Corps de l’article

« A woman must have money and a [language] of her own if she is to write »

− Virginia Woolf[1]

INTRODUCTION : UNE LANGUE À SOI[2]

Psst! Léger coup de coude. Les interruptions sont rares en cours de droit constitutionnel. Les autres étudiant·es de première année ont le dos courbé vers l’avant, le front plissé et la main à la course, désespéré de saisir l’essentiel avant la fin de l’heure. Je me tourne vers ma voisine de classe. « Le juge Wilson… C’est une femme! » affirme-t-elle, l’air pourtant dubitatif. Je hoche rapidement la tête et rive à nouveau mes yeux sur le PowerPoint. C’est peine perdue, nous contemplons maintenant une tout autre idée. Ce droit, après tout, est peut-être aussi le nôtre…

Bertha Wilson, première femme à la Cour suprême du Canada, y est nommée en 1982. Croyez-le ou nous, nous avons pourtant longtemps pensé que « le juge Wilson » était un homme. Puis, prenant conscience de notre erreur dans ce cours de droit constitutionnel, nous avons associé notre ignorance au sentiment général d’imposture qui afflige bien des étudiant·es en droit. Nous avions sûrement mal entendu, mal lu, mal compris… Tout a changé quand nous avons commencé à en parler. Car après tout, si nous étions deux, cinq, quinze à avoir fait la même erreur, c’est que le problème était ailleurs. Le professeur avait bel et bien dit « le juge Wilson » à plus d’une occasion. C’était bel et bien écrit sur le PowerPoint. Nous l’avions bel et bien lu dans certains des 1 500 jugements qui désignent cette juge au masculin.

Nous avions ainsi été trompé·es par une forme de sexisme qui nous était alors méconnue : celui de la langue. Un sexisme insidieux qui se manifeste lorsque Bertha Wilson devient « un juge », lorsque la Cour suprême combat l’« émasculation » des tribunaux, ou lorsqu’un juge dit à une avocate « je ne vous demande pas d’être hystérique, je vous demande seulement de me répondre[3] »! Un sexisme langagier dont il convient de recenser les symptômes, pour mieux le diagnostiquer.

Notre article a pour objectif de répertorier, nommer et catégoriser les formes que prend le sexisme dans la communication juridique. Nous divisons ce sexisme langagier en deux grandes familles, une division qui se reflète dans la structure de cet article. Nous abordons d’abord, dans la Partie 1, la masculinisation des phrases et des titres de fonction. « Le masculin l’emporte », dit-on. Le sexisme linguistique résulte d’un effort concerté pour effacer les femmes de la langue française. La réponse à un tel affront est une grammaire non sexiste qui leur redonne une visibilité dans le droit. On remarquera par exemple que la juge en cheffe du Québec n’hésite pas à écrire « un/e juge ».

Nous traitons, dans la Partie 2, du sexisme des mots et expressions au-delà de la question de la féminisation. Ce sexisme terminologique se manifeste lorsque des juges désignent le viol répété d’une enfant comme une « aventure sexuelle », déguisent la violence conjugale en « chicane », et accolent aux femmes des pseudo-maladies mentales comme l’« hystérie ». Ces procédés dénigrent les femmes, dissimulent les violences patriarcales et priorisent les points de vus et expériences masculines.

Sur le plan pratique, notre étude offre aux juristes des outils pour prendre conscience de leurs biais inconscients et pour se familiariser avec les nouveaux développements en rédaction juridique non sexiste. Elle permettra également aux jurilinguistes de tous horizons d’identifier de nouveaux enjeux importants pour leur pratique. Nos conclusions appellent des changements concrets dans la législation, la formation des juges et la traduction des textes juridiques.

Sur le plan théorique, nous espérons, par cette première recension du sexisme dans la langue juridique au Québec et au Canada, dresser la table pour positionner le sexisme langagier comme un champ d’étude en bonne et due forme. Nous proposons également deux nouvelles notions : la féminisation ostentatoire (une féminisation marquée à l’oral) et le plafond de verre linguistique (la masculinisation des titres de hautes fonctions lorsqu’elles sont occupées par des femmes).

Au fil de cet article, nous verrons que le droit n’est pas isolé de la langue, puisque la langue est le véhicule du droit. Un discours juridique sexiste fait ainsi obstacle à la pleine et réelle égalité des genres. Juges, avocat·es, notaires, professeur·es, arbitres, traductrices/teurs, étudiant·es, greffières/iers et légistes : nous vous mettons au défi de déraciner le sexisme dans vos propres communications.

Il s’agit, pour celles et ceux qui appuient déjà un projet d’égalité, de passer des actes à la parole.

PARTIE 1 : LE SEXISME LINGUISTIQUE CONTRE LA FÉMINISATION : RÉVÉLER LA PLACE DES FEMMES DANS LA GRAMMAIRE ET LE DROIT

Le sexisme linguistique est une forme de discrimination par le langage qui efface les femmes et les personnes non binaires[4] des discours, notamment juridiques. Ce sexisme se manifeste dans l’emploi du masculin comme genre générique ou pour désigner des femmes, ainsi que dans l’emploi du mauvais genre pour désigner des personnes trans. Ces procédés marginalisent les femmes et les personnes trans et priorisent les perspectives, les existences et les réalités des hommes cisgenres[5].

La solution au sexisme linguistique passe par la féminisation linguistique. On distingue la féminisation lexicale de la féminisation grammaticale. La féminisation lexicale requiert la désignation des femmes par des appellations féminines, et plus particulièrement la féminisation des titres de fonction. La féminisa-tion grammaticale, aussi appelée féminisation syntaxique, im-plique de mettre de côté la fameuse règle « le masculin l’emporte sur le féminin » au profit de diverses stratégies assurant la représentation des femmes et l’inclusion des personnes non binaires. Ces deux formes de féminisation sont présentes dans les textes juridiques, bien que la première soit plus répandue que la seconde.

A. Féminisation des titres de fonction : le sexisme lexical

L’histoire du féminin et du masculin des noms de métier

D’où nous vient cette tendance à désigner des femmes par des titres masculins, comme lorsqu’on parle du juge Wilson ou d’un professeur femme? Elle remonte au projet misogyne d’auteurs et de grammairiens d’antan qui ont voulu écarter les femmes des positions de prestige. De nombreux titres de fonction réputés « sans féminin » (comme auteur, professeur et écrivain) ou encore épicènes[6] (comme juge et notaire) ont en réalité « perdu » leur forme féminine au cours d’un processus volontaire et concerté de masculinisation de la langue. Ainsi, certains féminins que l’on voit maintenant ressurgir existaient déjà au Moyen Âge.

Cette histoire peu connue de l’« épuration » de la langue française débute au xviie siècle, alors que des hommes de lettres organisent le retrait de nombreux féminins d’usage courant tels que peintresse, poétesse, philosophesse, capitainesse, professeuse, compositrice et traductrice[7]. Leur objectif avoué est la disparition des féminins qui désignent des fonctions considérées comme inappropriées pour les femmes. Ainsi, autrice (féminin d’auteur[8]) est pris d’assaut, alors que spectatrice, rôle permis aux femmes, est épargné : « Si l’on ne dit pas une femme autrice, c’est qu’une femme qui fait un livre est une femme extraordinaire; mais il est dans l’ordre qu’une femme aime les spectacles, la poésie, etc., comme il est dans l’ordre qu’elle soit spectatrice[9] ». Il n’est donc pas question de rendre la langue plus neutre quant au genre, justification répandue aujourd’hui, mais plutôt de faire disparaître l’idée même d’une femme occupant une position de savoir, de prestige ou de pouvoir[10].

La masculinisation de la langue influe également sur le lexique juridique, avec la disparition de certains féminins liés à des positions de pouvoir, dont jugesse, notairesse et prud’femme[11]. L’histoire de ce dernier terme démontre que les deux sens de féminiser une fonction ne sont pas sans rapport[12]. Au Moyen Âge, les prud’femmes tranchaient des conflits entre artisan·es, surtout dans le milieu du textile, majoritairement féminin. La Révolution française a provoqué l’abolition de la fonction en 1791. Rouverte aux hommes quinze ans plus tard, la fonction ne récupère que l’appellation masculine prud’homme.

Il faudra attendre 1908 avant que les femmes soient de nouveau éligibles aux conseils des prud’hommes. Elles devront cependant composer avec un titre masculin qui siérait davantage au prestige de la fonction. Dans son rapport de 1999, l’Institut national de la langue française suggère toujours d’employer le mot prud’homme pour désigner une femme occupant cette fonction[13], en faisant ainsi une femme prud’homme.

État des lieux : les obstacles persistants à l’égalité des genres

La victoire de la féminisation lexicale?

Le sexisme lexical résulte donc d’un projet politique que l’on peut objectivement qualifier de misogyne, puisqu’il repose sur le mépris des aptitudes des femmes. En réponse à cet héritage, les féministes francophones ont mis en place la féminisation lexicale, qui associe aux termes masculins réputés « sans féminin » une nouvelle ou ancienne forme féminine. À partir des années 1970 et 1980[14], elles reçoivent l’appui d’autorités linguistiques, notamment de l’Office québécois de la langue française (OQLF)[15]. Au cours des dernières décennies, des procédés de féminisation lexicale ont également été développés pour permettre une communication respectueuse des personnes non binaires.

Au Québec, le débat semble clos : les femmes doivent être désignées par des mots féminins. Le milieu juridique paraît à première vue encore plus favorable à la féminisation des titres, puisqu’il a conservé des féminins vieillis comme demanderesse et défenderesse. Pourtant, certaines appellations restent imperméables à cette norme, surtout lorsqu’il s’agit de désigner des femmes en situation de pouvoir. Quatre problèmes demeurent : le maintien d’un plafond de verre linguistique, l’emploi de féminins non ostentatoires, la désignation inappropriée des personnes trans et la réticence à féminiser des expressions juridiques consacrées.

Le plafond de verre linguistique : l’égalité par la féminisation des titres de hautes fonctions

Si la féminisation lexicale semble répandue au Québec (la juge, l’avocate, la professeure), des acteurs et actrices du milieu juridique rechignent encore à désigner au féminin les femmes qui occupent des fonctions traditionnellement masculines. Cette réticence à l’emploi du féminin concerne principalement les titres de fonctions prestigieuses et les noms d’organismes gouverne-mentaux dirigés par des femmes, ce qui donne lieu à un phénomène que nous appelons le plafond de verre linguistique.

Du côté des fonctions prestigieuses, la masculinisation du titre de juge a longtemps été la norme. En témoigne l’imposant corpus de jugements de la Cour suprême où l’on peut encore lire « le juge Wilson ». Bien que la désignation au masculin des premières femmes à la Cour suprême nous semble aujourd’hui lointaine, ce n’est qu’à partir de 2003 que l’entête des jugements de la Cour suprême désigne la juge McLachlin non plus comme le juge en chef mais bien comme la juge en chef[16].

Cette tendance à recourir à un terme masculin pour désigner des femmes occupant une fonction traditionnellement masculine fait encore parfois résurgence, comme dans ce passage d’un jugement de 2013 où se côtoient le féminin et le masculin pour désigner une experte :

[67] L’expert Diane Pérusse a témoigné après avoir entendu les parties et l’enfant.

[68] Il importe de signaler que cette psychologue détient plus de 25 années d’expérience comme expert psychologue dans un contexte familial, avec plus de 1 000 expertises à son actif, qu’elle a été chercheur à l’Hôpital Sainte-Justine au sein du Département de psychiatrie de l’Université de Montréal et s’intéresse plus particulièrement à l’aliénation parentale[17].

L’emploi des termes expert et chercheur contraste avec les pronoms féminins désignant la témoin. Il semble que cette masculinisation serve à rehausser le prestige de l’experte dont les compétences sont louées. Or, elle détonne avec l’usage au Québec et renforce le stéréotype selon lequel l’expertise et la recherche sont des domaines réservés aux hommes. Experte[18] et chercheuse[19] auraient été préférables pour témoigner que la compétence se conjugue aussi au féminin.

