d’un avis consultatif de la Cour internationale de justice (ci-après « CIJ »), demandé par l’OMS concernant ses relations avec l’Égypte et la division régionale y étant installée[66]. La demande de cet avis a fait suite à la signature des Accords de Camp David en 1978, qui ébranlèrent les pays arabes opposés à l’apaisement entre l’Égypte et Israël. De ceci découla un boycottage du bureau régional situé à Alexandrie, et une requête indiquant que le bureau soit déplacé hors d’Égypte[67]. L’avis de la Cour est prudent; il sera affirmé que l’Égypte et l’OMS ont au fil des ans construit un régime juridique contractuel les liant et leur imposant des obligations de bonne foi dans la négociation et la poursuite de cette situation de crise[68]. En avril 1982, les relations entre les États arabes et Israël s’améliorèrent relativement, puisqu’Israël remit le Sinaï à l’Égypte[69]. Il s’ensuit donc que le bureau régional pour la Méditerranée orientale est aujourd’hui encore situé en Égypte, toutefois au Caire[70]. L’OMS se trouva donc impliquée dans un conflit politique contextualisant les activités d’un de ses bureaux régionaux. Les activités d’une organisation internationale ne se déroulent pas en vase clos, et les contextes sociaux affectent nécessairement celles-ci.

L’OMS demanda à la CIJ un autre avis consultatif sur la licéité, dans le cadre du droit international, de l’utilisation d’armes nucléaires par un État dans un conflit armé. Selon un conseiller juridique du département d’État des États-Unis ayant présenté la position américaine dans ce contexte, « [t]hese requests for advisory opinions were stimulated by the efforts of a group of antinuclear nongovernmental organizations that created the “World Court Project” for the purpose of securing an opinion by the ICJ declaring any threat or use of nuclear weapons to be unlawful »[71]. Ce groupe aurait donc réussi à convaincre l’OMS de demander un tel avis consultatif[72]. La CIJ a rendu sa réponse en 1996[73]. Elle refusa d’accorder cet avis sous cette forme en invoquant le système à compétence générale des Nations Unies qui comprend des institutions spécialisées, l’OMS ayant donc une compétence sectorielle associée à la santé, une telle spécialisation excluant de son champ de compétence la licéité d’un acte international[74]. Il est évident que l’utilisation d’armes nucléaires a un effet important sur la santé publique de plusieurs populations. La grande politisation de la possession de l’arme nucléaire, possession qui n’est pas généralisée entre les États, politise aussi nécessairement une telle demande d’avis consultatif, puisque l’organisation s’immisce directement dans le débat quant à la licéité de son utilisation ou de la menace d’une telle utilisation par ses détenteurs.

Mentionnons finalement que l’Assemblée générale des Nations Unies adopta depuis 2008 plusieurs résolutions sur le sujet de la Santé mondiale et politique étrangère, dans lesquelles elle rappelle le rôle de chef de file de l’OMS en matière de santé mondiale, et dans lesquelles elle fait le lien entre la santé, la politique étrangère, les politiques sociales et économiques ainsi qu’environnementales. D’intérêt particulier pour notre propos est ce passage du préambule de la résolution adoptée le 11 décembre 2014[75] :

Noting the role of the Foreign Policy and Global Health Initiative in promoting synergy between foreign policy and global health and that health inequities within and between countries cannot only be addressed within the health sector by technical measures, or only at the national level, but also require global engagement for health, which is rooted in global solidarity and shared responsibility.[76]

Ici, comme dans le cas des déclarations mentionnées précédemment, cette résolution n’a pas de valeur contraignante. Cela permet toutefois de prendre note de la conceptualisation effectuée par la « communauté internationale » de la santé publique. Celle-ci est donc explicitement liée à la politique et, dans le contexte de cette déclaration de principes, à la lutte aux inégalités. Il faut toutefois considérer que les appels à l’OMS au sein de ces résolutions sont formulés en matière de soutien technique, alors que les appels politisés sont faits aux États membres de l’ONU. Ainsi, le rôle politique de l’OMS, malgré un lien évident reconnu entre politique et santé publique, n’est pas explicitement nommé et attribué.

