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Introduction

Contexte de la réflexion théorique

L’attention portée à la créativité dans le champ scientifique des sciences humaines et sociales n’est pas nouvelle, mais elle a pris, depuis la dernière décennie, un relief particulier avec la prise de conscience de son importance comme compétence transversale essentielle pour le citoyen du 21e siècle. Ceci est notamment manifeste au niveau des organismes internationaux tels l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’Union européenne et les institutions éducatives de nombreux pays. En effet, face au monde complexe, multiculturel, mouvant et numérique auquel sont confrontés les citoyens, cette compétence est considérée comme nécessaire (OCDE, 2020) au même titre que la collaboration, la pensée critique, et les compétences en littératie numérique (Fastrez, 2010) et en littératie médiatique multimodale (Lacelle et al., 2015). Elle est également fréquemment associée à la résolution de problèmes.

Dès lors, la notion de créativité se trouve intégrée dans les référentiels des différents ministères de l’éducation. Elle l’est cependant différemment, selon les contextes territoriaux, notamment si l’on compare les textes officiels français et québécois. Ainsi, en France, dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture (Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, 2016), la notion de créativité est rattachée au domaine 4 Les systèmes naturels et les systèmes techniques et se rapporte à l’approche scientifique et technique, à l’investigation et à la création. Plus précisément, elle est évoquée en relation avec le sens pratique et celui de l’esthétique. Le terme est également employé dans le domaine 5 Représentations du monde et activité humaine, où il se trouve orienté du côté des productions et des projets, tant artistiques que littéraires. On retrouve également des références à la créativité dans certains programmes disciplinaires, notamment en arts et en littérature, mais également dans des programmes scientifiques en lien avec la notion d’expérimentation. En revanche, la créativité n’est pas considérée de manière isolée, comme une compétence à évaluer spécifiquement; elle se trouve plutôt intégrée aux domaines transversaux du socle ou aux différents objets d’enseignement disciplinaires. Au Québec, tant au primaire qu’au secondaire, la créativité est nommée comme objet de compétence dans le programme produit en 2006, à la quatrième compétence transversale Mettre en oeuvre sa pensée créatrice (Ministère de l’Éducation du Québec, 2006, p. 22). Dans le cadre du Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ), cette compétence transversale est aussi abordée plus spécifiquement dans certains programmes disciplinaires, dont celui touchant le domaine des arts. Comme compétence transversale, elle n’est toutefois plus systématiquement considérée dans les milieux de pratique.

Ainsi, les orientations des ministères de l’éducation français et québécois conduisent à envisager la créativité dans des perspectives différentes. Elle est tantôt intégrée à des contenus, notamment en France, ce qui conduit à ne pas la prendre spécifiquement en compte, tantôt considérée pour elle-même: dans ce cas, elle est associée à des domaines spécifiques comme la didactique des arts, notamment dans les prescriptions québécoises. Il est intéressant d’observer comment, dans les articles des contributeurs de ce numéro, nous percevons ces approches variées. En effet, certains articles mettent l’accent sur des objets d’enseignement qui mobilisent la créativité, d’autres sur des savoir-faire visant directement le développement de la créativité, dans des modalités et des contextes différents. Cependant, les orientations scientifiques sur lesquelles se fondent ces différentes recherches ont un point en commun : celui d’envisager la créativité dans le cadre d’une approche didactique.

Origines et définition de la créativité

Dans le domaine de la recherche en sciences de l’éducation, la créativité est une notion récente, tandis qu’elle a fait l’objet d’un intérêt bien plus ancien en psychologie cognitive. En 1950, Guilford la définissait comme « la complexité et la capacité à générer des idées nouvelles » [traduction libre] (p. 453). Si elle est apparue tardivement comme notion dans le champ des sciences de l’éducation, les réalités auxquelles elle renvoie ont fait l’objet de préoccupations bien plus anciennes : la créativité prolonge ainsi des réflexions fondamentales, notamment au sein des disciplines artistiques, par exemple autour de la tension entre don et apprentissage, ou entre inspiration personnelle et imitation. C’est finalement à l’aune de l’approche par compétences que cette notion a trouvé sa place en éducation, principalement dans la littérature anglo-saxonne (Dirani, 2016). Elle est ainsi aujourd’hui mobilisée dans une vision plus transversale de la formation des individus et est envisagée en relation avec les enjeux sociétaux contemporains d’une société post-industrielle et son projet d’insertion socioéconomique de l’individu.

