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Introduction

Les supports de communication accordent une place croissante à la modalité visuelle. Aucune révolution n’est à considérer ici puisque les 6000 ans d’histoire de la langue codifiée par écrit font de la modalité textuelle la forme communicationnelle la plus brève de l’histoire de l’homme (Lebreton Reinhard, 2020). Il est donc probable que l’absence de difficulté face à cette prégnance du visuel soit à légitimer de manière archétypale comme pratique anthropologiquement éprouvée. Ce constat rejoint celui de sa prétendue lecture innée (Debray, 1992; Garnier, 1969; Metz, 1970), lequel légitimerait l’absence de l’image dite conversationnelle (Gunthert, 2014; Paveau, 2019) comme objet d’enseignement dans les didactiques disciplinaires et sa quasi-absence dans les formations à l’enseignement.

Or, si l’acte de communication se satisfait du retour prégnant du visuel, l’iconisation généralisée engendrée par la démocratisation, l’accessibilité, la facilité croissante avec laquelle on peut prendre, stocker, échanger des images (Cope et Kalantzis, 2015; Paveau, 2019) ébranle l’acte de transmission. En effet, ce dernier, historiquement verbocentré, se trouve mis en concurrence avec une modalité visuelle qui semble échapper à tout contrôle. Les rares tentatives de travail de l’image en contexte scolaire sont déconnectées des réalités sociales et donc non transférables dans une pratique responsable. Image et discours se combinent pourtant toujours plus dans nos ingénieries didactiques, donnant lieu à une iconisation de la communication verbocentrée, qui, à l’image des supports de communication, porte un message multimodal. Cependant, si l’image intervient sémiotiquement sur le discours, le sens du message reste celui du discours. Si Aristote nous dit que « le tout est plus que la somme de ses parties », on sait aujourd’hui que la configuration sémiotique du message multimodal lui donne un sens autre que celui d’une des modalités en présence ou de leur somme (Kress, 2010; The New London Group, 1996).

Ainsi, l’absence de prise en charge de l’image mise au service d’un discours pédagogique tronque la réception du message pédagogique, voire la fausse. La formation des enseignants et enseignantes aux enjeux de la multimodalité de notre communication en général et plus précisément celle iconotextuelle, articulant le discours pédagogique, doit permettre à l’école d’intégrer les pratiques conversationnelles socioculturelles dans toutes ses diversités, de les doter d’une ingénierie didactique et pédagogique, et surtout d’en faire des objets d’apprentissage. Les savoirs impliqués relèvent de la sémiotique iconotextuelle (Klinkenberg, 2008), lesquels font actuellement défaut dans nos prescrits, dont le cloisonnement disciplinaire constitue une entrave majeure à la prise en charge de la multimodalité.

En combinant une approche socioanthropologique et sémiotique de l’enseignement-apprentissage, le séminaire présenté ici souhaite sensibiliser les futurs enseignants et enseignantes à l’utilisation raisonnée de l’image en réception dans leur pratique professionnelle. Après avoir passé en revue les théories et les concepts ayant étayé l’élaboration de cette formation, l’article en présente l’articulation, propose une analyse de trois moments clés vécus lors de sa première année d’existence avant d’envisager les perspectives offertes par cette première expérience. Si la multimodalité ne peut en elle-même constituer un « enseignable », elle suppose des compétences en réception et en ceci, doit pouvoir être intégrée aux objets de savoir. L’opportunité que représente ce module de formation à l’interdisciplinarité renforce la pluralité épistémologique dans laquelle s’inscrit le concept de multimodalité, dont la transversalité montre l’urgence de sa prise en charge dans les dispositifs d’enseignement-apprentissage.

1. Ancrage théorique et conceptuel du séminaire

1.1 Une pédagogie des multilittératies

La construction de notre séminaire a été en partie nourrie par l’article iconique du New London Group (1996) : « A pedagogy of multilitteraties: Designing social futures ». Depuis 1994 et l’ouverture du World Wide Web au grand public, la transformation numérique a pris d’assaut nos sociétés. Une des variables les plus visibles de cette dernière constitue la multiplication des supports multimodaux, lesquels ont envahi nos vies privées, publiques et professionnelles de messages construits sur l’assemblage image-texte/discours. La prise en charge de cet assemblage désormais omniprésent dans les supports d’apprentissage répond au besoin d’outiller élèves et enseignants et enseignantes en compétences mutilittéraciques pour interagir en conscience dans le monde actuel. Comme le prône le New London Group (1996), notre approche dépasse une prise en charge potentiellement « cosmétique » puisque nous proposons de dépasser les usages pédagogiques de l’image comme amorce ou comme finalité, afin d’accéder aux usages de l’image dite conversationnelle. Réfléchir à son choix, reconnaitre et exploiter sa polysémie, savoir utiliser sa recontextualisation dans une intention didactique clairement définie permettent de construire une pédagogie des multilittératies dont le point de départ n’est pas la littératie traditionnelle, mais le support multimodal.

[…] we argue that literacy pedagogy now must account for the burgeoning variety of text forms associated with information and multimedia technologies. This includes understanding and competent control of representational forms that are becoming increasingly significant in the overall communications environment, such as visual images and their relationship to the written word […]

The New London Group, 1996

1.2. Du médium au média

L’image est un médium, terme qui apparait dans la langue anglaise en 1600 et signifie « agent intermédiaire, canal de communication ». Ce n’est qu’à partir de 1927 que le sens courant du mot mis au pluriel, média, fait son apparition pour désigner les canaux de communication tels que la presse, le livre, la radio et la télévision.

Trop souvent réduit soit à son contenu, soit à son support, la compréhension d’un média nécessite la prise en compte de ses dimensions techniques et sociales. Si on peut tracer le parcours technique d’un média et identifier ses implications sociales, la force des médias vient de l’interaction simultanée entre ces deux dimensions. Regarder la même image sur des supports différents ne procure pas la même expérience; chaque support créant son environnement médiatique par le biais d’une infrastructure technique et matérielle qui mobilise toute une gamme d’organisations économiques, sociales et symboliques (Bourdieu, 1997; McLuhan, 1994; Rieffel, 2015).

De plus, même si le matériel utilisé est identique dans deux pays (ce qui n’est pas toujours le cas), le déploiement de ce matériel dépend fortement des institutions (légales, politiques, culturelles, éducatives) et des ressources (main-d’oeuvre, éducation de la population, naturelles) dans les deux pays (Gautschi et Gautschi, 2016). Avec le même matériel, l’infrastructure médiatique peut prendre des formes variées, ce qui influence la construction et la réception des messages médiatiques.

Un média est donc un objet complexe. Un paysage médiatique l’est encore plus, surtout avec l’actuelle démultiplication des canaux, la convergence des médias et le dédoublement des rôles. Nous avons tous et toutes la possibilité de consommer, produire, transformer et relayer des messages médiatiques par le biais de multiples réseaux en nous appuyant sur une multitude de supports matériels (Jenkins, 2006). Ces compétences, même si elles relèvent de la communication humaine, ne sont pas innées. Elles nécessitent un apprentissage de la part des enseignants et enseignantes pour qu’ils puissent transmettre les compétences nécessaires à leurs élèves afin d’accéder, d’évaluer, d’analyser et de produire des médias, en particulier dans le cadre de leurs futurs métiers. Ces quatre composantes sont les bases de la littératie des médias (éducation aux médias), considérées comme essentielles au développement de la pensée critique (Frau-Meigs et Torrent, 2009).

À l’image de notre communication plurisensorielle, mais visiocentrée, le progrès technologique permet aux médias de donner une place essentielle à l’image en qualité de support ou de canal de communication. Or aucun média ne se satisfaisant aujourd’hui d’une unique modalité, la multimodalité a gagné les supports comme les pratiques; symboles, textes, photographies, sons, émoticônes envahissent nos échanges. Ainsi, recevoir des messages où texte, image voire son, sont entremêlés est aussi commun qu’insérer une image voire un extrait musical à nos messages textuels et c’est tout à fait normal puisque notre communication passe par nos yeux, nos voix, nos oreilles, nos corps, soit nos sens.

