Corps de l’article

Introduction

Présentation générale du contexte

Cet article prend appui sur un projet collectif pluridisciplinaire que nous menons depuis plusieurs années et qui a donné lieu à trois éditions d’écoles d’été sur le thème des « politiques des ambiances urbaines » (Vaulx-en-Velin en 2018 et 2019, Liège en 2021)[1].

À chacune des éditions, durant une semaine, nous réunissons une vingtaine d’étudiant·es de Master et de Doctorat pour mener un travail d’enquête de terrain en milieu urbain : ces étudiant·es sont issu·es d’universités et de hautes écoles belges et françaises, et inscrit·es dans différents champs disciplinaires (l’urbanisme, l’architecture, les sciences de l’information et de la communication, la philosophie, les études littéraires, la sémiotique et les professions des arts et de la création).

La démarche consiste dans son ensemble à collecter des matériaux audiovisuels permettant de problématiser un aspect de la ville dans laquelle est organisée l’école d’été : par exemple, la stigmatisation dont la ville de Vaulx-en-Velin fait l’objet dans les représentations médiatiques dominantes, le partage de l’espace public, les effets du discours de projet et des dynamiques de rénovation urbaine, la question du rapport sensible aux transports dans la ville de Liège, etc.

La semaine commence par une première phase d’immersion et de prise de connaissance du terrain, qui permet de s’en créer une expérience commune, par le biais d’un parcours commenté par un·e acteur·rice du tissu associatif local, ou de promenades à l’aveugle. En l’occurrence, le fait de se priver du sens de la vue force l’attention sur les autres sens qui, à tour de rôle, vont prendre le relais : une manière de recadrer le regard en travaillant plus particulièrement sur des sensorialités croisées souvent négligées dans les observations urbaines.

Plusieurs outils de collecte sont ensuite proposés : le carnet de notes de l’ethnologue, les micros du preneur de son, la caméra du cinéaste. Sans en faire un apprentissage spécifique, le fait de s’approprier des pratiques de captation offre déjà des occasions d’échanger et de réinterroger son propre rapport aux objets des études urbaines – souvent routinisé par les habitus méthodologiques des ancrages disciplinaires.

Enfin, les matériaux d’enquête sont investis dans un travail de montage et de création visuelle et sonore, avec l’objectif d’une restitution publique en fin de semaine.

Cette restitution est elle-même située dans un dispositif médiatique précis, imposant des contraintes à la fois techniques et interactionnelles : plutôt qu’un exposé académique traditionnel, les différents groupes sont invités à diffuser publiquement leurs montages (audio)visuels, tantôt dans le dôme immersif d’un planétarium, tantôt dans la salle d’un théâtre. La mise en débat est favorisée par la présence d’un·e répondant·e extérieur·e à notre équipe pédagogique.

Cette expérience de recherche-enseignement provient de notre propre initiative : un petit collectif d’enseignant·es-chercheur·ses, issu·es de différentes disciplines, et désireux·ses de partager une semaine de travail en dehors des cadres académiques traditionnels. L’encadrement que nous assumons durant cette semaine prend la forme d’un accompagnement des groupes d’étudiant·es : nous les suivons dans leur arpentage du terrain, nous assistons à leurs échanges, nous réagissons à leurs hypothèses de travail, nous leur suggérons des pistes théoriques ou des modes de problématisation, nous les aidons à donner à leur enquête une forme concrète à l’issue de la semaine.

Éléments de problématisation

Les différents aspects de cette école d’été nous semblent rencontrer la question de l’enseignement de la sémiotique par deux biais au moins.

D’une part, elle propose bien une hybridation forte entre les approches formelles et les approches ethnographiques. Depuis au moins le premier Barthes (1964) et Greimas (1970), on associe volontiers l’analyse sémiotique à une étude immanente des structures qui, à l’intérieur d’un texte, organisent la production du sens. Si cette sémiotique dite « classique » fait bien partie des outils d’investigation proposés aux participant·es, elle s’est nécessairement mêlée à d’autres méthodes sensibles d’investigation urbaine. Le terrain urbain rend déjà lui-même problématique le dualisme entre des formes textualisées et des expériences vécues : comment rendre compte, par exemple, des inscriptions verbales dans la ville sans envisager les parcours qu’elles rendent possibles, les supports qu’elles investissent, les frontières matérielles qu’elles dessinent, les événements qu’elles instituent[2] ; comment mettre en récit des ressentis, ou encore comment s’intéresser aux ambiances sonores qui structurent l’espace public et ses pratiques sans considérer les investissements affectifs ou imaginaires dont elles font l’objet  ?

D’autre part, ces éditions d’école d’été ont explicitement cherché à (faire) éprouver les multiples inconforts d’une posture qui renonçait aux codes traditionnels de la production et de la diffusion académiques des savoirs. L’expérimentation de dispositifs techniques pas entièrement maîtrisés a priori par les participant·es, tant pour la captation que pour la restitution (micros, caméras à 360°, dôme immersif, son spatialisé, etc.), a pu provoquer des malentendus, ou des désajustements entre les intentions d’analyse et les effets en réception[3]. La démarche d’enquête de terrain s’est doublée d’un travail de mise en récit et de mise en forme pris dans une tension entre des exigences de scientificité et un investissement esthétique ou ludique. Ici encore, la sémiotique est au coeur de ces tensions : réservoir analytique puissant, elle offre aussi un répertoire de gestes de création, ou de postures énonciatives alternatives, qui questionnent les distinctions convenues entre « la science » et les autres discours[4].

