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Introduction

Dans le champ des opérations funéraires, des recherches ont été menées en France sur les métiers de fossoyeur, de maître de cérémonie ou encore de commercial (Bernard, 2009; Bonnet, 2016; Souffron, 2011; Trompette & Caroly, 2004). Dans le champ du soin mortuaire hospitalier, des recherches ont porté sur le travail réalisé en chambre mortuaire (Memmi, 2014; Noël, 2004; Wolf, 2012). En revanche, nous n’avons pas identifié de travaux concernant la formation même des agents de chambre mortuaire. Cette étude constitue un premier défrichage pour comprendre les ressorts formatifs d’un métier socialement invisibilisé (Lalande & Veber, 2009).

L’hôpital est généralement identifié comme un lieu où détresse, maladie et guérison se côtoient. De nombreux affects y circulent notamment dans la chambre mortuaire, lieu où sont transférés pour un temps les patients décédés avant leur départ de l’hôpital par convoi funéraire. Agent de chambre mortuaire est un métier qui désormais s’apprend officiellement. Cet apprentissage est marqué du sceau du tabou et du déni qui entoure le sujet de la mort (Elias, 1969, 1985). Les entretiens exploratoires menés indiquent que le comportement des professionnels expérimentés vis-à-vis des affects a évolué dans le temps. Auparavant, le novice était délibérément confronté à des situations émotionnelles intenses. Placé devant un corps éviscéré en salle d’autopsie, il tenait le coup et était recruté, ou il s’effondrait et devait partir. Montrer ses émotions n’était pas autorisé. Aujourd’hui, ces professionnels reconnaissent chez les novices l’expression de leurs affects qu’ils estiment constructifs pour l’apprentissage, alors qu’ils semblent toujours les contenir, posant ainsi la question de leur ethnographie possible.

Cet écrit a donc pour objectif de rendre compte de la survenance d’affects, et en particulier d’émotions, définies plus bas (Cosnier, 1994; Livet, 2002), chez des individus en apprentissage. Or les novices enquêtés dissimulent l’expression de leurs émotions, souhaitant ainsi préserver leur « face sociale » (Goffman, 1974) et disposer de toutes leurs chances pour être ultérieurement recrutés. En effet, qu’autrui puisse percevoir leurs émotions est considéré comme une faiblesse ou un manque de contrôle qu’ils assimilent à de l’incompétence. La dissimulation des émotions peut alors donner lieu à un travail émotionnel (Hochschild, 1979). Dès lors, l’identification de ces expressions émotionnelles s’est imposée comme problématique pour l’enquêteur, dont il fait l’hypothèse qu’elles jouent un rôle dans l’apprentissage, notamment cognitif dans le processus décisionnel (Damasio, 2010). Notre objectif est d’identifier les moyens théoriques et pratiques permettant de caractériser les émotions occurrentes afin de pouvoir accéder à une meilleure compréhension des apprentissages dans leur rapport avec ces émotions. Cette contribution nous donne l’occasion de mobiliser autrement des résultats de recherche obtenus dans le cadre d’une recherche doctorale[1] (Pham Quang, 2017) permettant une mise en lumière particulière de la réflexion méthodologique qui a occupé une place centrale dans l’enquête.

Nous présenterons tout d’abord la formation des agents de chambre mortuaire et la problématique de recherche puis seront exposés le cadre théorique et la définition des mots clés, émotions et apprentissage. Nous décrirons ensuite la méthode d’identification des émotions occurrentes avec les descriptifs vidéos retenus. Deux exemples emblématiques permettront d’illustrer la réflexion méthodologique, laquelle sera suivie par une synthèse globale des résultats. Enfin, l’enquêteur s’est retrouvé lui-même en prise avec ses propres émotions : que filmer, comment, pourquoi? Concernant ces questions, quelques éclairages seront proposés, soulignant l’enjeu majeur des effets des émotions vécues de l’enquêteur et des enquêtés sur le travail ethnographique.

Le contexte de l’enquête et la problématique de recherche

Le contexte est celui de la formation aux soins mortuaires en France. Sa réglementation est récente. L’organisation hospitalière a reconnu, il y a 27 ans, un lieu particulier dont on ne parlait pas ou très peu, quasiment tabou : la chambre mortuaire. Officiellement définies comme équipements hospitaliers d’établissements publics ou privés, les chambres mortuaires n’accueillent, en principe, que les patients qui y sont décédés. Ces locaux permettent aux familles des patients de disposer du temps nécessaire à l’organisation des obsèques. Depuis 2007, les aide-soignants ont une qualification pour prendre en charge les opérations mortuaires (République française, 2007). Un arrêté ministériel publié en 2009 oblige toute personne souhaitant exercer en chambre mortuaire à valider une formation d’adaptation à l’emploi (FAE) (République française, 2009). Les compétences attendues décrites dans ce dispositif d’une durée de huit jours se répartissent en « savoirs théoriques » dispensés en présentiel, et en « savoirs pratiques » dispensés en situation de travail, une chambre mortuaire référencée pour accueillir un stagiaire. Nos analyses portent principalement sur les situations pratiques d’apprentissage.

Quatre modules composent la FAE : 1) mettre en oeuvre des prestations auprès des personnes décédées; 2) soutenir les familles et les proches; 3) veiller à la qualité et à la sécurité des prestations; 4) assurer l’hygiène des locaux et du matériel et veiller à la sérénité des espaces d’accueil. Ces objectifs de formation peuvent être saisis comme des prescriptions touchant à l’ensemble des activités devant être réalisées par un agent de chambre mortuaire. L’une de ces prescriptions a particulièrement retenu notre attention : « la gestion de son propre stress, les situations limites pour le professionnel, les mécanismes de défense […], l’identification des situations de crise et des ressources disponibles » (République française, 2009, p. 5). Notons, de manière élargie, que c’est plutôt le terme émotion que celui d’affect qui généralement est utilisé dans les différents référentiels se rapportant à ce métier. Nous le reprenons tel quel par conséquent avant de le discuter plus bas dans la partie théorique. Cette « prescription émotionnelle » nous semble pouvoir être mise en rapport avec un paradigme culturel dominant : celui du contrôle de ses émotions face à la mort, comme l’ont montré de nombreux travaux d’historiens des mentalités, sociologues ou philosophes (Ariès, 1975; Elias, 1969, 1985; Thomas, 1978; Vovelle, 1993; Ziegler, 1975).