En ce sens, l’OMS a fréquemment été accusée de techniciser la santé, laissant de côté les enjeux liés aux injustices dans ce domaine. Selon le professeur Benjamin Mason Meier, « WHO intentionally neglected human rights discourse during crucial years in the development and implementation of the right to health, projecting itself as a technical organization above “legal rights.” Where WHO neglected human rights, it did so to the detriment of public health »[77]. Lors des premières décennies de son existence, l’OMS adopta une approche verticale « disease-specific », médicalisée et technicisée, laissant ainsi de côté des approches concrètes liées aux déterminants sociaux de la santé et au développement de systèmes de santé universels les adressant[78]. Il s’agit presque ici d’un retour à la lignée historique des organisations internationales pré-ONU en matière de santé, qui constituent les ancêtres directes de l’OMS ou carrément certains de ses bureaux régionaux, qui se voulaient des coordonnateurs de crises sanitaires mondiales pour des intérêts commerciaux, tel qu’exposé ci-dessus. Il s’agirait, selon le professeur Obijiofor Aginam, d’une « undue medicalization of public health »[79]. Et ce, malgré l’adoption d’une Constitution avant-gardiste en matière de conceptualisation de la santé.

Cette identité technocrate est potentiellement une protection souhaitée contre des allégations de politisation. La professeure Peters met de l’avant l’image positive que reflète une technicité apparente. En effet, elle est « considérée comme un facteur déterminant non seulement de légitimité, mais aussi d’efficacité »[80]. Ainsi, outre les reproches liés à une identité technocrate, il semble que celle-ci soit maintenue en raison de ses avantages perçus. Une technocratie se voudrait à l’abri de disputes politiques considérées comme n’étant pas objectives. Or, nous avons constaté à quel point cette perspective est illusoire. De plus, considérant les inégalités criantes et surtout évidentes en matière de santé publique, n’est-ce pas là, dans cette trop grande neutralité d’actions en la matière, la source des critiques les plus justifiées? Comment opérer une séparation entre les actions techniques et les causes de la disproportion dans les populations affectées et dans l’accès aux ressources disponibles? Est-ce réellement suffisant, afin de réaliser la mission que s’est donnée l’OMS par sa Constitution, de simplement répondre aux crises de santé publique en ignorant le système en place qui en favorise l’éclosion?

Nous nous garderons ici de présenter l’argument central des Critical Legal Studies voulant que le droit soit politique, et dans le cas de l’objectivité de la technicité médicale, d’entamer une réflexion quant au fait que la science occidentale, dominante, subordonne les autres types de savoirs médicinaux. Nous nous en tiendrons au questionnement suivant : malgré l’identité technocrate de l’OMS, est-ce possible que sa politisation dans la pratique la mène à céder à une sous-légalisation, avantageant de ce fait les intérêts dominants du Nord global au détriment du Sud global? Nous ne proposons pas une équation simpliste suivant laquelle une plus grande légalisation mènerait nécessairement à une amélioration de la santé publique et une diminution des inégalités en la matière. Nous proposons toutefois qu’en l’absence d’une légalisation expressément en ce sens, les relations internationales en matière de santé publique se trouvent subordonnées à d’autres cadres normatifs dans lesquels le Sud global est défavorisé, un exemple flagrant étant le cas du commerce international, quant à lui fortement légalisé.

4. Une solution, la Convention-cadre sur la santé publique?

Si l’on adopte la voie TWAIL de demeurer à l’intérieur de la structure actuelle du droit international, par la réforme ou l’opposition, le projet de Lawrence O. Gostin, soit celui d’une convention-cadre sur la santé publique, est fort intéressant à explorer. La proposition d’une convention-cadre sur la santé publique tire ses racines concrètes d’un article publié en 2008 dans le Georgetown Law Journal[81]. Se formera ensuite le Joint Action and Learning Initiative on National and Global Responsibilities for Health (ci-après, « JALI »)[82]. Le JALI est une coalition d’universitaires et groupes de la société civile militant pour l’élimination des inégalités en matière de santé publique et appuyant explicitement la proposition de professeur Gostin (dont l’institut de recherche duquel il fait partie[83] est membre de la coalition, le O'Neill Institute for National and Global Health Law, au Georgetown University Law Center). Ensuite, une plateforme pour la promotion de l’idée de convention-cadre a également été lancée. Cette plateforme reçoit les commentaires de celles et ceux qui souhaitent participer et permet d’appuyer formellement le projet[84].

