Corps de l’article

Dans la collection « Les classiques de droit civil », publiée par les Éditions Thémis de l’Université de Montréal, vient de paraître le troisième volume d’une série de quatre consacrée aux grands monuments du droit civil québécois. Pour le néophyte, le contenu de l’ouvrage est surprenant à première vue, car le lecteur s’attend exclusivement à de grands textes du droit civil : or plusieurs titres semblent le fait d’auteurs honorables de la doctrine certes, sans toutefois qu’il soit possible de parler de grands textes fondamentaux et historiques. Mis à part la reproduction de l’oeuvre de Portalis, l’ouvrage contient plutôt des commentaires sur les « grands textes ». La collection regroupe ici des textes présentés à l’Université de Montréal, lors d’un cycle de conférences du même nom. Sont analysés le « Discours préliminaire sur le projet de Code civil » de Portalis, les articles intitulés « De la jurisprudence » de Testard de Montigny, « Persuasive Authority » de H. Patrick Glenn, « De l’enrichissement sans cause » de Pierre-Basile Mignault, « Le Code civil québécois : crise de croissance ou crise de vieillesse » de Jean-Louis Baudouin, « De la fiducie dans la province de Québec » de Marcel Faribault, « À quand le trépas du “trespasser” » d’Albert Mayrand, « Le contenu obligationnel du contrat » de Paul-André Crépeau et la fameuse thèse de doctorat d’André Morel sur « Les limites de la liberté testamentaire dans le droit civil de la province de Québec ».

Tous les articles réunis dans cet ouvrage se fondent ainsi sur de grands monuments de la doctrine québécoise essentiellement – à l’exception du Discours préliminaire de Portalis – sans que les éditeurs soient parvenus à rééditer ces grands textes eux-mêmes malgré, semble-t-il, leur volonté initiale (p. x). Cela donne un assemblage étonnant, avec égards, qui voit la jeune doctrine québécoise côtoyer une analyse du Discours préliminaire, d’autant que le « grand auteur » sur lequel les auteurs se sont penchés n’apparaît pas forcément dans le titre de leur commentaire, laissant penser à des titres d’articles de doctrine classique. En outre, la plupart des auteurs citent, plus ou moins abondamment, leur propre production scientifique, ce qui renforce l’impression de regards endogènes de la doctrine. Toutefois, ce qui aurait pu être appréhendé comme une facilité s’avère au contraire un atout.

Chacun des auteurs traite d’un « grand texte », considéré comme fondateur de la doctrine québécoise. Sont abordés dans l’ouvrage des commentaires de textes dont l’ampleur, pour certains, explique peut-être la décision – que nous regrettons – de ne pas les reproduire in extenso. Les choix du classement dans cette prestigieuse catégorie sont bien évidemment subjectifs, et d’aucuns pourront regretter l’un ou l’autre manque; pourquoi Testard de Montigny plutôt que Doutre[1] pour la doctrine ancienne par exemple? Si les absents peuvent être regrettés, tous les présents sont bel et bien des auteurs importants de la doctrine, et bénéficient d’une belle exposition par cette analyse doctrinale de qualité.

C’est donc une mise en abîme de la doctrine québécoise qui, à l’exception du Discours préliminaire de Portalis et du texte de Rémy Cabrillac, met en avant la spécificité du droit civil québécois, notamment dans son rapport à la common law. Reprenant le bâton porté par certains grands anciens, comme Mignault, Faribault ou Mayrand, les auteurs de l’ouvrage soulignent avec efficacité et finesse les postures de ces grands auteurs, en dépassant l’opposition parfois stérile entre common law et droit civil[2]. Même s’il y a, selon les termes du professeur Sylvio Normand, acculturation de la fiducie en droit québécois, l’« enrichissement sans cause » de Mignault ou la « responsabilité civile » de Mayrand montrent que les grands textes ne sont pas toujours des plaidoyers pro domo en pure défense du droit civil devant l’ogre de la common law. La résonnance dans le temps, à travers l’analyse croisée du professeur Mathieu Devinat des textes de Testard de Montigny et de Glenn, donne une profondeur intéressante aux regards multiples portés sur la jurisprudence par la doctrine québécoise. Le constat commun de « la nécessité d’accorder une marge de manoeuvre au juriste face aux sources du droit[3] » semble crucial dans un système juridique mixte mêlant common law et codification civiliste[4]. On peut se surprendre de l’affirmation que le texte de Testard de Montigny, « De la jurisprudence », constitue le reflet assez fidèle de certaines idées centrales présentes dans « Persuasive Authority[5] » – comment refléter un texte qui sera publié 108 ans plus tard? –, mais on comprend que l’ambition des deux textes prolonge, confronte et synthétise des convergences qui dépassent le temps, formant une partie fondamentale de l’architecture du droit civil québécois.