Les émotions, selon notre hypothèse générale, peuvent jouer un rôle constructif dans le processus d’apprentissage. Or celles-ci sont fréquemment catégorisées au plan socioprofessionnel comme des perturbations, comme l’objet d’une mise sous contrôle prescrit pour la bonne poursuite des activités en cours (Hochschild, 1979). Appréhender a priori l’émotion comme une « émergence d’irrationalité », ou un « échec de la volonté » (Le Breton, 2004, p. 133) ne nous éclaire finalement pas sur les conditions de son surgissement situé et, in fine, sur sa nature. En effet, comment tenter de rendre compte d’émotions occurrentes dont les contours sont mal appréhendés ou déjà fixés?

Le cadre théorique et la définition des concepts clés : émotions, apprentissage

Parmi les nombreuses définitions données au processus d’apprentissage, nous nous limitons à retenir ici une acception tout opérationnelle, celle de la transformation d’habitude d’activité faisant l’objet d’une attribution de valeur par le sujet concerné et/ou par son environnement social (Barbier, 2011). Il faut rajouter que le thème de l’expérience est incontournable en formation des adultes, ces derniers convoquant ou mobilisant leur propre expérience (Knowles, 1970, 1973). Cette expérience antérieure, notamment irriguée d’émotions, est ce avec ou contre quoi le sujet apprend. Dans cette perspective, les émotions peuvent remplir une fonction de révélateur dans le processus d’apprentissage : elles révèlent ce qui compte ou a compté pour le sujet (Dewey, 2010). Plus largement, elles révèlent ses préférences fondamentales tout en l’amenant à réviser ses intentions d’actions (Livet, 2002). Nous observerons l’effet de ces dynamiques dans le cadre de l’interaction tutorale en situation de travail réunissant un professionnel expérimenté, dit tuteur, et un futur professionnel, dit novice.

Les stagiaires que nous observons en situation d’apprentissage du soin mortuaire au travail peuvent être en proie à des émotions : une tutrice, accompagnée d’un stagiaire, emprunte un couloir dans lequel sont disposées de petites caisses en bois. Le stagiaire demande à quoi servent ces caisses. La tutrice lui répond que ces caisses servent quand les foetus sont laissés, abandonnés à l’hôpital. Le stagiaire n’a rien vu de précis, mais son imagination, nous dira-t-il, a produit une vive émotion. Un autre tuteur propose à une stagiaire de l’aider à passer une chemise à un homme défunt en vue d’une présentation prochaine à sa famille. Or, en mobilisant le bras du défunt, la stagiaire entend comme un craquement. Elle s’immobilise, les yeux grands ouverts, devient blême et perd le contrôle du bras de l’homme décédé. Ces illustrations semblent indiquer, comme le souligne Dumouchel (1999) que les émotions peuvent constituer des moments de coordination entre sujets, ici entre tuteurs et stagiaires.

Les stagiaires ne semblent pas exprimer les mêmes émotions face aux mêmes situations. Nous nous sommes alors interrogé sur l’éventuel caractère personnel d’un vécu d’émotions. Tout se passe comme si, à travers l’expression en proie à, un stagiaire donné semble subir passivement les émotions dont il se trouve être l’objet. En appui sur les théories dites cognitives d’évaluation (voir les travaux pionniers d’Arnold, 1960), nous pensons a contrario que la signification d’un événement déclenchant des émotions est produite par un processus d’évaluation (Arnold utilise le terme d’appraisal, « appréciation », plus faible que celui d’évaluation) de cet événement, basé sur un ensemble de critères qui sont propres à la personne. Par conséquent, les émotions d’un sujet naissent de son évaluation d’un événement, il ne subit pas la situation, il contribue à la définir. Une deuxième phase est décrite au décours de ce processus émotionnel, celle d’une impulsion vers ou contre la situation constituant une « tendance d’action » (action readiness), concept que Frijda (1986) reprend et développe.

Dans des perspectives complémentaires à celles d’Arnold (1960) et de Frijda (1986), nous présentons plus bas les principaux apports des auteurs retenus qui participent à constituer notre appareil théorique.

Comment identifier les émotions occurrentes telles qu’elles surgissent au cours de l’interaction tutorale et en dehors de leurs verbalisations par les sujets? Nous proposons de nous appuyer sur la conceptualisation de Cosnier : les émotions sont des variations de l’intensité affective. Comment ces variations peuvent-elles être objectivées et quels en seraient les indicateurs?

Cosnier (1994) propose de distinguer les affects selon deux types : les affects phasiques (émotions occurrentes) et les affects toniques (émotions dispositionnelles ou sentiments). Ces derniers sont constitutifs d’un tonus affectif de base. Ils recouvrent en pratique les sentiments et les humeurs qui sont des phénomènes durables et à partir desquels émergent les affects phasiques, les émotions qui apparaissent le plus souvent en courtes phases. Cette approche à la fois distinctive et de codétermination entre affects toniques et phasiques met l’accent sur les variations de l’intensité affective susceptibles de constituer des observables comportementaux sur le plan méthodologique.