L’argument de la nécessité d’une convention-cadre pour répondre à cette crise majeure d’inégalités en matière de santé publique émane du fait qu’alors qu’il existe un droit à la santé dans le régime international de protection des droits humains, celui-ci est surtout compris comme étant le droit à la santé des populations nationales des États parties[85]. La convention a ainsi notamment pour objectif la coordination de tous les acteurs en santé publique, et la réalisation d’actions visant la santé primaire pour toutes et tous plutôt qu’une maladie ou une épidémie en particulier[86]. Concrètement, la convention-cadre contiendrait des objectifs et structures pour une gouvernance équitable de la santé publique, avec un accent très clair sur les populations les plus désavantagées. Elle inclurait également un mécanisme de surveillance et de mise en oeuvre, impliquant une collecte coordonnée de données empiriques, la création d’un fonds institutionnel (qui offrirait aux États en bénéficiant des contributions plus prévisibles et non pas sporadiques), etc.[87].

Gostin cite comme exemple de bonnes pratiques les approches « innovatrices » qui sont incluses dans le Protocole de Montréal relatif à des substances qui appauvrissent la couche d’ozone[88]. Celles-ci comprennent l’inclusion du concept de responsabilités communes, mais différenciées entre le Nord global et le Sud global (déjà très présent en droit international de l’environnement), la création d’un fonds géré par la Banque mondiale et des sanctions commerciales en tant que mécanisme de mise en oeuvre[89].

L’intérêt pour le Nord global de souscrire à une telle convention est représenté, entre autres, par une amélioration des conditions sanitaires menant à une meilleure protection contre le développement et la propagation d’épidémies susceptibles d’atteindre ces États, une meilleure certitude quant à la façon dont les fonds attribués par les États donateurs sont dépensés par les États receveurs, ainsi qu’à long terme par des gains économiques liés à une meilleure santé des populations qui en bénéficient[90].

Gostin plaide pour une légalisation accrue au sein de l’OMS notamment dans son ouvrage « Global Health Law », publié récemment aux Harvard University Press :

The justification for norm creation is not simply that it is mandated by the WHO Constitution but also that it will drive change far better than scientific and technical support alone. Norm development can set the global health agenda, guide priorities, harmonize activities, and influence the behavior of key state and nonstate actors.[91]

Le propos de ce texte n’est cependant pas que les actions « top-down » comme une légalisation par une entité internationale sont préférables aux actions « bottom-up » dans la lutte pour une amélioration des droits humains, mais plutôt qu’en matière de légitimité intersubjective de ces actions « bottom-up », il est pertinent que les actions « top-down » soient cohérentes et y ajoutent. En effet, un appui normatif international est un outil de plus pour démontrer la légitimité d’actions, particulièrement d’organisations non gouvernementales, adoptant ce même combat de lutte aux inégalités injustes en matière de santé publique.

Bien que Gostin insiste surtout sur les inégalités matérielles et statistiques en matière de disproportion des atteintes à la santé, le propos de ce texte est surtout d’insister sur le contrepoids normatif qu’offrirait une convention-cadre. Les hiérarchies normatives qui sont structurelles dans le contexte du droit international actuel ont le potentiel de se voir opposer un contrepoids de taille par une convention-cadre telle que le propose Gostin, considérant que la santé est aussi essentielle à la réalisation de tous les autres droits humains. La santé est d’autant plus fréquemment subordonnée à d’autres droits humains en sa qualité de droit économique, social et culturel. Selon une perspective TWAIL modérée, c’est-à-dire acceptant la limite de demeurer au sein du système normatif en place, la notion de contrepoids normatif prend tout son sens, puisqu’il s’agit de tenter de rectifier la subordination du Sud global sous-tendant le droit international dominant par l’adoption de normes luttant directement contre cette subordination.

Même si une telle convention-cadre n’était pas adoptée, si des discussions sérieuses au niveau international en ce sens étaient tenues, ces hiérarchies devraient être dévoilées et adressées afin de constater les oppositions au projet. De tels débats internationaux ouverts permettraient donc minimalement la mise en place d’une discussion directe sur la question. Une telle discussion permettrait de confronter plus sérieusement les acteurs à leurs réelles positions, considérant qu’il s’agirait d’un potentiel droit contraignant les liant juridiquement. La perspective tiers-mondiste sur les effets en matière de santé publique dans le Sud global du droit international actuel pourrait également être présentée, et ainsi contribuer à la réflexion sur ce qu’implique cette lacune normative.

Pourquoi l’adoption d’une telle convention-cadre n’est-elle pas encore un fait accompli? Est-ce lié à l’identité technocrate de l’OMS, qui se garde de chercher à trop légaliser son domaine? Ou autrement formulé, est-ce en raison du fait que « [s]ocial justice smacks of radicalism, redistribution, “color revolutions,” and crowds in the street, whereas health is professional, timid, and mostly takes place in hospitals »[92]? Le droit international serait donc considéré comme de la « haute politique », à laquelle l’OMS ne souhaite pas prendre part[93].