La masculinisation des titres invisibilise d’autant plus les femmes d’influence lorsqu’on omet leur prénom, comme l’illustre un jugement de la Cour suprême. Seul le pronom elle révèle que la professeure Katherine Swinton est une femme :

Dans son analyse de cette question, le professeur Swinton souligne que certains articles de la Charte pourraient appuyer la thèse de son applicabilité aux litiges privés, mais elle prend bien soin de préciser qu’une vue d’ensemble de la Charte exclut, à son avis, son application aux actions privées[20].

La masculinisation récurrente des titres de fonctions prestigieuses contamine nos idées et nos représentations mentales. Une étude publiée en 2008 a mesuré cet effet en demandant à des participant·es de nommer un artiste, un héros, un candidat au poste de premier ministre ou un professionnel, et en comparant les réponses avec celles générées par une formulation épicène : « En moyenne, 23 % des représentations mentales sont féminines après l’utilisation d’un générique masculin, alors que ce même pourcentage est de 43 % après l’utilisation d’un générique épicène[21] ». Le sexisme lexical risque ainsi de ralentir la progression des femmes vers l’égalité au travail.

« La DPCP », « La Procureuse générale du Canada » : La féminisation des noms d’organismes 

Comme pour les titres de fonctions prestigieuses, la féminisation des organismes portant un nom genré s’opère lentement. S’il est maintenant d’usage de désigner la Procureure générale au féminin, il en est autrement pour la Directrice des poursuites criminelles et pénales (DPCP). La différence peut s’expliquer par l’habitude. En effet, la première procureuse générale du Québec, Me Linda Goupil, est entrée en fonction le 15 décembre 1998[22]. Le titre féminin en -eure s’est alors installé lentement. La première mention de l’organisme au féminin répertoriée dans la jurisprudence date d’avril 1999[23]. Elle est alors noyée parmi de nombreux jugements conservant le masculin. Maintenant 20 ans plus tard, alors qu’une quatrième femme occupe cette fonction, l’usage féminin s’est répandu parmi les acteurs et les actrices du milieu juridique, bien qu’il y ait encore quelques accrocs[24].

La directrice des poursuites criminelles et pénales semble rencontrer la même résistance que la première procureuse générale. Entrée en fonction le 14 janvier 2015, Me Annick Murphy est la première femme à la direction de la DPCP[25], un exploit qui demeure méconnu en raison de la persistance, dans les jugements comme dans les médias, du masculin le DPCP. La première décision répertoriée où l’organisme est désigné au féminin date du 12 février 2015[26], mais la vaste majorité des tribunaux nomment toujours l’organisme au masculin, créant ainsi une incongruité entre la Procureure générale et le Directeur des poursuites criminelles et pénales.

Cette résistance à adapter le nom des organismes au genre de la personne qui les dirige témoigne du phénomène de plafond de verre linguistique dans le milieu juridique : les femmes parviennent à briser le plafond de verre en atteignant des fonctions de prestige, mais leur succès est masqué par la masculinisation de leur titre. Ainsi, malgré l’arrivée au Barreau de nouvelles cohortes majoritairement composées d’avocates[27], la langue peine à rendre compte de cette réalité.

Dans une profession historiquement dominée par les hommes, la visibilité des modèles féminins revêt une importance capitale pour inspirer les jeunes ou futures avocates. En négligeant de féminiser des titres comme Directeur des poursuites criminelles et pénales, Procureur général du Québec ou Procureur général du Canada, le corpus juridique renforce l’association persistante de la figure de juriste à la silhouette masculine.

À la nécessité de féminiser les noms d’organismes dirigés par des femmes, on pourrait répondre que des termes comme Directeur ou Procureur désignent l’office plutôt que la personne qui l’occupe : ce n’est pas Me Murphy qui prend personnellement part à l’instance. Cet argument est peu convaincant. Premièrement, remarquons l’exception la plus visible à la masculinisation des titres, soit l’emploi de Sa Majesté la Reine. Il semble que l’habitude de voir monter au trône des hommes et des femmes ait facilité l’alternance entre le Roi et la Reine dans les intitulés de cas[28] et même le nom des tribunaux[29]. Or, il est évident que, lorsque le Roi ou la Reine est partie à une instance, c’est l’institution gouvernementale qui est impliquée, et non le ou la monarque personnellement. Le même raisonnement s’applique à la DPCP et à la Procureure générale.

Deuxièmement, les termes Directeur ou Procureur sont des titres de fonction et non des titres d’unité administrative. Si l’on avait voulu que le nom de l’organisme soit immuable, on aurait pu choisir Direction des poursuites criminelles et pénales. Au fédéral, l’organisme homologue est d’ailleurs le Service des poursuites pénales et criminelles. Quand le nom de l’organisme calque le nom de la fonction du directeur et du procureur, il y a lieu d’employer le genre de la personne à sa tête.

Troisièmement, la loi constituante ne fait pas non plus obstacle à la féminisation du titre, bien que l’organisme y soit désigné au masculin. Les lois d’interprétation prévoient que le genre masculin dans la législation comprend aussi le genre féminin[30]. En ce sens, si la loi constituante prévoit la formation du Procureur général[31] ou du Directeur des poursuites criminelles et pénales[32], elle prévoit nécessairement la constitution de la Procureure générale et de la Directrice des poursuites criminelles et pénales. De plus, la charge canadienne de monarque est libellée au féminin dans la Loi constitutionnelle de 1867[33] et dans la Loi constitutionnelle de 1982[34]. Malgré cela, il est d’usage au Canada de ne pas désigner les monarques masculins comme étant la Reine.

En somme, la communauté juridique peine encore à rendre visibles les femmes qui percent le plafond de verre en exerçant des fonctions de pouvoir, d’autorité ou de prestige. Si les Madame le juge ont (presque) disparu de la pratique, quelques écrits juridiques rapportent toujours la présence de femmes en employant le masculin, et les noms d’institutions ne s’adaptent que trop lentement au genre de la personne qui les dirige.

La féminisation ostentatoire : dire, entendre, parler le féminin

La féminisation lexicale implique parfois un choix entre plusieurs formes féminines concurrentes, certaines rendant plus visibles les femmes que d’autres. Nous nommons féminisation ostentatoire le recours à une forme féminine qui se distingue de la forme masculine à l’écrit et à l’oral. Le féminin ostentatoire chercheuse est alors préféré à chercheure, procureuse à procureur et magistrate à juge. Or, certains textes juridiques emploient des formes féminines presque identiques à la forme masculine, et ce, même lorsque ces termes ont été rejetés par l’Office québécois de la langue française. Cet emploi de formes féminines non ostentatoires invisibilise les femmes, particulièrement lorsque le discours juridique est porté à l’oral.

À titre d’exemple, le terme demandeure d’asile est répertorié quelques milliers de fois dans la jurisprudence. Demandeure n’est pourtant pas reconnu par l’OQLF, qui retient plutôt demandeuse ou demanderesse[35]. Il en va de même pour le terme chercheure, rejeté par l’OQLF au bénéfice de chercheuse[36]. À l’oral, parler des besoins spécifiques des demandeures d’asile et des idées proposées par les chercheures dissimule les femmes concernées. Si le féminin est (à peine) visible à l’écrit, on entend à l’oral demandeurs d’asile et chercheurs.

La féminisation non ostentatoire est particulièrement répandue pour éviter l’emploi de féminins en -euse, terminaison traditionnellement jugée vulgaire. Bien que les règles de grammaire prévoient que les masculins en -eur ont généralement des féminins en -euse, la terminaison irrégulière en -eure est parfois préférée pour éviter une connotation péjorative. Dans ses ouvrages, l’OQLF argumente que, bien que plusieurs féminins en -euse désignent des caractéristiques peu prisées (niaiseuse, jacasseuse, colleuse, mielleuse, etc.), la connotation négative de ces mots en -euse « ne doit pas faire oublier la régularité du procédé de formation sous-jacent[37] ». Aussi, l’autorité linguistique précise que cette impression négative « s’estompera avec l’usage [des féminins appropriés], comme c’est le cas avec les mots nouveaux ».

Si l’emploi de féminins non ostentatoires est dû à l’ignorance de la forme féminine appropriée ou encore à l’envie d’atténuer l’aspect péjoratif de la forme féminine régulière, il en résulte une difficulté à faire apparaître les femmes, particulièrement dans les communications orales. La féminisation ostentatoire est plus efficace pour rendre les communications non sexistes et pour estomper par l’usage les connotations péjoratives des terminaisons féminines.

Le mégenrage et la discrimination des personnes trans

La désignation des personnes trans soulève des défis pour la communauté juridique encore campée dans une appréciation du genre comme binaire et immuable. Dans ce contexte, la féminisation lexicale pose principalement deux enjeux : la désignation des personnes dans des documents appelés à perdurer dans le temps et la désignation des personnes non binaires.

Puisqu’il faut discuter des personnes en employant le genre auquel elles s’identifient, la désignation des hommes et des femmes trans ne présente habituellement pas de défi particulier. Cepen-dant, lorsque vient le temps d’inscrire une personne dans un document appelé à perdurer, peu de textes rendent compte de la possibilité que cette personne change de mention du sexe ou même de prénom.

Dans le contexte du notariat, il est d’usage de formuler un legs en référant au prénom d’une personne et à sa position par rapport à la testatrice ou au testateur. Un legs sera, par exemple, en faveur de « ma fille Manon ». Or, « [s]i d’aventure Manon devenait Roger[38] », Audrée Sirois et Jean-Sébastien Sauvé argumentent que le legs pourrait engendrer des difficultés d’exécution.  Dans l’éven-tualité où le ou la défunt·e s’opposait à l’émancipation de son enfant, on pourrait même se demander si le terme « fille » est une condition au legs.

Ces réflexions s’appliquent également à la rédaction de contrats ou de jugements. Un·e juriste averti·e pourra prendre soin d’adopter une rédaction non genrée ou d’insérer des éléments contextuels, comme l’adresse civique, pour faciliter l’identification d’une personne indépendamment d’une transition légale.

La féminisation lexicale concerne également la désignation des personnes qui ne sont ni homme ni femme, notamment les personnes non binaires, agenres ou fluides dans le genre. Le défi résulte dans la traduction du genre non binaire d’une personne dans une langue où les mots sont, selon la pensée dominante, exclusivement de genre féminin ou masculin[39]. Bien que ces enjeux ne soient pas nouveaux, ils intéresseront sans doute de plus en plus la communauté juridique dans le contexte d’une reconnaissance accrue des droits des personnes trans[40], et notamment alors que le gouvernement fédéral permet désormais la mention du « X » dans les passeports, pour indiquer un « sexe » qui est « non spécifié[41] ».

Plusieurs techniques de féminisation permettent de désigner les personnes dont le genre est inconnu ou non binaire. L’emploi de graphies tronquées (par exemple, l’employé·e), de néologismes (par exemple, iel comme pronom personnel épicène[42]) ou d’une rédaction épicène (par exemple, la partie demanderesse, le parent) permet de rendre compte des réalités des personnes non binaires de façon respectueuse. Ces techniques demeurent cependant encore sous-exploitées au sein de la communauté juridique.

Les « droits de l’homme » sont-ils des droits des femmes?

Les stratégies de féminisation lexicale peuvent être appliquées à différentes classes de mots (noms, adjectifs, déterminants, etc.) et à divers types de communication (lois et jugements, mais aussi plaidoiries, cours de droit, actes de procédure, etc.). Un problème particulier peut survenir relativement à des expressions juridiques consacrées, cristallisées au masculin. Celles-ci échappent parfois à la féminisation par crainte qu’une modification du libellé n’altère l’essence juridique de l’expression. L’expression droits de l’homme offre un exemple qui résiste à la féminisation, surtout en France. Au Québec, on parlera plutôt de droits de la personne ou, dans un contexte plus international, de droits humains, expression qui gagne aussi en popularité en France[43].

Le maintien au masculin des expressions consacrées priorise les perspectives masculines. D’abord, la mention d’homme à des fins génériques est indissociable de l’histoire de ce terme, les expressions consacrées ayant historiquement été articulées pour ne parler que des hommes. Ensuite, le fait de ne pas nommer les femmes et les personnes non binaires masque les lacunes de ces expressions. Lorsqu’on parle de droits de l’homme, on pense rarement à garantir à chaque personne le droit de déterminer son genre légal et le droit d’opérer une transition en ce sens. En outre, le droit à l’avortement est-il un droit de l’homme[44]?

