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Introduction : La littérature exp(l)osée[1]

Si, dans le domaine de la recherche sur les Humanités numériques, il semble désormais inutile de démontrer à quel point le champ littéraire s’est décloisonné, « éclaté », grâce notamment aux pratiques numériques, à quel point ce champ littéraire n’est plus métonymiquement attaché à la culture du livre, force est de constater que dans les pratiques scolaires, et peut être plus encore universitaires, la lecture littéraire reste encore souvent attachée au livre papier[2] et ce alors que les expériences de lecture des adolescents comme des adultes se constituent le plus souvent sur des supports numériques multimodaux[3].

Au-delà de ces seuls milieux scolaires, nombre d’institutions littéraires comme l’Académie française, ou les différents prix littéraires internationaux, restent attachées au livre et persistent à ne considérer comme littéraire que ce qui a été publié dans un livre. Pour reprendre les propos de Scoccimaro qui restent pertinents encore 15 ans après leur publication : « Le livre contient tous les symboles du pouvoir d’une institution. Par lui, un texte existe dans le monde littéraire : il est identifié par la critique, distribué aux lecteurs et classé dans les bibliothèques. » (2008, p. 127). Mais avec lui il s’agira de se demander ce qu’il advient

d’un texte sans livre ? Le texte numérique existe sans ces marques de reconnaissance culturelle. Il « squatte » des espaces qui ne lui sont pas dédiés, et où plus rien n’indique qu’il s’agit véritablement d’un texte littéraire. Il doit se défendre par ses propres moyens, ne dépendant plus de la structure codée du livre.

2008, p. 127

Cette proposition de Scoccimaro invite à penser une textualité « squatteuse », une textualité sans livre, que certains hésiteront encore, de ce fait même, à qualifier de littéraire.

Il ne s’agit pas de nier l’importance déterminante de cette forme matérielle qu’est le livre papier dans la constitution de la littérature comme discipline et comme pratique ; ceci, des ouvrages sur l’Histoire de l’édition comme ceux de Martin et Chartier (1983), l’ont déjà largement démontré. Mais cette métonymie entre livre et texte littéraire s’est construite avec le temps (des in-folio des XVe et XVIe siècles aux formats de poche à moindre coût) et avant elle, la littérature prenait d’autres formes : celles des littératures orales notamment (Calvet 1991 ; Goody, 1994, 2014) qui n’ont d’ailleurs pas cessé d’exister avec le développement du livre, de même que d’autres pratiques coexistent : lectures publiques, spectacles, performances. Pour ce type de pratiques, Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel utilisent le terme de « littérature exposée », qui

[…] fait référence à ces pratiques littéraires multiples (performances, lectures publiques, interventions sur le territoire, travaux sonores ou visuels) pour lesquelles le livre n’est plus ni un but ni un prérequis. L’exposition y est un mode d’existence et d’expérience du littéraire qui investit des espaces, celui du musée, de la galerie, de la scène, de la rue, [et j’ajouterai du numérique] qui ne sont généralement pas les siens […].

2010, p. 4

D’autres, comme David Ruffel la qualifie de « contextuelle » en référence à la notion d’« art contextuel » inventée par l’artiste polonais Jan Swidzinski dans un manifeste intitulé « L’art comme art contextuel » et popularisée par l’essai de l’historien de l’art Paul Ardenne, Un art contextuel, mais c’est une idée similaire qui s’exprime :

La sortie de la littérature hors du livre suit un mouvement général propre à l’art aujourd’hui. L’art actuel, comme l’écrit Jacques Rancière, se définit par le fait que « toutes les compétences artistiques spécifiques tendent à sortir de leur domaine propre et à échanger leurs places et leurs pouvoirs ». Chaque art est mu par la volonté d’élargir ses limites et perd en définition ce qu’il gagne en extension. En suivant ce mouvement, la littérature contemporaine ne s’écrit donc plus dans une singularité irréductible, mais dans le présent commun de l’art, caractérisé par l’impureté et l’hybridation des langages. La littérature contemporaine n’est pas concernée, comme c’était le cas dans les années 1960, par la problématique de sa définition mais par celle de son illimitation. La tentative de repousser les limites de l’art littéraire, qui est le propre de toute littérature authentique, n’est donc plus interne au langage, à son être propre, elle se fait désormais par les relations externes aux autres arts et au monde. C’est ainsi la fin d’une forme de fétichisme du livre et de l’écriture, d’une sacralisation de la littérature, de sa gloire passée ou de son déclin présent.

2010, p. 63

Le numérique accélère et facilite une vaste tendance de réouverture de la dimension matérielle de l’écriture (Archibald 2009, Gervais & Brousseau, 2010, Ruffel, 2010, Guilet, 2013). Il permet de proposer aux lecteur·rice·s des interfaces textuelles novatrices, hypermédiatiques, interactives, immersives, qui proposent autant de manières de revitaliser l’expérience littéraire.

Devant le numérique, la littérature fait face à un choix déchirant : ou bien elle se prête au jeu, en sacrifiant éventuellement dans le processus une partie de son identité propre, ou bien elle se replie sur les privilèges qu’elle croit être les siens à l’intérieur de certaines disciplines et se condamne par-là, à l’instar d’Oscar Wilde, à perdre son combat contre le papier peint.

