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Depuis une vingtaine d’années, conjointement à la numérisation et à l’accessibilité des outils de la communication, la prévalence et la multiplication croissante des supports dits aujourd’hui – parmi d’autres désignations – « composites » (Bautier et al., 2012), combinant notamment écriture, son, image fixe ou mobile, ont favorisé l’émergence du concept de multimodalité (Kress et van Leeuwen, 1996, 2001; Kress, 2010; Lacelle et al., 2017; Lacelle et Boutin, 2020; Lebrun et al., 2012). A juste titre est souvent rappelé le caractère très hétérogène des supports composites, qui participent d’un contexte multimodal globalisé et qui habitent en classe par exemple les capsules de BookTubing, les pages de manuels scolaires, les photocopies d’exercices à compléter, les logiciels d’apprentissage, les sites Internet documentaires ou les albums de littérature de jeunesse (Ronveaux et al., 2021, p. 12). Cette écologie plurisémiotique, d’abord socioculturelle, s’est ainsi invitée à l’école, entrainant son lot de savoirs spécifiques, des « enseignables » aurait dit Chervel (1988). Si le rôle et le statut des différentes modalités mises en présence peuvent varier au sein de ces supports composites (Rouet, 2012, 2016), la combinaison de systèmes sémiotiques différents contraint à une sémiose complexe (Kress, 2010), au cours de laquelle le contexte de réception joue un rôle prépondérant (Kress et van Leeuwen, 2001). Par conséquent, l’utilisation pédagogique de supports composites sans prise en charge didactique de la multimodalité ne permet pas la réception du message dans son intégralité. Ainsi, le présent numéro pose comme principe que la construction didactique des objets d’enseignement, en matière de transposition externe puis interne, est inséparable des savoirs que l’objet lui-même requiert de mobiliser (Ronveaux et Schneuwly, 2007).

De plus en plus nombreuses sont les études (Bonnéry, 2015; Renaud, 2020) montrant que les supports composites doivent faire l’objet d’un enseignement explicite, centré sur leur spécificité tant sur le plan sémiologique que sur celui de leurs usages. En contexte scolaire, du primaire au secondaire (Martel et al., 2015), les compétences requises par la réception et la production multimodales remettent ainsi en question les contenus d’enseignement, historiquement verbocentrés et souvent abordés exclusivement suivant une répartition disciplinaire assez rigide (voir infra). C’est à cette question des savoirs multimodaux déterminés par certains supports composites que s’intéresse le présent numéro. Une telle question n’est guère évidente quand on sait que les plans d’études, souvent surchargés, sont en décalage avec ces supports, dont l’usage premier se situe généralement au dehors de l’école (Martinand, 1989; Schneuwly et Dolz, 1997). Dans l’esprit de l’article de Schneuwly et al. (2005), intitulé « À la recherche de l’objet enseigné », le présent numéro aurait aussi bien pu s’intituler : « À la recherche des enseignables multimodaux ».

Il est probable qu’un recul plus large sur l’histoire de la transposition didactique de diverses pratiques sociales multimodales permettrait d’aborder cette question avec une distance plus favorable à la compréhension des obstacles rencontrés actuellement autant par les chercheurs que par les enseignants dans leurs propositions d’identification et de didactisation de savoirs multimodaux. Malgré une grande diversité de formats ou de situations didactiques expérimentés actuellement, notamment compilés dans les numéros de la présente revue depuis six ans, et malgré les divers référentiels de compétences qui voient le jour (notamment Fastrez, 2010), les savoirs proprement multimodaux en jeu restent insuffisamment explicités. Plus anciennes dans le genre informatif, historiquement lié aux médias de masse et à la communication (Béguin-Verbrugge, 2006), les recherches ne font que débuter pour les autres « genres », alors même que les supports comme les pratiques – largement développés – interrogent urgemment les apprentissages de la lecture et de l’écriture notamment (Budach, 2018). Dans leur analyse d’une lecture en classe d’une bande dessinée, Bautier et al. (2012) montraient bien la difficulté pour l’enseignant d’adopter une conduite didactique cohérente, qui tienne compte du caractère iconotextuel de la bande dessinée. Que l’on pense également à la complexité inhérente à la navigation sur Internet entre hypertextes ou à l’absence de modèle didactique (De Pietro et Schneuwly, 2003) concernant la grande majorité de ces supports composites. Secondariser des contenus eux-mêmes complexes et d’une grande hétérogénéité prend nécessairement du temps et il faut accepter encore que la réflexion contemporaine continue d’emprunter des chemins parfois escarpés. Cela fait partie de l’historicité et de la richesse du discours didactique sur le sujet.