Les travaux de Livet (2002) conceptualisent les émotions également comme des sortes de variations, en plaçant la focale sur la notion de différentiel susceptible de déboucher sur la « révision », dans notre cas, sur de l’apprentissage. L’auteur définit les émotions comme :

La résonance affective, physiologique et comportementale d’un différentiel entre un ou des traits perçus (ou imaginés ou pensés) de la situation en cause, et le prolongement de nos pensées, imaginations, perceptions ou actions actuellement en cours. Ce différentiel est apprécié relativement à nos orientations affectives actuelles (désirs, préférences, sentiments, humeurs), que ces orientations soient déjà actives ou qu’il s’agisse de nos dispositions actuellement activables. Plus ce différentiel est important, plus l’émotion est intense

Livet, 2002, p. 23

Si les émotions correspondent à des attentes contrariées et déclenchent une révision tout en étant motrices d’activités associées (Dewey, 2010; Livet, 2002), elles peuvent révéler un objet d’apprentissage dont l’appropriation en cours se révèle difficile pour un sujet donné. Et, comme nous l’évoquions à propos de la notion de tendance d’action conceptualisée par Frijda (1986), un certain nombre d’activités entreprises par ce sujet peuvent relever d’un processus d’apprentissage. Au plan théorique, ce ne sont donc ni les émotions dispositionnelles ni les émotions verbalisées que nous cherchons à caractériser, mais bien les émotions occurrentielles dans leur rapport aux activités des sujets.

La méthode d’identification des émotions occurrentes : les descriptifs audiovidéos

Les émotions induisant une « révision » révèlent probablement un moment d’apprentissage spécifique au sujet. L’indicateur général retenu pour rendre compte d’émotions occurrentes, conçues donc comme des variations de l’intensité affective, est la rupture dans les activités en cours du sujet. Cependant, et en cohérence avec les conceptualisations choisies des émotions et du processus d’apprentissage, il nous semble important de maintenir conjointement à cet indicateur toute l’épaisseur symbolique du sujet. La prise en compte des caractéristiques personnelles d’un sujet singulier, incarné et historisé, peut être opérée avec le concept d’activité subjectivante de l’environnement (Böhle & Milkau, 1998) que nous présentons plus bas (dans la section L’indicateur de « rupture » et proposition d’indices multimodaux).

Les émotions comme variations de l’intensité affective

Nous cherchons à saisir les émotions à partir de et dans le flux incessant des interactions entre les sujets et leur environnement. Ce flux continu peut être considéré comme une sorte de toile de fond permanente dont nous cherchons à identifier certaines variations. Les émotions que nous avons mises en objet peuvent ainsi être considérées comme des variations mêmes de ce flux, s’en détachant temporairement, s’incarnant dans les comportements des sujets qui en sont la proie et infléchissant le sens de leurs activités en cours. C’est le rapport entre surgissements d’émotions au travail et induction de réorientations d’activités en cours vers un processus d’apprentissage que nous avons cherché à caractériser.

L’accent est donc mis ici sur l’installation d’un régime d’activités spécifiques induit par les émotions dès lors que celles-ci se sont manifestées au cours de l’interaction tutorale selon les deux phases que nous pouvons distinguer : ce que les émotions font aux sujets et ce que les sujets en font (peuvent ou veulent en faire). De leur surgissement jusqu’à leur diminution, les émotions installent un régime d’activités spécifiques visant principalement à réduire la tension ainsi déployée. La démarche entreprise vise à observer selon quelles modalités cette réduction de la tension émotionnelle peut s’accompagner d’une dimension formative.

Le destin des émotions est connu. Leur naissance est rapide et brusque. Puis l’intensité émotionnelle augmente jusqu’à former un « pic » avant de diminuer ou de se résoudre inévitablement. Ce pic, nous proposons de le désigner « pic d’intensité émotionnelle », et il correspond à un pic de sidération du rythme comportemental du sujet. Une synthèse de ce que nous appelons le rapport entre la dynamique temporo-affective et le processus d’apprentissage est présentée dans le Tableau 1.

L’indicateur de « rupture » et proposition d’indices multimodaux

Nous avons retenu l’indicateur de « rupture » des activités en cours du sujet pour identifier les émotions. Or toute « rupture » ne correspond pas systématiquement à des émotions, alors que l’inverse semble toujours vérifié. Pour qu’une « rupture » puisse être considérée comme une émotion, elle doit donc non seulement pouvoir être mise en lien avec une activité d’évaluation cognitive à partir de critères propres au sujet, mais également être l’objet d’une spécification singulière par le sujet (Dewey, 2010). Par exemple, un tuteur invite une stagiaire à se saisir d’une pince pour réaliser un soin nasal à un défunt. Très surprise par ce que le tuteur considère par ailleurs comme une marque de confiance, la stagiaire reste figée, conserve cette attitude pendant de longues secondes puis affiche un sourire crispé. Les émotions sont ainsi propres au sujet dans une situation donnée. Outre le fait que le sujet se trouve continuellement engagé dans des opérations de comparaisons cognitives, en tant qu’être incarné, il l’est simultanément dans une activité subjectivante de son environnement, dont Böhle et Milkau (1998) ont bien souligné la place importante qu’y prennent, entre autres, la corporéité et la perception sensible (Leib, comme corps subjectif).

L’idée forte de cette approche se situe dans le rapport entre le sujet et son environnement de travail. Le sujet ne s’approche donc pas de l’environnement, mais rapproche l’environnement vers lui, vers sa propre histoire en ce qu’elle lui appartient et, tout autant, en ce qu’elle le constitue. Le sujet rapproche l’environnement vers lui par une mise en lien entre les « expériences nouvelles » des propriétés et des significations de cet environnement « tout en provenant, en même temps, d’expériences antérieures » (Böhle & Milkau, 1998, p. 29). Ce point fait écho aux définitions de l’apprentissage (Barbier, 2011; Bourgeois & Enlart, 2014) qui indiquent la mise en lien entre l’expérience passée et l’expérience actuelle. Par ailleurs, la conceptualisation du « rythme » (Böhle & Milkau, 1998, p. 24) retient toute notre attention pour tracer la dynamique temporo-affective : les émotions peuvent être identifiées par des ruptures dans les activités en cours, ces ruptures produisant des discontinuités dans le rythme comportemental du sujet. Dans cette perspective, le Tableau 2 présente nos propositions de désignations possibles du rythme comportemental en fonction de ses différentes modifications.