Archibald, 2009, p. 276

Les différents médias numériques offrent autant de lieux où prolonger le travail sur les fictions et les narrations au-delà des limites matérielles du livre ou du film, tout en fournissant des outils aux lecteur·rice·s pour qu’ils et elles participent à ce brouillage des frontières. Ainsi, « Le numérique prête un second souffle à des procédés littéraires anciens et les offre chaque jour aux regards de lectures neuves. » (Archibald, 2009, p. 279) Par ailleurs, Archibald dans son ouvrage, Real Niggaz Don’t Die! - Grand Theft Auto : San Andreas entre récit et jeu (2012), démontre bien la vitalité narrative et la dimension critique que peut recouvrir un jeu vidéo. Il s’agit pour ces formes de littérature d’opérer un déplacement, une déterritorialisation, qui transcende une appréhension bien trop dichotomique pour ne pas dire manichéenne de la littérature, qui comme le notent Ruffel et Rosenthal, n’engage au fond « qu’une critique de goût ou de valeur » (2010, p. 5).

Certains s’enthousiasment, allant jusqu’à considérer l’envoi d’un courriel comme une forme poétique, d’autres ne cessent de critiquer là les fins possibles de la Littérature et presque d’une civilisation. Dans les deux cas, la dimension critique de cette exposition du littéraire est manquée. Et elle est précisément manquée car ne sont pas pensés ensemble des phénomènes esthétiques (la littérature performative ou numérique par exemple) et des phénomènes sociaux (l’exposition du corps de l’auteur, plus seulement sur scène mais durant des résidences ou derrière une table pour signature, pour une lecture, dans ces multiples festivals littéraires qui foisonnent aujourd’hui dans le monde).

2010, p. 5

Ce que produit la littérature exposée, à laquelle nous ajoutons la littérature numérique que Rosenthal et Ruffel n’abordent que marginalement, c’est la grande parataxe dont parle Rancière (2003)[4]. La parataxe est une figure de style qui consiste en une juxtaposition de propositions sans mot de liaison.

La grande parataxe, c’est ce régime esthétique où le rapport entre les pratiques artistiques n’est pas réglé préalablement mais réinventé à chaque juxtaposition.

2010, p. 8

La grande parataxe révèle un art du montage, de l’agencement des significations et des matérialités, un art qui prône l’hétérogénéité, l’hybridité des pratiques que les littératures numériques, par leur hypermédiatisation, leur multimodalité, incarnent mieux que tout autre.

La manière dialectique investit la puissance chaotique dans la création de petites machineries de l’hétérogène. En fragmentant des continus et en éloignant des termes qui s’appellent, ou, à l’inverse, en rapprochant des hétérogènes et en associant des incompatibles, elle crée des chocs. Et elle fait des chocs ainsi élaborés de petits instruments de mesure, propres à faire apparaître une puissance de communauté disruptive, qui impose elle-même une autre mesure.

Dans tous ces cas, il s’agit de faire apparaître un monde derrière un autre.

Il s’agit d’organiser un choc, de mettre en scène une étrangeté du familier, pour faire apparaître un autre ordre de mesure qui ne se découvre que par la violence d’un conflit.

Rancière, 2003, p. 49

La littérature numérique par juxtaposition de textes et d’images mais aussi de vidéos, de sons, également par la démultiplication des médias qu’elle mobilise (Web, réseaux sociaux numériques, applications, exposition, jeux vidéo) crée une disruption qui engage nos perceptions de la littérature comme sa définition ontologique qu’elle interroge à nouveaux frais. J’analyserai deux oeuvres qui proposent de tels montages et qui, ainsi, permettent de reconsidérer le champ littéraire, de l’élargir, c’est-à-dire de voir de la littérature où on ne l’attend pas. Les supports médiatiques de ces deux oeuvres n’impliquent pas originellement la littérature. Dans un premier temps sera analysé un réseau transmédia comme support littéraire impliquant Twitter, Spotify, une édition papier et des expositions à travers Le Madeleine Project de Clara Beaudoux. Dans un second temps, je m’intéresserai à la console de jeu vidéo avec What Remains of Edith Finch de Ian Dallas. Finalement, je proposerai une analyse conjointe de la poétique de la mémoire mise en place par ces deux oeuvres. Il s’agira, à travers elles, de déplacer notre point de vue, voire de le retourner en essayant d’examiner comment le passage par le numérique peut permettre de construire un objet littéraire. Comme Ruffel et Rosenthal, je pense que « Ces métamorphoses ne signent sans doute pas, contrairement à quelques discours pessimistes, la fin de la littérature mais indique au contraire qu’elle est suffisamment ductile, mouvante, plastique et vivante pour s’exposer et se répandre. » et dans un même mouvement et avec les mots de Vitali, Monjour et Wormser, « ces pratiques numériques constituent une occasion de mieux comprendre le fait littéraire en faisant apparaître de manière plus explicite que jamais des aspects ontologiques qui, en tant que tels, ont une valeur atemporelle. » (2016)