1.3. La modalité visuelle

Replacer l’image dans son imbrication au discours et considérer son rôle sur le message datent de la reconnaissance de la prégnance du visuel dans notre communication multimodale. William J. T. Mitchell, dès les années 1990, parle déjà de « pictorial turn » pour évoquer l’image comme organisatrice de notre perception sémiotique, voire le maitre-mot du langage articulé. Nachtergael (2017) l’explique ainsi : « Le pictorial turn n’exclut pas pour autant une part linguistique et narrative, bien au contraire, [il] les articule simplement selon une autre perspective, prioritairement visuelle. »

L’observation d’un message porté par la coprésence du texte et de l’image existe dès les années 1990 avec la notion d’iconotexte définie par Nerlich (1990, cité dans Paveau, 2019) : « une unité indissoluble de texte(s) et image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de fonction illustrative et qui – normalement, mais non nécessairement – a la forme d’un “livre”. »

Placée dans une énonciation matérielle visuelle, soit un environnement physique multimodal (page internet, page de livre illustré, page de journal, etc.), l’évolution sémiotique de notre communication mise sur le composite avec une iconisation des discours tant du point de vue de leur forme, que de leur représentation et de leur énonciation (Paveau, 2019). Tout indique que lorsqu’elle est présente, l’image pilote le sens du message (Paveau, 2019).

Autre élément mis à mal par la place sémiotique accordée à la modalité visuelle, l’organisation physique de notre communication. Alors que le discours écrit d’hier se contentait de reproduire sur un plan spatial la linéarité temporelle de l’oral, celui d’aujourd’hui, empreint de visuel, offre des potentialités ne permettant plus d’évincer cette dimension non linéaire (Florea, 2009). Pourtant, le primat du linéaire fait de la résistance dans l’acte de transmission, probablement pour des raisons historiques, alors que les discontinuités sont nombreuses, segmentant et modifiant le message (Florea, 2009) en combinant texte, image, son, etc. Avec un régime davantage tabulaire que linéaire, l’appropriation du message par le récepteur est fondamentalement différente puisque les notions de début, de milieu et de fin sont mises à mal. L’entrée dans le message se fait donc de manière potentiellement plurielle et notre sacro-saint sens de lecture doit laisser place à la topographie de l’espace page (physique et numérique) comme principe organisateur du déchiffrage (Florea, 2009). Même si cette topographie, que d’autres nomment composition (Paveau, 2019), a connu une croissance immense avec les supports numériques, elle ne lui est cependant pas propre puisque tous les genres peuvent lui être soumis, tout progrès impactant finalement l’ensemble de la culture matérielle. Ainsi les albums, les romans graphiques, les ouvrages documentaires, les manuels scolaires fonctionnent sur le principe de l’espace-page. Même si le rapport texte-image y est différent, la lecture obéit à la spatialité. La linéarité, lorsqu’elle est présente, est seconde. De nombreux manuels scolaires sont par exemple construits sur le principe de la double-page, sans qu’aucune prise en charge didactique n’en assure la réception : « Une des deux pages est consacrée à l’exposé des connaissances, en vis-à-vis l’autre page prolonge et illustre le cours, propose documents, expériences, exercices. La double-page doit former un tout » (Borne, cité dans Florea, 2009, p. 186).

On sait aujourd’hui que si chaque élément modal d’un support multimodal offre un aspect original du message, sa lecture indépendante ne constitue en rien une partie du message, mais que c’est le rôle de chaque modalité mise en présence d’une autre qui donne sa teneur au message (Florea, 2009; Kress, 2010). Analyser la technique, la composition, les couleurs, les formes ou autres éléments de l’image ne dit rien du sens que prend sa coprésence avec le texte, et inversement.

1.4. L’image « pédagogique »

L’usage de l’image dans l’ingénierie didactique n’est pourtant pas récent, sa dimension affective faisant d’elle un support de communication privilégié avec les élèves. Cependant, la réflexion concernant son implication dans les situations d’enseignement-apprentissage l’est davantage. En 1997, Sublet (citée dans Lacourarie, 2008) rappelle les étapes de la place accordée à l’image à l’école. Jusqu’en 1970 et depuis près d’un siècle, l’image a un rôle informatif, le médium ne constituant qu’un auxiliaire de l’enseignement. Dans les années 1970, on s’intéresse à la lecture plurielle des images et à leurs rôles sur les récepteurs. Vient ensuite l’éducation à l’image comme composante de l’éducation aux médias basée sur les sciences de l’information et de la communication, et la sociologie des médias.

Or l’image comme pratique communicationnelle ne cesse de croitre dans les ingénieries didactiques, mais sa prise en charge scolaire reste limitée. En arts visuels, elle y est envisagée de manière autotélique; qu’elle soit créée, analysée, détournée, elle constitue sa propre finalité. En éducation aux médias, elle y est envisagée comme médium autonome de communication et c’est la pensée critique que l’on cherche à développer chez l’apprenant. En français, elle se voit dotée du statut d’« ajout » à la communication verbale écrite. Objet non spécifique des disciplines ou objet unique d’une discipline, les arts visuels, l’image a cette position transversale que le cloisonnement disciplinaire ne permet pas de prendre en charge comme objet d’enseignement. Or on peut ainsi gager que l’utilisation de l’image ne risquant pas de décroitre, son utilisation à des fins pédagogiques sans acquisition de compétences spécifiques sur son rôle, notamment sémiotique, entrave l’enseignement-apprentissage plutôt que de le servir. L’enjeu est de taille de former les enseignants et enseignantes à l’utilisation des images conversationnelles.

En 1996, Gérard Mottet, cherchant à fonctionnaliser l’utilisation de l’image dans les apprentissages, parle de « situation-image ». Considérant que les images rendent le réel manipulable puisqu’elles ne permettent pas une perception directe des choses, il recommande d’agir sur les images pour les questionner, les travailler et ne plus se contenter d’y voir des substitutions symboliques permettant d’aider à percevoir. Les images ne peuvent être des instruments de connaissances, mais peuvent le devenir avec des activités développées à leur égard. L’image en contexte pédagogique ne peut qu’interférer sur l’acte de transmission si l’on n’en fait rien. Près de vingt ans plus tard, le constat n’a pas changé; la prise en charge didactique de l’image n’existe pas excepté en arts visuels (Lebrun et al., 2012; Lépine, 2012).

En 2012, Demongin voit dans l’image « un principe dynamique qui ouvre l’accès à la réalité qu’elle reproduit, le tout par le truchement d’une langue sans laquelle elle reste muette. » (p. 104) L’auteure retrace ensuite les statuts successifs de l’image dans la pratique pédagogique propre à l’apprentissage d’une langue étrangère. L’image est ainsi passée de « facilitateur sémantique » à « stimulateur verbal » pour enfin devenir le « révélateur » d’une interdépendance de la langue et de la culture :

Mais, au-delà, l’image va renvoyer celui qui la regarde à sa propre identité. Cela implique didactiquement, et c’est important, de s’intéresser à l’apprenant comme sujet singulier et pas seulement comme entité collective. […] Au coeur d’une dialectique de mêmeté et d’ipséité, pour reprendre les termes de Ricoeur (1980), l’image instaure des jeux de paroles dans lesquels le locuteur se construit dans un rapport à soi et aux autres.

p. 108

Demongin (2012) conclut ainsi :

Toute image est dynamique, complexe, contradictoire même et ambigüe. Cette reconnaissance de l’incomplétude de toute lecture de l’image oblige à une certaine prudence. Prudence d’autant plus nécessaire que tout regard s’appuie sur une subjectivité qui en retour exige une démarche d’objectivation. […] La notion prioritaire n’est alors pas celle d’image mais celle de « lecteur impliqué », d’où découlent les notions d’altérité et d’observation participante. Et elle est prioritaire parce qu’elle donne la parole à l’élève, aux deux sens de l’expression.