Dans pareil contexte, le présent numéro centre son attention sur l’impact de ces supports multimodaux sur les savoirs enseignables en classe. Que peut-on entendre par là ? Depuis le milieu des années 1990 et le pictorial turn de Mitchell, on sait que la modalité visuelle prévaut dans notre communication (Delporte et Veyrat-Masson, 2019; Mitchell, 1992). Il parait donc indispensable de penser ces supports comme fondés au minimum sur un principe d’« équité sémiotique », à savoir qu’aucune modalité langagière n’y prime, à priori en tous les cas, sur une autre. Ensuite que ces supports doivent passer par un processus de didactisation – la construction d’un objet enseignable, diraient De Pietro et Dolz (1997) – qui n’a rien d’évident au vu de la diversité que recouvrent les supports composites et les systèmes sémiotiques qu’ils mobilisent. Enfin, que ces supports ne sont souvent pas encore pris en compte dans les plans d’études (notamment le curriculum prescrit, suivant Dumortier et al., 2012) et qu’ils n’intègrent, partant, aucune progression (Thévenaz-Christen et al., 2011). Il n’est ainsi pas rare de trouver des supports iconotextuels comme objets médiateurs d’apprentissages en « Compréhension de l’écrit » quand il s’agit a fortiori et a minima d’une « Compréhension du message » coconstruit par plusieurs modalités. Quid alors de toute ambition longitudinale ?

Concrètement, quelles conséquences peut entrainer une prise en considération « pleine » de la multimodalité au niveau des savoirs, des contenus d’enseignement ? Par exemple, qu’implique une écriture mobilisant la combinaison maitrisée de différentes modalités, produisant un unique message convoquant la pensée spatiale alors même que la langue écrite s’inscrit dans la plus pure linéarité possible ? Par exemple, dans la bande dessinée, les albums, ou les romans graphiques, comment la prévalence de la perception visuelle sur le déchiffrement du texte diffère-t-elle la réception des deux modalités ? Quels savoirs sont nécessaires pour enseigner cette forme de traduction ordonnée d’un système de signes à un autre système de signes, appelée par certains « transmédiation » (Suhor, 1984) ? Quelles intentions de visionnage donner aux élèves pour analyser un film ou une capsule, où musique, images en mouvement et paroles forment un tout indissociable, d’ordre synesthésique (Hörisch, 2004, cité dans Wagner, 2014) ? Il apparait en somme que l’objet à saisir ou à produire, en raison de sa nature composite, prend un rôle actif dans la construction de sens (Bowker et Star, 1999; Budach, 2018) et devient lui-même vecteur d’apprentissage voire pratique transformatrice pour l’apprenant (The New London Group, 1996). Dans un tel cadre, les supports multimodaux existants (blogue, publicité, etc.) peuvent être considérés comme un outil didactique de (re)conceptualisation, notamment sur le plan des savoirs travaillés. Les nouvelles pratiques discursives ne contraignent-elles pas à développer une « métaconscience » critique de la discursivité elle-même ? Il semble en tout cas indispensable d’ouvrir le débat pour remettre en question la notion même de littératie telle qu’elle est conçue dans les prescriptions.