Nous nous proposons de revenir sur quelques exemples puisés dans les réalisations des participant·es des trois éditions successives de l’école d’été, pour nourrir trois axes de problé-matisation : le premier concerne l’auctorialité reconnue aux résultats de l’enquête de terrain ; le second axe, la formalisation sur laquelle elle repose en bonne part ; le troisième, le pouvoir d’interpellation qui lui est prêté en réception. On reconnait là un découpage très classique et artificiel entre un pôle de production des formes textualisées, et un pôle de réception. Il va de soi que ce découpage est un artifice d’exposition qui sert simplement à organiser sché-matiquement quelques traits saillants de nos matériaux. C’est aussi pour nous une manière d’assumer que le dispositif d’« école d’été » dont nous parlons ici est lui-même une expérience vécue selon des contextes à chaque fois particuliers, qu’il faudrait saisir dans le grain fin des interactions, des temporalités et des affects qui les ont caractérisés, mais que nous ne pourrons ici que retranscrire sous la forme grammaticalisée des trois axes de questionnement évoqués (auctorialité, formalisation, interpellation).

Pour conjurer un peu cette artificialité, nous voudrions repartir d’un épisode précis lié au rôle du répondant lors de la deuxième édition – on peut même parler d’un « incident » – pour tenter de déplier à partir de là une conception du dispositif de l’école d’été comme sémiotique de terrain. Il faut donc bien situer notre intervention selon un double niveau : d’une part, celui de l’enquête urbaine menée par les participant·es ; d’autre part, celui du cadre interactionnel particulier dans lequel elle s’est inscrite. Le premier niveau, qui concerne la question de l’interprétation du sens de la ville selon ses récepteur·rices, n’est pas le sujet de cet article. Notre propos vise ici le second niveau, celui du dispositif de l’école d’été, considéré en quelque sorte comme une méta-sémiotique de terrain. Nous envisagerons en effet ce dispositif avec un outillage conceptuel puisé aux approches sémio-énonciatives et sémio-pragmatiques, en nous intéressant particulièrement à la construction de l’auctorialité et à la relation d’interpellation qui lui correspond[5]. Nous essaierons de montrer que cette méta-sémiotique de terrain n’est pas sans effets sur les résultats de la sémiotique de terrain du niveau inférieur. Nous entendons par là que le pari d’une sémiotique de terrain n’est pas tant de décrire ni même de révéler efficacement les régimes de sens qui structurent un environnement, que d’en suspendre la familiarité, d’en interroger les conditions d’évidence, voire d’en imaginer les alternatives – et de faire donc porter ces effets critiques autant sur le terrain de l’enquête que sur l’enquête elle-même comme terrain. Sur ce front, le présent article fait écho aux analyses communicationnelles de l’enquête portées notamment par Joëlle Le Marec depuis une trentaine d’années, et qui interrogent les conditions politiques d’élaboration collective de savoirs (Le Marec et du Plessis [dir.], 2020 ; Le Marec et Faury, 2013).

Mais, repartons donc comme annoncé du récit d’un « incident » précis qui nous semble concentrer efficacement à la fois les risques et les possibles ouverts par le dispositif que nous avons expérimenté.

1. Un incident

Lors de la deuxième édition de l’école d’été en 2019, la synthèse finale publique élaborée par le répondant invité, architecte[6], produit une interpellation immédiate et vive de la part d’un doctorant. Cette réaction, sans qu’elle soit forcément représentative de celles des autres participant·es, constitue un point d’intensité et de conflictualité marquant puisque que le doctorant apostrophe directement le répondant invité à propos de sa posture et ses commentaires. Ainsi, le répondant a choisi de donner librement de nouveaux titres à chaque capsule audio-vidéo, ce qui apparaît au doctorant comme une dépossession. De plus, le répondant mène une analyse formelle qui le conduit à pointer certains effets de sens invo-lontaires, et à suggérer par exemple un approfondissement par le montage des plans sonores pour permettre une accentuation des intentions et une meilleure clarté des partis pris. Enfin, le commentaire effectué par le répondant est soutenu par différentes références théoriques qui éclairent les différentes réalisations en les reliant à des savoirs constitués : c’est le cas de la référence à la notion de « son métabolique » qui qualifie l’ambiance sonore des marchés, ou à l’opposition classique « figure-fond ». Cependant, ces repères théoriques assignent en même temps une signification fermée et définitive aux réalisations présentées par les participant·es.

S’ensuit l’interaction suivante entre le doctorant et le répondant, interaction tendue et dont la tonalité persiste dans l’ensemble du débat qui suit avec la salle.

Doctorant : « Je vous remercie car j’ai reçu une bonne leçon. Je pense qu’il y a un souci de compréhension large. Déjà, remettre des titres est une action assez violente. Vous nous faites la leçon en disant… Je suis désolé, je suis dans la même posture que vous, vous m’évaluez, je fais l’évaluation de ce que vous dites. »

Répondant : « Je pense que la mécompréhension est sur l’évaluation. On discute. Je me permets de répondre, si vous prenez ce que j’ai dit comme une évaluation on est perdu. Quand je propose de remettre des titres, c’est une manière pour moi d’entrer dans toute la matière que vous avez traitée pendant une semaine. »

Doctorant : « Vous imposez une évaluation de manière professorale, vous imposez une correction. »

Répondant : « Si je dis ça, c’est pour entrer en discussion avec vous, ce n’est pas pour dire qu’il faut rester dans le rapport figure/fond, mais je trouve intéressant de mettre cela en discussion. Il s’agit de réfléchir à comment vous basculez du registre de la représentation à celui de l’expression, si on avait le temps, on pourrait discuter autrement. Surtout, ne le prenez pas comme une évaluation de ce qui est bien ou mal, c’est un malentendu. »