p. 114

L’erreur, qui expliquerait le manque de prise en charge transversale de l’image, ne se situe-t-elle pas dans la fonction exercée par l’image sur l’apprentissage ? À la forme autotélique de sa lecture proposée jusqu’alors, il faut d’abord revoir son rôle dans les autres disciplines que les arts visuels qui l’utilisent. La modalité visuelle est jusqu’à présent mobilisée pour médier la modalité textuelle. Or le rôle de l’image sur le texte modifie l’ensemble du message puisque la pensée spatiale n’est pas la pensée linéaire et qu’une représentation n’a jamais pu dire ou se substituer à un discours. Les supports d’enseignement mettent donc en présence deux modalités sémiotiquement opposées pensant que l’une sert l’autre. Or les processus cognitifs convoqués étant différents, la polysémie est de mise et la seule piste possible a été de lire les deux modalités comme les deux entités sémiotiques autonomes qu’elles sont. Ainsi, le débat n’a cessé depuis les années 1980 sur les manières de prendre en charge l’image mise en présence d’un discours. De l’image vue comme une aide (Vezin, 1986), au constat strictement inverse d’une image entravant l’apprentissage (Péroz, 2018) en passant par les études des relations entretenues entre le texte et les images (Plu, 2007; Van der Linden, 2006), la volonté de séparer texte et image n’a pas permis sa prise en charge dans les institutions de formation (Lebrun et al., 2012), engendrant une utilisation anarchique et irraisonnée par les enseignants et enseignantes remettant même difficilement en question leurs pratiques.

De Barthes (1964) à Metz (1970) en passant par Garnier (1969), Debray (1992) et plus récemment Delporte et Veyrat-Masson (2019) et Belting (2004), toute image n’existe que dans sa verbalisation. L’image est donc multimodale par définition, du moins dans une perspective sémiotique.

1.5. Faire du sens

En qualité de trace d’une perception antérieure, on peut tenter de s’intéresser à la perception qu’on a de l’ensemble du message multimodal plutôt qu’à l’image elle-même (Ricoeur, 1982) puis au texte, ou inversement. Avec le cinéma, média multimodal par excellence, il ne vient à personne l’idée de considérer la musique indépendamment de l’image, des bruitages et des paroles. La fabrication de sens est de l’ordre de la synesthésie puisque nous percevons toutes les modalités simultanément. Dans le cas des supports multimodaux, la réception est différée, ce qui explique probablement la volonté de séparer les modalités pour les prendre en charge pédagogiquement. Et cette réception différée convoque une forme de traduction. Louvel (2002) rappelle que la complexité d’un tel message se situe d’abord dans son instabilité :

Ces opérations de conversion d’un médium versé dans l’autre produisent des effets de lecture spécifiques qui se traduisent dans le texte par l’indécidabilité de l’oscillation infinie qui régit le rapport entre texte et image, jamais totalement stabilisé, mais mouvement perpétuel entre voir et lire, d’où la production de ces ondes du visible qui n’en finissent pas de troubler la surface du lisible.

La sémiotique sociale (Kress et van Leeuwen, 1996) nous explique que mettre une image en présence d’un discours, c’est convoquer une sémiose complexe que Kress (2010) qualifie de métaphorique, hautement réflexive et créative. En effet, le langage visuel et le langage textuel obéissant à des processus cognitifs distincts sont une interprétation métaphorique de l’un dans l’autre qu’il va s’agir d’opérer pour atteindre le sens du message devenu multimodal.

Si cette sémiose multimodale est d’ordre métaphorique, on peut reprendre les différentes définitions qu’en donne Ricoeur (1982) :

[…] au lieu de donner à une chose son nom usuel, commun, on la désigne par un nom d’emprunt, transféré (méta-phore) d’une chose étrangère à la chose à laquelle le nom fait défaut. La raison de ce transfert de nom, selon Aristote qui fit le premier la théorie de la métaphore, était censée être la ressemblance objective entre les choses mêmes ou la ressemblance subjective entre les attitudes se rapportant à la saisie de ces choses. Quant au but de ce transfert, il était supposé combler une lacune lexicale, et par conséquent servir le principe d’économie qui gouverne l’assignation des noms aux choses nouvelles, aux idées nouvelles, aux expériences nouvelles ou, plus volontiers et plus souvent, ajouter un ornement au discours et ainsi servir l’intention majeure du discours rhétorique, qui est de persuader en plaisant.

p. 4

Dans notre réflexion, l’image peut effectivement être mise en présence d’un discours pour sa ressemblance objective, comblant une lacune lexicale puisque le mot « arbre » ne dit absolument rien de sa forme, ou subjective, montrant une plume pour étayer les notions abstraites de légèreté ou de douceur. Il ne s’agit cependant pas ici d’agrémenter le discours pour plaire, mais de placer une intention didactique dans l’assemblage image-discours. Et encore, il s’agira de choisir une image appartenant à un registre visuel culturellement partagé pour atteindre l’objectif d’apprentissage.

De cette théorie dite de la substitution, Paul Ricoeur ajoute la théorie plus récente de l’interaction dans laquelle il ne s’agit plus de substituer un mot par un autre, mais de combiner de façon nouvelle un sujet logique et un prédicat. Le processus de métaphorisation établit une nouvelle pertinence grâce à l’écart lexical. C’est exactement ce qui se produit lorsque l’on juxtapose une image sans lien de ressemblance ou sans lien logique avec un discours. On ne peut s’attacher aux sens des éléments pris séparément puisque c’est l’énoncé entier qui change de sens (voir illustration 1).

Illustration 1

La fabrication de sens dans l’énoncé iconotextuel. Affiche réalisée dans le cadre du concours Egalitee, 2014[1]

La fabrication de sens dans l’énoncé iconotextuel. Affiche réalisée dans le cadre du concours Egalitee, 20141

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Ricoeur (1982) poursuit :

Métaphoriser, c’est voir quelque chose de plus abstrait sous les traits plus concrets de quelque chose d’autre. […] les images incorporées au procès du sens métaphorique sont des images « liées », en ce sens qu’elles sont à la fois suscitées et contrôlées par le facteur verbal.

p. 7-8

Dans le processus sémiotique multimodal, le discours semble contrôler l’image, mais l’image mise en présence du discours concourt à signifier quelque chose d’autre. C’est comme s’il fallait « … sortir du réel pour le [le monde] comprendre et se l’approprier », nous dit Lacourarie (2008). Sémiotiquement, l’image physique génère une image mentale, le discours la modifie, le tout créant une troisième image mentale de type métaphorique, toutes s’ancrant dans l’imaginaire, ce réservoir intime et unique qui va filtrer le message.

Dès lors, comment lire un message multimodal puisque la lecture métaphorique rend sa réception subjective ? Et comment enseigner ce type de réception ? Le philosophe Rancière, dans Le spectateur émancipé (2008), dénonce le présupposé que nous serions tous des aveugles qu’il faudrait former à regarder. Jacques Rancière affirme que le fait de voir ne comporte aucune infirmité, pire que la transformation en spectateur de tout un chacun bouleverse les positions sociales et que l’excès d’images est d’abord une réponse à l’ordre dominant. C’est donc pour lui dans l’émancipation du spectateur que se trouve la réponse à la gestion des images, puisqu’on doit admettre que ce dernier voit ce qu’il voit, sait quoi en penser et quoi en faire. Tout regard peut s’émanciper en se demandant ce qu’il voit, ce qu’il ressent, ce qu’il comprend. Reprenant Jacotot dans Le Maître ignorant (1987), Rancière postule qu’on doit laisser l’élève vérifier ce qu’il sait, tirer de lui-même les leçons de sa propre expérience et traduire un savoir dans un autre. Même la subjectivité représente pour lui une prise de conscience synonyme de connaissance de soi et donc de fiction identitaire. Or l’indétermination de l’image renvoie à l’indétermination de toute expérience.

Déjà en 1969, Garnier place l’enseignant sur le même plan que l’élève dans son observation de l’image (voir figure 1).

Figure 1

L’observation d’une image en contexte pédagogique

L’observation d’une image en contexte pédagogique

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Par conséquent, reconnaitre la subjectivité de la réception d’une image permet de prendre conscience de l’expérience que représente son observation et de la nécessité, dans les didactiques, d’exploiter cette subjectivité expérientielle dans les apprentissages. Dans notre démarche, les grilles de lecture de l’image ont été écartées pour remplacer la notion de lecture par celle de réception et s’attacher à la perception, synonyme d’expérience personnelle.