1. Le Madeleine Project de Clara Beaudoux[5]

1.1. Un projet transmédia

Les réseaux sociaux et autres plateformes comme Wattpad ou les plateformes de Webtoon sont des lieux de lecture que les différents instituts de statistique en charge de l’analyse des pratiques de lecture oublient bien trop souvent[6]. Ils sont pourtant des lieux de narration permanente et pour les réseaux sociaux numériques, je préciserai d’auto-narration, en cela, que tous leurs usagers se font « storyteller », narrateur de leur propre vie. Néanmoins, certaines usagères assument cette fonction de manière plus ostensible et revendiquée que d’autres et transforment leurs pratiques des réseaux sociaux en un projet éditorial et littéraire inédit. C’est le cas de Clara Beaudoux qui vit à Paris et découvre dans la cave de son appartement les affaires de Madeleine, l’ancienne locataire des lieux. Clara Beaudoux est journaliste à Radio France et réalisatrice de plusieurs web documentaires, elle va donc s’emparer de cette découverte pour la transformer en projet éditorial. En novembre 2015, elle décide de mener pendant une semaine son enquête sur Twitter : avec tendresse et pudeur, elle met alors à jour la vie de Madeleine, décédée peu de temps avant de devenir centenaire. Quelques mots, des images, le portrait de Madeleine en même temps que d’une époque révolue se dessinent, composant un récit biographique qui se construit tweet après tweet, une boîte ou lettre ouverte, après l’autre.

L’analyse de cette oeuvre nécessite un détour théorique. En 1991, Baudrillard et Virilio ont démontré comment la télévision depuis la première guerre du Golfe, mais on pourrait ajouter Internet, ont bouleversé notre rapport au monde par leur capacité à reporter tout événement dans une quasi-simultanéité avec son déroulement. Dans un même mouvement, l’analyse de la dissolution de l’identité autobiographique dans un monde qui va trop vite, est récurrente dans les textes sur le monde « post-moderne ». Dans le sillon du « présentisme » d’Hartog, l’ouvrage du philosophe italien Merlini intitulé L’Époque de la performance insignifiante. Réflexions sur la vie désorientée prévoit l’effondrement de la mémoire autobiographique (2011, p. 85-sqq.), tandis que Rosa, sociologue allemand, dans Accélération. Une critique sociale du temps (2010), note la disparition de l’identité narrative chère à Ricoeur, dont l’une des fonctions est d’harmoniser le passé et le présent de l’individu. La logique de flux d’activité mise en place par les réseaux socionumériques ne feraient, selon Coutant, qu’accentuer cette tendance[7].

[…] ces derniers poussent à abandonner la réflexivité et les tentatives de stabilisation du soi (même si elles demeurent incomplètes et temporaires) pour se noyer dans le flux sans cesse renouvelé de traces de soi et des autres. Pour l’individu souhaitant exister sur ces réseaux, il faut renouveler sans cesse sa participation, quitte à accorder peu d’attention aux traces passées.

2011, p. 55

Or, Beaudoux, à travers la construction de son récit transmédia, se pose à rebours de cette « compression du temps. Elle choisit d’accorder sa pleine attention aux traces biographiques : elle les sélectionne, les travaille, dans et hors le flux pour raconter Madeleine.

Beaudoux façonne son récit médiatique a posteriori d’une expérience vécue : celle de la découverte des objets et papiers que Madeleine aura scrupuleusement archivés. Avec elle, la trace se fait double : trace photographique de la trouvaille par Clara des objets-traces de Madeleine.

Illustration 1

Capture d’écran d’un Tweet de Clara Beaudoux pour le Madeleine Project. 4 novembre 2015.

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Ainsi, les traces d’un passé plus ou moins lointain sont à l’origine de son entreprise d’écriture, elles forment le lieu où se déploie la mise en récit. Comme le note Kramer,

Les traces n’apparaissent que dans la mesure où une forme existante est effacée puis reconfigurée sous l’effet d’une réécriture. […] La sémantique de la trace ne se déploie qu’au sein d’une « logique » de la narration, dans laquelle la trace se dote de son propre « lieu narré » […] Les traces représentent en somme le lieu où les choses muettes « se mettent à parler » grâce à notre intuition.

2012

Beaudoux fait parler les traces en même temps qu’elle permet de les interroger dans ce qu’elles témoignent et construisent l’individu qui les a laissées. À travers son désir d’écriture, elle fait ployer les réseaux sociaux et élabore une véritable posture narrative dont l’intérêt réside en grande partie dans le traitement poétique de l’archive qui lui préside.

1.2. Une poétique de la trace

Beaudoux, reportrice, s’intéresse donc aux évènements d’une vie passée. Elle le fait d’abord sous la forme d’une performance d’écriture qui se déploie principalement sur la plateforme de microblogging Twitter, 140 caractères à la fois, en plus d’avoir recours à des photographies, des hyperliens vers des chansons et des vidéos. Elle crée par cela un happening, un évènement journalistico-littéraire sous forme de feuilleton transmédia. À lire le tweet inaugural sur son compte Twitter, il est frappant de constater à quel point ce qui semble motiver originellement Clara Beaudoux est un désir d’écriture.

Illustration 2

Capture d’écran d’un Tweet de Clara Beaudoux pour le Madeleine Project. 2 novembre 2015.