Le commentaire oral effectué par le répondant comprenait de nombreuses précautions explicitant les limites de sa prise de parole, par exemple en soulignant que son propos prenait appui sur quelques notes griffonnées dans la salle obscure, « un peu à l’arrache[7] ». La structuration choisie, consistant à commenter chaque capsule l’une après l’autre, reste au fond assez canonique pour un·e enseignant·e, qui va à la fois reformuler sa compréhension de l’intention, pointer des éléments saillants et prolonger la réflexion en apportant des pistes et ressources théoriques complémentaires. De ce fait, il s’adresse à chaque groupe, cherchant les regards dans l’assemblée, ce qui aura comme effet de donner aux participant·es un sentiment de responsabilité disproportionnée vis-à-vis de chaque production. Le répondant mobilise, comme des points d’appui à l’élaboration de son commentaire, des marques valuatives (« je trouve qu’il y a des pistes très intéressantes », « vous l’exprimez très très bien »), et parfois d’autorité (« ayant moi-même fait beaucoup d’enquêtes »). Sans doute, la discordance ressentie par ce doctorant est d’autant plus aigüe que le contrat implicité par cette posture d’expertise apparaît comme une rupture dans le contrat de l’école d’été, qui est justement, de laisser ouverts les cadres et de ne pas prédéfinir les postures (d’étudiant·e par exemple). Le terme de « malentendu » employé par le répondant sous-entend qu’il faudrait « régler » le désaccord : or, le malentendu peut être compris comme la mise en suspension des rapports de domination, et la condition de possibilité d’un savoir inédit (Servais et Servais, 2009).

Enfin, le commentaire du répondant est traversé par une réflexivité sur l’activité interprétative elle-même, c’est-à-dire l’expérience d’écoute qu’il lui a été possible de faire dans des conditions peu appropriées. « Je suis un peu piégé, j’aurais absolument besoin de revenir, revisualiser, pour pouvoir creuser » conclut le répondant. Il se défend ainsi en revenant, non pas sur les réalisations des participant·es mais sur l’expérience d’écoute elle-même, effectuée dans une temporalité et dans une densité qui compliquaient dès le départ toute prétention à l’expertise.

2. Faut-il favoriser les incidents ? Retour sur les postulats pédagogiques du dispositif d’enquête

Avec le recul, il nous apparaît que la manière dont a été conçu le dispositif de l’école d’été ne pouvait que conduire à un incident de ce type.

2.1. Favoriser le travail en commun par une hétérogénéité de profils et de disciplines

En organisant cette école, l’équipe encadrante a pris le parti de se pencher sur l’urbain en assumant un angle d’attaque un peu particulier. Plutôt que de chercher à faire valoir une perspective autorisée sur l’urbain, comme par exemple celle que pourraient adopter les urbanistes ou les sémioticien·nes, moyennant la délimitation soigneuse de leur objet, ou de simplement additionner les approches spécifiques aux disciplines des participant·es, l’enjeu est au contraire de créer les conditions permettant de croiser les approches et les connaissances des un·es et des autres ou, en d’autres termes, de favoriser un travail commun. La constitution des groupes de participant·es à l’école d’été fait ainsi l’objet d’une grande attention. Ces groupes sont organisés de façon à rassembler des personnes aux profils différents, tant du point de vue disciplinaire que de celui du genre ou du niveau d’études (les participant·es peuvent être inscrits en master, être en phase de finalisation de leur doctorat, voire être en contrat post-doctoral). En outre, certain·es viennent de disciplines ayant une prise directe sur l’urbain – les architectes – alors que d’autres travaillent dans des champs a priori plus éloignés de cet objet – les étudiant·es en langues et lettres. Afin de suspendre, autant que possible, les positions de surplomb que pourraient adopter certain·es participant·es ou, en d’autres termes, afin d’éviter qu’une perspective disciplinaire ne s’impose au détriment du travail collectif attendu, les encadrant·es n’optent pas pour une composition strictement hétéroclite, mais cherchent à égaliser les rapports entre les membres d’un groupe. Lors de la seconde édition, deux doctorants en fin de thèse furent ainsi placés dans le même groupe afin d’éviter que l’un ou l’autre n’endosse (malgré lui ou pas) le rôle du sachant en possession d’une expertise académique et disciplinaire qui fermerait des voies possibles proposées par les plus jeunes chercheur·ses de niveau master.

Il ne suffit toutefois pas de rassembler des profils différents pour que l’interdisciplinarité opère. Il faut aussi penser le cadre à l’intérieur duquel pourront se produire les décalages, les écarts et les désajustements par rapport aux postures disciplinaires de chacun·e, ceux-ci constituant autant d’espaces dans lesquels les approches des un·es et des autres sont susceptibles de se compliquer et de se nouer autrement (Rancière, 2004).

2.2. Un objet de recherche flou dans un dispositif contraint : construire les ambiances urbaines comme un objet ouvert

C’est la raison pour laquelle les encadrant·es de l’école d’été se sont donné·es pour thématique un objet compliqué, et même un peu flou – les « ambiances urbaines » – qu’ils et elles interrogent à l’aide d’un dispositif technique très particulier – le dôme immersif du planétarium de Vaulx-en-Velin en 2018 et 2019[8]), ou la création de capsules sonores diffusées dans un théâtre en 2021. Ce double choix apparait comme stratégique, au sens où il permet de produire des effets indirects. Premièrement, les « ambiances urbaines » constituent un objet d’étude multiple, hétérogène, composite[9]. Certes, celles-ci peuvent être étudiées sous un prisme particulier – le son, par exemple –, mais celui-ci ne peut prétendre épuiser son objet. À bien y regarder, les « ambiances urbaines » apparaissent comme l’entrelac toujours problématique d’espaces (bâtis ou naturels), d’histoires (individuelles ou collectives), d’imaginaires (réalistes ou fantasmés), mais aussi de corps situés et des sensations qui les affectent (couleurs, sons, textures, odeurs). Le choix de travailler sur les « ambiances urbaines » est donc stratégique au sens où l’objet que l’on se donne est ouvert : il nécessite, pour être pensé, de croiser, de superposer, d’hybrider les approches, sans qu’aucune d’entre elles ne puisse prétendre en clôturer la signification (Rancière, 2004).