Considérant que les stratégies d’apprentissage sont largement induites par la structure des cours proposés (Pothier, 1998), on comprend le rôle éminent à jouer par l’expérience de la multimodalité dans la formation à la littératie multimodale (Lebrun et al., 2012). En développant la métacognition des futurs enseignants et enseignantes sur la réception de leur discours, l’ambition est de leur permettre de prendre conscience des obstacles, d’y remédier et de favoriser des processus toujours plus complets pour développer la compréhension de leur discours. Comme toute activité mentale complexe, la compréhension n’obéit à aucune automatisation (Gaonac’h, 1990).

Pour permettre aux étudiants et étudiantes d’envisager la signification que prendra leur enseignement coconstruit sur l’assemblage image-discours, les formatrices ont choisi l’apprentissage expérientiel (Conne, 2008). Ainsi, les étudiants et étudiantes sont questionnés dans le rapport qu’ils entretiennent avec les images, sont placés en posture de récepteur et réceptrice d’images dans une perspective didactique et enfin, deviennent créateurs et créatrices d’images afin de placer l’expérience comme un processus. Dans une perspective peircienne (Peirce, 1898), on peut considérer qu’un objet est connaissable par une sémiose contrainte par l’objet lui-même. Sans entrer dans les trois catégories de relations qu’entretient le signe avec l’objet, on peut didactiquement considérer que l’expérience est le signe d’un objet, que l’intention d’enseigner porte sur l’objet et que l’expérience n’est qu’un moyen, un support à l’apprentissage (Conne, 2008).

Dans la lignée du New London Group (1996), l’approche se veut ici à la fois expérientielle et critique. L’émergence du questionnement autour des littératies multiples, liée aux nouvelles technologies (Cope et Kalantzis, 2015) et aux multiples pratiques socioculturelles qu’elles génèrent, rend urgentes la reconnaissance de l’importance croissante du visuel (Kress et Van Leeuwen, 1996) et la prise en considération de pratiques multilittératiques dans l’acte de transmission. L’idée d’une approche sémiotique de l’enseignement vise à créer un espace pour explorer le potentiel de la multimodalité et à développer de manière consciente et responsable sa communication avec ses élèves. L’apprentissage est ici compris comme un processus de création de sens multimodal dans lequel divers modes sémiotiques interagissent; le verbal, le gestuel, le tactile et le visuel (Budach, 2018; Kress, 2010). L’image constitue ainsi un élément clé parmi d’autres requérant une utilisation raisonnée afin que l’apprenant bénéficie de sa coprésence dans l’ancrage différencié des savoirs.

2. Construction du séminaire

Au cours de leur formation, les futurs enseignants et enseignantes du secondaire du canton de Vaud en Suisse, spécialisés dans une à deux disciplines, choisissent deux modules dits interdisciplinaires afin d’approfondir leur formation. Définissant l’interdisciplinarité comme une pratique visant à mobiliser plusieurs disciplines scientifiques autour d’un même objet ou d’une même problématique, le but de ces derniers est d’enrichir la compréhension et d’identifier différentes formes d’action. Considérant que les situations d’enseignement soulèvent des problématiques complexes difficiles à résoudre avec les outils conceptuels d’une seule discipline, l’idée de faire dialoguer plusieurs disciplines autour d’un même problème peut conduire à l’émergence d’une compréhension plus fine des enjeux et à l’identification de nouvelles solutions. Dotés de trois crédits ECTS (European Credit Transfer and Accumulation System), ces modules supposent un investissement global de 75 à 90 heures sur un semestre.

Les auteures ont ainsi ancré leur proposition dans cette offre pour permettre une approche transversale de l’image. L’interdisciplinarité de ce module s’appuie d’abord sur l’interdisciplinarité des coformatrices puisque les auteures sont pour l’une, anthropologue, spécialiste en sémiologie de l’image et formatrice en arts visuels et français, pour l’autre, docteure en sciences de l’information et de la communication et formatrice en sociologie des médias et de l’informatique. Le séminaire a pour titre « L’image comme support du discours dans les apprentissages » et accueille 14 à 17 étudiants et étudiantes formés à l’enseignement d’une à deux branches scolaires. Les étudiants et étudiantes inscrits au séminaire qui sert de support au présent article ont les spécialités suivantes : arts visuels (4), français (4), histoire (3), anglais (2), italien (1), chimie (1), latin (1).

Treize séminaires sont planifiés dont deux sont consacrés à l’élaboration du travail certificatif. Ce dernier s’articule autour de deux travaux. D’abord, est demandé un Pecha Kucha[2] pour mettre en scène les concepts abordés dans le séminaire et montrer l’évolution du rapport personnel aux images. Le format, issu du Japon, multimodal par excellence, consiste à présenter vingt images, chacune pendant vingt secondes, et à articuler son discours sur leur juxtaposition et leur succession. Ensuite, en groupe interdisciplinaire, les étudiants et étudiantes sont amenés à élaborer une séquence didactique interdisciplinaire impliquant une même image. L’évaluation porte sur les différents types de savoirs disciplinaires abordés par la médiation de la même image. Enfin, une réflexion personnelle sur l’utilisation raisonnée des images clôt le travail certificatif.

Le séminaire s’articule autour de sept thématiques.

2.1. Poser le cadre épistémologique

Partant du principe qu’un cadre épistémologique commun permet d’avancer collectivement dans une réflexion sur l’image comme support des apprentissages, les étudiants et étudiantes, qui ne possèdent aucun repère théorique, doivent présenter en binôme une référence. Huit présentations servent ainsi pendant les deux premiers séminaires à faire la généalogie du questionnement sur l’image et à introduire le concept de la multimodalité inhérente à l’image en raison de sa dépendance au discours.

Ces articles et extraits d’ouvrages académiques représentent diverses approches disciplinaires à différentes époques. L’intention ici est de montrer par leurs divergences le manque de consensus sur le sujet, élément qui soutient le postulat d’un nécessaire apprentissage de l’utilisation de l’image comme support pédagogique. Les présentations se font sous la forme de schémas heuristiques, sont commentées par les formatrices et les pairs puis mises à disposition du groupe sur la plateforme numérique de la Haute école pédagogique du canton de Vaud (HEP-Vaud). Les étudiants et étudiantes sont invités à les utiliser dans leur dossier de certification.

2.2. Expérimenter la subjectivité de la réception

Plaçant les étudiants et étudiantes devant la subjectivité de leur propre interprétation des images, les formatrices déconstruisent la notion de « lecture » d’une image. L’acte de lire est pour elles indissociable de la langue écrite; il renvoie à un code restreint et figé mis au service d’un message. Ainsi l’alphabet, la juxtaposition de lettres pour constituer des phonèmes, le sens de déchiffrage du code, font appel à une pensée linéaire située extrêmement différente de l’image qui mobilise la pensée spatiale et un code infini de formes. Pour nuancer la notion de lecture de l’image, l’acte de lire est remplacé par celui de recevoir pour introduire chez les étudiants et étudiantes l’idée de perception, de réception d’un message en situation de communication par la coprésence d’une image. Ceci permet de lutter contre la désolidarisation de l’image et du texte en replaçant l’enseignement dans ses contextes, ses acteurs, ses intentions, etc.

La prise en compte de la subjectivité de la réception est une reconnaissance de la diversité de nos étudiants et étudiantes et surtout de leurs futurs élèves dont les appartenances culturelles et linguistiques sont plurielles. Cette reconnaissance ouvre la voie à la création d’un espace où la diversité peut permettre de construire des connaissances et des compétences allant au-delà des différences (The New London Group, 1996).