Tableau 1

Mise en lien de la dynamique temporo-spatiale affective avec le processus d’apprentissage

Mise en lien de la dynamique temporo-spatiale affective avec le processus d’apprentissage

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En outre, les discontinuités, plurielles, relèvent de différents registres. Nous proposons de les appeler discontinuités multimodales comportementales. Nous inspirant notamment des travaux de Mondada (2005), elles peuvent s’inscrire dans les registres de la verbalité, de la vocalité et de la corporéité (voir Tableau 3).

Tableau 2

Mise en lien des rythmes comportementaux avec les variations de l’intensité affective

Mise en lien des rythmes comportementaux avec les variations de l’intensité affective

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Tableau 3

Description des indices multimodaux des discontinuités comportementales

Description des indices multimodaux des discontinuités comportementales

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La complémentarité des entretiens d’autoconfrontation

Les méthodes pour recueillir les émotions sont le plus souvent de type expérimental, s’appuyant sur les verbalisations des sujets observés quel que soit l’instrument utilisé (Sander & Scherer, 2009). Or les verbalisations sur les émotions dans notre recherche sont empreintes de sensibles aspects prescriptifs au regard des enjeux narcissiques ou professionnels dans lesquels se trouvent les stagiaires. Bien que nous recueillions leurs verbalisations d’émotions, cette séquence n’est pas la première. Elle s’adosse à une séquence d’observation directe dans laquelle les verbalisations ne constituent qu’une modalité d’expression parmi d’autres. Parce que temporellement localisables à partir de l’observation empirique du comportement des sujets, et parce que fugaces, les surgissements d’émotions ont été identifiés à partir d’enregistrements audiovidéos. Cette identification est logiquement l’objet d’une démarche rétrospective. C’est à partir de matériaux issus des observations directes qu’ont été inférées les éventuelles émotions à partir des indices présentés plus haut. Les matériaux issus des entretiens à distance inspirés de l’entretien d’autoconfrontation (Theureau, 2010) ont un statut de précision et de validation des analyses.

L’autoconfrontation peut être décrite comme une méthode permettant d’explorer la conscience préréflexive mobilisée dans l’activité : « une expression différée de la conscience préréflexive, en interaction avec son contrôle par le chercheur, grâce à une remise en situation de l’acteur par l’intermédiaire […] d’un enregistrement du comportement de ce dernier » (Theureau, 2010, p. 300). Plus précisément, nous avons utilisé la méthodologie de l’entretien d’autoconfrontation simple telle que décrite et développée par Clot (2004). L’autoconfrontation simple met en rapport les trois composantes du triptyque stagiaire-images-chercheur. Nous procédons à l’enregistrement des commentaires que le stagiaire est invité à produire lorsqu’il est confronté aux images de sa propre activité, commentaires relatifs aux activités qui ont eu lieu au moment de l’observation, et qu’il adresse au chercheur. Il s’agit pour Clot (2000) d’une « activité de commentaire ou de verbalisation différée des données recueillies » donnant « un accès différent au réel de l’activité du sujet » (p. 135). L’auteur précise encore que « la parole du sujet n’est pas seulement tournée vers son objet (la situation visible), mais tout autant vers l’activité de celui qui la recueille » (p. 135).

En pratique, l’objectif général de l’entretien visant à mieux comprendre le métier d’agent de chambre mortuaire à travers sa formation est présenté au stagiaire : qu’est-ce qu’on apprend et comment? Après avoir obtenu son consentement, il lui est précisé que l’entretien est filmé à des fins uniquement de recherche et que l’anonymat sera strictement respecté. Nous nous centrons principalement sur les verbalisations du stagiaire tout en tenant compte du fait qu’il est bien entendu partie prenante de l’interaction avec le tuteur. Trois éléments de la consigne donnée au stagiaire par le chercheur peuvent être distingués :

  • « Ce qui m’intéresse, c’est qu’en revoyant l’enregistrement de ces séquences d’apprentissage, vous me restituiez ce qui se passe entre le tuteur et vous-même, et aussi vos intentions, quels étaient vos motifs, ce que vous avez voulu faire ou ne pas faire, ou encore pas pu faire… »

  • « Voilà, donc ce n’est pas une description que j’attends de vous, mais plutôt des commentaires, des remarques ou encore des réflexions sur ce qui est en train de se passer là… »

  • « Et puis vous m’arrêtez quand vous voulez, si vous voulez dire quelque chose, ou quand ça vous semble important… »

Illustrations et analyses

Dans cette partie, nous proposons d’illustrer notre réflexion méthodologique à l’aide de deux exemples choisis pour leurs caractéristiques contrastées. Les émotions sont susceptibles de révéler des apprentissages signifiants pour deux stagiaires, Katia et Mike. Le surgissement d’émotions peut en effet traduire des attentes contrariées. Le « ce à quoi il ne s’attendait pas » est un objet d’apprentissage possible. Les ruptures dans les activités en cours du sujet (indices de discontinuités multimodales) permettent d’identifier les émotions. Les activités en cours telles qu’exercées par le sujet peuvent être l’objet de modifications de leur rythme à l’occasion d’émotions.

Premier cas : Katia

Dans la situation observée, le tuteur (TUTEUR) et la stagiaire Katia (KATIA) sont dans la salle de préparation des personnes décédées en vue de leur présentation à leurs proches. Outre les deux interactants principaux se trouvent d’autres personnes : deux agents de la chambre mortuaire et plusieurs agents de police.

L’observation porte sur un épisode imprévu : l’arrivée de policiers chargés de réaliser une enquête externe du corps d’un jeune homme qui s’est suicidé à l’hôpital. KATIA adopte des attitudes et des comportements de type, nous semble-t-il, ambivalents : manifestement « déstabilisée » par cet événement, KATIA oscille entre se maintenir dans la situation et la fuir.