Deuxièmement, on peut aborder les ambiances urbaines sans jamais avoir à tenir une caméra ou un micro en main (Ascone, Dominguès et Longhi, 2016). Cependant, la production attendue est un document visuel et sonore « immersif » : il implique le passage par des temps de captation in situ, de visionnage, de montage, puis la restitution de cette production dans un cadre avec ses contraintes propres (le dôme immersif du planétarium de Vaulx-en-Velin pour cette édition de l’école d’été). Cette contrainte de format provoque nécessairement des effets de désajustements par rapport aux savoirs et à leur mise en forme. Le dispositif technique crée un encombrement qui complique les scénarios réfléchis et conçus, ou plus simplement les idées que l’on souhaite faire passer. En effet, il les entrecoupe ou les enchevêtre à des temps de silence, des temps d’indistinction (les imprévus qu’on capte malgré soi), à de l’énigmatique, du non identifié (les éléments non désirés que l’on ne peut effacer du document), du non contextualisé, ou du dé-contextualisant. Outre qu’il oblige à composer avec les idées que l’on souhaiterait faire passer, le dispositif technique force l’attention sur tout ce qui, habituellement, est laissé de côté par des approches disciplinaires classiques. Mieux, il confère à tous ces « bruits » une puissance propre, celle de venir fracturer ou, en tout cas, compliquer les approches objectivantes avec lesquelles on fonctionne quotidiennement.

En ce sens, l’exigence, posée dès le début de la semaine, de devoir produire un « résultat » filmé ou sonore apparait elle aussi comme stratégique. La production par une équipe interdisciplinaire – en une semaine – d’un film ou d’une capsule sonore répondant simultanément aux attentes d’un·e technicien·ne des arts numériques, d’un·e responsable de politique urbanistique et d’un·e chercheur·euse en sciences sociales est, dans les faits, impossible. Que l’on songe simplement à l’échelle temporelle dans laquelle on place les participant·es : le format de cinq jours sur place contraint à des observations courtes concentrées sur une ou deux journées maximum, ce qui est antinomique à la démarche ethnographique qui suppose des formes d’imprégnation longue et d’épuisement des observations. En outre, ce temps serré contraint à saisir les ambiances au gré des opportunités de rencontres en choisissant très vite un axe d’observation forcément orienté. Enfin, le temps limité de la production audiovisuelle suppose également des captations courtes qui, à l’image du field recording (Galand, 2012), peuvent être utilisées quasiment sans retouche dans une post-production accélérée. Ainsi le cadre de l’école d’été oriente des esthétiques de montage brut, artisanales, voire bricolées ou incomplètes.

2.3. Comment compliquer les postures de savoir ?

Le premier objectif de cette échelle de production ne peut donc pas être d’arriver à un résultat à valider, ni du point de vue ethnographique ni du point de vue de son achèvement esthétique ; il est plutôt d’enclencher la dynamique par laquelle les postures des un·es et des autres se défont pour laisser apparaitre des positions. Une part de l’intérêt de l’école d’été tient là : dans la déconstruction des postures scientifiques au bénéfice de positions qui, si elles n’impliquent pas que les savoirs se défassent complètement, les inscrivent dans une situation qui les inquiète, les complique, les diffracte, les force à composer. Penser en termes de positions plutôt que de posture invalide toute prétention à épuiser son objet d’étude. Mieux, inquiéter les rapports de savoir attendus conduit à porter une attention toute particulière aux positions des autres, à l’intérieur du groupe autant qu’à l’extérieur (à celles, par exemple, des habitant·es), celles-ci n’étant plus (ou plus si facilement) hiérarchisées, mais égalisées (Rancière, 2004).

Les interventions théoriques réalisées par les membres de l’équipe encadrante sont, elles aussi, réfléchies de façon à ouvrir le champ des enquêtes des participant·es. Ces moments théoriques, relativement brefs puisqu’ils n’excèdent jamais trente minutes, ponctuent la semaine. Le plus souvent placés en début de journée, ils fournissent un éclairage sur des notions qui, si elles sont bien liées à la thématique proposées (« les représentations », « le son et les espaces publics », « l’écoute », ou encore « les conflits de sémiose » dans le cas de l’édition liégeoise consacrée aux transports sonores), ne sont jamais trop directement connectées aux enquêtes. Plus exactement, ces focus théoriques ne peuvent pas constituer un objet d’enquête bien défini ou une méthodologie que les participant·es pourraient reprendre comme tels. Le choix assumé de ne pas apporter tout l’outillage théorique en début de semaine d’une part, et de ne pas chercher à le rendre immédiatement opérationnel d’autre part, vise ainsi, lui aussi, à favoriser des formes de réflexivité situées, mais en un sens différent de celui évoqué plus haut. En effet, si le dispositif de l’école d’été est conçu de façon à défaire les postures académiques des un·es et des autres, l’enjeu ne consiste pas pour autant à priver les participant·es de tout point de vue théorique sur les situations rencontrées. Ce risque est d’autant plus grand que le cadre dans lequel les participant·es enquêtent leur est pour beaucoup inconnu. Nous pensons ici, en particulier, aux participant·es belges lors des deux premières éditions à Vaulx-en-Velin. Les grands ensembles étant quasiment inexistants en Belgique, les encadrant·es ont ainsi pu constater qu’en début de semaine certaines représentations médiatiques dominantes pouvaient parfois s’imposer avec d’autant plus de facilité chez certain·es participant·es qu’ils et elles n’avaient jamais mis les pieds dans ce type de forme urbaine. La ponctuation de la semaine par des moments théoriques courts relativement détachés des travaux d’enquêtes concrets visait ainsi à leur fournir des éléments susceptibles d’enrichir leur approche du terrain, sans pour autant rétablir les postures disciplinaires. Si les encadrant·es n’ont pas entièrement renoncé à vouloir transmettre quelque chose aux participant·es, tout simplement parce qu’ils et elles continuaient à assumer un statut institutionnel d’organisateur·rices de la semaine et de personnes ressources pour un ensemble de compétences théoriques, leurs savoirs ne se donnaient pourtant pas comme des expertises achevées dont la composition aboutirait à un savoir totalisant sur le terrain tout prêt à être saisi par les participant·es.