La récente recension proposée par De Smet et al. (2020) permet de cerner certaines caractéristiques de cette notion telle qu’elle est appréhendée en sciences de l’éducation. Si la plupart des articles répertoriés dans cette recherche documentaire concernent le développement personnel de l’individu, un nombre important se rapporte aux disciplines scolaires, principalement aux arts, à la littérature et aux langues étrangères. Ainsi, la créativité est désormais intégrée, même si c’est encore faiblement, au sein des recherches en didactique. Elle constitue une compétence à enseigner, cette dernière pouvant d’ailleurs être développée grâce à des pratiques pédagogiques elles-mêmes créatives. La recension de De Smet et al. (2020) met en relief plusieurs points de connexion de la notion avec d’autres concepts: on retrouve son association à la résolution de problèmes; elle est également mobilisée pour évoquer l’attention portée sur les processus créatifs plutôt que sur la création elle-même, ce qui correspond à des orientations explorées par ailleurs en didactique du français, notamment autour du développement de la posture d’auteur des élèves (Tauveron et Sève, 2005), ou autour de l’intérêt pour les processus d’écriture plutôt qu’aux productions finales des élèves. Au sein de leur recension, De Smet et al. (2020) associent également la créativité à des recherches qui s’appuient sur l’approche par projets et la collaboration entre les pairs. À nouveau, plusieurs pistes sont poursuivies en didactique du français lorsqu’il est question de constituer des chantiers d’écriture ou d’analyser l’implication des élèves stimulée par des tâches complexes (Boch et al., 2021).

Enfin, la créativité est rattachée à des contenus ou à des pratiques numériques, comme la pensée informatique, les recherches sur Internet, les projets pédagogiques numériques et les arts médiatiques (De Smet et al., 2020, p. 605). Pourrait-on considérer que ces contextes mobilisant informatique, numérique et supports médiatiques multimodaux sont favorables à l’émergence de compétences créatives? Si on les rapproche d’autres aspects également répertoriés dans la recension comme favorables à la créativité, tels que la réalisation de tâches complexes (Didier, 2016), les contraintes (Mili, 2012) ou les situations de jeu (Verzat, 2009), et que l’on retrouve dans des environnements multimédiatiques ou numériques, on peut en effet formuler et légitimer un tel questionnement.

Créativité et contextes numériques et multimodaux

Ainsi, l’objet de ce numéro de la revue est de documenter l’hypothèse selon laquelle certains contextes d’enseignement et d’apprentissage numériques et multimodaux seraient favorables à l’exercice de la créativité des élèves et des étudiants. Avant de développer cette hypothèse autour des différentes propositions étudiées par les auteurs de ce numéro, nous souhaitons d’emblée apporter quelques précisions. D’une part, une telle perspective n’est pas inédite, mais ce qui l’est sans doute davantage, c’est qu’elle est ici examinée dans une approche didactique. Ainsi, nous privilégions le cadre de l’enseignement et de l’apprentissage de savoirs et de la mobilisation de compétences des élèves, plutôt que celui de la technopédagogie, sans doute plus souvent sollicité. D’autre part, cette perspective ne se présente pas comme un postulat, fruit d’une vision technophile préconçue, mais bien comme une interrogation scientifique nécessitant un examen critique. Les recherches présentées dans ce numéro mettent-elles en évidence des convergences entre développement de la créativité des élèves et contextes numériques et multimodaux? Si une telle convergence fait surface, peut-elle s’expliquer par le choix des approches didactiques? Sachant que certains dispositifs se prêtent à l’investissement subjectif des élèves, reposent sur des manipulations, ou encore mobilisent des productions qui s’écartent des formes scolaires et littéraires traditionnelles, ces dispositions sont-elles propices au développement de la créativité des élèves? Pour autant, si nous envisageons l’hypothèse selon laquelle certaines situations multimodales et numériques conçues par les enseignants pourraient être favorables à l’activité créative des élèves, il n’est pas question de considérer qu’un environnement numérique ou multimodal peut suffire à la susciter. Comme le précise Devauchelle (2015), l’introduction d’un instrument numérique dans la classe ne peut servir de vecteur unique de transformation, elle est parfois au contraire l’occasion de « renforce[r] même la forme traditionnelle » (p. 15). Ce processus peut être, en soi, considéré comme un indicateur de créativité.

Ainsi, nous documentons, à travers ce numéro, si certaines situations d’enseignement et d’apprentissage mobilisant des outils ou des dispositifs multimodaux et numériques sont susceptibles de favoriser le développement de la pensée créatrice des élèves. Pour organiser la réflexion autour des liens entre la créativité et ces situations d’enseignement provenant de différentes disciplines et niveaux du curriculum, nous avons réparti les articles autour de trois axes. Le premier regroupe des travaux qui traitent des ressources qui suscitent la créativité. L’article d’Amélie Lemieux, Georgina Barton, David Lewkowich, Boyd White, Frankie Beauchamp et Marie-Claude Gauthier, intitulé « InstaPoésie : de l’espace de partage littéraire virtuel à la production de textes poétiques en classe du secondaire » expose les enjeux didactiques relatifs à la plateforme Instagram en vue de créer des poèmes inspirés de l’exploration de publications et d’un musée virtuel servant de tremplin à la créativité des élèves. Pour sa part, le texte de Huei-Yu Huang, « Le transmédia storytelling en classe de français langue étrangère : le cas de la réécriture de la bande dessinée numérique sur Book Creator », se penche sur le potentiel créatif des propositions d’écriture transmédiatique. Le dernier article de cette partie, rédigé par Aleksandra Vuichard, porte sur l’apport créatif des escape games en vue d’une meilleure appréhension de la créativité, notamment dans ses liens à l’engagement des acteurs.