L’apport du professeur Rémy Cabrillac par son texte sur le Discours préliminaire de Portalis permet de rappeler toutes les proximités entre les codifications françaises et québécoises, apportant un souffle social et juridique puissant sur la doctrine québécoise en formation. La codification de 1804 apparaît sous ces lignes comme un équilibre « merveilleusement atteint par le Code civil[6] », trouvé entre des principes généraux et une réglementation trop détaillée.

Le texte du professeur Lionel Smith sur « L’enrichissement sans cause » de Mignault souligne de manière particulièrement efficace les tensions entre les cultures de common law et de droit civil par rapport à une institution aussi emblématique que l’enrichissement sans cause, sujet où les racines historiques, philosophiques et juridiques permettent une multitude de regards. L’influence de la doctrine française en la matière est soupesée par le juge de la Cour suprême du Canada qui écrit cet article après sa retraite de ce tribunal. Analysant l’action de in rem verso depuis son origine romaine, il conclut à une singularité de la notion dans les contextes canadien et québécois. Comme l’indique Lionel Smith de manière éclairante, l’enseignement du texte peut se résumer par l’idée que « les silences du Code peuvent être aussi importants que ses dispositions[7] ». L’auteur apporte avec profit sa propre analyse et souligne que, « s’il y a peut-être un seul principe justificatif dans le domaine, […] il y a plusieurs “sources matérielles”[8] ».

Le professeur Sylvio Normand parvient à mettre en exergue aussi bien le parcours que la personnalité et la contribution de Faribault à travers sa thèse sur la fiducie présentée en 1936. Cet événement dans le contexte de l’époque, qui lui vaut une recension dans la presse, est particulièrement riche et fait l’objet d’une analyse très détaillée qui reprend ici tous les éléments majeurs de cette contribution à une institution de common law intégrée en droit civil. Faribault développait notamment la théorie de l’institution élaborée par Georges Renard, ce qui lui vaudra les critiques d’Antonio Perrault et de Mignault, peu impressionnés par la contribution scientifique de l’ouvrage à la pratique[9]. Comme le mentionne Sylvio Normand, Faribault ne « jouissait donc pas d’un environnement favorable » à la réception de l’aspect original de la thèse, soit « préciser la nature juridique de la fiducie », la communauté juridique québécoise étant peu ouverte à l’égard de constructions théoriques, car elle était essentiellement constituée de praticiens[10].

Les textes doctrinaux plus récents, comme ceux de Madeleine Cantin Cumyn, de Baudouin, de Mayrand ou de Crépeau[11], convergent tous vers le constat d’une grande dynamique moderne de la doctrine québécoise, balayant les grands concepts, tels que les droits patrimoniaux ou la juste obligation au sein du contrat, et faisant le bilan d’une science juridique québécoise qui a su dépasser les crises de croissance qu’a connues le Code civil du Bas Canada, comme le soulignait Baudouin. L’analyse de ces textes classiques, que l’on aurait aimé voir reproduits dans l’ouvrage, est toujours fidèle, parfois extrêmement détaillée (ainsi, la professeure Sophie Morin traite 31 points dans le texte de Cantin Cumyn[12]) et permet de faire connaître au lecteur ces grands moments de la doctrine, tout en démontrant le dynamisme de la jeune doctrine.