Dans cette perspective, l’incident relaté entre le répondant et le doctorant s’explique moins par la critique des productions des participant·es que par un conflit de positions et par une rupture dans la tenue du caractère parfois vacillant des savoirs. La posture scientifique plus cadrée endossée par l’architecte est apparue comme une position particulière – en surplomb, objectivante et, donc « décalée » –, de fait intenable lorsqu’elle est ramenée à une situation, celle qui fut vécue par les participant·es et qui leur permit, précisément, de compliquer leur propre posture de départ.

3. Auctorialité, formalisation, interpellation

On peut dire en somme que l’incident était inévitable dès lors qu’on replaçait les participant·es, au terme de la semaine d’école d’été, dans une posture que cette même semaine avait conduit à déconstruire. Mais surtout, si la réassignation identitaire produite par le discours « scolaire » et « évaluateur » a pu être perçue par certain·es comme insupportable, c’est bien parce que la semaine de travail avait aussi ouvert des scénarios de subjectivation, à la faveur de ce qu’on pourrait appeler une auctorialité processuelle, dynamique et multiple.

3.1. Comment favoriser une auctorialité processuelle, dynamique et multiple ?

L’exercice de la restitution publique en fin de semaine impose une contrainte forte d’exposition personnelle et collective des membres du groupe qui présentent leur travail. Très concrètement, lors des séances de restitution, chaque groupe (trois à quatre participant·es) était invité à présenter brièvement les intentions d’enquête face au public, puis à répondre aux questions ou commentaires à l’issue de la projection. Lesdites projections s’accompagnaient en outre de la mention des noms des membres du groupe, qui avaient également choisi le titre donné à leur montage. Autrement dit, le dispositif imposait la construction d’une identité auctoriale collective, qui se porterait garante et assumerait la responsabilité du produit de l’enquête. S’il s’agit bien d’un processus, c’est parce que, comme on l’a dit, rien, ou très peu, n’est donné au début de la semaine d’école d’été comme gage d’auctorialité acquise – au contraire, les choix d’organisation opèrent stratégiquement comme une déconstruction des postures préalables. Mais, c’est précisément ce qui permet de mettre en jeu le périmètre de l’auctorialité dans le cours même du processus par lequel elle se construit et, finalement, s’expose : telle restitution sera-t-elle l’oeuvre de X, Y et Z en tant qu’individus singuliers ? Tiendra-t-elle sa valeur en tant que produit d’enquête du fait qu’elle manifeste des procédures de collecte ou d’interprétation reconnaissables au-delà de la singularité des membres de tel groupe ? Nous avons ainsi souvent assisté à des discussions sur la manière dont devaient se traduire les normes de comportements disciplinaires propres à chacun·e des participant·es. Ainsi, on n’enquête pas en philosophe comme on enquête en urbaniste ; les méthodes des SIC ne construisent pas la même auctorialité que celle qu’active peut-être spontanément un·e étudiant·e en études littéraires ; de manière plus générale, l’exigence de formalisation comme moyen de connaissance, qu’appellerait a priori une auctorialité de type scientifique, se heurte à d’autres usages possibles des formes. Celles-ci peuvent être envisagées par exemple comme purs matériaux esthétiques ou comme supports d’un effet de sens politique. Ce désajustement dans le processus de construction auctoriale oblige à un exercice de réflexivité permanent, par lequel la pratique interprétative s’inquiète de l’intérieur, et inquiète du même coup les normes disciplinaires ou comportementales supposées la soutenir. Cette auctorialité vacillante fait aussi vaciller la frontière entre les compétences académiquement validées (méthodes propres à telle ou telle discipline universitaire), et les compétences, ou les intérêts, relevant de sphères d’activité extérieures au champ du savoir universitaire.

Que tel·le participant·e soit musicien·ne, tel·le autre amateur·rice de poésie, tel·le autre encore militant·e écologiste ne devient plus du tout indifférent au travail d’enquête, ni à la posture auctoriale qui le soutient. La sémiotique de terrain à l’école d’été convoque nécessairement la pluralité des encyclopédies[10] de celles et ceux qui la pratiquent : leurs angles interprétatifs, et surtout la façon dont ils sont prêt·es à les assumer comme valides, dépendent des univers de sens qu’ils fréquentent et qui, littéralement, ont du sens pour eux et elles.

La mobilisation de la pluralité des encyclopédies des participant·es, en particulier les encyclo-pédies non universitaires, n’a donc pas simplement permis d’ajouter de nouvelles compétences à celles spécifiques à leur formation. Au contraire, dans certains cas, celles-ci ont pu favoriser la construction d’une auctorialité collective en démultipliant les points d’accroche ou de convergence possibles entre les membres d’un groupe. Dans d’autres cas, elles ont également contribué à l’élargissement de l’auctorialité. À l’intérieur d’un dispositif fragilisant les postures disciplinaires des un·es et des autres, compliquant le maniement des compétences académiques acquises, celles-ci étant sorties de leur cadre opératoire, l’effacement relatif des frontières entre les encyclopédies universitaires et non universitaires a aussi parfois conféré à ces dernières une importance qu’elles n’avaient pas jusque-là : elles sont apparues comme des vectrices de savoirs, parfois plus facilement mobilisables que d’autres. Si ce jeu entre compétences académiques et non académiques a sans doute contribué à favoriser des situations d’écoute inattendues à l’intérieur des groupes de participant·es, il les a également rejouées en dehors d’eux.