Dans l’imaginaire francophone, l’expression droits de l’hom-me renvoie à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui excluait, entre autres, les femmes. Il n’était alors pas question de sexisme linguistique tel que nous l’entendons ici, mais plutôt de discrimination assumée. L’androcentrisme de la Déclaration avait même été dénoncée à l’époque, notamment avec la rédaction par Olympe de Gouges, en 1791, de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Cette femme de lettres et révolutionnaire y affirmait en riposte l’égalité entre les femmes et les hommes. Conserver une expression qui non seulement désigne explicitement les hommes, mais en plus précède de loin l’égalité formelle, sous prétexte que l’expression serait générique, est un argument truffé de contradictions.

Le substantif homme employé pour se référer tantôt au genre masculin, tantôt à l’espèce humaine est par ailleurs essentiellement ambigu. On tentera parfois de lever l’incertitude par l’emploi d’une majuscule. Or, droit de l’Homme et droits de l’homme sont indistinguables à l’oral. Par ailleurs, bien que l’on cherche ainsi à prétendre à une plus grande universalité, « dans un contexte concret, [le terme homme] évoque d’abord les individus de sexe masculin, et ensuite seulement les femmes[45] ».

Sur la scène internationale, les difficultés qu’engendrent les tentatives d’employer homme à des fins génériques se font sentir. Plusieurs instruments relatifs aux droits de l’homme prévoient explicitement l’égalité entre les femmes et les hommes[46]. Ces textes sont parfois complétés de documents concernant plus précisément les femmes, ce qui donne des titres comme Protocole à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique[47]. Cette combinaison renforce les associations homme-universel et femme-particulier. Les droits des femmes sont alors une sous-catégorie des droits de l’homme, l’égalité de considération devenant impossible.

Au Canada, pour ces motifs, l’expression épicène droits de la personne est préférée. Le terme, privilégié par l’OQLF[48], se trouve notamment au Québec dans la Charte des droits et libertés de la personne[49] ainsi qu’en Ontario dans le Code des droits de la personne[50]. L’expression droits de la personne permet de distinguer les droits fondamentaux des droits extrapatrimoniaux désignés par droits des personnes. Les lois adoptées au cours des dernières décennies se distinguent des textes plus anciens. Le préambule de la Déclaration canadienne des droits de 1960 précise que cette loi a « pour objets la reconnaissance et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales[51] ». Le Parlement fédéral rectifie le tir dans la Loi canadienne sur les droits de la personne[52]. Cet effort de rédaction juridique épicène a été remarqué par l’Unesco. En 1999, cette organisation propose un délaissement de droits de l’homme au profit de droits de la personne sur la scène internationale[53]

Autres expressions sexistes au masculin dans la langue juridique

Ces réflexions se transposent à une multitude de termes juridiques cristallisés au masculin, plaçant les hommes comme étalon du comportement humain raisonnable ou comme le justiciable visé par les politiques publiques. Des expressions masculines flagrantes, comme bon père de famille et homme raisonnable, ont certes été remplacées, mais des articulations particularisées du test de la personne raisonnable demeurent au masculin. Par exemple, la faute civile policière est presque toujours évaluée selon le standard du policier raisonnable, sans égard pour la policière raisonnable[54]. Ces termes participent d’une tradition où tout·e actrice ou acteur d’une situation juridique sera nommé·e au masculin. On recense encore des termes tels droit d’auteur[55] et droit à l’avocat. Le législateur est toujours préféré à l’assemblée législative, ou encore à la législatrice.

Malgré tout, des juges peuvent individuellement critiquer les expressions consacrées au masculin et en proposer la féminisation, comme cela a été le cas pour la maxime la maison d’un homme est son château. Un arrêt de 2011 de la Cour d’appel de l’Ontario modernise cette phrase archaïque :

[37] […] it is well-established at common law that different considerations apply where a person is attacked in his or her own home. These considerations are encapsulated in the rather archaic maxim “a man’s home is his castle.” […]

[38] The maxim that a man’s home is his castle has given rise to the principle that a person has the right to defend him or herself in his or her own home without the duty to retreat from the home in the face of an attack[56].

Déjà en 1990, à l’occasion du jugement de principe sur la légitime défense en présence d’un « syndrome de la femme battue », la juge Wilson avait dévoilé les limites de l’androcentrisme de cet adage :

Je souligne à ce stade-ci qu’il n’appartient nullement au jury de porter un jugement sur le fait qu’une femme battue inculpée est restée avec l’homme qui l’agressait […] La maison d’un homme est peut-être son château, mais c’est aussi le foyer de la femme, même si elle peut lui paraître davantage comme une prison dans les circonstances[57].

En somme, de nombreux efforts ont été mis en place pour remplacer les expressions juridiques consacrées au masculin par des termes épicènes. Or, ce processus de féminisation – ou de neutralisation – doit également être soumis à une observation critique. Plusieurs autrices soulignent le biais sexiste qui peut se cacher derrière des formulations épicènes qui semblent objectives. Parmi les termes les plus étudiés, la personne raisonnable peut cacher une perspective masculine de la raisonnabilité, sans parler du biais cisgenre, blanc, sans handicap, etc.[58] Une rédaction inclusive ne suffit pas à pallier le sexisme des acteurs et actrices juridiques.

Le « dégenrage » des expressions juridiques emporte également son lot de problèmes en matière de représentation de la réalité des femmes. Les notions de parent gardien et de parent non gardien, par exemple, risquent de faire oublier quel genre se retrouve avec l’écrasante majorité des responsabilités associées à la garde, et lequel bénéficie des droits associés à l’accès[59]. De même, les notions de droit à l’égalité, de discrimination basée sur le sexe ou de discrimination de genre sont critiquées pour leur promotion d’une conception formelle de l’égalité au détriment d’une reconnaissance d’une discrimination non pas basée sur le sexe mais bien envers les femmes et les autres genres marginalisés. Parallèlement à la neutralisation du droit, l’application de normes genrées et l’explicitation du genre sont également proposées, par exemple avec l’emploi du standard de la femme raisonnable dans le contexte de recours pour harcèlement sexuel[60].

Conclusion : à nous de promouvoir la présence des femmes dans la langue

Le progrès vers une plus grande féminisation de la langue permet une certaine dose d’optimisme quant à l’élimination du sexisme lexical dans le discours juridique. Cependant, les enjeux de féminisation lexicale ne sont pas derrière nous, puisque la réalisation de communications qui favorisent une féminisation ostentatoire, complète et inclusive demeure à certains égards un projet inachevé. Il revient à chacun·e d’entre nous de s’emparer des principes de la féminisation lexicale et de les appliquer de façon cohérente et rigoureuse à chaque prise de parole.

B. Féminisation des phrases : le sexisme grammatical

Contexte historique : le masculin ne l’emportât pas toujours sur le féminin

Le masculin l’emporte sur le féminin. La règle semble claire, naturelle, immuable. Il en a toujours été ainsi, peut-on penser. Or, la prédominance du masculin n’a été imposée qu’au xviie siècle, avant quoi plusieurs règles d’accord étaient d’usage, notamment l’accord de proximité qui commande l’accord de l’adjectif avec l’élément le plus proche auquel il se rapporte. On aurait dit : ces avocats et ces avocates sont intelligentes ou ces avocates et ces avocats sont éloquents. À la même époque où des termes féminins étaient retirés de la langue, des grammairiens ont également voulu asseoir la suprématie du masculin dans les accords. Il a donc été jugé que le masculin devait l’emporter sur le féminin, « le genre masculin étant le plus noble[61] » en raison de « la supériorité du mâle sur la femelle[62] ». La prédominance grammaticale du masculin résulte d’un projet politique sexiste.

États des lieux : outils et obstacles en matière de féminisation grammaticale

En réponse à cette masculinisation de la langue, des techniques de féminisation grammaticales se sont développées au cours des dernières décennies[63]. Ce processus a timidement débuté par l’ajout d’une notice indiquant que « le masculin est utilisé sans discrimination des genres pour alléger le texte ». Cette stratégie étant incapable de rendre réellement visibles les femmes et les personnes non binaires, de nombreuses autres techniques ont été élaborées[64].

Malgré des avancées qui ont, à différents degrés, percolé dans les milieux scolaires, syndicaux, activistes et politiques, force est de constater que le masculin l’emporte toujours dans le discours juridique. En matière de lois, de jugements, de doctrine, de plans de cours, de contrats ou de plaidoiries, le masculin est le plus souvent employé. Certaines actrices et acteurs font néanmoins exception, notablement des juges des tribunaux d’appel et quelques assemblées législatives.

Le masculin et le féminin dans les lois

Les lois peuvent être rédigées au masculin générique, au féminin générique ou avec des doublets. Le masculin générique consiste en l’emploi de formulations masculines pour désigner tous les genres, par exemple le vendeur garantit contre les vices cachés. Cette construction peut être accompagnée d’une notice explicative, comme « le masculin est utilisé pour alléger le texte ». Autrefois recommandée, cette approche est maintenant condamnée par l’Office québécois de la langue française, puisqu’elle « ne permet pas l’emploi des noms féminins et empêche par le fait même d’accorder une certaine visibilité aux femmes[65] ». Nous dirions même que cette stratégie n’accorde aucune visibilité aux femmes. L’ordre de lire le féminin est loin d’équivaloir à l’emploi littéral du féminin.

Le masculin générique demeure malgré tout d’usage courant dans les lois. Au Québec, en Saskatchewan[66] et en Nouvelle-Écosse[67], les lois d’interprétation font alors office de « notice » précisant la visée générique du masculin[68]. Au Québec :

53. Le genre masculin comprend les deux sexes, à moins que le contexte n’indique le contraire.

53. The masculine gender shall include both sexes, unless the contrary intention is evident by the context.[69]

L’emploi du masculin générique dans le corpus législatif défie symboliquement la notion d’égalité devant la loi, qui semble alors ne s’intéresser qu’aux hommes. Cette position est de plus en plus reconnue au sein de la communauté juridique. Le ministère de la Justice du Canada précise que :

[g]ender neutrality is important when writing about people because it is more accurate − not to mention respectful − and is consistent with the values of equality recognized, for example, in the Canadian Charter of Rights and Freedoms. It is also professionally responsible[70].

De surcroît, la Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada prévoit dans ses directives de rédaction législative qu’il y a lieu « d’éviter toute caractérisation sexuelle », en rappelant que « le texte s’adresse aux femmes autant qu’aux hommes[71] ». Elle recommande de recourir à la rédaction épicène.

En outre, l’emploi du masculin à des fins génériques donne lieu à certaines incongruités. Par exemple, dans un projet de loi fédéral qui espère redonner aux victimes d’agression sexuelle confiance en le système de justice, il est question de survivants d’actes de violence sexuelle et jamais de survivantes[72]. Une telle formulation occulte le caractère genré des violences sexuelles.

Le projet de loi sur la laïcité de l’État québécois, interdisant le port de signes religieux pour un grand nombre d’employé·es de l’État, offre un autre exemple frappant[73]. Les débats publics et le contexte politique rendent évident que cette interdiction vise principalement les femmes voilées de confession musulmane. Pour la défendre, le gouvernement prend soin de souligner la présence des femmes en rappelant l’importance de « l’égalité de tous les citoyens et citoyennes[74] ». Pourtant, lorsque vient le temps de lister les employé·es affecté·es par les nouvelles mesures prohibitives, le gouvernement en dresse la liste au masculin uniquement – un enseignant, un avocat, un agent de la paix, etc.[75] La dissonance langagière est politiquement chargée : le projet a pour prétexte de libérer les femmes – qui méritent d’être nommées –, et pour méthode de restreindre les droits de ces mêmes femmes – qui tout d’un coup disparaissent.

Le féminin générique : une solution non sexiste permise par le droit

Alors que le masculin générique domine le corpus des lois canadiennes, l’emploi du féminin à des fins génériques est également possible. Il est prévu par les lois d’interprétation du Canada[76], de la Colombie-Britannique[77], de l’Alberta[78], du Manitoba[79], de l’Ontario[80], du Nouveau-Brunswick[81], de l’Île-du-Prince-Édouard[82], de Terre-Neuve-et-Labrador[83], du Yukon[84], des Territoires du Nord-Ouest[85] et du Nunavut[86]. Ainsi, le masculin et le féminin sont placés sur un pied d’égalité.