Au moment où commence la séquence vidéo, KATIA se trouve derrière un agent de chambre mortuaire et le regarde faire une manoeuvre [sortir un défunt du casier réfrigéré]. Derrière TUTEUR et cet agent, des échanges verbaux ont lieu entre un autre agent et des policiers venus réaliser l’examen externe du corps du jeune homme qui s’est défenestré la veille dans l’hôpital.

Rythmes comportementaux et indicateurs de la variation de l’intensité émotionnelle

Nous repérons d’abord la rythmie comportementale chez KATIA à travers ses gestes (corporéité) quand celle-ci se positionne près d’un agent de chambre mortuaire pour le regarder réaliser une tâche de travail.

Nous y repérons également un possible déclencheur de la dysrythmie comportementale chez KATIA lors des échanges verbaux entre les deux policiers au sujet du jeune homme qui s’est défenestré la veille dans l’hôpital. Cette dysrythmie se traduit par des discontinuités portant essentiellement sur la corporéité : KATIA cesse de regarder l’agent de chambre mortuaire, lui tourne le dos, adopte l’immobilité posturale avec les bras le long du corps et son regard s’est fixé. Elle révèle un apprentissage possible autour de la tâche de travail en cours et porte sur la thématique de pouvoir faire face à un mort qui bouleverse.

L’arythmie comportementale correspond à un pic d’intensité émotionnelle au moment où KATIA tourne la tête vers sa droite puis l’ensemble du corps et se dirige vers l’une des issues de la salle de préparation avant de s’y diriger ; elle quitte ainsi les lieux, à l’insu de TUTEUR, ne pouvant s’y maintenir davantage.

Une minute plus tard, une rythmie2 peut être identifiée alors que KATIA réapparaît dans la salle de préparation, répondant ainsi à l’appel de TUTEUR qui vient de s’apercevoir de son absence, et qu’elle regarde celui-ci à nouveau.

Rapports d’association entre apprentissages possibles et apprentissages reconnus par le sujet

Les « apprentissages possibles » sont révélés à l’occasion de surgissements d’émotions qui ont pu être observés grâce à la vidéo. Les « apprentissages reconnus » par la stagiaire sont quant à eux identifiés par la mise en lien réalisée entre l’expérience passée observée et l’expérience d’autoconfrontation vécue lors de l’entretien.

Les émotions exprimées par KATIA au cours de la rétroaction révèlent l’apprentissage possible de faire face à un mort qui l’a bouleversée :

Si je n’avais pas été prévenue… parlé… je me serais intéressée tout de suite, j’y aurai été, mais là du fait… c’est comme si je connaissais déjà la personne entre guillemets hein;
J’appréhendais;
J’ai pas voulu le voir, la façon… oui parce qu’on me l’a décrit c’était…, et après j’ai… non ça m’a… et puis j’ai eu cette sensation dans le ventre… il faut se… comment dire… se préparer psychologiquement […] c’était d’un coup […] j’ai pas eu le temps de me préparer… j’aurais pu… mais je n’ai pas eu le temps de me préparer c’est arrivé tout de suite… j’aurais pu me prendre deux minutes, mais d’un coup ça m’a engourdie […] les jambes en coton […] peur de tomber, c’est marrant hein? alors que je sais que je suis résistante mais il faut… me préparer… un petit temps d’adaptation

Verbatim recueillis dans le cadre d’une recherche, Pham Quang, 2017

Par l’entretien d’autoconfrontation, KATIA exprime l’apprentissage du travail émotionnel qui consiste à contrôler ses émotions devant ses pairs ou des autres significatifs :

Je fais un travail sur moi… il faut éviter au maximum de laisser transparaître quoi que ce soit;
Je pense que si un jour il doit y avoir une personne, une de mes connaissances je ne m’en occuperai pas, pour me protéger… parce qu’il faut penser aussi à se protéger. [elle nous dira à un autre moment, hors enregistrement, qu’elle pensait à son père : « Je pourrai lui dire que je saurai m’occuper de lui plus tard »]

Verbatim recueillis dans le cadre d’une recherche, Pham Quang, 2017

Deuxième cas : Mike

Dans une autre situation observée, le tuteur (TUTEUR) et le stagiaire Mike (MIKE) se trouvent dans la salle de préparation des défunts. C’est le premier jour de stage pratique pour MIKE. TUTEUR vient d’installer le corps d’une personne âgée morte et examine notamment les possibilités de maintenir la bouche fermée, car il est hors de question, dit TUTEUR, de présenter aux proches une personne avec la bouche ouverte.

L’observation porte sur une activité de méchage buccale qui consiste à introduire du coton par la bouche de la défunte pour éviter des régurgitations possibles au moment de sa présentation à ses proches. Cette tâche de travail, inédite pour MIKE, le plonge progressivement dans un silence associé à une grande attention qu’il porte sur les gestes de TUTEUR, jusqu’au moment où il fait part verbalement de ses émotions.

La séquence vidéo commence au moment où TUTEUR indique à MIKE comment procéder pour introduire le coton :

TUTEUR : […] et puis là on va maintenir la tête comme ça. [Il appuie sur le menton de la main gauche et tient la pince et le coton qu’il s’apprête à introduire dans la bouche de la défunte] Donc on va lui mettre du coton. Oui.. de passer à l’intérieur… voilà.
MIKE : D’accord.

Rythmes comportementaux et indicateurs de la variation de l’intensité émotionnelle

La rythmie comportementale de MIKE peut être établie, sur fond de tension émotionnelle augmentante, verbalement et vocalement : la première prise de parole de MIKE s’exprime par un « d’accord » avec une intonation montante plus de cinq minutes après le début de la séquence d’interaction. Ce « d’accord » peut être interprété comme un « ce n’est pas possible [le fait de mettre du coton dans la bouche de la défunte à l’aide d’une pince] ». Cette rythmie s’exprime aussi par la production de plusieurs autres verbalisations s’inscrivant dans un échange mutuel avec TUTEUR.