Cela explique très certainement que beaucoup de groupes ont donné une large place aux paroles des habitant·es des lieux visés par l’enquête. Au passage, il faut souligner que la place des voix, des vocalités, des accents dans l’espace public est aussi un marqueur d’ambiance et un indicateur précieux de son appropriation. La forme sonore de la voix (la phonicité), en deçà de la sémantique, est un étalon pour mesurer les qualités acoustiques de l’espace urbain. Entendre et s’entendre dans la rue a pu être pris comme une manière de saisir l’ambiance des lieux. Mais, ce même geste a permis également d’étendre l’auctorialité de l’enquête aux voix de celles et ceux qui vivent le terrain au quotidien et qui, à ce titre, sont porteur·ses d’un savoir digne d’être relayé et comme « augmenté » par le dispositif de restitution. On peut voir dans ce recours aux entretiens une stratégie de délégation de la responsabilité auctoriale à des instances tierces. A contrario, on peut aussi y voir une manière de reconnaitre que les couches interprétatives autochtones portées par ces instances participent du mille-feuille sémiotique dont l’enquête a notamment pour but de donner à éprouver l’épaisseur et l’irréductibilité.

Enfin, la parole humaine récoltée par les enquêtes agit aussi comme contrepoint, et presque comme résistance, vis-à-vis d’un autre régime d’auctorialité potentiellement activé par l’école d’été : l’auctorialité technicienne supposée par la manipulation d’une instrumentation relativement sophistiquée dans la collecte, le montage et la diffusion d’images et de sons. Bien sûr, cette auctorialité a pu être assumée par certain·es participant·es comme faisant partie de leur encyclopédie préalable, mais elle a, la plupart du temps, été sous-investie, ou investie à rebours, comme s’il s’agissait de refuser d’en faire une fin en soi (ce qui s’explique aussi par le temps très court laissé aux participant·es)[11]. Les régimes d’auctorialité visés par le dispositif d’enquête se trouvaient ainsi tendus à l’extrême entre, d’un côté une quasi-disparition derrière la simple fonction de relais énonciatif de discours rapportés, de l’autre une prétention à la sublimation esthétique des matériaux récoltés, simples prétextes à la virtuosité technique d’une auctorialité alors proche du régime artistique.

Au coeur de ces régimes d’auctorialité se trouvent donc bien aussi des formes particulières (discours rapportés, ou formes esthétiques), qui disent quelque chose du travail proprement sémiotique de l’enquête de terrain. Car, s’il est bien un geste épistémique qui qualifie la démarche sémiotique, c’est sans doute le geste de formalisation, qui consiste à reconnaitre derrière le flux impur des cours d’expérience des unités discrètes, dont la morphologie distinctive assure la fonctionnalité au sein d’un système : depuis Hjelmslev ([1943] 1971), la théorie du sens repose sur la capacité à isoler des formes homogènes à partir d’un continuum hétérogène (à la manière d’un·e linguiste qui isolerait le phonème /a/ à partir d’une séquence sonore complexe).

3.2. Comment faire éprouver le travail de la formalisation ?

Des formes ont indiscutablement été repérées, inventoriées, articulées dans une syntaxe, voire littéralement produites, dans les enquêtes des participant·es et leurs restitutions. Par exemple, l’un des groupes a choisi d’investiguer la forme du « seuil » à travers ses multiples déclinaisons matérielles dans l’espace public urbain (grillages, portiques, plots, etc.) et les investissements symboliques et axiologiques dont elle fait l’objet. Un autre groupe a conçu sa capsule vidéo à partir du « point de vue du vélo » (en fixant une caméra à 360° sur un vélo qui parcourait le périmètre urbain), suggérant ainsi un type de rapport sensible à l’environnement qui passait par un dispositif formel très particulier. De manière comparable, certain·es ont choisi de considérer la « navette fluviale » sur la Meuse comme forme-hôte de leur capsule sonore, en l’associant à des effets de poétisation et de distanciation du paysage urbain. Enfin, d’autres ont réinvesti des formes médiatiques traditionnelles, comme les archives de journaux télévisés, pour les intégrer dans un montage qui questionnait ainsi le rapport obsessionnel d’un territoire à certains fragments de son historicité.

Ces différents exemples montrent que l’un des enjeux de l’enquête sémiotique de terrain est de se confronter à la saisie de l’insaisissable. Si la sémiotique n’est pas une discipline de l’enregistrement, c’est bien parce qu’elle suppose que la couche proprement phénoménale ou expérientielle se soutient de flux moins évidents, qu’il s’agit de mettre au jour pour en éclairer le pouvoir structurant.

Face à cette prétention, on a vu les participant·es osciller entre deux stratégies de formalisation. La première est de donner une traduction aussi sensible que possible à des entités conceptuelles abstraites, en traduisant par exemple l’idée d’une « identité territoriale » dans des formes audiovisuelles récurrentes, ou en matérialisant l’idée des « seuils » et de leur pouvoir de ségrégation à travers les multiples variantes qui les actualisent dans la ville. Au contraire, la seconde stratégie consiste à partir d’une expérience singulière et située pour l’élever au rang de prototype expérientiel, en suggérer des analogies, ou en activer le pouvoir heuristique sur les parcours possibles d’un terrain (c’est typiquement ce que réalise l’exemple du « point de vue du vélo »).