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Elle s’est par ailleurs défendue plusieurs fois dans les journaux d’avoir prémédité sa démarche, d’y avoir vu un terrain journalistique ou littéraire. Elle a toujours préféré mettre en relief la spontanéité avec laquelle elle s’est mise à raconter cette histoire, qui s’élabore d’abord comme un work in progress, pour le ou la lecteur·rice comme pour Beaudoux. Le récit de la vie de Madeleine se construit sur cinq saisons. La première (2-6 novembre 2015) est consacrée aux archives personnelles remisées dans la cave de la vieille dame. Pour la deuxième saison (8-12 février 2016), Beaudoux mettra le nez dehors pour partir à la rencontre de ceux qui ont connu Madeleine : son filleul, un couple d’anciens voisins, un commerçant. La troisième saison (27 juin-1er juillet 2016) est cette fois consacrée à la vie professionnelle de Madeleine, à la visite de Beaudoux à Bourges, ville natale de Madeleine, ainsi qu’à approfondir les informations sur Loulou, son fiancé mort à la guerre. La quatrième saison (10-14 avril 2017), quant à elle s’emploie à décrire la vie d’institutrice de Madeleine et à essayer de retrouver quelques-uns de ses ancien·ne·s élèves et la cinquième et dernière (20-25 novembre 2017) est consacré à un voyage en Hollande à la recherche de la correspondante de Madeleine.

Pendant chacune de ces saisons, Beaudoux publie parfois plus d’une vingtaine de tweets par jour. La saison 1 en compte 265. Elle les envoie d’affilée à quelques secondes d’intervalle. Les photos ne sont donc pas prises comme on pourrait l’imaginer de prime abord dans la cave et publiées immédiatement, mais elles sont plutôt choisies, triées puis tweetées selon une progression et une éditorialisation soignée. Les saisons ont par ailleurs une durée limitée dans le temps. Pour ceux·lles qui n’auraient pu suivre les tweets en synchronie avec leur publication, des traces de l’évènement sont proposées sous deux formes principales d’agrégation : le site web du Madeleine Project, Storify[8] et des livres.

Le livre, publié aux Éditions du sous-sol en mai 2016 peut être considéré comme une version imprimée homothétique du Storify des saisons 1 et 2 du Madeleine Project. Le livre est d’ailleurs présenté au verso de la page de grand titre dans son achevé d’imprimer comme « une adaptation du hashtag #MadeleineProject ». Les tweets, qui sont regroupés par jour de la performance – sa temporalité étant ainsi mise en valeur, sont reproduits en contexte, comme si une capture d’écran avait été effectuée, et ils sont entourés du blanc de la page. Dans les faits ces captures sont retravaillées pour faire apparaître le logo Twitter qui détient les droits des publications (d’où le copyright du colophon), et pour faire disparaître les avatars des internautes qui ont partagé le message. Le livre construit donc un « effet » Twitter (Guilet, 2013), qui ne se joue pourtant qu’en surface. Les liens, les vidéo, les morceaux SoundCloud n’y subsistent qu’en tant que pures figures du passé numérique du récit puisqu’ils ne sont plus cliquables : ils ne sont qu’une trace, la manifestation de l’absence du média numérique originel. Ces effets soulignent le statut de remédiatisation du Madeleine Project, et donc son travail d’archéologie narrativo-médiatique – l’archéologie s’étant elle-même définie comme « un paradigme de l’indice à l’oeuvre » (Kümmel, 2003, p. 143). Il s’agit en effet pour le livre de faire trace du récit élaboré sur Storify, qui lui-même reconstituait le récit effectué sur Twitter, qui à son tour composait le portrait de Madeleine tiré de ses archives. Toute lecture du Madeleine Project impose ce va-et-vient transmédiatique. Elle construit sa poétique de la trace sur un travail de décontextualisation/recontextualisation à plusieurs niveaux (thématique, narratif, médiatique) et comme le note Bachimont,

Il est bien clair que la décontextualisation d’un contenu est inhérente à l’acte même de son inscription. À l’immanence de la communication ici et maintenant, dans son contexte natif, l’inscription donnant naissance à un contenu fixé sur support est d’emblée la décontextualisation de ce contenu vis-à-vis de l’interaction ou de l’événement initial dont il est l’empreinte, l’enregistrement, la consignation, l’inscription. Les minutes d’un procès ne sont pas ce dernier ; un texte relatant un discours ne permet pas de le revivre tel qu’il a été prononcé, etc. Cette incapacité n’est pas un défaut, mais la qualité recherchée, car par cette décontextualisation, on permet une recontextualisation future, dans un contexte de lecture ou de consultation à venir, différent du contexte de production. Les inscriptions sont de manière générale conçues pour cela, pour permettre de remobiliser une trace à nouveau, et donc à nouveau fraîche, interprétative bien sûr.

2014

C’est tout l’enjeu du Madeleine Project : rafraichir la trace de Madeleine.

2. What remains of Edith Finch de Ian Dallas

What Remains of Edith Finch partage avec le Madeleine Project bien des enjeux mémoriels. Le jeu vidéo est en effet également une quête biographique et généalogique portée par la joueuse. Conçu par Ian Dallas en 2017[9], il est développé par Giant Sparrow et édité par Annapurna Interactive, la branche consacrée aux jeux vidéo du producteur de film Annapurna. L’expérience de jeu dure environ trois heures et peut se faire sous Windows, consoles ou sur iPhone et iPad. What Remains of Edith Finch s’inscrit dans une lignée de jeux vidéo que des chercheuses comme Amélie Vallières, à la suite de Serge Bouchardon (2014) notamment, qualifie de « jeux vidéo littéraires » (2023). Les walking simulator comme What Remains of Edith Finch ou le jeu à succès Dear Esther (2012), font partie de ces jeux vidéo littéraires dont il s’agit de souligner qu’ils trouvent leurs origines dans les jeux textuels et autres fictions et aventures interactives des années 1970-1990[10]. Il faudrait sans doute également insister sur l’importance de la scénarisation, des dialogues dans les jeux vidéo actuels quels qu’ils soient pour démontrer encore à quel point la littérature et le texte ne sont pas extérieurs au jeu vidéo et ce de sa conception à sa pratique, en passant par son Histoire. Comme le dit Vallières « Ces éléments font tous partie de la littérature et ils se sont tranquillement installés au coeur des canons du jeu vidéo contemporain. » (2021) Le jeu vidéo raconte des histoires, utilise du texte dans son gameplay, s’inspire d’oeuvres littéraires mais surtout peut être l’occasion d’interroger bien des questions narratologiques, poétiques et fictionnelles.