La Loi d’interprétation du Canada permet explicitement la rédaction au féminin générique depuis sa modification en 1992[87]. La version anglaise considère même le féminin générique en premier lieu :

33 (1) Le masculin ou le féminin s’applique, le cas échéant, aux personnes physiques de l’un ou l’autre sexe et aux personnes morales.

33 (1) Words importing female persons include male persons and corporations and words importing male persons include female persons and corporations[88].

Contrairement au masculin générique, le féminin générique peut être privilégié dans l’aménagement d’une langue non sexiste. En effet, le masculin générique doit être mis de côté puisqu’il rend invisibles la présence et les réalités des femmes. Il s’ancre dans une tradition patriarcale de priorisation des perspectives et des intérêts masculin·es. Par contraste, le féminin générique ne s’inscrit pas dans un contexte comparable de « domination féminine ». Des lois au féminin générique ne poseraient pas non plus de problème pratique particulier. Prenons l’exemple du premier alinéa de l’article 27 du Code de procédure civile, que nous avons féminisé :

27. La juge en chef du Québec et la ministre de la Justice peuvent, de concert, lorsqu’un état d’urgence est déclaré par le gouvernement ou qu’une situation rend impossible, en fait, le respect des règles du Code ou l’utilisation d’un moyen de communication, suspendre ou prolonger pour la période qu’elles indiquent l’application d’un délai de prescription ou de procédure ou autoriser l’utilisation d’un autre moyen de communication selon les modalités qu’elles fixent[89].

Il est hautement improbable qu’une telle féminisation donne à penser à la lectrice ou au lecteur qu’il n’existe pas d’hommes ministres ou juges. En l’occurrence, l’article ainsi féminisé reflète la réalité au moment d’écrire ces lignes, puisque la juge en chef du Québec, Nicole Duval Hesler, et la ministre de la Justice, Sonia LeBel, sont toutes deux des femmes. La juge en chef Duval Hesler est d’ailleurs la première femme à occuper cette position. Dans l’optique où ces fonctions seraient exercées par des hommes, la féminisation de la loi servirait alors à ébranler le stéréotype de genre selon lequel il doit en être ainsi.

En plus du masculin et du féminin génériques, on observe dans certaines lois l’emploi de doublets. Cette stratégie de féminisation est plus répandue que le féminin générique. Les doublets permettent de rendre les femmes visibles, mais ne laissent pas de place aux personnes non binaires. L’emploi de doublets est plus répandu dans la législation anglophone, comme en témoignent ces articles du Code of Ethics Order de Terre-Neuve-et-Labrador et du Code de déontologie de la magistrature du Québec :

Terre-Neuve-et-Labrador

Québec

2. A judge shall perform the duties of his or her office with integrity, dignity and honour.

2. Le juge doit remplir son rôle avec intégrité, dignité et honneur.

[...]

[…]

4. A judge shall avoid any conflict of interest and refrain from entering into a situation or position where the functions of his or her office cannot be faithfully carried out[90].

4. Le juge doit prévenir tout conflit d’intérêts et éviter de se placer dans une situation telle qu’il ne peut remplir utilement ses fonctions[91].

Nous pouvons ici contraster la volonté, derrière le texte anglophone, de féminiser un terme épicène (judge) avec la rigidité du masculin générique du texte francophone.

Dans un contexte où la plupart des assemblées législatives ont mis en place des dispositions explicitant que le féminin peut servir de genre générique, les légistes sont dans une position privilégiée pour déconstruire la suprématie du genre masculin dans le langage. Le genrage exacerbé de la langue française par rapport à l’anglais ne devrait pas légitimer le statut de retardataire du Québec; au contraire, cette province devrait être d’autant plus motivée à asseoir l’égalité de considération dans les textes de loi.

Rédaction épicène, doublets, graphies tronquées et féminin générique : la féminisation des jugements

La féminisation grammaticale figure également dans les jugements et les articles scientifiques. Bien qu’elle y soit minoritaire, elle y est plus répandue que dans les lois. On emploie, comme solutions de rechange au masculin générique, la rédaction épicène, les doublets, les graphies tronquées et le féminin générique.

La rédaction épicène se caractérise par l’emploi de termes qui incluent tous les genres. Il s’agit de la stratégie de féminisation la plus répandue, parfois même à l’insu des personnes qui y ont recours. Elle prescrit le délaissement de termes genrés (le juge, le demandeur, l’accusé, les lecteurs) au bénéfice de termes épicènes (le tribunal ou la Cour, la partie demanderesse, la personne accusée[92], le lectorat). Puisque les termes employés désignent également les personnes de tous les genres, cette stratégie est inclusive des personnes non binaires. Elle est cependant moins explicite que d’autres stratégies pour ce qui est de rendre visible les genres autres que masculin.

De plus, la rédaction épicène peut être complémentée d’autres stratégies lorsque la formulation épicène est difficile, inappropriée ou répétitive. Par exemple, dans ce passage d’un jugement de la Cour d’appel du Québec, la même entité est désignée par un terme épicène (le tribunal) et par un doublet (la ou le juge). Le mariage des doublets et de la rédaction épicène est recommandé par l’OQLF; il permet à la fois de révéler la présence des femmes et d’assurer la fluidité du le texte :

[66] Une cour d’appel doit déférence envers la ou le juge du procès à qui il incombe en premier lieu d’accorder ou non un arrêt des procédures, surtout dans un cas comme le présent, où les arguments qui militent en faveur d’un tel arrêt, ou en sa défaveur, sont en grande partie fondés sur des conclusions de fait. Il est devenu axiomatique de répéter que le tribunal de première instance est le mieux placé pour tirer des conclusions factuelles, surtout concernant la crédibilité des témoins[93].

Le doublet résulte de la juxtaposition des formes féminine et masculine d’un mot. Ce procédé permet aux juges, qui doivent souvent composer avec une matière première rédigée au masculin, de féminiser le discours juridique, par exemple en paraphrasant un article de loi au masculin :

[117] […] Le droit de garde (qui que soit la personne à laquelle il est accordé) cesse en principe dans certains cas de remariage; le ou la titulaire du droit de garde doit faire en sorte que l’enfant soit élevé dans la religion de son père, encore que, si ce n’est pas le cas, le tribunal puisse maintenir la garde s’il l’estime dans l’intérêt de l’enfant. Voici en outre ce que prévoit le Code de la famille lorsque le ou la titulaire de la garde désire s’établir dans un pays autre que l’Algérie :

  • Art. 69. – Si le titulaire du droit de garde désire élire domicile dans un pays étranger, le juge peut lui maintenir ce droit de garde ou l’en déchoir en tenant compte de l’intérêt de l’enfant[94].

Notons toutefois que les doublets renforcent le mythe de la binarité des genres et excluent les personnes non binaires.

Quant aux graphies tronquées, elles consistent à superposer les masculins et les féminins, notamment par l’emploi de points (les avocat.es), de points médians (les avocat·es), de majuscules (les avocatEs), de traits d’union (les avocat-es), de parenthèses (les avocat(e)s)[95], de barres obliques (les avocat/es) ou de barres obliques inversées (les avocat\es)[96].

Ces graphies, souvent considérées comme informelles, sont pourtant de plus en plus normalisées[97]. Elles sont même employées par la juge en chef du Québec, par exemple ici : « le pouvoir d’un/e juge d’assouplir les autres composantes de la peine[98] ». Les graphies tronquées peuvent d’ailleurs complémenter d’autres stratégies, par exemple des doublets, en vue d’obtenir un texte plus concis : « le ou la juge saisi(e) de tels chefs d’infractions[99] » plutôt que « le juge saisi ou la juge saisie ». En outre, les graphies tronquées peuvent être privilégiées parce qu’elles sont plus respectueuses des personnes non binaires que les doublets (les avocats et les avocates) et plus explicites que la rédaction épicène (les membres du Barreau).

Enfin, des acteurs et des actrices juridiques ont également recours au féminin à des fins génériques. Cette stratégie est plus simple à mettre en pratique que la rédaction épicène et plus sobre que les graphies tronquées. Elle est cependant rarement employée puisque proposer que « le féminin l’emporte » ébranle fortement le statu quo sexiste. On relève un exemple d’emploi du féminin pour l’universel et du masculin pour le particulier dans ce passage d’un jugement de la Cour d’appel :

[94] […] Ainsi, pour protéger des secrets commerciaux, une juge d’instance peut, par exemple, permettre le caviardage des documents demandés, comme l’ordonne le juge Chrétien de la Cour supérieure dans […][100].

L’emploi du féminin à des fins génériques est la stratégie la plus apte à mettre les femmes en avant. Le féminin, comme le masculin, s’inscrit dans une perspective binaire du genre et ne représente pas les personnes non binaires. Le féminin générique a cependant l’avantage d’être subversif dans son rejet explicite de la suprématie du masculin.

Les enjeux pour les traductrices et traducteurs

La question de la féminisation se pose également au moment de traduire un texte d’une langue moins genrée vers une langue plus genrée, surtout dans le contexte d’un système juridique bilingue. À titre d’exemple, la version anglaise d’un jugement de la juge Abella, féminisé par l’emploi de doublets de pronoms, reçoit, dans la version française, un traitement masculinisé où la féminisation ne figure qu’à une occasion par l’effet d’une traduction littérale. L’intention de la rédactrice de la version anglaise de féminiser le texte ne transparaît pas dans la version traduite :

[55] Comment un décideur administratif applique-t-il donc les valeurs consacrées par la Charte dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi? Il ou elle met en balance ces valeurs et les objectifs de la loi. Lorsqu’il procède à cette mise en balance, le décideur doit d’abord se pencher sur les objectifs en question. […]

[55] How then does an administrative decision-maker apply Charter values in the exercise of statutory discretion? He or she balances the Charter values with the statutory objectives. In effecting this balancing, the decision-maker should first consider the statutory objectives. […]

[68] […] Ce n’est pas toujours facile lorsque l’avocat a le sentiment qu’il a été injustement provoqué comme en l’espèce. Il n’en demeure pas moins que c’est précisément dans les situations où le sang-froid de l’avocat est indûment testé qu’il est tout particulièrement appelé à adopter un comportement d’une civilité transcendante.

[68] […] This is not always easy where the lawyer feels he or she has been unfairly provoked, as in this case. But it is precisely when a lawyer’s equilibrium is unduly tested that he or she is particularly called upon to behave with transcendent civility[101].

Cet exemple signale la responsabilité des traductrices et des traducteurs dans la lutte contre la rédaction sexiste. Le principe du respect de l’intention de l’autrice d’un texte militait ici en faveur d’une traduction complètement féminisée. Lorsque la rédactrice n’a pas fait savoir son intention, la traductrice bénéficie d’une certaine liberté puisque presque tous les noms et adjectifs anglais ont un genre non défini ou neutre.

Au final, de nombreuses techniques de féminisation s’offrent aux actrices et acteurs du milieu juridique. Ces stratégies sont même avalisées par des autorités juridiques comme des juges de la Cour d’appel du Québec et de la Cour suprême, ce qui devrait aider à les faire évoluer d’une position d’innovation au statut de nouvelle norme.

Conclusion : le masculin ne l’emportera plus

Le sexisme linguistique évacue les femmes et les personnes non binaires du discours et les empêche de se positionner comme sujet de la réflexion. En ciblant particulièrement les femmes au pouvoir, il participe au maintien du plafond de verre.

Certes, les textes juridiques androcentrés ont au moins le mérite d’être transparents dans leur sexisme. La féminisation n’est pas un antidote magique au sexisme qui habite le droit depuis des siècles. Elle peut cependant forcer une confrontation du problème en rendant explicite le statut de justiciable des femmes.

Au niveau symbolique, la féminisation est par ailleurs essentielle pour reconnaître la valeur égale que nous désirons accorder aux personnes de tous les genres. Ainsi, bien qu’elle demeure minoritaire, il y a lieu de se réjouir de l’opposition au sexisme grammatical des individu·es et des institutions qui s’assurent de féminiser des lois et des jugements.