Dans les deux cas, ce travail de formalisation impose des choix, que le dispositif de l’école d’été permet d’éprouver très concrètement dans les opérations de production de sémioses. Quel taux d’hétérogénéité autorise-t-on aux matériaux formalisés ? Jusqu’où la production audiovisuelle de la restitution doit-elle aller dans le lissage médiatique de l’expérience qu’elle propose ? À l’inverse, comment anticiper les effets de défamiliarisation provoqués par des montages parfois incongrus de matériaux hétérogènes ? Des questions similaires se posent quant à la charge sémantique associée aux formes sonores et visuelles convoquées : ces formes doivent-elles exprimer des intentions de sens préalablement identifiées par les concepteur·rices ? Enfin, la grande indétermination du format médiatique de la restitution (capsule visuelle ou sonore d’une dizaine de minutes) laisse très ouverte la question de la structuration interne des formes audiovisuelles dans une syntaxe plus ou moins stéréotypée, ou au contraire sui generis. On a vu certains groupes spontanément tentés par les effets de bouclage narratif de leur séquence, adoptant ainsi la forme du micro-récit ; d’autres ont privilégié de manière plus ouverte les échos internes, voire la pure esthétisation comme fin en soi (en considérant que le seul horizon de réception pertinent de leur production était celui d’une jouissance esthétique) ; d’autres encore ont voulu souligner la dépendance étroite de leurs matériaux au grain de l’expérience empirique dont ils étaient issus, favorisant ainsi des formes d’authentification de leurs productions.

Autrement dit, si l’école d’été peut prétendre enseigner quoi que ce soit de la sémiotique, c’est en proposant aux participant·es d’éprouver de l’intérieur les dynamiques de la sémiose, d’en expérimenter les possibles et les limites. Ce processus s’effectue dans un travail de collecte et de création de formes, dont les charges sémantiques sont rendues à la plasticité pré-grammaticale d’une expérience sensible.

3.3. À qui ça parle ? (ou le risque de la désinterlocution)

Comme on le voit, ce type de dispositif d’apprentissage permet aussi de manifester les liens entre les choix de formalisation (et la distance plus ou moins grande qu’ils vont construire avec leur magma pré-grammatical, c’est-à-dire avec les cours d’expérience dont ils procèdent), et les régimes d’auctorialité évoqués plus haut. À chaque option de mise en forme, c’est toute la tension entre les identités auctoriales qui est potentiellement réactivée. Cette tension auctoriale n’est pas toujours forcément vertueuse ni confortable. L’instabilité dont elle est porteuse produit nécessairement ses effets sur les autres pôles du cadre énonciatif dans lequel s’inscrit l’enquête de terrain : la question de savoir « qui parle ? » dans l’enquête n’est pas sans lien avec celles de savoir « à qui ça parle ? » et « de qui ça parle ? ».

À cet égard, on peut se demander si les délégations de parole évoquées plus haut n’agissent pas aussi comme des décontextualisations, voire des désinterlocutions. Ces dernières, jointes à une présence ponctuelle et brève sur le terrain, produisent la violence symbolique et ethnographique d’un pouvoir-savoir venu de l’extérieur et s’autorisant des gestes auctoriaux de bricolage esthétisant sur des matériaux prélevés à l’expérience vécue d’un lieu et de ses habitant·e·s. Paradoxalement, donner à entendre leur voix a pu parfois conduire à les extraire de toute condition énonciative un peu solide, pour les ramener à de pures formes, ou à des identités stéréotypées ou partielles. Ce risque, bien perçu par les participant·es, a pu aussi être motif d’inquiétude quant au poids de la formalisation sur l’enquête de terrain et sur la possibilité de pouvoir se faire comprendre et entendre lors des restitutions.

De manière plus générale, le risque de la désinterlocution s’étend à l’ensemble des destinataires de l’enquête de terrain. Ces destinataires ont pu être plus ou moins identifiés en amont, mais dessinaient cependant un horizon de réception fait d’attentes diffuses et très hétérogènes – pour ne pas dire inconciliables : la ville de Vaulx-en-Velin voulait offrir un cadre favorable à la discussion sur son projet d’aménagement urbain, le tissu associatif espérait une mise en débat plus conflictuelle, le Planétarium entendait jouer un rôle de médiation citoyenne tout en mettant en valeur son savoir-faire technique[12].

Dans tous les cas, la seule constante relative au pôle de réception était que quelqu’un·e allait porter un regard par-dessus notre épaule, un regard ni qualifié par un statut académique qui autoriserait une validation scientifique du produit de l’enquête, ni informé par une demande sociale préalable, claire et homogène qui en autoriserait un usage politique immédiat. Il en découle que le pouvoir d’interpellation de l’enquête s’active de manière toujours située, en l’occurrence située dans l’espace et dans le temps mêmes de l’exercice de restitution.

Témoin de cela le fait que les formes audiovisuelles que l’on a pu conserver ne sont pas compa-rables aux formes de projections produites en public ; l’intention expérimentale des restitutions a clairement pris le pas sur la volonté de garantir un archivage des traces documentaires elles-mêmes.

Si l’on envisage ainsi la restitution de l’enquête comme une performance située, on peut se demander dans quelle mesure l’ajustement du produit de l’enquête avec son dispositif de diffusion et de réception participe de ses conditions de félicité (ou d’infélicité). Dans le cas du Planétarium de Vaulx-en-Velin, on a assurément affaire à un dispositif sémiotiquement très chargé. Incarnation matérielle et déontique d’un lieu qui doit faire lien et qui doit assurer la médiation culturellement légitime de savoirs spécialisés, il apparait aussi, en tant qu’équipement municipal, comme un instrument de l’agir-politique institué.