2.1. Une narration très littéraire

Illustration 3

Vidéo de lancement de What Remains of Edith Finch. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=S0kKF5f8nS0-

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Dans What Remains of Edith Finch, la joueuse incarne à la première personne, une jeune fille de retour dans la maison de famille, isolée sur une île. Une maison de rêve comme une gigantesque cabane d’enfant, mais dotée d’une dimension inquiétante dans son isolement et le vide qui l’habite : à l’intérieur tout a été laissé en plan, comme si les habitant·e·s l’avaient quittée subitement. Cette maison, personnage à part entière, Ian Dallas l’a voulue à la fois « grandiose, intimiste et trouble ».

A real house goes from being barren, where there’s nothing on the walls and it feels sterile and even videogamey, to being lived-in where you’ve got a couple of photos on the walls and that sort of thing. And then there’s this tipping point where you add too many things, too many photos and memorabilia, and it hits this point where it starts to feel like a natural force. It begins to look almost like the bark of a tree; something that has an order to it, but it’s too chaotic for us to be able to follow.

2017

Cette maison est résolument fantastique et, avec l’aspect macabre de l’histoire, n’est pas sans rappeler les univers d’E. A. Poe et H. P. Lovecraft, où des forces étranges et surhumaines sont à l’oeuvre sans que les personnages puissent agir sur leur destinée.

Le jeu repose sur une anthologie de récits impliquant chacun un membre de la famille Finch. Une grande famille dont, ainsi que la joueuse le découvrira, la plupart des membres sont morts, en proie à ce qui semble être une malédiction familiale, une destinée tragique jalonnée de deuils. Edith, nous l’apprendrons plus tard, est enceinte et elle est la dernière survivante. Il s’agira de visiter chacune des chambres et autres lieux intimes des membres de la famille pour accéder aux récits de leurs morts et nulle énigme, nulle difficulté n’entraveront cette découverte. Le jeu est un walking simulator[11] dont le seul objectif est d’explorer l’univers très riche de la maison et de découvrir ses histoires funestes en une série d’analepses où la joueuse sera conduite à prendre la focalisation des futur·e·s mort·e·s, découvrant in extremis leur personnalité, leur vie, leur drame.

Chaque histoire enchâssée met en scène un procédé narratif et des types d’interactions vidéoludiques différents. Chacune utilise une figure médiatique idoine pour porter le récit : un journal, une bande dessinée, une lettre, un folioscope, etc. semblant ainsi souligner que les histoires peuvent se raconter par une pluralité de canaux. Tous sont cependant marqués par l’omniprésence du matériau papier comme autant d’indications vers la portée littéraire du récit. Le monde de What Remains of Edith Finch est en effet peuplé de livres et de bibliothèques.

Illustrations 4, 5, 6, 7

Mise en scène de la figure du livre dans le jeu vidéo What Remains of Edith Finch.

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Le fils d’Edith, qu’on comprendra à la fin du jeu être le personnage à la main plâtrée du récit-cadre sur le ferry qui le conduit sur l’île de ses aïeux·les, découvre l’histoire de sa mère, grâce au journal qu’elle lui a laissé après sa mort. C’est l’ouverture de ce journal qui amorce le récit d’Edith, qui déclenchera à son tour, à travers une succession de livres, de carnets et de lettres, le récit des histoires des membres de sa famille. Au-delà de ces mises en scène enchâssées de la figure du livre et de la lectrice, c’est avant tout par le langage écrit et oral que nous parvient l’histoire. La voix d’Edith est toujours accompagnée de textes qui apparaissent à l’écran, comme flottants sur l’image, des textes avec lesquels la joueuse doit parfois interagir pour les faire apparaître ou les rendre lisibles. Le langage et le gameplay sont toujours interreliés. Le texte est objet de manipulation et de narration, il se superpose aux images pour mieux construire le récit et guider les interactions.

Illustration 8, 9

Les mots à l’écran dans le jeu vidéo What Remains of Edith Finch.