PARTIE 2 : LE SEXISME TERMINOLOGIQUE CONTRE LE PARLER FÉMINISTE : DÉCELER LES BIAIS SEXISTES DANS LA LANGUE DU DROIT

Le sexisme s’exprime parfois dans la langue juridique sous la forme d’un sexisme terminologique. Nous désignons ainsi l’ensemble des mots et des expressions qui sont sexistes en raison de leur étymologie, de leur dénotation ou de leur connotation, notamment si cette dernière diffère au féminin et au masculin. Le sexisme terminologique ne découle pas d’un ensemble organisé de règles, mais plutôt d’un amas discret de mots sexistes, apparus à différentes époques et qui relèvent de thèmes et de registres variés[102]. Ce sexisme euphémise et dépolitise les violences faites aux femmes et priorise les expériences et les perspectives masculines. Résister au sexisme terminologique requiert ainsi une vigilance quant aux mots employés et le retrait chirurgical des expressions fautives.

Si les insultes sexistes sont facilement reconnaissables et inusitées dans le discours juridique formel, des expressions courantes et d’apparence banale peuvent aussi cacher leur dose de sexisme, comme abus sexuel, langue maternelle ou violence familiale. Dans cette seconde partie de notre texte, nous exemplifions les enjeux du sexisme terminologique les plus pertinents pour le discours juridique en structurant notre étude autour de deux thèmes : la banalisation des violences patriarcales et l’exacerbation des stéréotypes de genre.

A. Culture du viol et banalisation des violences masculines

La banalisation des violences patriarcales est une des conséquences les plus graves du sexisme terminologique. Ce procédé participe à la culture du viol[103]. En nommant mal les violences sexuelles, nous risquons de les euphémiser, de confondre la sexualité et le viol ou encore de transférer la responsabilité de l’agresseur à la victime. Des procédés similaires sont à l’oeuvre en matière de violence conjugale. Les étiquettes euphémistiques et l’occultation des hommes violents dénaturent les violences patriarcales. La violence conjugale est également confondue avec la chicane de couple, procédé participant au blâme des victimes et à la déresponsabilisation des agresseurs.

Les formulations sexistes qui produisent ces effets peuvent être utilisées sciemment ou par simple habitude. Dans tous les cas, elles renforcent des mythes sur le viol[104] et sur les violences conjugales qui, dans une société où ces violences sont genrées, font obstacle à l’égalité entre les femmes et les hommes. Ces expressions rendent les violences masculines plus difficiles à reconnaître et à dénoncer, accentuant la vulnérabilité des femmes et l’impunité des hommes violents. Loin d’être une préoccupation purement théorique, les procédés que nous dénonçons ci-dessous forment une recette pour la perpétuation de violences réelles, concrètes, voire mortelles[105].

Nous examinons d’abord le sexisme terminologique lié au viol, puis les enjeux relatifs aux (autres) violences conjugales, bien que leur séparation demeure artificielle dans la mesure où les violences sexuelles sont souvent conjugales.

La description des violences sexuelles dans les textes juridiques

« Viol », « abus sexuel », « agression sexuelle » : comment nommer les violences sexuelles?

Bien que le sexisme terminologique se détecte à tous les niveaux du discours juridique, la loi détient un pouvoir fédérateur dans le choix des mots employés pour parler des violences sexuelles. La législatrice l’a reconnu quand, à l’occasion de la réforme des dispositions relatives au viol, elle a pris soin de renommer certains crimes sexuels.

Criminaliser l’agression sexuelle plutôt que le viol témoigne d’une volonté de passer d’une connotation sexuelle à une connotation de violence[106], tout en délaissant la définition restrictive du viol comme une pénétration vaginale forcée. Le changement terminologique marque une victoire féministe importante qui distingue le Canada d’un grand nombre d’États dont les lois traitent toujours de viols.

Or, l’expression agression sexuelle est aussi l’objet de critiques. Agression sexualisée ou agression à caractère sexuel peuvent être préférées pour mettre l’accent sur la violence de l’agression, selon la perspective de la victime, plutôt que sur la motivation sexuelle, selon la perspective (présumée) de l’agresseur[107]. Dans certains contextes, agression sexuelle peut aussi paraître euphémistique, dans la mesure où viol a une connotation plus forte[108].

Une autre expression controversée, abus sexuel, pose également l’enjeu de l’euphémisation des violences sexuelles, particulièrement envers les enfants. Son emploi dans la Loi sur la protection de la jeunesse en légitime l’usage dans des milliers de jugements, contamine le milieu de la protection de l’enfance et, ultimement, se répand dans le reste de la société.

Dans l’entrée « Abus » du Dictionnaire critique du sexisme linguistique, Sandrine Ricci explique le problème d’une telle appellation[109]. Calque de l’anglais sexual abuse, l’abus sexuel euphémise, normalise et en même temps exceptionnalise la violence envers les enfants. Étymologiquement, abus signifie un excès (ab) par rapport à l’usage normal (usus)[110], comme dans abus de pouvoir. Par conséquent, l’expression implique qu’un usage « normal » d’un·e enfant à des fins sexuelles est acceptable. Comme le résume Ricci :

préférant les expressions “agressions (ou violence) à caractère sexuel”, une diversité d’intervenantes et de spécialistes préconise “[d’]éviter de parler d’abus sexuels, terme qui peut sous-entendre qu’un acte sexuel serait possible s’il n’était pas abusif[111]”, qui “semble reconnaître aux adultes des droits sexuels sur les enfants […] outrepassés lors de ‘l’abus’[112]”, qui pose en somme “un pouvoir légitime sur la sexualité de l’enfant[113][114].

Par ailleurs, puisque l’abus sexuel outrepasse la normalité, celui-ci relèverait de l’exception. Or, les violences sexuelles, tant conjugales que paternelles, sont bien plus normalisées que ne le laisse présager ce choix langagier. Ainsi, on ne peut pas considérer, même dans une société dite égalitaire, que la violence sexuelle soit hors normes. Pour cette raison, il est également problématique de parler du viol d’enfants comme d’un « problème de déviance[115] ».

Les dispositions de la Loi sur la protection de la jeunesse illustrent la confusion associée au mot abus. Dans l’expression abus physique, abus est employé correctement pour désigner le dépassement de la force physique habituellement permise. La notion d’excessivité s’avère importante, puisque ce n’est pas tout contact physique entre l’enfant et le parent qui sera sanctionné. L’abus physique se trouve ainsi défini comme une situation où « l’enfant subit des sévices corporels ou est soumis à des méthodes éducatives déraisonnables[116] ».

Par contraste, dans l’expression abus sexuel, le terme abus a une fonction euphémistique. L’« abus sexuel » est une situation où « l’enfant subit des gestes à caractère sexuel, avec ou sans contact physique[117] ». Les enfants n’ayant pas la capacité d’y consentir, tout geste sexuel d’un·e adulte envers un·e enfant est proscrit, qu’il soit « abusif » ou non. Cette qualification n’a donc pas lieu d’être. Parler d’abus sexuel renforce la tolérance de notre société envers les violences sexuelles jugées « mineures ».

« Don Juan », « voler un baiser » : la banalisation des agressions sexuelles

Outre ces expressions inscrites dans la loi, d’autres euphémismes, comme voler un baiser, masquent également la violence de l’agression sexuelle. Cette formulation mignonne et imagée est davantage associée au parfait premier pas qu’à l’agression sexuelle. Elle risque donc de banaliser ce crime. À titre d’exemple, dans un jugement où l’accusé adulte a plaidé coupable d’avoir touché le vagin d’une petite fille endormie, la Cour suprême de la Colombie-Britannique emploie cette expression pour mieux argumenter que la peine minimale d’un an est disproportionnée :

[28] The reasonable hypothetical the defence asks the court to consider in this case is a young, just turned 18yearold, with no record, who steals a kiss from, or perhaps lays a hand on a 15 almost 16yearold’s leg while on a bus, or touches her on the breast at a party while he is intoxicated. I find that that is a reasonable hypothetical, and I find that the oneyear mandatory minimum sentence would be grossly disproportionate in those circumstan-ces[118].

Le tribunal conclut que, bien que la peine minimale ne soit pas disproportionnée par rapport au crime de l’accusé, elle enfreint l’article 12 de la Charte. L’évaluation de la proportionnalité de la peine minimale aurait-elle été différente si la Cour avait envisagé la situation d’un jeune homme de 18 ans qui « agresse sexuellement » une fille de 15 ans[119]?

Autre exemple, à l’occasion d’un recours pour congédiement injustifié, où il fallait déterminer si les actions de l’employé constituaient du harcèlement sexuel, un juge ontarien emploie l’expression voler un baiser pour minimiser la gravité des gestes du demandeur. Il considère que les commentaires à connotation sexuelle étaient monnaie courante dans l’entreprise et que le comportement de l’employé ne constituait pas du harcèlement sexuel. Une tentative d’agresser une femme en l’embrassant sans son consentement est réduite à une tentative de voler un baiser : « Taken by itself I would not consider this incident as sexual harassment but rather as an unsuccessful attempt to steal a kiss without the other indices generally associated with sexual harassment[120] ».

La décision est infirmée par la Cour d’appel de l’Ontario qui s’exprime sur l’importance du choix des mots pour décrire la violence sexuelle. Elle critique la qualification du demandeur de would-be womanizer et conclut : « the trial judge demonstrates in his reasons a complete lack of appreciation of the modern concept of equality of the sexes. He uses such expressions as “she gave as good as she got” and “it takes two to tango”, both catch phrases from another era[121] ».

Banaliser la violence sexuelle manque de respect aux victimes. À l’occasion d’un procès criminel, le juge Coulson fait remarquer le caractère inapproprié de l’expression voler un baiser pour décrire une agression sexuelle. Il souligne l’importance d’employer des mots qui rendent compte de l’expérience de violence vécue par la victime : « I, perhaps shouldn’t use the expression ‘stealing a kiss’ because that makes it all seem rather innocuous. This young lady took it far more seriously than that[122] ».

Somme toute, des expressions comme abus sexuel, voler un baiser, would-be womanizer ou Don Juan ne portent pas l’entière responsabilité de la banalisation du viol dans notre société. Cependant, elles renforcent insidieusement cette euphémisation en occultant la violence intrinsèque à l’agression sexuelle. Ce faisant, elles ouvrent la voie à l’érotisation des violences sexuelles.

La romantisation et l’euphémisation des agressions sexuelles

Sexe ou viol? Telle est la question fondamentale qui intéresse le droit relatif aux agressions sexuelles. Or, le sexisme terminologique banalise les violences sexuelles précisément par la confusion des notions de sexualité et de viol. Parler de caresse sexuelle et d’embrasser évoque la sexualité et l’érotisme plutôt que la violence. Employer le même vocabulaire pour décrire le sexe et le viol en brouille la démarcation. On renforce ainsi le mythe des « zones grises » en matière de violences sexuelles, mythe dont les agresseurs profitent[123].

Dans une étude publiée en 1994, Linda Coates, Janet Beavin Bavelas et James Gibson observent l’emploi d’un vocabulaire différent, dans les jugements criminels canadiens, pour décrire l’agression sexuelle selon qu’une relation existait on non entre l’agresseur et la victime. Le viol commis par un inconnu (le « vrai viol[124] ») est dépeint avec un vocabulaire renvoyant à la violence. À l’inverse, le viol conjugal ou commis par une connaissance reçoit une description érotisée. Les juges décrivent ainsi les viols commis par un ami ou une connaissance (date rapes) avec des termes qui suggèrent l’affection et la sexualité (fondling, hugging, kiss), le consentement (offering his penis to her mouth) et la mutualité (intercourse with, relationship)[125]. Les autrices expliquent que ce « langage anormal » masque et euphémise la violence de l’agression, évacue entièrement la perspective de la victime et sous-entend son consentement :

The language used does not just euphemize; it actively misleads and misdirects. […] The complainant’s experience of fear, disgust, objectification, and pain is completely hidden. [The] other major effect of sexual descriptions is to co-opt the complainant’s consent by the use of terms that denote or connote mutual acts [even after guilt has been established]. […] Imposing the perpetrator’s language inevitable privileges that view and re-victimizes the survivor mentally and socially. It imposes a version of their ordeal that co-opts their consent into a relatively harmless mutual activity, and their experience is silenced[126].