Du fait de sa restriction à une problématique très précise, qui lie supports composites et savoirs multimodaux, seuls trois articles ont été retenus ici. À la réception des propositions de contributions est apparue une grande hétérogénéité d’acceptions concernant d’une part la notion de supports composites et d’autre part celle de savoirs multimodaux. La première est parfois apparue comme diluée (dans une telle perspective, tout support d’enseignement peut être composite dans sa manipulation), tandis que la seconde a semblé beaucoup moins évidente à identifier, montrant la difficulté pour la communauté scientifique de « sortir » des cadres de pensée dichotomiques qui les ont nourris jusque-là (par exemple, texte d’un côté et image de l’autre, plutôt que leur articulation voire leur intrinsèque coprésence). Le texte de cadrage mentionnait également le concept de progression afin de proposer un numéro qui rend compte d’enjeux longitudinaux. Trois contributions, bien que particulièrement substantielles et centrées sur des degrés bien différents (maternelle, secondaire et formation initiale d’enseignants), ne permettent pas d’obtenir un tel panorama. C’est la raison pour laquelle la réflexion se centre exclusivement sur les savoirs multimodaux engagés en classe relativement à tel ou tel support composite.

Le premier article, de Brahim Azaoui, traite du corps de l’enseignant. Relevant souvent de l’impensé, le corps constitue pourtant bien un support composite d’enseignement, articulant mouvements, gestes de la main, voix, paroles, regards, mimiques faciales et attitudes psychologiques. Azaoui introduit théoriquement son propos à partir des concepts de plurilittératies et de multimodalité et inscrit sa réflexion au sein des approches fonctionnelles du langage. Des éléments provenant des gestures studies, de l’analyse proxémique et de l’anthropologie sociale et culturelle enrichissent le cadre posé. L’auteur centre son interrogation sur les compétences multimodales des élèves de maternelle (4-5 ans) au niveau de la compréhension et de la mémorisation de la communication corporelle des enseignants, en donnant plusieurs exemples empiriques centrés sur l’articulation entre diverses paroles et gestes de la main. Conscient du fait que ces savoirs multimodaux devraient s’ajouter à un plan d’études déjà très lourd en France, Azaoui préconise de pratiquer avec les élèves de façon réflexive cette communication multimodale via un enseignement explicite organisé, planifié en quatre grands temps : expérienciation, conceptualisation, analyse et mise en pratique.

Le deuxième article, signé Maud Lebreton-Reinhard et Heidi Gautschi, s’intéresse à l’image comme support du discours pédagogique. Dans une approche sémiotique de l’enseignement, les auteures développent des outils didactiques et pédagogiques permettant l’usage raisonné de la multimodalité de supports composites contemporains. Les exemples traités proviennent d’une formation initiale d’enseignants et illustrent le travail de la métaphore à l’oeuvre dans la compréhension et la production de certaines images conversationnelles. Celles-ci sont extraites notamment d’un site Internet institutionnel, d’un croquis illustrant la trame d’un récit et servant la présentation orale de ce dernier, la photographie d’un sujet composé ou une peinture mise en dialogue avec une consigne d’écriture. Les auteures prônent une intégration plus ferme dans la formation des enseignants des savoirs et des compétences pratiques relatifs à l’image conversationnelle.

Le troisième article, fruit d’une collaboration entre Catherine Delarue-Breton, Eve Gladu, Christophe Ronveaux et Nathalie Lacelle, centre sa réflexion sur les obstacles que rencontrent les chercheurs pour énoncer des tâches propres à l’évaluation de savoirs et de savoir-faire relatifs à la littératie médiatique multimodale. Les interrogations soulevées dans cet article proviennent d’un programme de recherche collaboratif international (2018-2022) entre quatre pays francophones (Belgique, Canada, France et Suisse) portant sur l’évaluation des compétences en littératie médiatique d’adolescents (13-15 ans) de chacun de ces pays. Après un cadrage théorique sur la notion de tâche, les auteurs poursuivent leur réflexion sur les savoirs multimodaux à l’oeuvre en réception et en production à partir de divers supports composites, la sélection d’informations à partir d’un document médiatique et la réalisation d’un discours informatif multimodal. Le quatuor interroge finalement les conditions de la modélisation didactique de ces savoirs et celles de leur insertion potentielle au sein des curriculums.