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La joueuse n’a cependant aucune marge de manoeuvre dans l’ordre de la découverte des histoires qui sont, malgré tout, autant d’ouvertures sur l’extérieur de ce quasi-huis-clos. Comme dans certains romans de John Irving qui semblent avoir inspiré Dallas, dans What Remains of Edith Finch, les aspects les plus sombres de l’existence se mêlent allègrement au grotesque, à l’imagination et à une forme de légèreté dont on peine à distinguer la frontière avec ses aspects les plus sombres. Ici, les pires situations s’accompagnent d’une poésie qui fait que la dramaturgie se construit sur un espace narratif fait d’émerveillement permanent. L’oeuvre s’inscrit manifestement dans une esthétique qui emprunte au réalisme magique d’un Gabriel García Marquez, par ailleurs cité comme source d’inspiration par l’équipe qui a développé le jeu, partageant avec Cent ans de solitude un gout pour les histoires chorales et généalogiques. La lignée Finch est par ailleurs placée sous la houlette d’Odin Finch, le patriarche de la famille né en Norvège en 1880, présenté comme un écrivain ayant rédigé deux romans que nous retrouvons disposés près de son sanctuaire commémoratif : The Mysteries of Death and Thereafter et Joining the Great Majority.[12] Les titres de ces deux romans sont des allusions directes à la destinée funeste de sa famille et à la malédiction qui lui fera fuir la Norvège vers l’Amérique à bord d’un bateau sur lequel il transportera sa maison et sa famille. Il périra pendant ce voyage, coulant avec son domicile. Les survivant·e·s du naufrage bâtiront par la suite la maison qu’explore la joueuse. Faire de Odin, un romancier, le point d’origine de la famille Finch, c’est la placer directement dans une généalogie littéraire.

2.2. Lewis ou la fiction

L’épisode de la mort de Lewis, sans doute l’un des plus tragiques et poétiques, permettra d’exemplifier les enjeux analytiques de l’oeuvre. L’histoire de Lewis nous parvient par l’entremise d’une lettre découverte par Edith, provenant de la psychologue du jeune homme perturbé, et qui rencontre des problèmes d’alcoolisme. Il travaille dans une conserverie où il décapite des poissons machinalement à longueur de journée. Pour échapper à cette routine morose, Lewis s’enfonce dans un monde onirique qu’il crée de toute pièce. Il passe de l’autre côté du miroir, comme une allusion à l’oeuvre de son homonyme, Lewis Caroll. Dans cette séquence, la joueuse incarne Lewis en focalisation interne, tout en entendant en voix-off et lisant sur l’image le récit analytique et distancié de la psychologue. Au début de cet épisode, le texte se superpose à l’image et à la voix-off et lisant sur l’image le récit analytique et distancié de la psychologue. Au début de cet épisode, le texte se superpose à l’image et à la voix-off pour littéralement accompagner le personnage. Ce ne sont pas tant ses déplacements qui déclenchent le texte que le texte qui lui ouvre la voie, le guide dans son errance. Ceci est particulièrement frappant durant le trajet dans le labyrinthe de la psyché de Lewis (illustration 10, à partir de 0:56). Ici le texte soutient le gameplay.

Illustration 10

Vidéo de jeu de l’histoire de Lewis dans What Remains of Edith Finch. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=WQBlSnsT5bc.

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Toutefois, cet épisode se construit aussi sur un enchâssement narratif et sémiotique plus complexe encore puisqu’il repose sur un écart entre perception et gameplay au niveau métadiégétique et récit écrit et oral au niveau diégétique premier. Il s’agit d’insister sur le travail constant opéré dans What Remains of Edith Finch pour marier une dimension poétique et littéraire au jeu vidéo. Cet extrait, comme tous les autres, en séparant un niveau diégétique basé sur le langage oral et écrit du narrateur et un autre, centré sur le gameplay, le souligne manifestement. Cette scission se poursuit ensuite dans le gameplay au sein même de la subjectivité de Lewis. En effet, la joueuse est amenée à opérer les gestes mécaniques de la découpe du poisson avec son pouce droit sur le joystick de la console, quand avec la main gauche elle dirige un tout autre niveau métadiégétique : celui du monde imaginaire que construit Lewis, dans lequel il devient roi, acclamé de ses sujets. Ce second monde, au fil des minutes, devient de plus en plus dense, passant d’une sorte de labyrinthe minimaliste en noir et blanc à un univers joyeux et coloré. Ces deux mondes sont représentés simultanément sur l’écran, l’imaginaire envahissant de plus en plus l’espace jusqu’à oblitérer intégralement la conserverie. Lewis a basculé dans son fantasme et, croyant se diriger vers la cérémonie de son couronnement, c’est en fait vers une guillotine qu’il se penche : le réel des machines de l’usine causera finalement sa perte.

Ce qui frappe dans cette séquence, c’est la capacité de la joueuse à diriger les deux facettes du personnage en même temps, oubliant rapidement les gestes mécaniques de la main droite pour la découpe du poisson au profit de la découverte du monde imaginaire de Lewis de la main gauche. En plus d’une identification rendue plus intense avec la psyché scindée du personnage, cette séquence semble être une mise en abyme parfaite de l’expérience de la fiction. Ce dédoublement des mondes qui implique que l’on puisse, comme le narrateur de Proust, tout à la fois être assis au jardin à entendre le clocher de l’église de Combray sonner et dans un autre monde. Ce parallèle avec La recherche du temps perdu est d’autant plus pertinent que parmi les nombreux livres qui encombrent la maison, nous comptons : Du côté de chez Swann, mais aussi Gravity’s Rainbow, Infinite Jest, L’aleph et le livre de sable, autant de monuments littéraires caractérisés par leur volonté de rompre avec les cadres traditionnels du roman, en proposant des récits complexes, éminemment métatextuels et métafictionnels, à l’image de What Remains of Edith Finch qui navigue, comme Lewis dans son monde imaginaire, à travers des continents de papier et de textes.

Illustration 11

Le jeu vidéo est un continent de papier dans What Remains of Edith Finch.