Ou encore, est-ce parce que la concurrence normative est perçue comme trop féroce, surtout par rapport au droit du commerce international et de la propriété intellectuelle? Est-ce parce que l’histoire de la santé publique est trop liée au confinement des épidémies plutôt qu’à un souci d’équité ou de santé pour toutes et tous dans une logique de droit à la santé, malgré le revers normatif de la Constitution de l’OMS? Est-ce simplement qu’en contexte de financement insuffisant face aux nombreux besoins criants[94], investir des ressources dans des efforts de légalisation n’est pas considéré comme une priorité? Dans tous les cas, il semble clair qu’il faille agir. Le droit international public, régime normatif du droit international des droits humains prônant l’universalité ainsi que l’indivisibilité de ces droits, ne peut demeurer si peu dédié à réduire les inégalités en matière de santé publique. Les actions des organisations non gouvernementales ainsi que de fondations privées sont certes nécessaires, voire fondamentales; un cadre normatif légitimant celles-ci semble toutefois également inévitable afin d’augmenter la cohésion et la cohérence des actions en ce sens.

5. Conclusion

Malgré ses pouvoirs normatifs extensifs, l’OMS n’a pas opté pour l’adoption de plusieurs instruments contraignants, tel que cela est le cas pour de nombreux autres organes onusiens. Il semble donc que l’organisation n’assume pas pleinement le rôle que lui offre sa compétence normative, l’assistance technique étant la voie d’action qu’elle favorise. La dépolitisation apparente par la volonté de technocratie de l’OMS camoufle maladroitement une politisation pourtant évidente. Qui plus est, il semble incomplet de souhaiter réaliser la mission énoncée dans la Constitution de l’OMS en n’agissant que sur les effets des disparités injustes en matière de santé publique. Une légalisation contraignante de la santé publique dans un cadre de droit à la santé (plutôt que droit de la santé) est une voie de lutte contre les inégalités lorsque cette lutte en est l’objectif fondamental, si ce n’est que dans la mise de l’avant du débat public dans lequel sont impliqués États, acteurs privés et société civile entourant l’adoption d’un traité.

Un instrument de droit contraignant entré en vigueur récemment, en 2014, est toutefois encourageant considérant son objectif : le Protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation relatif à la Convention sur la diversité biologique[95]. Par exemple, considérant que les populations autochtones sont souvent les gardiennes de connaissances traditionnelles, l’article 12 énonce que :

En mettant en oeuvre les obligations qui leur incombent en vertu du présent Protocole, les Parties, en conformité́ avec leur droit interne, tiennent compte, s’il y a lieu, du droit coutumier des communautés autochtones et locales ainsi que de leurs protocoles et procédures, pour tout ce qui concerne les connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques. 

Certaines initiatives normatives de droit souple, c’est-à-dire non contraignantes, méritent également d’être mentionnées, puisqu’elles constituent tout de même des discours d’opposition aux normes dominantes, surtout à impératifs commerciaux. Le pouvoir émancipateur du droit souple est non négligeable, particulièrement dans un monde de relations sociales intersubjectives. Au sein de l’OMS, par exemple, a été adoptée la Déclaration d'Alma-Ata sur les soins de santé primaires[96], qui affirme notamment que « les inégalités flagrantes dans la situation sanitaire des peuples, aussi bien entre pays développés et pays en développement qu'à l'intérieur même des pays, sont politiquement, socialement et économiquement inacceptables et constituent de ce fait un sujet de préoccupation commun à tous les pays. ». Plus récemment, la Déclaration politique de Rio sur les déterminants sociaux de la santé[97] énonce entre autres que :

Nous réaffirmons que les inégalités en matière de santé dans chaque pays et entre les pays sont politiquement, socialement et économiquement inacceptables, mais aussi le plus souvent injustes et évitables, et que la promotion de l’équité en santé est essentielle au développement durable, à une meilleure qualité de vie et au bien-être de tous, facteurs qui contribuent à la paix et à la sécurité.

Mentionnons finalement que des organisations non gouvernementales produisent également des textes normatifs souples tels que la Charte populaire pour la santé du People’s Health Movement[98]. Ainsi, une utilisation accrue et stratégique de normes de droit souple existantes constitue peut-être une voie de solution alternative immédiate ayant un potentiel non négligeable.