Les étudiants et étudiantes, qui sont dans l’attente de recevoir l’outil classique connu sous le nom de « grille » de lecture, sont ici déstabilisés. Historiquement liée à la discipline « arts visuels », la prise en charge didactique de l’image s’accompagne d’un outil de lecture. Cependant, l’image (analysée, créée, détournée) y constitue alors sa propre finalité, sa « lecture » n’a donc pas d’autre but qu’elle-même. En plus de la perspective d’émancipation du regard (Rancière, 2008), l’image conversationnelle, coactrice dans une situation d’enseignement-apprentissage, se place à l’articulation d’un discours pédagogique visant un enseignement et de l’acquisition d’un savoir. Sa réception est donc entièrement dépendante de ces deux pôles. L’analyse classique, du dénoté et du connoté notamment, ne peut pas suffire à étayer le choix d’une image mise au service d’un discours puisque l’on place et doit placer une intention dans le médium iconotextuel.

Partir de la subjectivité de la réception d’une image et d’un message iconotextuel plutôt que de sa lecture permet de viser, non plus une interprétation consensuelle ou objectivation (Demongin, 2012), mais de chercher le moyen d’utiliser la subjectivité de la réception pour atteindre son objectif d’apprentissage. Sont alors abordés la notion plurielle de contexte et les nécessaires de décontextualisation et de recontextualisation de l’image. Pour servir la réception du message pédagogique, l’enseignant et l’enseignante doivent décontextualiser le médium lorsqu’ils le cherchent et le trouvent. L’image sera choisie dans une perspective de recontextualisation en raison de son support physique, de son potentiel didactique, de sa pertinence disciplinaire, de sa capacité à favoriser la démarche cognitive de l’apprenant et de l’apprenante. Mettre une image au service de son discours pédagogique consiste donc à recontextualiser un médium décontextualisé pour envisager les nouvelles représentations possibles générées par la coprésence du discours et de l’image.

2.3. Chercher et trouver une image

Les étudiants et étudiantes sont ensuite amenés à remettre en question leurs méthodes de recherche d’images pour définir des stratégies leur permettant de trouver les images médiatrices de leur enseignement. Il devient vite évident que leurs recherches sont très limitées et peuvent se résumer à deux ou trois méthodes : Google, Google Images, Pixabay. Se posant rarement des questions concernant leurs intentions didactiques, la subjectivité de la réception de leurs élèves, ils découvrent généralement à travers ce séminaire les notions de contexte original de l’image et de droits d’auteur. Même si les moteurs de recherche généralistes proposent un nombre quasi infini d’images, c’est justement la quantité qui pose problème quant au choix. On constate ainsi un appauvrissement de la diversité des types d’images, surtout sur des sites comme Pixabay où la photographie domine. Le contexte original d’une image est un élément fondamental dans le cadre de l’enseignement-apprentissage parce que l’image va forcément être décontextualisée pour ensuite être recontextualisée. Le contexte d’origine peut orienter le choix et éviter les amalgames. Les formatrices montrent alors une sélection de sources d’images numériques et numérisées qui permettent de connaitre le contexte d’origine, par les collections de musées, les archives ouvertes, la bibliothèque du congrès aux États-Unis, le Internet Archive et les sites recensés par Sur L’image[3].

L’autre volet de ce séminaire consiste à identifier les ressources que constituent les images non numériques. Les étudiants et étudiantes sont invités à se déplacer dans l’environnement de la HEP et à répertorier les lieux où se trouvent des images. Cette activité, envisagée comme facile, s’avère en réalité difficile. Étant entourés d’images, celles-ci ont tendance à se fondre dans le décor. Des sources telles que les albums, les vêtements, les graffitis, les bâches de camions et les pictogrammes ne sont pas identifiées, laissant penser que le concept même de ce qu’est une image a besoin d’être élargi. Autre prise de conscience au cours de l’exercice, le rôle du contexte de l’image sur sa réception.

2.4. Préparer la réception de l’image

L’enseignant et l’enseignante qui coconstruisent leur discours pédagogique avec une ou des images sont amenés à la ou les choisir parmi une infinité de possibilités. Dans la notion de choix figure la réception à priori de l’assemblage image-discours en fonction de l’intention choisie. Premier postulat, le choix d’une image se fait dans un répertoire sémiotique connu pour favoriser la démarche didactique. Afin de respecter la part expérientielle de l’apprentissage, les formatrices placent les étudiants et étudiantes devant trois approches qu’ils doivent tester et comparer de manière heuristique. Individuellement, chacun et chacune se placent devant une première image dénuée de toute contextualisation et répondent aux questions de l’énonciation : Qui (a fait cette image) ?; À qui (est-elle destinée) ?; Quand (a-t-elle été faite/partagée) ?; Où (a-t-elle été faite/partagée) ?; Comment (a-t-elle été faite) ?; Quoi (que représente-t-elle) ?; Pourquoi (a-t-elle été faite/partagée) ? Cette première mise à distance de l’image permet aux étudiants et étudiantes de comprendre qu’une image préexiste à l’utilisation que l’on peut en faire. Devant une deuxième image, chacun et chacune complètent la phrase suivante : « Cette image dit… parce que…,…,… ». En faisant parler de manière argumentative une image, chacun et chacune sont placés devant la réception personnelle qu’ils en font. Enfin, il s’agit d’interroger une troisième image avec le questionnement proposé par Rancière (2008) : Qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que je ressens ? Qu’est-ce que je comprends ? Ces trois étapes sont voulues comme graduelles et visent à amener les étudiants et étudiantes à libérer leur regard, à conscientiser le pouvoir de l’image sur la perception, donc sur celle de leurs élèves, et à envisager son futur rôle de coactrice. Ils renouvellent ensuite l’exercice avec une image dite disciplinaire, c’est-à-dire envisagée comme appartenant au réservoir sémiotique de leur discipline (voir illustration 2).

Illustration 2

Image considérée comme disciplinaire par un étudiant futur enseignant d’histoire[4]

Image considérée comme disciplinaire par un étudiant futur enseignant d’histoire4

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La notion de choix est ensuite abordée en regard de l’« intention didactique ». Limiter la subjectivité de la réception suppose de définir rigoureusement l’intention didactique que l’on place dans le message iconotextuel. L’intention est définie comme le rôle attribué par l’enseignant et l’enseignante à la représentation nouvelle générée par l’assemblage image-discours pour atteindre l’objectif d’apprentissage. Ainsi, de l’intention investie dans l’image mise en présence du discours découle l’objectif. Ce dernier constitue donc le point de départ du choix. L’intention permettra de faire passer l’élève d’une représentation antérieure et donc subjective à une nouvelle représentation, celle envisagée par l’enseignant et l’enseignante. Ce processus suppose de surmonter l’obstacle de la subjectivité que Duplessis (2008) juge possible de dépasser dans la tâche. Il s’agit d’envisager l’image comme coactrice de la consigne de la tâche prévue dans le scénario pédagogique et l’impliquer dans sa réalisation. Ainsi, la recontextualisation de l’image trouve son aboutissement dans la mise en action de l’élève.

2.5. La création d’une image

Enseignants et enseignantes, étudiants et étudiantes et élèves sont non seulement toujours lecteurs et lectrices d’une manière d’être au monde toujours plus multimodale, mais surtout de plus en plus créacteurs et créactrices de cette communication multimodale (Piffault, 2008).

Alors que dans les autres didactiques, les étudiants et étudiantes sont encouragés à produire leurs propres supports dès que nécessaire, la création d’une image est rarement envisagée comme une « solution », sauf par les étudiants et étudiantes en arts visuels pour qui il s’agit d’un habitus. La création visuelle étant accessible à tous, la prédominance de la modalité textuelle est ressentie dans les réactions des étudiants et étudiantes qui sont d’abord déstabilisés à l’idée de créer leur propre image conversationnelle.

