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Contemporary Indigenous: Cosmologies and Pragmatics est un ouvrage collectif dirigé par Sylvie Poirier, professeure d’anthropologie à l’Université Laval et Françoise Dussart, professeure d’anthropologie à l’Université du Connecticut. À partir d’enquêtes ethnographiques, les contributeurs et contributrices y illustrent et y démontrent les processus mis en place par les populations autochtones afin de créer des espaces de coexistences entre l’ontologie naturaliste occidentale et les ontologies relationnelles. Pour reprendre les mots de Dussart et de Poirier, l’ambition de cet ouvrage est de témoigner de l’agentivité des populations à repenser « their entangled cosmologies and pragmatically engage in the definition of their own contemporaneity » (p. 9). Il se découpe en trois parties distinctes pour un total de onze contributions. La première partie porte sur la notion de personne et d’indigénisation du christianisme ; la seconde sur les négociations globales des cosmologies enchevêtrées ; et la dernière sur l’affirmation des religiosités indigènes et leur insertion dans les États coloniaux modernes (p. 17).

La première partie nous présente la rencontre entre les cosmologies autochtones et le christianisme. Composée des textes de Laugrand, de Vaarzon-Morel, de Tassinari et de Crépeau, elle permet d’illustrer les spécificités des religiosités enchevêtrées et la façon dont les populations autochtones intègrent et mobilisent quotidiennement le christianisme dans un cadre qui demeure cohérent avec leurs ontologies. Précisons que le terme religiosité est préféré au terme religion par les auteurs, car il permet de se focaliser sur ses dimensions expérientielles et performatives. Constamment « in the making » (p. 8), l’étude des religiosités enchevêtrées présentée ici est celle des interrelations et adaptations réciproques du christianisme et des cosmologies autochtones. Dans son chapitre intitulé « Embracing Christianity, Rejecting Western Individualism », Laugrand nous dévoile les raisons qui ont permis à l’Église anglicane de renforcer sa présence au sein des communautés inuit. L’Église anglicane a connu plus de réussites, car ses méthodes s’intégraient davantage aux ontologies relationnelles inuit que l’Église catholique, dont les méthodes d’évangélisation reposaient principalement sur des procédés individualisants. Vaarzon-Morel va, quant à elle, démontrer comment le pragmatisme, la volonté d’autonomie et les valeurs de solidarité et d’entraide, plutôt que les croyances, ont influencé le choix des Warlpiris d’Australie d’adhérer au christianisme tout en le liant avec leur religiosité autochtone (p. 75). La contribution de Tassinari porte sur la distinction observée entre les pratiques chamaniques et catholiques des Karipuna. Ces pratiques se côtoient, mais sans jamais devenir syncrétiques : les pratiques catholiques sont dédiées à la création de liens de parenté, alors que les pratiques chamaniques portent davantage sur le développement des corps et de la personne (notamment durant les phases de maternité avec des pratiques médicales distinctes) (p. 101). L’article de Crépeau nous explique que l’organisation sociale contemporaine des Kaingang est définie par la cosmologie du Déluge et servira à renforcer les principes d’interrelations et d’alliances entre humains et non-humains (p. 127). Cette première partie témoigne du choix conscient et pragmatique des communautés autochtones d’intégrer la religion chrétienne à leur système de valeurs et leurs ontologies.