La Cour supérieure du Québec offre, dans un jugement en droit des familles[127], un exemple frappant de cette euphémisation des violences envers les femmes et les filles par la confusion du viol et de la sexualité :

D’autres comportements déviants de monsieur n’ont pas eu lieu en la présence des enfants mais ont été portés à leur connaissance par leur mère ou par des personnes de leur entourage. Dans cette catégorie d’événements tombe notamment l’aventure sexuelle de monsieur avec la jeune gardienne des enfants (14 ans) qui a duré près de deux ans et qui s’est soldée par une condamnation criminelle de monsieur pour exploitation sexuelle d’une mineure et voies de fait. La jeune femme a révélé plus tard aux enfants notamment que pendant sa relation avec leur père celui-ci avait tenté de l’étrangler. Elle a subi une dépression nerveuse majeure suite à son aventure avec monsieur[128].

L’expression comportements déviants est un puissant euphémisme pour décrire le viol répété d’une mineure sur près de deux ans, tout comme l’aventure sexuelle, qui évoque le plaisir et l’excitation. Par ailleurs, une aventure avec la jeune fille suggère la mutualité et le consentement, alors qu’un viol est plutôt commis par une personne sur une autre. Finalement, l’événement semble simplement « survenir », alors que le crime implique davantage d’agentivité. En s’exerçant à une rédaction non sexiste et en comparant le résultat au texte initial, on constate que le travail d’euphémisation bénéficie à l’agresseur, en l’occurrence un père qui demande et obtient des droits d’accès supervisés :

D’autres crimes violents de monsieur n’ont pas eu lieu en la présence des enfants mais ont été portés à leur connaissance par leur mère ou par des personnes de leur entourage. Dans cette catégorie d’activités criminelles, on compte les agressions sexuelles répétées d’une mineure, la jeune gardienne des enfants (14 ans), pendant près de deux ans et desquelles monsieur a été trouvé coupable avec des condamnations pour exploitation sexuelle d’une mineure et voies de fait. La jeune femme a révélé plus tard aux enfants notamment que pendant sa relation avec leur père celui-ci avait tenté de l’étrangler. Elle a subi une dépression nerveuse majeure suite à sa victimisation par monsieur.

Ces formulations qui confondent le viol et la sexualité ne sont pas uniquement problématiques parce qu’elles bénéficient à l’agresseur. Elles mettent aussi les femmes en danger en nourrissant un contexte social où elles sont peu outillées à reconnaître les violences masculines et leurs signes précurseurs. Une femme qui ne reconnaît pas la violence ne peut pas s’en protéger, en guérir ou la dénoncer.

« Elle s’est fait violer », c’est de sa faute? Le blâme des victimes

Bien des gens pensent toujours que si une femme est violée, c’est qu’elle l’a cherché. Le sexisme terminologique favorise ce blâme des victimes ainsi que l’invisibilisation des agresseurs sexuels. La victime devient responsable de son propre malheur. Le juge Camp a offert un exemple frappant de ce procédé en demandant à une victime de viol l’inoubliable « why couldn’t you just keep your knees together[129] »? Ce sexisme dans le traitement judiciaire des agressions sexuelles est facilité par des procédés linguistiques plus subtils et souvent involontaires.

La grammaire joue ici un rôle important[130]. Le même acte peut être décrit de trois manières; 1) activement, avec la victime comme sujet; 2) passivement, avec la victime comme sujet; ou 3) activement, avec l’agresseur comme sujet. La première construction sous-entend un transfert de responsabilité de l’agresseur à la victime. Un exemple d’une telle construction consiste à dire qu’une femme s’est fait violer (ou agresser, ou battre, etc.). L’impression produite est que la victime a volontairement provoqué l’événement, comme dans elle s’est fait couper les cheveux.

Cette construction malheureuse est employée dans des jugements, par exemple : « Elle s’est fait violer suite à la consommation de “drogue du viol”[131] ». Le viol est ici présenté comme un événement que l’adolescente s’est imposé à elle-même, oblitérant tout homme violent de l’équation. Il y a par ailleurs ambiguïté à savoir si elle a consommé cette drogue à des fins récréatives ou si elle a été droguée à son insu. Comparons cette tournure avec les formulations suivantes :

1) Forme active (victime)

Elle s’est fait violer suite à la consommation de « drogue du viol ».

2) Forme passive (victime)

Elle a été violée suite à la consommation de « drogue du viol ».

3) Forme active (agresseur)

Un homme l’a droguée puis l’a violée.

La deuxième formulation évacue la responsabilité de la victime, bien qu’elle occulte toujours l’agresseur. La troisième formulation, qui place l’agresseur comme sujet de la séquence d’événements, produit un effet tout à fait différent. En l’occurrence, la formulation sexiste retenue par le juge est renforcée par la phrase précédente : « L’adolescente a fait une fugue du 22 au 24 octobre dernier où elle s’est mise en situation de danger extrême[132] ». Ainsi, le fond du propos confirme le sexisme terminologique, et le sexisme terminologique renforce l’attitude de blâme de la victime qu’adopte le juge. Loin de se réduire à une question purement énonciative, le choix d’une formule qui place la victime comme sujet augmente les risques qu’on lui attribue plus de responsabilité[133].

Des viols sans violeurs : la déresponsabilisation des agresseurs

En tandem avec le blâme des victimes, le sexisme terminologique peut également opérer une déresponsabilisation de l’agresseur. Ce phénomène intervient fréquemment dans les médias par l’entremise de descriptions qui construisent une « representation of sexual harassment [or sexual assault] as a harm inflicted upon the perpetrator (and not the victims)[134] ». On peut lire, par exemple, « allegations of sexual harassment were levelled against him[135] ».

Le même résultat est produit par des formulations détournées qui masquent l’agentivité de l’accusé dans les jugements en droit criminel. Au lieu de « the accused attacked her », des juges peuvent écrire : « there was an abuse », « there was advantage taken of a situation which presented itself », « the struggle got into the bedroom » ou « the victim sustained bruises[136] ». Similairement, l’agresseur est déresponsabilisé lorsque le viol est décrit comme un « geste d’égarement[137] », l’assouvissement de « besoins sexuels[138] », « a failure to control his sexual impulses[139] », et lorsque l’agresseur est décrit comme « ensorcelé » par la victime, soumis à ses « pulsions sexuelles » ou « esclave » de ses sentiments.

Jusqu’où peut aller cette responsabilisation? À l’occasion d’un jugement pour agression sexuelle, un juge se lance dans une envolée lyrique qui pousse à l’extrême la romantisation des violences :

[113] INCROYABLE AMOUR PLATONIQUE – Force est de constater que l’accusé est follement amoureux de [la] plaignante. Il le reconnaîtra. Il le reconnaît. Cela notamment se lit dès les trois premiers courriels. La force des communications écrites laisse entrevoir un homme subjugué, ensorcelé, qui la veut pour toujours avec lui, qui lui promet son accompagnement inconditionnel, qui lui dit qu’elle est source d’inspiration pour lui […].

[114] […] Les courriels disent son ensorcellement […].

[124] […] L’accusé est un grand gestionnaire en possession de ses dossiers. Elle est cet unique dossier qui lui résiste, qu’il ne contrôle pas […].

[187] […] Rien ne laisse entendre et ne permet de conclure qu’elle entend se servir des faiblesses que représentent ces agressions dans l’armure de l’accusé […].

[190] En mars 2009, elle a pardonné le dérapage de l’accusé[140].

Cette déresponsabilisation de l’agresseur crée un terrain fertile pour la perpétuation du discours de la pulsion sexuelle masculine naturellement irrépressible (« male sexual drive discourse »). C’est ce même discours qui permet aux tribunaux – et à la société – de pardonner aux hommes de s’être laissés guidés par leurs « pulsions » et de reprocher aux femmes d’avoir provoqué le viol[141]. Ce genre de qualification permet ensuite d’établir la violence comme « hors de caractère » pour l’homme qui demeure un bon père, un bon employé, un bon citoyen[142]

Conclusion : le viol n’est pas si décrié qu’on le croit

Alors que l’on pourrait croire que le viol est hautement décrié dans notre société et dans notre droit, l’étude attentive du sexisme terminologique dans la loi et le discours juridique révèle un tout autre narratif. La violence sexuelle est souvent décrite au moyen de procédés euphémistiques, qui blâment la victime et déresponsabilisent l’agresseur. Qu’ils soient conscients ou inconscients, ces procédés bénéficient à l’agresseur au détriment de la reconnaissance de la violence subie par la victime. C’est donc la confiance envers le système qui risque d’être mise à mal par la perpétuation du sexisme terminologique. Si notre droit présente officiellement l’agression sexuelle comme un crime, et même un crime grave, il est essentiel que le discours employé pour en parler reflète ce choix de société.

La description des violences conjugales dans les textes juridiques

Violence « domestique », « familiale », « de genre »? Comment nommer les violences conjugales? 

Tout comme pour les violences sexuelles, les violences conjugales peuvent être banalisées par une désignation incorrecte. Le sexisme terminologique repose non seulement sur l’euphémisation de la violence, mais également sur l’occultation des hommes violents. En particulier, l’expression violence domestique est euphémistique. Elle sous-entend que les violences patriarcales ne seraient qu’une « affaire privée » et un « problème de femmes » (la sphère domestique n’est-elle pas celle des femmes?), plutôt que d’associer la violence conjugale à son contexte social. Un contexte, faut-il le mentionner, qui permet qu’une femme en couple sur trois en soit victime[143].

L’expression violence familiale, pour sa part, ne précise pas qui commet la violence et qui la subit : on peut, par exemple, y voir une situation où la mère violente l’enfant, alors que la mère est plutôt la victime du père. Insister sur cette appellation lorsqu’on parle précisément de la violence d’un homme envers sa conjointe contribue à brouiller la réalité des violences patriarcales.

Les expressions consacrées violence conjugale, violence de genre/basée sur le genre et même violence envers les femmes en masquent également les auteurs, bien qu’elles aient au moins l’avantage de poser le contexte genré ou intraconjugal. C’est pourquoi les expressions violences masculines ou violences patriarcales sont préférables. Or, celles-ci sont pratiquement absentes du discours juridique.

Mais il y a pire, puisqu’on retrouve également dans certains discours une hésitation à nommer ces violences d’une quelconque façon que ce soit. Ainsi, une distanciation exagérée par rapport à l’expression consacrée violence conjugale – que ce soit par l’emploi de guillemets ou de formulations détournées – est aussi problématique, comme dans ces propos d’un expert psychiatre : « La relation de l’accusée avec la victime peut être qualifiée d’une relation violente avec présence de divers signes militant en faveur de ce que nous appelons communément violence conjugale[144] ». Autre exemple :

Ce comportement, selon ce qu’il m’a été donné de constater, prend son origine dans ce que j’appellerais des difficultés conjugales éprouvées par l’accusé et sa conjointe, madame Chartouni […] Pour employer l’expression consacrée depuis quelque temps, toutes ces offenses s’inscrivent dans un contexte de violence conjugale[145].

L’accusé est ici déresponsabilisé puisque les crimes résulteraient de « difficultés conjugales » et parce que la violence conjugale n’est qu’un élément de « contexte » présenté de façon impersonnelle et détournée.

Conflit ou violence? Le sexisme dans le récit des violences conjugales

Les violences masculines sont souvent dénaturées par un vocabulaire relatif au conflit. Parler de violences conjugales comme de chicanes de couple, de différends conjugaux, de disputes ou de querelles met les deux protagonistes sur un pied d’égalité, tout en euphémisant l’agression[146]. La présentation de la violence comme symétrique s’accompagne souvent d’autres processus édulcorants comme la qualification de la relation comme difficile ou houleuse :

[84] Cette relation se détériore et avant leur rupture au printemps de l’année 2011, elle devient particulièrement tendue et houleuse […].

[85] X a donc été fréquemment témoin de ces conflits où la violence verbale et, à l’occasion, la violence physique ont été présentes.

[86] En particulier, la fin de semaine des 11 et 12 septembre 2010, elle est témoin d’une chicane au cours de laquelle Monsieur utilise la force physique à l’égard de sa conjointe et la menace[147].

Une chicane évoque une scène bien différente d’une agression ou même d’un épisode où le père inflige la force physique. Le contexte asymétrique de domination de la conjointe par le conjoint est masqué par l’éphémère et la réciprocité implicites à une chicane. Il en va de même lorsque les tribunaux décrivent des agressions avec des formulations comme « une nouvelle querelle éclate entre les parties[148] ». Une « querelle » qui « éclate » est non seulement mutuelle, mais également indépendante de la volonté des parties – au contraire d’une agression qui résulte du libre-arbitre de l’assaillant.