Pour développer la notion de choix et celle de réception multimodale, et dans la perspective de Kress (2010), les formatrices placent les étudiants et étudiantes face à une intention didactique qu’ils jugent « résistante » à l’usage d’une image. La difficulté pour les étudiants et étudiantes de formuler une intention didactique résistante à l’utilisation de l’image a interpelé les formatrices. La création d’une image reste liée à son statut de finalité et non de support de l’apprentissage. La majorité des intentions didactiques que nos étudiants et étudiantes définissent sont, après réflexion, peu résistantes à l’image : aborder l’imparfait, comprendre les différentes temporalités d’un récit, enseigner les couleurs à un daltonien, définir les atomes, etc. Les étudiants et étudiantes se sont alors heurtés à leurs préjugés concernant leurs capacités créatrices. Une fois acceptée la posture de créateur et créatrice, chacun et chacune sont amenés à envisager de manière critique le rôle de chaque modalité mobilisée, de leur combinaison, pour procéder à l’analyse à priori de la réception du message. L’intention des formatrices est alors la construction d’un langage visuel et symbolique qui servira la pratique future en phase de conception comme de réception. Un premier temps de discussion est demandé par binôme interdisciplinaire puis chacun et chacune réalisent leur image avant de la présenter. Le partage se focalise sur les choix faits autant que sur le ressenti généré par l’exercice et son incidence sur la pratique professionnelle.

2.6. La capsule vidéo comme objet d’évaluation des apprentissages

Pour réinvestir une partie des concepts vus à ce stade, le format de la capsule vidéo à intention pédagogique[5] est mis au service de la création d’une consigne pour une activité ludique. En binôme interdisciplinaire, les étudiants et étudiantes doivent trouver un artefact dans un espace défini, ici un musée, pouvant être exploité dans les deux disciplines. Les étudiants et étudiantes ne sont pas contraints de choisir une image au préalable, c’est la capsule qui constitue l’image (mobile). L’artefact peut donc être une sculpture, un objet en exposition, un détail du bâtiment, etc.

A travers la création d’une capsule, les étudiants et étudiantes mettent en action les différentes thématiques abordées jusqu’ici : le choix de l’artefact commun, la formulation d’une intention didactique, le choix du discours, la création multimodale, la prise en compte de la subjectivité de la réception. La capsule permet de concrétiser la multimodalité des supports d’apprentissage par son format et son intention. Le visionnage se fait entre pairs et chacun doit justifier ses choix.

2.7. La multimodalité

La multimodalité, abordée comme une forme d’aboutissement de la réflexion et des différentes thématiques développées, utilise comme base de travail le format du Pecha Kucha. La concision du format, d’abord vécue comme une contrainte, est ensuite vue comme un outil puissant mobilisant l’imaginaire et dans un sens situé à la fois dans l’arthrologie des images successives et dans le discours solidarisant l’ensemble. En six minutes, la succession de vingt images doit étayer un unique discours reflétant la réflexion menée sur l’usage de l’image en contexte multimodal. En construisant une trame narrative, les étudiants et étudiantes se placent dans une pratique réflexive face à leur propre rapport avec l’image conversationnelle en formalisant leur situation de départ, en problématisant leur questionnement, en synthétisant les thématiques abordées, en réfléchissant à leur propre subjectivité, en interprétant et en choisissant des images potentiellement déclinables dans leur discipline.

Enfin, les étudiants et étudiantes construisent en groupe de deux ou trois leur projet interdisciplinaire autour d’une même image. Chaque groupe choisit une ou plusieurs compétences transversales à mobiliser telles qu’elles sont définies par le plan d’études romand (communication, collaboration, pensée créatrice, démarche réflexive, stratégies d’apprentissages) et chacun et chacune doivent pouvoir formuler un objectif d’apprentissage disciplinaire pour les élèves. Les étudiants et étudiantes rédigent pour finir une réflexion critique sur l’utilisation de l’image dans l’activité en regard des contenus du séminaire.

Tableau 1

Synthèse des thématiques et des principaux objectifs

Synthèse des thématiques et des principaux objectifs

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3. Analyse de trois moments clés du séminaire

Le séminaire ayant été donné une seule fois de manière complète, les auteures proposent ici l’analyse de trois moments clés avant d’envisager une analyse plus approfondie du séminaire ajusté grâce aux retours des étudiants et étudiantes l’ayant suivi dans sa première année et avant la crise sanitaire.

L’analyse du séminaire faisait partie des objectifs des formatrices. Le but était double. C’était la première fois que les formatrices donnaient ce cours et la première fois qu’elles enseignaient en binôme. Il semblait pertinent de faire un retour sur chaque instant du cours pour ajuster le contenu et la façon de travailler ensemble. Sachant que le propos du séminaire était inhabituel, les formatrices avaient décidé, dès la conception du séminaire, de procéder à une analyse à postériori. Pour entreprendre ce travail réflexif, les formatrices ont consigné dans leurs journaux de bord les traces de leur planification, de leurs nombreuses discussions, ainsi que les traces du cours via des post-its, des photos des tableaux blancs et des notes sur des discussions de classe.

Les trois moments clés sont ceux relevés comme significatifs par la majorité des étudiants et étudiantes lors de l’évaluation institutionnelle du module en fin de semestre. Il s’agit de la réception de l’image, de la création d’une image et de la collaboration interdisciplinaire autour d’une même image.

3.1. La réception de l’image

Afin de permettre la prise de conscience de sa propre subjectivité dans la réception d’une image, les étudiants et étudiantes étaient amenés à compléter une carte d’identité en indiquant : leur âge, leur état d’esprit du moment, les trois valeurs qui les animent, ce qu’ils adorent, ce qu’ils détestent, ce qui les révolte. Les cartes d’identité ne comportant pas de noms, elles étaient mélangées et redistribuées de manière aléatoire. Une image était projetée et chacun et chacune étaient chargés d’élaborer une interprétation. Dans le discours qu’ils ou elles posaient sur l’image devaient transparaitre les différents éléments de leur nouvelle identité.

Dans une perspective réflexive, les étudiants et étudiantes étaient d’abord interrogés sur leur ressenti face à la consigne. Deux catégories se dessinent. La majorité évoquait la difficulté d’interpréter une image avec une autre perception que la sienne, jugeant l’exercice impossible et le discours construit nécessairement factice. Une minorité trouvait l’exercice ludique et l’investissait au-delà de la consigne, se construisant un personnage bien plus détaillé que la carte d’identité proposée.

Illustration 3

Page d’accueil de la HEP-Vaud (février 2020)

Page d’accueil de la HEP-Vaud (février 2020)

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Quelques exemples à la présentation de l’illustration 3 : Kate qui a hérité des valeurs succès/autonomie/humilité : « Pour réussir à la HEP-Vaud, il faut travailler »; Maxence, qui a hérité des valeurs esthétisme/sens de la vie/justice : « Devenir pédagogue est un acte militant reflétant une vision humaniste du vivre-ensemble. C’est donc dans le partage qu’on doit se former pour ensuite accompagner dans le partage »; enfin, Hugo, qui a hérité d’un sentiment de révolte devant « la quête de pouvoir » affirme, cyniquement : « À la HEP-Vaud, on sait… »

Tous sont parvenus, quoi qu’il en soit, au bout de l’exercice, relevant que l’élément significatif ne constitue plus l’image en elle-même, mais le discours que l’on porte dessus, reprenant ainsi les affirmations de Barthes (1964), de Metz (1970), de Garnier (1969) ou de Delporte et Veyrat-Masson (2019). L’idée d’une lecture du médium par la médiation d’une grille perd sa pertinence et c’est la perception personnelle du message devenu multimodal qui prime.

Il s’agissait ensuite de transposer les résultats de l’exercice à la pratique professionnelle. La première réaction était de juger impossible la prise en compte de l’interprétation potentielle de chaque élève. Cependant, toutes et tous ont relevé l’urgence de remettre en question la réception possible en fonction des connaissances disponibles et, par voie de conséquence, la nécessité que représente l’individualisation des élèves comme sujets apprenants. La première conclusion est celle, en apparence évidente, mais rarement considérée, que toute image utilisée dans le cadre de l’enseignement doit être intégrée au discours de l’enseignant et de l’enseignante, et ce, sans la séparer du discours et de l’objectif d’apprentissage. Dans cette prise en charge multimodale, les formatrices placent les notions de décontextualisation et de recontextualisation. Là où une image mise en présence d’un discours sera inconsciemment interprétée dans les contextes de l’actualité de chacun et chacune et de tous et toutes, mais également celui de l’institution, de la discipline, du moment de l’apprentissage, etc., l’enseignant et l’enseignante peuvent placer une intention, ici une image en cours d’anglais deviendra un objet culturel porteur de connaissances, autre que linguistique; là la couverture d’une oeuvre littéraire en cours de français portera symboliquement le défi qui attend le protagoniste, développant une approche par le sensible et l’expérience. Il s’agit donc de coconstruire l’enseignement sur l’assemblage discours-image.