Dans le prolongement de cette réflexion sont en jeu des éléments relatifs à la dimension (inter- ou trans-) disciplinaire (Schneuwly, 2007) des savoirs ou enseignables multimodaux. Ce numéro ne répond pas (explicitement du moins) à cette question. Globalement, l’interrogation peut être portée sur la capacité de l’école à intégrer des supports composites dans son système d’organisation où la notion de discipline pourrait être ébranlée ou du moins interrogée. Mais questionner la force d’inertie des systèmes éducatifs relève d’un autre débat… Le questionnement est en tous les cas contemporain des précurseurs du concept de multimodalité (Cope et Kalantzis, 2015; The New London Group, 1996). Ce dernier, envisagé du point de vue littéracique, invite depuis ses débuts à repenser l’enseignement à la lumière de nos pratiques et de nos supports. Sont ainsi liés à la multimodalité la nécessaire connexion entre l’expérience des apprenants et leurs apprentissages, et l’accompagnement réflexif de l’enseignant pour permettre le développement d’une pensée critique (Cope et Kalantzis, 2015). Si la sphère anglophone a entamé le débat il y a vingt-cinq ans, le présent numéro témoigne du travail qu’il reste à mener dans le monde francophone. Nonobstant, d’intéressantes propositions interdisciplinaires se font jour en didactique, comme la récente recherche (située à la confluence de la littérature, de l’anglais langue étrangère et des arts visuels) de Torregrosa et al. (2021). Les pédagogies actives ont depuis longtemps flexibilisé l’enclassement et répondent aujourd’hui donc davantage au décloisonnement disciplinaire requis. Par leurs pédagogies humanistes, elles convoquent l’anthropologie et permettent de relier le sens aux savoirs (Ingold, 2018). La question qui semble se dessiner est de déterminer si les savoirs multimodaux et les supports composites sont solubles aujourd’hui dans la recherche et l’enseignement autrement qu’au travers du seul prisme disciplinaire. Toute proportion gardée, on peut se demander si des pédagogies telles que la pédagogie coopérative, la classe inversée ou la pédagogie de projets n’offrent pas des pistes d’approches collaboratives des enseignants et donc des disciplines (Sullivan, 2017). Cette question mérite d’être posée, par exemple dans le cadre de la discipline du français, qui peine à penser « ses » objets et leur didactisation sans le prisme des genres de texte, outil organisateur d’une grande partie de la matière disciplinaire que les supports composites interrogent fortement. Le contexte multimodal et les supports qui le nourrissent disposent actuellement d’une force critique qui interroge l’enseignement et la recherche en sciences de l’éducation. La question qui leur est posée pourrait être formulée aujourd’hui ainsi : le temps est-il venu pour l’école de déconstruire ou renouveler la répartition des objets et des savoirs en partie par-delà les découpes disciplinaires ?

Cette question, les directeurs de ce numéro, affiliés respectivement à la discipline français et arts visuels, l’ont gardée longtemps en tête à l’occasion du travail éditorial de la présente livraison. Le dialogue interdisciplinaire que cette collaboration a ouvert leur a fait pressentir le potentiel heuristique qu’un tel décloisonnement provoque sur l’enseignement et la recherche autour des supports composites et des savoirs multimodaux. En espérant que cette prise de risque aura au moins le mérite pour la suite d’ouvrir plus librement au dialogue épistémologique entre didacticiens.