La seconde partie porte sur les processus dynamiques de recomposition culturelle et ontologique liés à la mondialisation et qui émergent au sein des populations autochtones. La démarche des auteurs de cette partie s’insère dans la tradition holiste des études anthropologiques en cherchant à dévoiler en quoi la mondialisation s’inscrit dans des mécanismes de production de la localité. Chacun des quatre articles qui composent cette partie présente des exemples variés d’intégration des produits de la mondialisation à une cosmologie locale. Cette partie témoigne de la capacité des peuples autochtones à réactualiser leur cosmologie, confirmant à nouveau que les ontologies relationnelles se caractérisent par leur ouverture, leur fluidité et leur flexibilité. Cette capacité des cultures autochtones à s’adapter et à maintenir leur cohérence ontologique dans la durée tout en y intégrant de nouveaux éléments allogènes est qualifiée dans l’ouvrage de « continuité transformative » (p. 9). Ainsi, Colpron débute cette partie en présentant les continuités transformatives qui lient les pratiques chamaniques contemporaines (et issues de la mondialisation) des femmes Shipibo-Konibo aux pratiques chamaniques traditionnelles. Notamment, elle décrit en quoi travailler avec des touristes permet aux chamans de faire face à de nouvelles altérités et d’acquérir de nouveaux savoirs et pouvoirs chamaniques (tels que l’assimilation de pouvoirs liés à la technologie) venant s’ajouter aux précédents (p. 148). L’article de Hall propose une réflexion sur l’enchevêtrement des pratiques locales avec des logiques et dynamiques nationales et mondiales. À partir d’observations faites lors de la journée nationale de la pomme de terre au Pérou, appelé « Papa Watay », Hall nous décrit comment les politiques environnementales mondialisées lui étant associées aboutissent à la revalorisation de pratiques traditionnelles chez les communautés autochtones locales. Parallèlement, le Papa Watay sera intégré à des stratégies politiques de reconnaissance internationale et nationale (p. 180). Rountree se concentre sur la dialectique du mondial et du local en illustrant les nouvelles pratiques chamaniques induites par l’hyperconnexion associée à la mondialisation. En présentant la façon dont le renouvellement des pratiques chamaniques autochtones a stimulé de nouvelles pratiques de revitalisation culturelle à l’échelle globale, Rountree nous démontre en quoi les concepts d’authenticité et d’appropriation culturelle ne s’adaptent plus à un monde hyperconnecté et mobile (p. 198). Finalement, à travers le concept de « media cosmologies », Nepton Hotte et Jérôme démontrent la continuité entre les formes et savoirs traditionnels autochtones et les caractéristiques des mondes virtuels (p. 222), et plus spécifiquement les outils numériques présentant, selon eux, de nouvelles opportunités de narrations et d’agentivité pour les femmes des Premières Nations (p. 232). Cette partie nous illustre de quelle façon les mécanismes de la mondialisation renforcent les processus d’interrelations des cosmologies enchevêtrées et témoigne de l’agentivité des communautés autochtones à penser leur contemporanéité.

La dernière partie de cet ouvrage se compose de deux chapitres et porte sur les continuités transformatives produites dans un contexte de négociation avec des structures et mécanismes associés aux États dits modernes. L’article de Pimenova porte sur la reproduction et l’émergence de pratiques rituelles autochtones dans le musée national Anokhin en République Altaï. Pimenova observe que malgré les prérogatives imposées par le gouvernement russe pour la gestion administrative et légale des musées, ces derniers vont devenir de nouveaux lieux de cosmopolitique et de créativité rituelle pour les Altaïens (p. 254). Quant à l’article de MacKenzie, il nous apprend qu’au Guatemala, les chamans traitent de la gestion des affaires modernes avec des rituels et pratiques chamaniques, en particulier dans la gestion de la bureaucratie. Ainsi, le pouvoir de la bureaucratie est soit dissipé, soit transformé par l’application de techniques spirituelles (p. 303). Ces exemples illustrent de nouveau la capacité des communautés autochtones à intégrer des éléments allogènes à leurs cosmologies et à les rendre compatibles avec leurs pratiques ontologiques.

La contribution majeure de cet ouvrage repose sur sa capacité à illustrer auprès de son lectorat la fluidité, la flexibilité et la pluralité des religiosités autochtones. Parmi les textes et concepts qui y sont présentés, les effets d’homogénéisation communément attribués à la mondialisation sont discutés et mis en perspective. Les auteurs s’appuient sur des exemples ethnographiques précis et sur les concepts de continuités transformatives et de religiosité enchevêtrée afin de démontrer les processus d’adaptation et de réappropriation déployés par les communautés autochtones. Un élément brièvement abordé dans cet ouvrage par Hall et qui mériterait d’être développé davantage est celui des négociations internes qui accompagnent les continuités transformatives et les religiosités enchevêtrées. L’ouvrage se concentre sur la capacité des autochtones à résister aux mécanismes de la mondialisation et à maintenir la cohérence de leurs cosmologies malgré l’intégration d’éléments allogènes, mais s’attarde peu sur leurs effets sur l’organisation sociale des populations autochtones. La mondialisation et le numérique sont porteurs de bouleversements sur les systèmes sociaux, mais aussi sur le lien social, les réseaux de sociabilité, les espaces de transmission, etc., qui mériteraient d’être détaillés. Finalement, cet ouvrage dirigé par Sylvie Poirier et Françoise Dussart est une lecture indispensable pour quiconque souhaite aborder les mécanismes d’homogénéisation et d’hétérogénéisation associés à la mondialisation et aux contemporanéités autochtones.