Ainsi, un autre exercice est demandé pour compléter la réflexion sur la possibilité d’une interprétation objective de l’image. Les étudiants et étudiantes devaient chercher l’image d’un verre d’eau. Neuf images différentes étaient présentées pour un total de quinze présents : certains l’accompagnant d’une bouteille, d’autres d’une rondelle de citron, de glaçons, d’autres encore le laissant vide. L’image considérée comme purement illustrative d’un texte et sans aucun lien avec ce dernier est jugée impossible par les étudiants et étudiantes puisqu’aucun n’a visiblement compris la même chose dans l’expression « verre d’eau ». Sémiotiquement, l’image mentale générée par le discours « chercher un verre d’eau » n’a pas été la même pour plus de la moitié du groupe. À l’image de Rancière (2008) qui propose de passer par l’observation, le ressenti avant la compréhension, chacun et chacune libèrent son regard et tous comprennent les multiples facteurs contextuels intervenant dans la réception (Demongin, 2012). Il faut dire qu’il faisait alors chaud dans la salle de séminaire…

3.2. La création d’une image

La consigne consistait à trouver une intention didactique résistante à priori à l’usage d’une image dans la coconstruction du discours. Les étudiants et étudiantes peinaient d’abord à trouver une intention didactique. À la déstabilisation engendrée faisait suite le questionnement que les formatrices accompagnaient en demandant que ce dernier se fasse avec un ou plusieurs collègues d’autres disciplines. Comparer les objectifs d’apprentissage de sa discipline à ceux d’une autre offre une mise à distance appréciée. Alors que la création est commune à l’enseignement de toutes les disciplines, l’image conversationnelle n’est pas considérée comme un discours personnellement constructible. Pourtant, les pratiques socioculturelles et l’histoire de chacun et chacune disent combien nous sommes tous et toutes créateurs et créatrices d’images, et ce, depuis notre plus jeune âge. Seule la discipline arts visuels semble avoir l’apanage de la création graphique alors même que l’image est totalement transversale comme canal de communication. La mise en posture de créateur et de créatrice modifie le paradigme : du choix consumériste pour un usage non formalisé pédagogiquement, on passe à l’obligation de définition du message multimodal et la mise en perspective prioritaire de sa réception.

Ainsi, Achille exposait son objectif d’apprentissage et donc son intention didactique de « sensibiliser les élèves à l’homogénéité d’un récit simplement entendu. » Achille souhaitait utiliser une image pour représenter l’unité d’une narration oralisée. En binôme interdisciplinaire, arts visuels et français, diverses pistes étaient explorées puis Achille faisait la proposition suivante : dessiner les éléments évoqués en temps réel, en respectant la temporalité du récit raconté et, difficulté supplémentaire, sans lever le crayon de la feuille afin de montrer l’unité de la narration et de modaliser visuellement le liant que représente la voix (voir illustration 4).

Illustration 4

Dessin d’Achille pour expliquer l’unité du récit

Dessin d’Achille pour expliquer l’unité du récit

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Rebecca souhaitait parvenir à faire « différencier la pornographie de l’érotisme » à ses élèves en coconstruisant son discours avec une image. Avec les objets à disposition qu’elle détournait de leurs fonctions, elle montrait le pouvoir de l’évocation par la mobilisation de l’imaginaire, l’érotisme se dissimulant derrière une feuille, face à la représentation volontaire expressive et intégrale par l’emploi de symboles strictement iconiques, la pornographie montrant l’acte du point de vue mécanique (voir illustration 5).

Illustration 5

Photographie de Rebecca pour expliquer la différence entre l’érotisme et la pornographie

Photographie de Rebecca pour expliquer la différence entre l’érotisme et la pornographie

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Le résultat est partagé entre pairs. Chaque groupe interdisciplinaire exposait à l’oral le choix du message, l’intention didactique, la réflexion menée, les choix faits et les difficultés rencontrées. Tous et toutes manifestaient leur adhésion, proposant à Achille de faire mener l’exercice en guise de tâche à ses élèves pour que le message iconotextuel serve pleinement l’objectif d’apprentissage. La métaphorisation requise par les choix iconographiques destinés à étayer le discours a généré une grande créativité (Kress, 2010), une prise de conscience de l’expérience sensible, voire esthétique (Dewey, 2010), que représente la création d’une image destinée à un assemblage image-discours (Louvel, 2002).

3.3. L’activité interdisciplinaire

Tom et Nina constituaient un binôme interdisciplinaire arts visuels et français. Ils ont choisi une image narrative de l’illustrateur franco-américain Pascal Campion (voir illustration 6). Tous deux ont choisi la pensée créatrice comme même compétence transversale à exercer dans leur activité.

Illustration 6

Image narrative And then you stop, you sit and you take it all in de Pascal Campion[6]

Image narrative And then you stop, you sit and you take it all in de Pascal Campion6

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En français, l’image était projetée avec la légende publiée sur le blogue dont elle est issue : « And then you stop, you sit and you take it all in. It doesn’t make your problems go away, but it helps deal with them better. » La traduction est donnée : « Et puis vous vous arrêtez, vous vous asseyez et vous prenez tout. Ça ne fait pas disparaitre vos problèmes, mais ça permet de mieux les gérer ». Dans un moment collectif, l’enseignante amène les élèves à dresser un parallèle avec le livre qu’ils sont en train d’étudier dans lequel le paysage a une incidence sur l’intrigue : Roland Buti, Le milieu de l’horizon. La consigne est donnée : « Rédigez un texte d’écriture créative d’une demi-page A4 minimum sur l’influence que pourrait avoir la neige et ce paysage sur le questionnement / la réflexion du personnage présent dans l’image. Imaginez les pensées que pourrait avoir ce personnage, le problème qu’il pourrait rencontrer. Donnez un rôle à la nature dans la gestion de son état, de sa réflexion. »

Extrait de deux productions d’élèves :

Sursis

Posé sur un grand rocher, il ne voyait plus le temps passer. Il ne savait pas, il ne savait plus. Il avait attendu trop longtemps. Le temps lui avait filé entre les doigts. Et assis seul, là, avec pour seule compagne le silence assourdissant de la neige et la lourde respiration, trop calme, de son chien, il pensait. Il pensait à pourquoi, à comment et de nouveau à pourquoi. Il tournait en rond. Son esprit n’était pas libre. Comme étouffé par ce coton d’un blanc immaculé, il n’arrivait plus. Pourquoi, mais pourquoi ? Il ne le savait plus. Le soleil trop brillant, trop réfléchi par cette blancheur d’hiver l’aveuglant, le poussait à ne plus rien comprendre. Il fallait qu’il s’en aille. Vite, très vite, ou il resterait dans les limbes douces et froides dans lesquelles il s’était rendu, avec pour seul but de comprendre.

Le crépuscule

Le soleil se couchait, presque entièrement disparu, jetant les derniers regards orange sur le paysage luisant. Il ne le voyait pas. Il se trouvait dans l’ombre, attendant le moment où le soleil disparaîtrait entièrement.

Le soleil pensait-il à ce qui se passait au monde quand il quittait l’horizon? Savait-il qu’il devenait sombre, et que toutes les couleurs disparaissaient du monde avec lui?

Les arbres, ils étaient grands. Très grands. Se levant du sol, essayant toujours d’atteindre le sommet ultime – le ciel. N’y arrivant jamais. Y avait-il un sens à cette conquête inutile ?

Il lui semblait que tout était en train de se dissiper, ne laissant éventuellement que le blanc. Et lui. Le même blanc était en train de consumer cette nature juste devant les yeux, dévorant la terre, les roches, les petites brindilles innocentes, qui n’avaient commis aucun autre crime que d’exister.