Ce type de formules impersonnelles et ambiguës est commun[149]. Par exemple, on trouve dans un récent jugement en matière de divorce les conclusions d’une experte selon lesquelles « le conflit parental […] est aigu et comporte des enjeux criminels[150] ». Cette formulation imprécise occulte que c’est le père qui a été criminalisé pour avoir proféré des menaces de mort à l’endroit de la mère et de l’enfant.

Bien des jugements décrivent les violences conjugales comme une « relation […] houleuse[151] » ou « tendue[152] », une « situation conjugale chaotique, empreinte de violence tant physique que verbale[153] » ou encore un « contexte conjugal et familial difficile[154] ». Toutes ces expressions déculpabilisent l’homme violent. L’exercice de la violence unilatérale doit être distingué des disputes réciproques. Autrement, les tribunaux sont portés à qualifier une vie de couple comme étant « ponctuée de querelles et caractérisée par des relations tendues[155] », alors qu’il est en réalité question d’une relation asymétrique où l’homme a sauvagement battu la femme[156] et lui a infligé « insultes, sévices et mauvais traitements[157] ».

Cette requalification des violences en disputes favorise le blâme des victimes, puisque la femme est perçue comme ayant une responsabilité égale dans la « chicane ». Un juge détermine qu’il existe « un certain climat de tension » entre un père et sa nouvelle conjointe, alors que l’enfant qui en a été témoin écrivait à sa mère au moment des faits : « Papa arrete pas de frapper [la nouvelle conjointe] et je sais pas quoi faire[158] ». Le juge poursuit avec une question rhétorique qui blâme la victime autant que l’agresseur : « Ne réalisent-ils pas l’impact négatif que de tels évènements peuvent avoir sur leurs enfants qui assistent malgré eux à ces événements déplorables[159] »?

Si le blâme des victimes peut dépasser le cadre du sexisme terminologique[160], ce dernier, même employé par des personnes qui n’adhèrent pas à cette vision de la violence conjugale, ouvre grande la porte à tout un ensemble de stéréotypes ainsi légitimés.

Mythes et préjugés : Le blâme des victimes et la déresponsabilisation des agresseurs

Au-delà du rapprochement entre la violence unilatérale et la dispute symétrique, d’autres formulations sexistes renforcent les mythes et les préjugés relatifs aux violences patriarcales : les femmes choisissent de rester dans une relation violente, les femmes battues exagèrent la violence qu’elles ont subie, les hommes violents sont de bonnes personnes qui ne cherchent pas à faire du tort, etc. Ce passage de l’affaire R. c. Girard illustre par ailleurs la difficulté à délimiter précisément le sexisme de forme baignant dans un sexisme de fond :

[7] […] [Le criminologue] met notamment en exergue une première relation affective que l’accusée entreprend à l’âge de 17 ans, assez difficile puisque son conjoint était un homme violent physiquement et verbalement [...] la prévenue profitera du séjour de son compagnon dans une maison de désintoxication pour mettre un terme à leur relation.

[8] Elle récidive peu de temps après, avec un homme affecté par un problème de consommation de cocaïne et qui faisait également le commerce de la drogue pour supporter son habitude […] Pour rompre, l’accusée répète le même manège que la première fois[161].

Dans cet extrait, la femme est présentée comme choisissant de fréquenter des hommes violents avec l’emploi du mot récidive. Elle est blâmée non seulement pour avoir côtoyé des hommes violents et criminalisés, mais aussi pour les avoir laissés. Elle est présentée comme manipulatrice plutôt que prise au piège, alors qu’elle profite d’un manège  pour échapper à la violence conjugale. Ce type de formulation accusatrice intervient souvent lorsqu’une femme est jugée pour avoir tué son mari violent[162] ou lorsqu’une mère perd la garde de ses enfants parce que son nouveau conjoint est violent envers elle[163].

Finalement, une autre manifestation du sexisme terminologique est la requalification de la violence masculine comme un événement discret : un incident, un emportement, un acte pulsionnel. Cette vision de la violence patriarcale ne rend pas compte de son fonctionnement réel. Elle nous empêche de prendre conscience de son ampleur et de la criminaliser dans ce qu’elle a de plus fréquent[164].

On additionne le capacitisme au sexisme lorsqu’on parle des violences comme d’un geste fou ou de l’oeuvre d’un maniaque, renforçant ainsi l’idée que les hommes violents sont atteints de troubles mentaux, et surtout que les hommes « normaux » ne sont pas violents. Qu’il soit pathologique ou l’effet d’une « pulsion » difficile à contrôler, le geste violent devient moins grave puisqu’il n’est pas prémédité, n’a pas pour but d’écraser la personnalité de la victime et de la contrôler. Par exemple, dans une décision sur la garde, un juge écrit : « Surtout, Monsieur n’a jamais posé de gestes inappropriés vis-à-vis ses fils. Certes, il aurait dû se retenir et éviter que ses enfants soient témoins de la violence, mais ces derniers n’en ont jamais été victimes personnellement[165] ».

Au-delà du problème que présente une séparation artificielle entre la violence faite à la mère et l’intérêt des enfants[166], l’emploi du verbe se retenir suppose que l’homme violent succombe à une pulsion de violence. Comparons avec la formulation alternative suivante: « Il a choisi de violenter Madame en présence de ses enfants, mais ces derniers n’ont pas été victimes personnellement de sa violence. » Cette formulation alternative présente la violence conjugale non pas comme une perte de contrôle, mais plutôt comme une prise de contrôle[167].

Un autre juge occulte la volonté de domination de l’homme violent et suggère que son comportement relève d’une perte de contrôle provoquée par des circonstances momentanées et éphémères, de sorte qu’il doit être remis en liberté :

Indéniablement, l’accusé selon ce qu’il m’est donné de constater, a perdu complètement le contrôle de ses réactions à la suite des difficultés conjugales auxquelles il était confronté avec sa conjointe. Il semble que, comme cela arrive souvent, le temps ait fait son oeuvre et que les choses se soient calmées[168].

La déresponsabilisation est triple : la perte de contrôle exclut toute volonté de domination, les difficultés conjugales présentent une relation symétrique plutôt qu’une dynamique oppressive et la mention il était confronté fait de l’accusé la victime d’une situation qui lui échappe. Présenter la violence conjugale comme une difficulté passagère renforce ces procédés.

Conclusion : la culture du viol s’infiltre dans le langage du droit

Comme l’explique Dale Spender dans Man Made Language, les hommes, détenant le monopole du langage, y ont inscrit leur vision du monde et l’oppression des femmes[169]. Il nous faut donc accorder une attention particulière aux mots qui « constantly re-enact and reinforce the commonsense ‘normality’ of sexist assump-tions[170] », et populariser les expressions qui peuvent mettre en lumière les violences masculines.

Or, le langage employé en droit pour décrire les violences patriarcales témoigne de différents procédés d’euphémisation et de déresponsabilisation des hommes violents. Ces procédés peuvent trahir des raisonnements empreints de mythes sur les violences patriarcales, mais ils peuvent aussi être employés sans y penser, même par des (pro)féministes. Dans un cas ou dans l’autre, ils ont un impact concret sur le droit, que ce soit en éduquant l’appréciation des faits du tribunal ou du jury, en influant sur la peine attribuée à l’issue d’un procès criminel ou en humiliant les victimes[171].

B. Discrimination dans la différence : l’essentialisation et les stéréotypes de genre dans le langage juridique

Le sexisme terminologique légitimise les stéréotypes de genre et essentialise les rôles traditionnellement féminins ou masculins. Nous abordons ici trois enjeux : la psychiatrisation des femmes, la glorification du « sexe masculin » et le maintien de la division sexuelle du travail.

« Toutes des hystériques! » : la psychiatrisation des femmes comme discrimination langagière

« What we consider ‘madness’, whether it appears in women or in men, is either the acting out of the devalued female role or the total or partial rejection of one’s sex-role stereotype[172] » : Phyllis Chesler décrit ainsi comment la société patriarcale établit les normes de comportement « normal » dont la transgression est jugée pathologique. De nombreuses chercheuses féministes, dont Chesler, ont mis en relief l’histoire misogyne de la psychiatrie. Elles rapportent que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à être affublées d’un diagnostic de maladie mentale, et ce, depuis le xviiie siècle[173].

L’institution de la santé mentale a permis aux maris et à la société d’isoler et de punir celles qui ne remplissaient pas leur rôle attendu de femme ou de mère. La notion d’hystérie a joué un rôle clé dans cette histoire. Expression issue du mot grec désignant l’utérus, hystérie se réfère à une pseudo-maladie mentale explicitement genrée qui était, au xviiie siècle, diagnostiquée avec tant d’engouement qu’on en parlait comme de l’« état naturel de la femme[174] ».

L’histoire de la psychiatrisation des femmes[175] explique certains des stéréotypes qui pullulent dans les cultures populaire et juridique. L’idée selon laquelle les femmes qui s’affirment ou adoptent des attitudes jugées masculines seraient « toutes des folles » est ainsi intimement liée à l’histoire de la psychiatrie et au projet de pathologiser les femmes qui dérangent. Si l’hystérie n’est généralement plus considérée comme une vraie maladie mentale[176], elle survit comme insulte avec le même objectif de soumettre les femmes à des rôles genrés stricts. Dans le langage courant, d’autres insultes également genrées dans leur emploi côtoient l’hystérie : névrosée, frustrée, maniaque, folle à chats, capotée, etc.[177] Ces expressions relèvent du sexisme terminologique (et, par ailleurs, du capacitisme linguistique) en ce qu’elles renforcent des stéréotypes sur la fragilité mentale et l’instabilité des femmes – par contraste avec la rationalité du « sexe fort ».

Les mythes sur la santé mentale des femmes n’épargnent pas le droit, comme en témoigne un arrêt de la Cour d’appel du Québec qui ordonne un nouveau procès en raison du sexisme du juge de première instance, qui avait notamment traité l’avocate de la défense d’hystérique[178]. La psychiatrisation des femmes n’est pas sans rappeler la fermeture traditionnelle de la common law au préjudice émotionnel ou psychologique, typiquement associé aux femmes dont on craignait qu’elles « exagèrent » et « dérangent » les tribunaux pour un rien. Lucinda Finlay relate : « historically, women’s complaints of pain or injury have often been dismissed as emotional or hysterical complaints, while men’s complaints about the same ailment were more likely to be treated as serious physical harm[179] ». Loin d’être uniquement une question langagière, l’association des femmes à l’hystérie a ainsi permis leur marginalisation et la priorisation des intérêts masculins en matière de responsabilité extracontractuelle[180]. Cette marginalisation s’est notamment fait sentir dans le refus d’indemniser des fausses couches ou des blessures physiques pendant une grossesse : « Women were perceived as highly sensitive and hysterical in a manner rendering the harm caused to them (usually to their pregnancy) unforeseeable and hence, not compensable[181] ». Une telle méfiance historique envers les dommages non pécuniaires au féminin est d’autant plus significative que les femmes, et particulièrement les femmes racisées, subissent également la reproduction des discriminations salariales dans le calcul des dommages pécuniaires[182].

L’histoire de l’hystérie féminine en psychiatrie et en droit suggère l’importance d’une vigilance particulière quant à la reconduction des stéréotypes par le langage juridique. Or, on observe encore aujourd’hui un vocabulaire de psychiatrisation des femmes dans les témoignages, les plaidoiries et les décisions. Ce sont surtout des femmes qui sont pathologisées et discréditées par l’emploi de l’étiquette hystérique, et ce, dans différents domaines de droit.

En droit des familles, notamment, les femmes écopent d’un double standard qui fait d’elles des cibles idéales de pathologisation. Comme le constate Phyllis Chesler, « [m]ost [experts] tend to have a double-standard for mental health : one for men, another for women[,] and tend to blame and diagnostically label mothers when they fall short of idealized expectations of motherhood[183] ». La pathologisation se fait également par les juges, comme ici : « [Le père] est apparu à la Cour comme nettement plus calme et pondéré, pour ne pas dire plus équilibré, que la [mère]. La Cour note en sus l’agressivité, sinon l’hystérie, évidente de la [mère][184] ». On emploie ici un mot genré, capacitiste et très connoté plutôt que de simplement qualifier la mère de non crédible ou d’agitée. Puiser dans le vocabulaire de la maladie mentale associe fondamentalement le manque de crédibilité à la féminité de la témoin, comme dans cet autre exemple : « Le défendeur est calme et en contrôle de lui-même, contrairement à la demanderesse qui s’enflamme et s’excite au point d’en devenir hystérique[185] ».