Nous repérons ensuite une verbalisation de TUTEUR qui déclenche possiblement la dysrythmie comportementale de MIKE lorsqu’il dit que la défunte « devait avoir peut-être… un problème euh cérébral » pour expliquer qu’il a de la difficulté à lui ouvrir la bouche. La dysrythmie peut alors être identifiée par plusieurs augmentations successives de l’intensité émotionnelle de MIKE perçue principalement par la production de verbalisations espacées : par exemple, il dit un deuxième« d’accord » 33 secondes après le premier, puis « hum » 40 secondes après le deuxième « d’accord ». Dans cet exemple, la dysrythmie révèle un apprentissage possible autour de la tâche de travail en cours portant sur le méchage bucco-nasal d’une femme morte.

L’arythmie comportementale comme pic d’intensité émotionnelle est repérée verbalement grâce à une phrase exclamative ayant une intonation montante de MIKE : « Heureusement qu’elle n’est pas vivante! » Ce pic d’intensité semble fonctionner pour MIKE à la fois comme un moment de sidération et de catharsis.

Il s’ensuit immédiatement une rythmie2 comportementale visible par des échanges de sourires après la réplique de TUTEUR : « Ben oui; [rires]; On le ferait pas du vivant c’est sûr que oui. »

Rapports d’association entre apprentissages possibles et apprentissages reconnus par le sujet

En entretien d’autoconfrontation, les émotions exprimées par MIKE révèlent l’apprentissage possible autour de la réalisation d’un méchage bucco-nasal :

Je me demandais comment ça faisait pour rentrer parce que je trouvais que c’était un peu dur [méchage de la bouche];
Si elle était vivante ça fait mal… mettre des trucs dans le nez… donc étonné de voir qu’on pouvait mettre autant… donc autant dans la bouche dans le nez;
Les tuyaux voilà c’est ça… ça j’aime pas trop… Ben tout ce qui fait mal… tout ce qui fait mal… c’est ça mon problème en tant qu’aide-soignant c’est de ne pas souffrir en même temps que la personne souffre

Verbatim recueillis dans le cadre d’une recherche, Pham Quang, 2017

MIKE exprime par la suite l’apprentissage du méchage qui consiste ici à en comprendre les objectifs :

Ce qui m’a étonné aussi c’est euh… c’est ce respect du corps […] j’étais étonné oui… attention à tout… comment on habille bien la personne comment on ferme les yeux la bouche qu’on fait attention même si c’est pour la famille hein… c’est quand même toujours pour la famille voilà faire attention… ça ça m’a étonné oui

Verbatim recueillis dans le cadre d’une recherche, Pham Quang, 2017

Comme l’illustrent les cas de Katia et de Mike, les émotions occurrentes peuvent être mises en rapport avec un objet d’apprentissage signifiant possible pour le stagiaire. L’apprentissage ne semble devoir se constituer comme effectif que s’il est d’une part reconnu comme tel par le stagiaire (lors de l’entretien d’autoconfrontation), et d’autre part fait l’objet également d’une reconnaissance par le tuteur (par l’autoconfrontation lui-même également), permettant une montée en généralité et donc une possible transférabilité dans d’autres contextes. Il en résulte que la situation tutorale n’est pas donnée a priori, elle émerge.

Synthèse de résultats méthodologique et théorique

Comprendre le rôle des émotions occurrentes dans l’apprentissage en situation tutorale au travail suppose de pouvoir les identifier. Nous avons renoncé à les recueillir par le truchement des verbalisations, comme dit plus haut, nous fiant plutôt aux indicateurs de discontinuités multimodales comportementales.

Nous avons ainsi rendu compte des émotions occurrentes à partir de leur dynamique propre : de leur activation jusqu’à leur diminution. Cette première approche des phases de la dynamique temporo-émotionnelle se situe dans une approche diachronique. Une deuxième approche, de type synchronique, permet d’associer à chacune de ces phases temporelles des éléments se rapportant spécifiquement au processus d’apprentissage. L’ensemble de ces deux approches a été l’objet, tout au long de cette recherche, d’une élaboration progressivement émergente. De nature méthodologique, nous pensons que cette élaboration a le statut de résultat de recherche.

Nous proposons de développer les trois principaux volets de cet outil méthodologique qui nous semblent permettre d’accéder à des apprentissages possibles signifiants pour le sujet. Cette présentation, sous forme de tableaux, recherche un effet de synthèse de plusieurs éléments déjà abordés, mais de manière éparse. D’abord il s’agit d’identifier les émotions occurrentes puis les configurations tutorales dyadiques et enfin les « types » d’apprentissage.

Identifier les émotions occurrentes

Le Tableau 4 reprend les indicateurs permettant de reconnaître les émotions occurrentes, en les resituant dans la problématique d’ensemble de l’enquête de manière diachronique et synchronique : l’interaction tutorale comme unité d’analyse, les phases de la variation de l’intensité émotionnelle et la méthode que nous avons privilégiée pour recueillir les matériaux.

Identifier les configurations tutorales dyadiques

L’identification des émotions occurrentes représente une étape essentielle, mais insuffisante du point de vue des apprentissages si l’on ne prend pas en compte les modalités interactionnelles permettant à la dyade tutorale de s’orienter vers une visée formative. Trois types de configurations tutorales dyadiques ont pu être identifiées et intitulées selon les rôles endossés suivants : tuteur-chef/stagiaire subordonné; tuteur expérimenté/stagiaire novice; tuteur accompagnant/stagiaire « confieur » (qui se confie).

Dans la première configuration, le tuteur est exclusivement centré sur la tâche de travail à accomplir. Dans la deuxième, il est certes également centré sur la tâche de travail, mais non exclusivement, pour échanger, la montrer, l’expliquer au stagiaire. Dans la troisième configuration, le tuteur est davantage centré sur l’activité du stagiaire, sa temporalité propre, plutôt que sur la tâche de travail. Les résultats indiquent que les deux dernières configurations sont davantage formatives que la première.