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Éminemment intertextuel et réflexif, le jeu de Dallas apparaît avant tout comme une expérience d’immersion fictionnelle qui interroge la posture de la joueuse de jeu vidéo à l’aune de celle du de la lectrice littéraire. Le walking simulator, dans sa forme même, offre très peu de prise sur le récit comme l’est le plus souvent l’expérience de lecture romanesque. Il repose également sur la construction d’un univers fictionnel, sur la découverte des récits qui le peuplent par une lectrice chargée d’actualiser en permanence le texte, une lectrice somme toute très classique ; en tous cas, tel que ne la renierait pas Eco (1979).

3. Mnémosyne dans le flux numérique

Dans What Remains of Edith Finch, comme pour Le Madeleine Project, la mémoire des êtres ne subsiste que parce que leurs histoires sont lues et ce peu importe le support : peu importe qu’il s’agisse de simulations de livres ou de BD, d’un fil Twitter, d’une page Storify ou d’une exposition. Le jeu vidéo comme Le Madeleine Project, reposent sur une poétique de la trace dont la collection est à l’origine même des deux récits et guide la lectrice. Edith fera parler les traces de ses proches, leurs cahiers, journaux et autres reliques qui peuplent la maison des Finch. Il s’agira pour elle, et la lectrice à travers elle, de les interroger, et d’en faire littéralement émerger l’individu qui les a laissées. Cette émergence se caractérise dans le jeu par un changement de point vue pour la joueuse qui passe dès lors de la subjectivité d’Edith à celle du mort ou de la morte, momentanément ressuscité·e par la lecture de la trace qu’il ou elle a laissé et par le gameplay qui permet de le ou la ré-incarner. Le récit vidéoludique à la fois témoigne et construit, réécrit pour reprendre le terme de Kramer cité plus haut, l’individu qui a laissé ces traces.

Edith dans son travail de lecture, et à travers elle la joueuse, en découvrant le récit vidéoludique, comme Beaudoux dans son travail d’écriture et de découverte des objets de Madeleine, semblent ainsi renouer avec Mnemosyne, Mémoire, la déesse mère des neuf muses, qui préside à la haute poésie. Poésie et mémoire sont si étroitement liées que pour Homère, versifier c’est se souvenir. Comme l’exprime Carruthers,

La mémoire est placée au commencement, elle est la matrice où s’inventent tous les arts humains, où naissent toutes les fabriques de l’homme, y compris la fabrication des idées. Mémoire et invention sont assimilées dans ce qui serait appelé aujourd’hui la « créativité ».

1998, p. 17

Chez Aristote la remémoration est investigatio, véritable travail de pistage, d’actualisation des « marques » de la mémoire, impliquant nécessairement une interprétation qui dans son sillage entraine « toute la rhétorique de l’invention et mobilise la faculté créatrice de l’imagination. » (Parret, 2004, p. 40)

Dans Temps et Récit III, Ricoeur évoquant cette symbolique de l’absent que figurent nos ancêtres et nos descendant·e·s, voit dans la trace un mixte et même un connecteur entre le temps physique et le temps vécu que la phénoménologie heideggérienne avait dissociés. Marque laissée par quelque chose, par quelqu’un, indice perceptible d’une présence passée, émanation du référent, la trace procède de ce « ça a été » souligné par Barthes dans La Chambre claire (1980). La trace dans What Remains of Edith Finch comme dans le Madeleine Project est tracé, parcours qui déclenche une anamnèse et donc, les deux étant intrinsèquement reliés, ce qui provoque les récits. Cette réminiscence révèle la dimension proustienne de nos deux oeuvres. Le nom de l’ex-locataire de l’appartement de Beaudoux ne fait que la souligner et Dallas, en proposant dans les bibliothèques qui peuplent la maison des exemplaires de La Recherche, la corrobore également. Dans le jeu vidéo, il faut pour la joueuse et à travers elle pour Edith – on notera ici le renversement opéré dans le processus identificatoire – se plonger dans l’esprit des défunts pour vivre, ou plutôt revivre leur mort. C’est au prix de la construction de cette mémoire par la joueuse pour Edith que se déploie toute l’ampleur du récit. Chacun des gestes opérés par la joueuse (appuyer sur les boutons de la manette, comme à un niveau diégétique couper des têtes de poissons), comme ceux opérés par Beaudoux dans la cave (ouvrir boites et valises publier tweets et photos), sont aussi triviaux que transcendants en ce qu’ils font apparaître des personnalités, des époques, de la même manière que Combray est sorti ville et jardins, de la tasse de thé du narrateur de la Recherche. Ainsi,

[…] quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.

1987, p. 140

L’édifice immense du souvenir bâti sur la banalité de la publication d’un tweet chez Beaudoux ou pour What Remains of Edith Finch de l’activation d’un joystick, ou diégétiquement et selon le processus identificatoire entre joueuse/lectrice et personnage, du déchiffrement d’un livre. Le Madeleine Project, comme, chez Dallas, les différentes aventures morbides auxquelles se confrontent la joueuse dans la variété médiatique de leurs supports, dans la pluralité des modes de jeu mis en oeuvre, pourraient s’interpréter comme un élan constant pour l’affirmation d’une individualité par la trace et contre l’oubli des êtres disparus. Nos deux oeuvres apparaissent alors éminemment ricoeuriennes tant elles renouent avec cette dimension quasi anthropologique du récit désigné comme une catégorie de la saisie humaine du monde. Le jeu vidéo et le projet transmédia articulent, à l’image de ce que propose le philosophe dans Temps et récit, « l’expérience viscérale, tragique, de notre temporalité » et l’activité narrative dont l’enjeu est fondamentalement herméneutique. Le temps est ainsi saisissable par les récits, les histoires que nous nous racontons, l’expérience tragique de notre temporalité est rejouée à chaque mort des personnages que nous interprétons dans What Remains of Edith Finch.

Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle.

Ricoeur, 1983, p. 17

Nous lisons ou racontons des histoires, fictives ou non, comme celles de Lewis, Odin, Edith ou Madeleine, parce qu’elles donnent un sens à l’intrigue de nos vies. « C’est que notre vie est une histoire qui non seulement a besoin, mais qui mérite d’être racontée » (1985, p. 115) déclare Ricoeur dans Temps et récit III. Si pour Ricoeur « “l’identité narrative”, c’est répondre à la question “qui ?”, c’est raconter l’histoire d’une vie » (1985, p. 355), c’est résolument sur cette question que repose l’intégralité de l’oeuvre de Dallas et le Madeleine Project qui aura donné corps à cette identité narrative, un tweet posté après l’autre.

Conclusion

Les jeux vidéo littéraires ou transmédias comme, toutes ces pratiques numériques de la littérature exp(l)osée, me semblent des plus dignes d’intérêt car elles possèdent, en tant que textualités numériques et comme l’explique Bouchardon (2008, 2014), une valeur heuristique au sens premier : « Qui sert à la découverte et au sens plus didactique » : « Qui consiste à faire découvrir par l’élève ce qu’on veut lui enseigner.[13] »

[…], l’intérêt des récits littéraires interactifs ne réside pas tant dans la valeur des productions que dans leur faculté d’interrogation : du texte, du récit et de la littérature elle-même.

Bouchardon, 2008, p. 84

Les deux oeuvres présentées ici et les perspectives d’analyse qu’elles offrent, démontrent qu’elles sont de formidables supports d’analyse littéraire et critique et qu’elles font preuve d’un fort potentiel didactique et pédagogique. Elles permettent en effet de mobiliser une pluralité d’outils narratologiques, stylistiques, rhétoriques, sémiotiques et poétiques. Il s’agit pour ces formes numériques d’explorer les limites de la littérature mais aussi d’observer des outils technologiques (jeux vidéo ou réseaux sociaux numériques) dans un contexte qui ne leur est pas prédestiné, de procéder par hybridation, détournement réflexif. Les espaces narratifs et fictionnels qui se développent ainsi viennent troubler la doxa de l’analyse littéraire et invitent à penser autrement ce qui fait littérature, et plus particulièrement peut-être ce qui fait texte. What Remains of Edith Finch ou Le Madeleine Project nous rappellent qu’un texte n’est jamais seulement linguistique, si l’on entend par là une dimension restrictive de la langue.

Tout texte est un objet constitué de plus d’un code. Il n’y a pas de texte purement linguistique, et encore moins purement alphabétique. Tous les textes sont polysémiotiques, c’est-à-dire faits de la rencontre de types de signes différents.

Jeanneret, 2000, p. 76

Faire l’expérience de la multimodalité de ces formes littéraires, c’est prendre en compte ce caractère labile et riche, c’est s’émanciper d’une doxa « cérémonieuse, hagiographique ou académique de l’art » (Saemmer, 2001, p. 19), pour reprendre des termes employés par Saemmer, au profit d’une ouverture ludique, médiatique, narrative que ne renierait pas bon nombre des avant-gardes du XXe. Pour conclure avec Bakhtine à ce sujet :

Les frontières entre ce qui est art et ce qui ne l’est pas, entre littérature et non- littérature, n’ont pas été fixées par les dieux une fois pour toutes. Toute spécificité est historique. Le devenir de la littérature ce n’est pas sa croissance et ses transformations dans les limites immuables de sa spécificité. Elle dérange même ces frontières.

1978, p. 467

Ranger les oeuvres que nous avons présentées dans le domaine des « études littéraires » implique d’interroger ce que l’on entend par littérature et ce qui caractérise le fait littéraire. Nous partageons alors le point de vue de Servanne Monjour qui, soulignant d’abord avec Antoine Compagnon sa dimension institutionnelle[14], ajoute :

Aussi s’agira-t-il surtout de prôner l’ouverture, à la fois celle du « fait littéraire » et de son étude. Le choix même de l’expression « fait littéraire » renvoie à une volonté de comprendre la diversité des productions littéraires de manière transversale – en articulant des questions aussi bien stylistiques que médiatiques, sémiotiques, techniques, sociologiques, économiques, etc.

Monjour, 2020

Cette ouverture du fait littéraire invite à repenser les pratiques didactiques et pédagogiques des études littéraires et dans un même mouvement à participer à leur processus de légitimation. Il s’agit d’adopter une conception transitive de la littérarité à l’image de ce que propose un chercheur comme Dominique Viart (2009, 2007). Une littérature non plus réduite au texte seulement, au travail sur le langage, mais ouverte sur ses actualisations médiatiques, sur les processus d’institutionnalisation qui la supporte. Littérature numérique, contextuelle, exposée, explosée ou éclatée, l’enseignement de la littérature, désormais perçue dans une perspective non-essentialiste, ne peut faire fi de ces nouvelles modalités du fait littéraire sans être à rebours de la culture actuelle, sans être à rebours de ses lecteur·rice·s.