Une inquiétude supplémentaire émerge du constat que le sexisme terminologique est souvent corrélé avec des allégations de violence conjugale ou paternelle, de sorte que l’insulte sert à décrédibiliser l’allégation de violence (par exemple, lorsque la mère est traitée de « delusional »), à en distraire le tribunal ou à présenter la femme violentée comme une « hystérique » qui exagère la violence du père[186]. L’utilisation réussie du sexisme terminologique par des hommes pour masquer leur violence montre l’importance pour les différentes actrices du système, et notamment les juges, de faire preuve de vigilance.

La castration du droit et la glorification du « sexe masculin »

Les personnes courageuses ont des couilles, tandis que les mauviettes doivent s’en faire pousser une paire. Alors que le langage sexiste associe la féminité à l’hystérie, la virilité, quant à elle, est glorifiée. Aussi surprenant que cela puisse sembler, des acteurs et actrices juridiques, et même la Cour suprême, participent à ces associations sexistes, essentialisantes et transmisogynes[178] par l’emploi d’un champ lexical relatif à la castration. Dans l’arrêt Doré c. Barreau du Québec, rendu en 2012, la Cour suprême affirme qu’« on ne peut s’attendre à ce que les avocats se comportent comme des eunuques de la parole[188] ». Le plus haut tribunal du pays affirme ici que les avocats – et les avocates! – doivent maintenir une certaine liberté d’expression virile, sans quoi on risque de les efféminer. On associe ainsi le pouvoir, la liberté et l’opinion aux testicules, et par extension aux hommes, alors que perdre ces atouts rapproche les avocat·es d’une corporalité et de comportements dits féminins.

La jurisprudence enseigne que, en plus des avocat·es, ce sont également les cours supérieures qui doivent être protégées de la castration. « The inherent jurisdiction of the court is a virile and viable doctrine[189] », nous dit-on. Dans l’arrêt MacMillan Bloedel Ltd. v. Simpson, la Cour suprême met en garde contre l’érosion des pouvoirs essentiels des cours supérieures : « To remove any part of this core emasculates the court, making it something other than a superior court[190] ». Les cours supérieures sont ainsi imaginées comme des entités masculines, ou du moins dotées de testicules, qui doivent être protégées pour ne pas perdre leur « virilité ». Cela associe la « féminisation » des cours avec leur déclin. L’idée implicite est qu’un homme sans testicules n’a pas la force morale, intellectuelle ou physique d’un « vrai homme ».

Sur une note plus positive, cet arrêt montre également le pouvoir et le rôle des traductrices et traducteurs dans la résistance au sexisme terminologique. L’analyse bilingue du texte révèle le travail invisible de désexisation du jugement par une traductrice, puisque la version française se lit comme suit :

To remove any part of this core emasculates the court, making it something other than a superior court.

Lui retirer une partie de cette compétence fondamentale affaiblit la cour, en en faisant quelque chose d’autre qu’une cour supérieure[191].

Alors qu’il semble saugrenu que la Cour suprême emploie un tel langage lié à la castration, cet arrêt n’est pas unique en son genre. Le verbe émasculer est aussi employé dans l’arrêt R. c. S. (P.L.) : « Cela aurait pour effet d’émasculer la disposition réparatrice[192] ».

L’émasculation est toujours associée à l’exagération, à l’extrême qui mène le droit à une perte de sens[193]. La perte de la virilité du droit serait une catastrophe. C’est d’ailleurs tout le système juridique dont la « masculinité » doit être protégée : non seulement les cours, mais également la loi et les juges. Voici ce qu’en dit le Conseil canadien de la magistrature : « Les juges ne sont pas “et la société ne veut pas qu’ils soient” des eunuques intellectuels dénués de toute conception philosophique de la vie, de la société, du gouvernement ou du droit[194] ».

La Cour d’appel du Québec, quant à elle, parle de l’émasculation de la loi dans un arrêt de 1996 encore cité par les tribunaux en 2015 : « “S’il est vrai […] qu’il n’appartient pas aux cours de pallier [les] défauts [...] du Tarif”, ceux-ci, en revanche, ne doivent pas servir à émasculer l’objet de l’article 15[195] ». Elle récidive en 2004 en rapportant que « [l]a solution retenue par le juge de première instance aurait donc pour effet d’émasculer totalement la loi[196] ».

Notons en terminant que l’image de l’émasculation n’est peut-être que l’exemple le plus frappant de la glorification du masculin. Le sexisme terminologique se trouve aussi dans l’emploi de termes comme viril ou virilité, que ce soit pour euphémiser une violence dénoncée[197] ou pour normaliser un comportement que l’on ne désire pas punir[198]. Tenter de faire passer un comportement inapproprié pour un comportement viril[199] renforce les stéréotypes sur l’agressivité inhérente à la masculinité (boys will be boys). Ce vocabulaire, surtout combiné au masculin générique, peut également participer à l’exclusion des femmes du narratif juridique, puisque la virilité, du mot latin vir (« homme »), ne s’étend pas a priori aux femmes. Que penser, alors, de ce genre de propos : « Il va de soi que, dans l’exercice de leurs fonctions, les policiers peuvent parfois être appelés à intervenir de façon vigoureuse et virile et qu’ils puissent être eux-mêmes l’objet d’agressions[200] »?

Le désir de colorer un jugement ne devrait pas se faire au détriment de sa neutralité par rapport au genre. Il est à espérer que, comme la traductrice anonyme de l’affaire MacMillan Bloedel Ltd. v. Simpson, de plus en plus d’actrices et d’acteurs juridiques choisiront de puiser dans les synonymes et de paraphraser les expressions sexistes qui établissent les hommes et les femmes comme essentiellement différentes et inégales.

La division sexuelle du travail et sa naturalisation sexiste dans les lois et jugements

Une autre conséquence de l’essentialisation des stéréotypes de genre est le renforcement de la division sexuelle du travail avec des expressions qui essentialisent ou naturalisent le travail ménager. La Loi sur la reconnaissance de l’apport des aidants naturels, du Manitoba, emploie par exemple l’expression aidant naturel, ainsi définie :

« aidant naturel » Personne qui, sans rémunération et d’une façon informelle, donne des soins personnels, apporte un appui ou fournit de l’aide à une autre personne dont la vie est difficile en raison :

“caregiver’’ means a person who provides informal and unpaid personal care, support or assistance to another person because that other person lives with challenges due to

  • a) d’un handicap;

  • b) d’une maladie;

  • c) d’une blessure;

  • d) de l’âge. (“caregiver”)

  • (a) a disability;

  • (b) an illness;

  • (c) an injury; or

  • (d) aging. (“aidant naturel”)[201]

Outre la formulation masculine désignant une fonction typiquement féminine[202], l’emploi du qualificatif naturel naturalise le travail de care (soin aux personnes) attribué aux femmes. Or, si les femmes effectuent ce travail, ce n’est pas en raison d’une « vocation naturelle » ou d’un quelconque « instinct maternel », mais bien pour cause de socialisation genrée, de rapports économiques inégaux et de division sexuelle du travail. Ces facteurs sociaux sont occultés par le qualificatif naturel[203]. Les féministes qui travaillent sur la question privilégient ainsi l’appellation proche aidante ou proche aidant[204].

Le choix linguistique de la version française de la loi manitobaine perpétue l’idée qu’il est dans l’ordre des choses que l’aide aux proches soit exercée dans sa forme actuelle : dans la sphère privée, de façon gratuite, et par des femmes. Le titre anglais, The Caregiver Recognition Act, s’avère non seulement épicène mais également non naturalisant; une formulation de type natural helper n’a pas été retenue. Ce décalage en matière de traduction est d’autant plus malvenu que la loi vise justement à valoriser le travail des proches aidant·es. Le Manitoba est d’ailleurs « la seule province à reconnaitre formellement, dans sa loi, la contribution des proches aidant·es à la société[205] ».

Toujours au Manitoba, la Loi sur les écoles publiques emploie les expressions sexistes école maternelle et langue maternelle qui naturalisent également le travail de soins aux jeunes enfants effectué par les femmes. Bien qu’il soit effectivement probable que la première langue d’une personne soit celle de sa mère, l’expression langue maternelle exclut d’emblée que la première langue apprise soit celle du père. L’expression langue paternelle poserait le problème inverse en invisibilisant les différences de genre plutôt que de les remettre en question. L’expression première langue, retenue dans la version anglaise de la loi, est nettement préférable :

« aide au programme d’anglais langue additionnelle » Aide accordée aux élèves dont la langue principale ou maternelle n’est pas l’anglais.

“English as an addi-tional language support” means support for pupils whose first or other primary language is not English[206].

La même critique s’applique à l’expression école maternelle, (kindergarten en anglais), qui aurait pu être rendue par école préparatoire ou école enfantine, des termes non sexistes et tout aussi clairs.

Cette forme de sexisme terminologique, qui dépasse évidemment les frontières du Manitoba, est insidieuse et passe facilement inaperçue. La vigilance est de mise notamment en matière de droits linguistiques, où la Cour suprême oscille entre les expressions langue maternelle et des formulations non sexistes et peut-être plus précises comme leur langue, sa propre langue ou première langue apprise et encore comprise[207]. Dans un domaine où les inégalités se révèlent tenaces malgré l’égalité formelle, soit la répartition des tâches ménagères et de soins aux personnes dans la sphère « privée », la dénaturalisation des expressions sexistes offre au droit une avenue pertinente pour contribuer, modestement mais concrètement, au projet d’égalité.

CONCLUSION : UN·E JURISTE NOUVEAU GENRE

La linguiste Marina Yaguello rapporte que « la place de la femme dans [la] langue est le reflet de sa place dans la société[208] ». Par extension, le peu de considération que la langue juridique accorde aux femmes et aux personnes non binaires est indissociable de la marginalisation de leurs intérêts en droit. La complicité, la résistance ou la passivité devant le sexisme langagier influence, symboliquement et concrètement, le rapport du droit aux inégalités de genre.

Notre panorama des défis que la langue présente aux juristes dresse la table pour positionner le sexisme langagier comme un champ d’étude en bonne et due forme. Plutôt que d’étudier en isolation la féminisation des métiers et des phrases, l’euphémisation des violences sexuelles, la décrédibilisation des femmes ou le mégenrage des personnes trans, nous proposons d’évaluer ces enjeux comme les multiples facettes d’un seul et même problème : le sexisme langagier dans le droit.

D’une part, la communauté juridique peine encore à féminiser pleinement les titres de fonction et les noms d’organismes, rendant ainsi invisibles les femmes qui percent le plafond de verre. L’occultation des femmes occupant des positions de pouvoir, de connaissance ou de prestige peut être décrite comme un plafond de verre linguistique. En ce qui concerne la syntaxe, la règle du « masculin qui l’emporte » domine encore le discours juridique francophone, bien que certaines autorités avalisent diverses stratégies de féminisation.

D’autre part, le sexisme terminologique contamine notre manière de raconter les faits et de dire le droit. Les formules employées banalisent les violences patriarcales en euphémisant le viol, en blâmant les victimes, en déresponsabilisant les agresseurs et en opérant un chevauchement entre la sexualité et la violence. En outre, des expressions essentialisantes psychiatrisent les femmes, font du « sexe masculin » un symbole de pouvoir et renforcent la division sexuelle du travail. Chacune de ces conséquences fait obstacle à la pleine égalité des genres, qui bénéficierait – ou bénéficiera – d’une plus grande attention de la part de la communauté juridique et des jurilinguistes envers le poids des mots.

Le sexisme langagier, aussi vaste soit-il, n’est pourtant qu’une itération d’un problème encore plus large: l’emploi de la langue pour reproduire les rapports de domination. Une étude comparable devra être faite pour cartographier dans la langue juridique d’autres oppressions tels le racisme, le capacitisme et le spécisme, ainsi que leurs multiples intersections.