Identifier les apprentissages possibles signifiants, reconnus

L’identification des émotions occurrentes et des configurations dyadiques permet d’identifier des moments d’apprentissage possible : les apprentissages possibles signifiants et ceux effectivement reconnus par le sujet lui-même (voir Tableau 5).

Synthèse des résultats théoriques obtenus

Cette enquête a également produit un résultat de type théorique portant sur la dimension fonctionnelle des émotions dans l’apprentissage en situation de travail.

Tableau 4

Identification des émotions situées

Identification des émotions situées

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Tableau 5

Identification des apprentissages possibles signifiants, reconnus

Identification des apprentissages possibles signifiants, reconnus

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Nous avons repéré trois grands types de fonctions des émotions : de mobilisation d’« énergie », pour reprendre le terme de Dewey (2010), de révélation d’apprentissages et de socialisation.

La fonction de mobilisation d’« énergie » contredit l’un des préjugés relativement répandus selon lequel les émotions sont bloquantes, paralysantes pour l’apprentissage. Nous avons certes identifié ce que nous avons appelé un pic de sidération du comportement du sujet. Or, par définition, un pic n’a pas la configuration d’une courbe en plateau. La tension émotionnelle finit par diminuer par diverses activités entreprises et dont certaines peuvent s’orienter vers une visée formative dès lors que l’énergie activée au moment du surgissement d’émotions peut être fonctionnalisée à cette fin. Cette énergie n’est alors pas supprimée par les interactants, elle se trouve canalisée par un tiers contenant et symbolisant, fonction que peut remplir le tuteur à ce moment.

Les émotions remplissent aussi une fonction de révélateur de moments d’apprentissages signifiants. Alors que le stagiaire est confronté à une tâche de travail, le surgissement d’émotions permet de considérer cette tâche comme un « objet » d’apprentissage. Cet objet d’apprentissage revêt un caractère singulier pour le stagiaire au regard de l’ensemble de son expérience personnelle, il est en cela signifiant pour lui et nous pourrions parler, à la suite de Böhle et Milkau (1998), d’objet d’apprentissage subjectivé.

Enfin, loin d’être des attributs individuels, les émotions sont fondamentalement sociales, « ontologiquement sociales » comme le souligne Dumouchel (1999) : le tuteur, percevant les émotions du stagiaire, adopte un comportement d’étayage. Nous rejoignons les travaux de Rimé (2005) qui laissent voit qu’à la suite d’un épisode émotionnel important, le partage social n’a pas pour fonction principale d’en réduire l’intensité : partager ses émotions avec autrui contribue essentiellement au renforcement des liens sociaux.

Le positionnement du chercheur : effets des émotions des enquêtés sur l’enquêteur

Nous avons identifié deux principaux types d’effets des émotions des enquêtés sur l’enquêteur. Le premier concerne les conditions de manipulation du principal outil de recherche mobilisé, l’audiovidéo. Le second a trait à la confrontation des dimensions objectives et subjectives liées à la nature même des situations observées et analysées par l’enquêteur.

Il n’a pas été possible d’installer une caméra fixe (pour l’obtention du grand angle) dans la chambre mortuaire, car celle-ci est composée de plusieurs espaces de tailles modestes pour la plupart. Nous avons donc été amené à utiliser une caméra mobile en vue de filmer les prestations réalisées sur les patients défunts. Un enjeu méthodologique s’est alors imposé à nous en tant que personne humaine subjective non réduite à la fonction d’enquêteur que nous endossions à ce moment-là et doté d’instruments objectivant. Notre propre regard a souvent été attiré par telle personne défunte qui pouvait nous rappeler des personnes familières, par l’expression de tel tuteur ou de tel stagiaire à certains moments précis de leurs éprouvés, notamment confrontés à la seule présence d’un bébé ou d’un foetus mort.

Nous avons pris conscience que notre propre regard pouvait diverger de celui de la caméra par rapport à ce qu’elle était censée filmer au regard des objectifs de la recherche. Une forme de « strabisme divergent » s’est parfois installée : quoi filmer et comment? Il y a là une subjectivité à l’oeuvre qui n’est pas sans effet sur les images produites et, donc, sur ce qu’on peut en dire par la suite. Par rapport à ce questionnement, nous nous sommes prescrit un certain nombre de consignes afin de limiter, autant que faire se peut, l’envahissement émotionnel : 1) Se concentrer sur l’écran de la caméra (attention technique) afin d’y faire tenir le plus possible l’interaction tuteur-stagiaire (unité d’analyse) autour de la tâche à accomplir ; 2) Quand le tuteur et le stagiaire se séparent, rester systématiquement sur le stagiaire sans se poser de questions à ce moment-là justement (le stagiaire étant le lieu des manifestations émotionnelles même si celles-ci naissent dans la situation tutorale). En outre, dès le début de l’enquête nous avons proposé aux enquêtés d’arrêter de filmer immédiatement à leur demande, ce qui n’est jamais arrivé. Nous pensons que le simple fait d’en avoir proposé la possibilité a eu un effet rassurant.

Le deuxième effet des émotions des enquêtés sur l’enquêteur est la confrontation même de ce dernier à des situations de travail mortuaire. Comme celles-ci sont de fait concernantes et impliquantes, l’enquêteur peut difficilement revendiquer une écoute et un regard complètement objectifs, encore moins neutres. Il est en proie lui aussi à des émotions pouvant orienter son attention ici ou là. Rendre compte de ce que ces émotions « nous ont fait » peut ainsi participer à une forme d’objectivité : nous sommes intégré au dispositif et non en surplomb. Or ces limites personnelles peuvent constituer des biais méthodologiques pouvant orienter tel ou tel choix. Nous avons choisi de contrôler autant que possible l’expression de nos propres limites quand elles biaisaient fondamentalement la méthodologie adoptée (exemple de la gestion de la caméra évoqué plus haut).