Le deuxième axe porte sur les savoirs enseignés et les compétences mobilisées dans les différentes disciplines et leur relation au développement de la créativité. Trois articles se rejoignent pour considérer l’interprétation comme compétence suscitant la créativité : la contribution de Judith Émery-Bruneau et Sonya Florey met en valeur la créativité comme élément important dans les postures de « re-création » des enseignants sondés au moyen d’un questionnaire sur leur réception de vidéopoèmes. Ensuite, Marie Dupin de Saint-André, Isabelle Montésinos-Gelet et Annie Charron abordent à leur tour cette orientation, cette fois chez les élèves du primaire amenés à s’investir dans des activités relatives à la lecture de réseaux littéraires. Le troisième article de cette partie, rédigé par Anne-Marie Émond, envisage le développement de la créativité en contexte muséal, dans le cadre de la formation des enseignants. Dans ce dernier texte, la réception des oeuvres d’art à travers de véritables expériences esthétiques permettant une interprétation des étudiants constitue un levier de développement de leur créativité.

Enfin, le troisième et dernier axe s’attarde sur les liens entre production et créativité, s’attachant en particulier à cerner les phases du processus d’écriture qui se prêtent à l’activité créative. Tout d’abord, Moniques Richard, Eleonora Acerra et Marie-Pier Labrie, dans leur article intitulé « Créativité, art ou création à l’école? Susciter divergence processuelle et convergence analogique/numérique » s’intéressent aux productions créatives telles que mobilisées dans une recherche-action menée auprès d’élèves du secondaire. Quant à l’article de Philippe Baryga, il porte sur la démarche didactique « à la manière de » et interroge ses limites et ses relations avec la créativité en classe d’arts plastiques.

Perspectives pour un enseignement de la créativité

Au terme du parcours proposé par ce numéro de la revue[1], il nous semble que les contextes multimodaux et numériques recèlent en effet de nombreuses potentialités que peuvent solliciter les enseignants pour favoriser des activités créatives. Les articles soulignent également la complexité d’un apprentissage de la créativité au sein de situations scolaires et disciplinaires qui sont également et nécessairement des espaces porteurs de cadres et de régulation, tant physiques que symboliques. Ils insistent notamment sur l’importance du temps nécessaire à l’émergence de l’expression créative, ainsi qu’à l’influence des représentations des acteurs éducatifs (y compris des élèves) sur le développement de la pensée créative.

Enfin, les travaux réunis nous permettent d’avancer deux pistes de réflexion. D’une part, dans les différentes expérimentations, la créativité est souvent considérée comme un objectif à part entière, c’est-à-dire une partie intégrante des enseignements disciplinaires ou interdisciplinaires, au lieu d’une conséquence involontaire, subséquente à ces enseignements. Inversement, elle n’est jamais abordée en dehors des préoccupations disciplinaires : « Les gens ne sont pas créatifs dans l’abstrait, ils sont créatifs dans quelque chose : en mathématiques, en ingénierie, en écriture, en musique, etc. » (Dihi, 2021, p. 17). Cette analyse semble pouvoir contribuer à la réflexion, notamment institutionnelle, sur les différentes manières d’envisager l’enseignement de la créativité en contextes scolaire et universitaire. D’autre part, les recherches présentées invitent à appréhender la notion de créativité en évitant une vision dichotomique opposant créativité et imitation (Baryga, Huang), potentialités technologiques sensément créatives et instruments moins performants censés être plus restrictifs (Lemieux et al.; Richard et al.), ou encore disjoignant activités créatives et activités réflexives (Dupin de Saint-André et al.; Émond; Vuichard). Elles nous conduisent plutôt à dessiner des continuums entre ces différentes polarités. Dès lors, il serait, selon nous, fécond de privilégier auprès des enseignants et formateurs une approche de la créativité comme compétence inscrite dans une continuité parmi les modes d’action et de pensée plutôt que comme activité de « rupture » (Beacco, 2017). Une telle perspective pourrait favoriser l’exploration de nouvelles pistes en didactique aussi bien du côté de la recherche que dans les pratiques d'enseignement, ou encore dans les programmes de formation des élèves en France et au Québec.