Or, les moments de restitution des enquêtes, parce qu’ils s’appuyaient sur des processus de désajustement auctorial et de brouillage dans la réception visée, ont pu aussi constituer des événements de resémantisation hybride et éphémère du lieu même de la restitution. Le Planétarium, utilisé à des fins pédagogiques pour faire vivre aux spectateur·rices une expérience immersive céleste, a été de facto détourné de ses usages habituels pour mettre en scène, à travers les différentes productions, l’ambiance d’un marché populaire, l’animation d’un quartier lors d’une sortie d’école ou l’atmosphère bruyante d’un vaste chantier. La projection sur la surface du dôme d’une image de sol à la place du ciel n’a pas constitué pour autant une nouvelle expérience immersive. Au contraire, elle a modifié radicalement la perception que l’on pouvait se faire tant des espaces représentés sur l’écran que du dispositif de projection. Si la caractéristique d’une expérience immersive est de faire oublier les conditions dans lesquelles elle est vécue, la projection des films des participant·es a presque provoqué l’effet inverse : l’impossibilité de pouvoir apprécier l’image projetée dans son entièreté, en tout cas sans devoir se contorsionner sur son siège, la perception des sons inégalement « répartis » dans l’espace, la désorientation parfois provoquée par la déformation des images sur l’écran sphérique. Ces différents décalages produisirent, en même temps qu’un rapport tout à fait particulier à ces productions, une attention singulière au lieu dans lequel elles étaient projetées. D’une part, les productions apparaissaient comme des objets surdéterminés par leur cadre de diffusion, c’est-à-dire indissociables de ce cadre, comme fabriquées par ce lieu que l’on avait peut-être, au départ, trop rapidement réduit à une simple surface de projection. D’autre part, le cadre lui-même apparaissait comme rivé à ces productions, surdéterminé par elles. La restitution a ainsi constitué un moment critique à part entière puisqu’en suspendant l’habituelle opérativité du lieu, en renvoyant à leur artificialité les productions projetées, elle a rendu fortement perceptibles toutes les dimensions concourant à la fabrication d’un objet médiatique. En d’autres termes, les productions apparaissaient comme des « bricolages » articulant, plus ou moins adroitement, différents registres sémantiques. En conséquence, ces productions s’en trouvaient dénaturalisées. La saisie ou la captation d’un moment ou d’une ambiance particulière, le scénario pourtant parfois soigneusement réfléchi, les voix off, les effets de styles souhaités s’en trouvaient fragilisés par des bruits non identifiés, un temps trop long entre deux scènes, un événement inattendu enregistré malgré soi. Mais, c’est précisément cette dimension bricolée qui a favorisé les discussions, les critiques, les débats autour des productions et du cadre de la projection.

Détourné de ses fonctions de médiation scientifique autorisées, sous-investi dans ses poten-tialités techniques de spectacularisation du savoir, requalifié comme instrument de politisation des questions urbaines, le Planétarium s’en est trouvé malgré lui embarqué parmi les objets mêmes des enquêtes.

On peut y voir là un résultat contre-productif par rapport à certaines des intentions d’une sémiotique de terrain ; on peut aussi y voir l’un des effets critiques que peut provoquer un dis-positif qui met en tension cette sémiotique de terrain avec le niveau méta-sémiotique qui la rend possible tout autant qu’il la fragilise.

4. Conclusion

Quels effets critiques et pédagogiques d’une sémiotique de terrain peuvent donc être rapi-dement dégagés à partir de ces expériences des écoles d’été « Politiques des ambiances urbaines » ? Pour résumer à grands traits, on dégagera une triple mise en tension des concepts-phares de la sémiotique dite « classique » : compétences, structure, appropriation.

Sur l’axe de l’auctorialité, les compétences sont mises en tension par des incompétences et cela implique une déstabilisation collective, des participant·es comme des encadrant·es. Les encadrant·es doivent à la fois préserver la possibilité des regards multiples, la diversité des postures, tout en laissant se précipiter le composé presque chimique des groupes. Et, si cela relève d’une compétence pédagogique, le processus ravive aussi les incompétences liées à la volonté collective de laisser les groupes maîtres de leur auctorialité. Le fil de crête est assez mince et le pas de travers redouté. Les participant·es apprennent de leur côté à s’ajuster les un·es aux autres, négociant leur regard à partir de leurs compétences et composant avec les regards des autres qui viennent interroger leurs incompétences. La présentation collective apparaît alors comme un moment de joie auctoriale, toujours teintée d’une sourde inquiétude sur le fait d’avoir réussi à « bien se faire entendre ».

Sur l’axe de la formalisation, la structure est mise en tension par des aléas. Les allers-retours sont constants entre ce qui était prévu (organiser un récit impliquant de récolter les séquences visuelles ou sonores) et ce qui survient (la séance est peu audible, « parasitée » par des bruits ; les images sont peu stables et risquent de produire un grand inconfort de réception). Il faut alors négocier, repenser la façon de rendre visible la structure tout en intégrant – et si possible en donnant sens – aux aléas. Cela suppose de la part des participant·es des allers-retours constants, donc, entre analyse et production, terrain extérieur et salles de travail. La création de la forme finale est à cet endroit aussi constamment vacillante, jusqu’au dernier moment. La dynamique sémiotique apparaît alors comme une « épreuve » – source in fine de joie et aussi d’inquiétude.

Enfin, sur l’axe de l’interpellation : l’appropriation est mise en tension par le désajustement. C’est là le motif majeur de l’inquiétude des participant·es et, il nous faut le reconnaître, des encadrant·es qui ont inscrit l’école d’été dans un cadre institutionnel et universitaire, et des lieux partenaires. La présence d’un public (comme ce fut le cas lors de la première édition au Planétarium) est un moment de possible fragilité face à des critiques qui pourront s’adresser aux encadrant·es et les renvoyer à un rôle pédagogique pas suffisamment « tenu ». Mais, la mise en tension est bien entendu la plus forte pour les participant·es qui acceptent de montrer et faire entendre leur production, au risque de l’incompréhension ou de la critique. Ces possibles désajustements deviennent, dans le temps de la restitution, des moments de négociation, d’où peuvent émerger d’autres propositions de sémioses. Mais, l’école d’été se referme et le cycle s’interrompt là où il aurait pu recommencer. Chacun·e repart cependant avec le souvenir d’un moment singulier empreint d’une « aura » particulière. Or, « éprouver l’aura d’une apparition ou d’un être veut dire prendre conscience de sa faculté à lever un regard, de répondre à un regard. Et cette faculté est pleine de poésie » (Benjamin, [1935] 2011). L’école d’été comme sémiotique de terrain est donc aussi, très probablement, une sémiotique poétique.