Nous avons également choisi de ne pas évacuer complètement nos propres ressentis, nos propres envahissements émotionnels, pour en faire quelque chose de partageable avec d’autres personnes significatives. Rétrospectivement, nous nous sommes rendu compte que nous n’attendions pas forcément de conseils particuliers de ces autres qui comptent pour nous. Ce qui nous importait était d’être seulement écouté, sans jugement. Se sentir ainsi écouté suppose, chez l’autre, une qualité de présence dont nous pouvons dire aujourd’hui qu’elle relève d’un savoir-être là. Nous retrouvons dans les mots de Cifali (2018) ce que nous avons vécu auprès de cet autre que nous avons senti concerné par ce qui nous arrivait : « Les indices de cette présence sont la plupart du temps non verbaux : du regard aux postures du corps » (p. 28). Cependant, insiste l’auteur, être là ne renvoie pas une position passive, neutre, nous sommes pleinement impliqués dans la situation.

Nous nous sommes rendu compte également d’une temporalité de recherche chaotique en lien direct avec ce que nous observions. L’impossibilité, par exemple, et pendant plusieurs mois, de visionner des images de personnes mortes et d’en faire une analyse selon les protocoles adoptés. L’écriture de la recherche reprenait dès que nous nous sentions à nouveau disponible mentalement et corporellement. Un certain nombre d’activités semblaient nous avoir permis de surmonter ce type de difficulté. Par exemple, le fait d’écrire ou de coordonner l’écriture, dans des revues professionnelles, a pu produire une forme de mise à distance nécessaire.

Conclusion

Enquêter dans le champ du soin mortuaire hospitalier n’a pas toujours été aisé en raison de la confrontation à des situations socialement considérées comme hautement taboues comme celles, emblématiques, touchant à la mort d’enfants. Le monde de la mort, isolé, est marqué du sceau du déni comme nous l’avons constaté en pratique. Notre démarche est fondée sur la tentative de comprendre à quoi et comment sont formés aujourd’hui les personnels exerçant dans le secteur mortuaire. Pour cela, nous avons choisi une approche compréhensive et descriptive des émotions occurrentes en situation d’apprentissage au travail. Ethnographier ces émotions nous est apparu comme un enjeu majeur pour l’apprentissage professionnel.

Nous avons mobilisé une méthodologie permettant d’avoir accès aux apprentissages signifiants par l’identification d’émotions occurrentes, la mise en visibilité de configurations tutorales dyadiques et l’attestation d’apprentissages possibles puis reconnus par les stagiaires concernés. Or ces découpages sont seulement réalisés à des fins d’analyse. En pratique, l’ensemble de ces approches ne forme qu’un seul et même processus des rapports pouvant être établis entre les émotions et le processus d’apprentissage.

Les résultats de notre enquête ont été présentés de manière à rendre compte de la place centrale que la réflexion méthodologique y avait prise. L’enjeu principal était de pouvoir inférer les émotions occurrentes autrement que par leurs verbalisations, celles des enquêtés et celles de l’enquêteur. Ces émotions, temporellement localisables, ont pu être appréhendées comme des variations de l’intensité émotionnelle et identifiées à partir des modifications comportementales pouvant être observées. Les émotions que nous avons repérées sont par conséquent limitées à celles que nous avons identifiées (les émotions dites subliminales ne sont pas recherchées) à l’aide de notre appareillage théorico-méthodologique : les émotions surgissent quand le stagiaire ne parvient plus à anticiper, en fonction de ses expériences antérieures, son rapport avec une tâche de travail à laquelle il est confronté. Notre démarche a consisté à observer le type d’interaction tutorale noué à ce moment-là et dans quelle mesure elle pouvait constituer une ressource formative du point de vue de ce qu’elle permet du traitement des émotions. Dans cette perspective, l’indicateur de rupture pour rendre compte des émotions s’est révélé pertinent pour caractériser des configurations tutorales dyadiques, notamment celles à dominante formative.

Nous nous sommes particulièrement intéressé à la manière dont le tuteur et le stagiaire construisent interactivement le rapport aux émotions. Pour autant, nous n’avons pas pris en compte les situations où les enquêtés n’étaient pas ensemble. Or il est possible de penser que ce n’est pas parce que ces deux personnes ne se trouvent pas physiquement proches que l’interaction est rompue. Une recherche ultérieure peut permettre d’examiner utilement ce point en précisant les contours de la notion d’interaction tutorale dans cette perspective.

Par ailleurs, si l’enquête a permis de souligner le rôle central du tuteur, nous ne lui avons toutefois pas accordé une place suffisante dans l’analyse de ses propres enjeux. Une piste de recherche complémentaire semble importante à considérer. Les tuteurs ne sont pas formés à être tuteurs. Le défi n’est donc pas uniquement du côté des stagiaires, qui pour la plupart d’entre eux se demandent dès le début s’ils vont pouvoir rester toute leur première journée. Du fait même de la présence de stagiaires à leur côté, le défi pour les tuteurs consiste, nous semble-t-il, à s’obliger à devoir penser des choses qu’ils ne penseraient pas s’ils étaient seulement dans l’action de leur travail, notamment à partir des émotions qu’ils peuvent ressentir ou exprimer.

L’ethnographie des émotions occurrentes des enquêtés constitue également un enjeu majeur pour l’enquêteur dans la mesure où elles sont susceptibles d’infléchir, d’une manière ou d’une autre, la conduite de son enquête. Il s’agit probablement pour lui d’accepter de prendre en compte ses propres émotions. La tâche n’est pas pour autant toujours aisée, les émotions étant le plus fréquemment « sur-déterminées » par le monde du travail comme par le monde universitaire, dans sa logique de production ou dans sa logique d’objectivité. La reconnaissance des émotions est spontanément perçue comme de la vulnérabilité, voire de la sensiblerie, de la subjectivité mal placée. Or la vulnérabilité peut être appréhendée comme une forme de non toute-puissance nécessaire à la définition de l’être humain. Sans cela, comment tenter de le comprendre au travers de nos enquêtes?