Réflexion personnelle de l’étudiante-enseignante à postériori tirée de son travail de certification :

Les élèves ont produit de très bonnes choses. Certains ont même souhaité retravailler le texte chez eux. […] Je suis très satisfaite de ce résultat. […] Chacun à son niveau, les élèves ont atteint l’objectif de dépasser la seule description d’une image, de donner du sens au paysage lors de l’écriture d’un texte créatif. L’activité a stimulé leur imagination et leur faculté d’abstraction. […] Ils [les élèves] étaient obligés de bien l’observer, assez longuement et en détail, afin de trouver l’inspiration.

Nina évoquait la pertinence de sa préparation pour utiliser pédagogiquement la même image que son collègue Tom. La décontextualisation et la recontextualisation lui ont permis une lecture très fine de l’image, une mise en relation avec le roman de Roland Buti bien étayée, et de prendre ainsi conscience de l’importance de proposer un cadre faisant sens pour les élèves. Elle mentionnait surtout la surprise que représentait la motivation des élèves devant l’exercice, la puissance de la métaphorisation d’un texte mis en relation avec une image et la qualité des productions des élèves qui ont mobilisé tous leurs sens dans cette expérience d’écriture sur la base d’une image, non pas illustrative d’une consigne, mais coconstructrice de savoirs déjà reçus dans le texte littéraire du roman.

En arts visuels, la même image était projetée sans commentaire. La consigne : « Représentez-vous dans un paysage de votre choix. Le format est nécessairement allongé mais l’orientation est libre, portrait ou paysage. » La technique était imposée, le fusain, sur un papier java beige. La technique du fusain a été initiée dans un cours précédent, il s’agit ici de l’expérimenter dans une tâche définie.

Illustration 7

Productions d’élèves en arts visuels

Productions d’élèves en arts visuels

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L’étudiant-enseignant commentait l’impact de l’image sur la tâche dans son travail de certification (voir illustrations 6 et 7) :

[…] les élèves sont fortement influencés par l’image présentée. Certains se contentent de copier l’image, chez d’autres, l’émotion déclenchée évoque un paysage très différent et très personnel. […] J’ai apprécié dans cet exercice la manière dont les élèves ont travaillé. Ils étaient libres et maitres de leurs choix et de leurs cadrages. Ils ont eu l’opportunité de me raconter leurs propres histoires à travers leur dessin. […] J’apprécie ce principe où il n’y a pas de juste ou de faux dans une sollicitation adressée aux élèves. On touche quelque chose de plus large, qui met chaque enfant en action […] J’ai senti de l’implication et du plaisir chez ces étudiants. […] Partager la même image dans des disciplines différentes a un aspect très intéressant et profitable. Je trouve une véritable richesse […] à contempler les approches d’enseignement […] en partant d’une image similaire.

Tom évoquait la prise de conscience de la puissance narrative de l’image mise au service d’une création personnelle. Sa discussion avec Nina lui a permis de lire l’image comme une impression puis de demander à ses élèves de s’intégrer à l’image. Tom a découvert la puissance de la part expérientielle de l’apprentissage et la puissance de l’image comme outil de conception de son discours pédagogique.

Tom, comme Nina, a mis en avant la pertinence de la réception subjective comme point de départ, la plus grande motivation des élèves à qui on demande de créer en mettant une intention dans la multimodalité. La consigne strictement textuelle d’un exercice d’écriture créative en français ne véhicule pas le même message qu’une consigne coconstruite par un assemblage discours-image, lequel convoque des images mentales intimes. Dans l’impossible traduction du texte dans l’image (et inversement) générée par la multimodalité de la consigne, on retrouve le processus hautement réflexif que génère la métaphorisation du texte dans l’image (Kress, 2010), lequel induit la mobilisation de la pensée divergente, garante de la créativité (Lubart, 2003). Les échanges des deux enseignants, en amont de la création de leurs activités, ont permis une prise en charge sémiotique de l’image dans son articulation au discours. La dimension expérientielle (Conne, 2008) est unanimement vécue comme un avantage dans la réception, la mise en action et l’atteinte de l’objectif d’apprentissage préalablement défini.

4. Perspectives

Ce séminaire a été donné pour la première fois au premier semestre de l’année académique 2019-2020 et, comme c’est souvent le cas avec un nouveau dispositif, plusieurs difficultés ont été rencontrées.

Aucune autre formation de ce genre n’existe dans le cursus des étudiants et étudiantes. Certaines des thématiques, telles que la subjectivité de la réception ou les risques liés aux images, sont abordées dans des cours d’éducation aux médias, mais de manière superficielle. La lecture de l’image fait partie du cursus en arts visuels or l’intention est ici tout autre. Les étudiants et étudiantes sont donc arrivés peu outillés pour aborder le sujet de ce module. Le manque de connaissances de base a constitué une surprise et requis une adaptation du contenu en cours de route. Une présentation plus détaillée des concepts théoriques liés à l’image s’est avérée nécessaire. Certaines activités, comme les modalités certificatives ont été adaptées au niveau du groupe.

Ce séminaire a pu être donné une nouvelle fois au printemps 2020 avec des étudiants et étudiantes en dernière année de Bachelor primaire. Le contenu a été adapté aux besoins et au niveau d’étude des étudiants et étudiantes. Nous avons testé de nouveaux contenus et, avec l’arrivée de la pandémie et la fermeture des écoles, de nouvelles modalités. Certaines thématiques se sont bien prêtées à l’enseignement à distance et asynchrone. Cette expérience a permis d’apporter des améliorations pour l’année 2020-2021. Pour cette nouvelle année, les étudiants et étudiantes viennent de disciplines toujours plus diverses, laissant penser que le sujet commence à trouver sa place dans l’offre de formation.

Conclusion

En travaillant la multimodalité de toute image mise au service d’une situation de communication de manière expérientielle, les formatrices réaffirment qu’aucune science de l’image n’existe puisque c’est le discours porté sur l’image qui en permet sa compréhension (Delporte et Veyrat-Masson, 2019). Dès lors, l’approche de l’iconotextualité dans l’enseignement constitue un moyen privilégié d’introduire à la multimodalité de la fabrication de sens. Plutôt que de limiter la multimodalité aux nouveaux supports numériques, elle est ici envisagée comme inhérente à la communication humaine, laquelle s’adresse à l’ensemble de nos sens. Premier d’entre eux, la vue permet à la modalité visuelle d’être le premier voire l’unique contact avec le message. Il est donc urgent d’en considérer l’impact en réception sur les élèves. C’est dans la métaphorisation inhérente à la combinaison des différentes modalités mobilisant des processus cognitifs différents que l’enseignant doit pouvoir « aussi » placer son intention. Le séminaire (dé)montre qu’il est possible de proposer aux enseignants et enseignantes une prise en charge de la multimodalité en déconstruisant des préjugés (la lecture innée de l’image) par le questionnement de son propre rapport aux images puis l’application concrète à des situations d’enseignement-apprentissage.

Malgré les difficultés rencontrées, le séminaire a généré un premier travail de mémoire professionnel de la part d’un enseignant en sciences du secondaire 2 (post-obligatoire). Ce travail a consisté à élaborer un outil d’utilisation de l’image dans sa discipline. Dirigé par l’une des auteures, l’étudiant a remporté le prix du meilleur mémoire de master 2020 en raison de l’originalité du sujet, de l’intérêt de la démarche interdisciplinaire et de la qualité de l’analyse. Le chemin réflexif des auteures, l’élaboration conjointe et les adaptations ont permis une cristallisation de la pensée dont l’article est le résultat.

Obstacle majeur, le cloisonnement des disciplines dans nos systèmes scolaires et nos institutions de formation puisque ce séminaire est accessible en « périphérie » du cursus de formation au métier d’enseignant et d’enseignante du secondaire, choisi parmi d’autres thématiques interdisciplinaires. Il ne peut accueillir que 17 étudiants et étudiantes chaque année. L’institution en accueillait, pour la filière concernée et l’année dudit séminaire, plus de 600.